dimanche 29 juillet 2012

une mémoire de Jean Laplace sj (5)


Homélie du Père Jean LAPLACE s.j.
Lundi 13 mars 2000

Sœur Thérèse-Marguerite toujours parmi nous.

Ce matin, nous sommes dans le deuil et la peine devant la mort, devant le départ, je suis tenté de dire: l’envol de notre Sœur Thérèse. Sœurs, parents, amis, réunis autour d’elle, je voudrais vous faire entendre une immense action de grâces pour le don qui, en elle, a été fait à Bethléem. Par elle est passée sur nous une triple grâce: une grâce d’éternité, de vérité, de présence dans l’amour. Vous parlant ainsi, je vous livre, j’en suis sûr, ce qui est le secret de sa vie et le plus profond de son cœur. Les textes, lus il y a un instant, nous disposent à entendre ce que je vais essayer de vous traduire: dans l’Apocalypse, la fiancée qui descendait du ciel, parée pour l’époux, pour les noces, les noces éternelles; dans le psaume 30, dont elle m’avait dit il y a déjà longtemps: vous le ferez chanter à mon enterrement”, la remise de soi entre les mains de Dieu ; dans l’Évangile, la révélation de Dieu aux petits et aux humbles et la douceur du joug du Christ.

Une grâce d’éternité d’abord.
En composant cette homélie, j’avais sous les yeux une photo d’elle et de moi, au bas de laquelle elle avait écrit : “Puissent nos regards contempler toujours au-delà du visible, Celui qui vient.” Elle écrivit ces mots en août 1975. Un regard contemplatif qui, dans le silence, rejoint en chacun son être d’éternité. Il n’était pas besoin de parler longtemps avec elle pour deviner, par delà ses paroles, le secret désir qui l’animait. Ce sens de l’invisible était en elle un don de la nature et de la grâce. Des années de solitude l’avaient développé, sept années de sana, au temps de sa jeunesse. Un regard perçant, une parole vive, un geste rapide, un jugement sûr à qui rien n’échappait. J’en ai souvent moi-même éprouvé le bienfait. Combien de fois, lui faisant la lecture d’un article ou d’un livre que je composais, j’ai reçu d’elle l’avis juste qui me permettait de corriger un développement ou de le continuer. C’est elle qui un jour me trouva le titre d’un ouvrage que j’étais en train d’écrire sur Saint Jean: « De la lumière à l’amour »
Et ce fut bien trouvé. Mais au-delà de ces dons naturels, il y avait un désir: “l’union transformante, me dit-elle en juin 1968, peut-on la demander?” Elle n’eut pas à en dire davantage pour que je sente la profondeur de sa vie spirituelle. Jean de la Croix était passé par là. L’ailleurs, l’invisible, l’au-delà étaient toujours à l’horizon de son coeur. Ce sens, d’ailleurs, n’avait rien d’une évasion. Il était la source de ce rayonnement qu’elle exerçait. Au fond de tout, dépassée par l’amour dont elle désirait vivre, elle ne s’en laissait pas accroire par les dons qu’elle recevait. Dirons-nous, avec Jean de la Croix, que le rien la préparait au tout? En s’éteignant doucement au début de l’après-midi de vendredi, elle s’est laissée emporter par Celui auquel elle avait donné son cœur et qui l’avait revêtue du grand manteau blanc, celui des noces. “Elle n’est déjà plus parmi nous. Elle est au-delà“, m’a dit l’une d’entre vous, la veille de sa mort.

Une grâce de vérité.
Cette grâce d’éternité, elle l’a vécue dans toute la vérité de son être. Il faudrait décrire le long cheminement spirituel qui fut le sien. Je l’ai connue en novembre 1964, lors d’une retraite à Massabielle. J’ai retrouvé quelques notes écrites à ce moment à son sujet. Rien à l’extérieur ne se révélait de ce qu’alors elle vivait intérieurement. Elle était ligotée par la peur. Dieu lui apparaissait plus comme un Juge que comme un Père. “Soyez heureuse” lui ai-je dit au terme de la conversation. Bouleversée, elle me répondit : “c’est impossible”.
Les choses ont bien changé depuis. A travers les purifications que la vie apporte, elle s’est ouverte à la liberté et à l’amour. Dans sa fragilité même, elle s’est livrée sans défense aux diverses charges qui furent les siennes, celle qu’elle exerça auprès des enfants comme le souci, que durant des années, elle porta de la conduite de ses soeurs. S’ouvrait devant elle, un Océan sans rives. Cet inconnu l’ouvre à l’amour. Comme la Madre, Thérèse d’Avila, elle devenait enfin la femme libre. “La vérité, comme dit Jésus, l’a rendue libre”.
S’ouvre une dernière étape, longue étape où se continue sa vie vagabonde. A travers de nouvelles nuits, grandit un amour toujours plus vrai dont elle reconnaît la Source: “ Je ne sais pas si j’aime Dieu ; mais une chose dont je suis sûre, c’est que Dieu m’aime.” m’a-t-elle dit, il y a quelques semaines. Une dépossession de soi pour ne croire qu’à l’Amour, un Amour qui vient à elle, non pas un Amour qui sort d’elle. Quand nous aurons compris cela, nous aurons compris le bonheur, que l’Amour ce n’est pas nous qui le faisons, c’est Dieu qui nous le donne. Et plus je l’ai connue, plus j’ai senti en elle cette imprégnation divine qui l’entourait, tout à la fois de sérieux, de joie, de profondeur, de justesse. Cette phrase qui dit tout, fut la lumière de cette dernière année où, emportée par la maladie, elle dut quitter la Bernerie qu’elle aimait tant et qu’elle ne revit jamais. Elle, si indépendante, dut s’en remettre à d’autres de son avenir. Elle qui aimait marcher vit ses forces décliner. Elle s’est sentie impuissante, “ paresseuse”, m’a-t-elle dit quelques fois. Elle était incapable de suivre les invitations qu’on lui faisait de se lever. La solitude se creusait : “Je ne sers à rien” dit-elle “ Je suis à charge à tous et la prière devenait difficile. C’est dans la vérité de son coeur qu’elle a déclaré à Marie-Thérèse, il y a à peine quelques jours : “Va dire à mes sœurs de prier pour moi et que je leur demande pardon.” Mais surgissant du fond des ténèbres, une paix divine l’envahissait silencieusement. Je l’ai revue le soir du mercredi des cendres. L’angoisse avait disparue. Attendait-elle le sacrement des malades pour passer sur l’autre rive? On aurait pu le croire. Le lendemain, au début de l’après-midi, elle s’éteignait. « Oh! de quels biens nous jouirons, quand nous verrons la très Sainte Trinité ! » pourrait-elle dire avec Jean de la Croix. Etait venue l’heure de la Présence.

Grâce de Présence qui est une grâce d’Amour.
Oui, elle n’est plus avec nous. Fut-elle jamais si présente? La Présence n’est pas une présence extérieure à un être, à côté de soi et dont on peut prendre la main. La vraie présence, et c’est peut-être cela que la mort nous révèle, cette présence de Dieu que nous cherchons loin de nous, elle est en nous. Et voici que la robe de chair tombant, la vraie présence se révèle, celle qui laisse les êtres, non plus extérieurs les uns aux autres, mais qui les rend intérieurs les uns aux autres. Présence mystérieuse, oh ! qui n’a rien de mystique, c’est le fond même de notre foi chrétienne. L’unité, l’Amour, l’intimité dont nous vivons toutes, tous, voilà qu’elle se réalise dans le déchirement qui a l’air de nous séparer les uns les autres, et qui en fait, quelques fois douloureusement, mais toujours nous rend encore plus intérieurs les uns aux autres en Celui qui nous unit, en Celui qui nous aime. Sa présence, c’était déjà pour ceux qui l’ont connu, une présence toute d’Amour. Nous tous qui sommes ici, nous la revoyons auprès de ces enfants qu’elle a tant aimés et dont certains peut-être sont aujourd’hui parmi nous pour dire ce qu’elle fut pour eux: une mère. Et vous, chères Sœurs qui l’avez vue vous précéder sur la route de l’Amour, vous vous souvenez de telle parole, de tel silence, où vous avez tant reçu d’elle et qui ont marqué avec justesse votre vie.
Mais la mort, en faisant tomber notre robe de chair, fait tomber tout ce qu’il y a encore en nous d’extérieur, de ténèbres. La lumière où elle est entrée est celle de la Nouvelle Présence que le Christ inaugure par sa résurrection. Qui dira jamais sur terre cette transparence où les êtres, unis dans le Christ, se connaissent les uns les autres dans un Amour éternel ?“ Tu as révélé aux petits et aux humbles” cette connaissance qui échappe aux savants et aux intelligents. Dans cette connaissance, les êtres ne sont plus extérieurs les uns aux autres, mais se retrouvent, sans cesse, dans cette unité où le Père vit avec le Fils dans un même Esprit. C’est la demeure de Dieu parmi les hommes, celle que nous célébrons sous le signe, sous le sacrement, celle de l’Eucharistie, une anticipation de la vie éternelle dont sa vie consacrée voulait être aussi le signe. Nous ne renonçons pas à l’Amour, mais nous y allons.
J’ai retrouvé dans les papiers que je garde d’elle la prière suivante qu’elle écrivit le 12 février 1982 et qu’elle me donna. A vous tous qui l’aimez, je la livre comme son testament le plus pur: “Voici notre oui: Dans la certitude de l’Amour, nous voulons croire à la grâce que tu mets en nous et que tu nous révèles jour après jour. Nous te demandons que la reconnaissance quotidienne de tes dons garde nos coeurs dans la vérité et la liberté de l’Amour.” C’est écrit d’une écriture vive et nette, vous la connaissez cette écriture: elle est pleine de lumière. Et elle ajoute à mon intention: « Crois et ... va ! »
Allons nous aussi avec elle. Vivons le présent dans l’éternité déjà là, dans la vérité et la présence de l’Amour. Et nous pourrons l’entendre nous dire avec Jésus, quittant ce monde: “Je suis toujours avec vous.”


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