mardi 31 juillet 2012

resplendiront comme le soleil - textes du jour

Mardi 31 Juillet 2012

                                Oiseaux, bouilloire, touffeur, ciel sans relief ni épaisseur. Est-ce le ciel quii nous accordera la pluie ? n’est-ce pas toi, Seigneur ? … Pourquoi nous as-tu frappé sans guérison possible ? Nous attendions la paix : mais jamais rien de bon ! le temps de la guérison : mais voici la détresse …[1]Je lis sans être atteint. Je prie : inerte. Cerné par l’irréel. Appel pourtant que j’entends… au discernement, à la responsabilité, à la personnalité. Nous reconnaissons, Seigneur, notre impiété… Oui, nous avons péché contre toi. Reconnaître où je suis et ce que je suis : Que monte en ta présence la plainte du captif ! [2] Je connais les ressorts de Dieu, mais pas les miens. Ou plutôt, c’est Dieu qui me les donne à connaître dès lors que je Le regarde et L’attend. Lui seul. Argument déiste et du dépourvu ? Ô notre Dieu, nous espérons en toi, car c’est toi qui as fait toutes choses. Non, véritable posture humaine surtout quand nous perdons jusqu’au sens de notre propre existence, et j’entends par sens, non la signification, mais la sensation. Une déperdition de soi, un détachement de la vie, un vertige de néant, y être et en être. Même le prophète et le prêtre parcourent le pays sans comprendre. Le Christ et Jérémie, son disciple par anticipation, nous prennent tout autrement que ce dont nous nous étions crus capables avec les résultats que nous vivons…  Contrition contre tendresse, vie contre mort. Des pleurs et des grincements. Alors les justes resplendiront comme le soleil dans le Royaume de leur Père… Je balbutie car je ressens l’appel à la vie, mais c’est si ténu… Celui qui a des oreilles, qu’il entende ! Alors, incapable de diagnostic ni de projet, regardant simplement le monceau du passé et l’attache frémissante de celles et ceux qui me tiennent au cœur, je murmure seulement : que nous vienne bientôt ta tendresse, car nous sommes à bout de forces… nous ton peuple, le troupeau que tu conduis… car somnambules comme ces cavaliers endormis de Claude SIMON pour ses Géorgiquess oui, nous avons continué de marcher, d’avancer et nous arriverons. Alors les justres resplendiront comme le soleil dans le Royaume de leur Père. Qui sont les « méchants » ? tous ceux qui font tomber les autres, et nous en sommes aussi souvent que nous sommes aussi leurs victimes. Aide-nous, Dieu notre Sauveur, pour la gloire de ton nom ! Le repère est là. La devise jésuite, d’ailleurs…sans fin nous pourrons te rendre grâce. Oui, il y a un futur, plus fort que ce présent : si je sors dans la campagne, voici des hommes percés par l’épée ; si je rentre dans la ville, voici des hommes tourmentés par la faim. … Ton bras est fort : épargne ceux qui doivent mourir. Et le temps de la prière se prête à la simple écoute, sans but que le recueil d’une voix, d’un regard … laissant la foule, Jésus vint à la maison. Sses disciples s’approchèrent et lui dirent… Il leur répondit….


[1] - Jérémie XIV 17 à 22 ; psaume  LXXIX ; évangile selon saint Matthieu XIII 36 à 43

[2] - En 586 avant notre ère, exactement le 17 tamouz, les armées de Nabuchodonosor éventraient les murailles de Jérusalem. Le prestigieux temple de Salomon s’effondrera dans les flammes trois semaines plus tard, le 9 av. Le psaume 79, choisi pour être lu pour le jeûne du 17 tamouz et pour celui du 9 av, décrit pathétiquement ce tragique événement : invasion ennemie, sanctuaire profané, Jérusalem en ruines, des cadavres que nul ne peut enterrés, exposés aux oiseaux rapaces, tout le peuple, objet de honte et de raillerie de ses voisins qui se réjouissent de son malheur. Le spetacle de cette désolation inspire au psalmiste une prière fervente dans laquelle il supplie Dieu de réserver sa colère aux nations « qui ne le connaissent pas » et « qui n’invoquent pas son nom », afin de venger Israël humilié et sanctifier son nom aux yeux du monde entier. –  Rabbin Claude BRAHAMI, op. cit.

lundi 30 juillet 2012

mon peuple, mon renom, ma louange et ma parure - textes du jour

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Lundi 30 Juillet 2012 


Hier

Deux médailles d’or en pas une heure dans le grand bassin, nos relayeurs superbes, frais et jeunes, notre jeune fille pour la surprise – chacun sur quatre cent mètres… et chaque fois devant les favoris : les Américains. Ma femme, notre fille passionnées… Tout à l’heure, la plage, le froncement de l’eau grise à marée descendante en lignes soulignant, multipliant celle de la laisse de mer, des nuages comme tapis et se révélant malicieusement à la crête de la dune quand le dos est tourné à l’océan… France-Infos. Madeleine CHAPSAL, l’écriture, le récit sur ou par David SERVAN-SCHREIBER, le fils qu’elle n’a pas eu mais que… écrire vient de la vie intérieure, l’expose… elle travaille de sept ou huit heures jusqu’à onze heures ou midi, l’apès-midi elle ne peut rien, mais elle emmagasine et le lendemain matin, la première phrase est là. L’écriture commencée à ses quinze ans, l’amour de la machine à écrire (la Remington de mon tendre père, datant de 1930 ou 1935, impeccable d’état quand je la reçus, que je me fis voler par ma faute à Cordoue), une centaine de livres, deux-trois romans par an. Je mereconnais complètement là-dedabns, y compris dans le score, sauf que… Mlichel SERRES, le don, il va à Chantilly, le musée Condé, un petit RAPHAEL ? les trois grâces, sans doute une même femme, la nudité magnifique, profil, dos, face, mais l’essentiel est cette interprétation à laquelle je n’avais jamais pensé et pourtant je me suis confectionné après les musées bavarois et viennois ma revue des trois grâces : CRANACH, RUBENS et tant d’autres… au moins la dizaine… la gratuité, pour RAPHAËL (le peintre que je crois plus décisif que MICHEL-ANGE pour le Vatican), elles ont chacune une pomme en main qu’elles se donnent l’une à l’autre, on ne donne que ce que l’on reçoit, a reçu. La trinité de ROUBLEEV, au féminin ? mais la pomme est celle de Pâris, elles l’ont chacune eue, puisque c’est la même femme… Ce soir, écho à CHAPSAL et à ma propre interrogation sur moi-même vis-à-vis de l’écriture : j’écris sans m’y consacrer. Mi-monastère mi-organisation. Evocation d’Henri FOURNIER, incubation de huit ans pour trouver ton et tout ce que sera son unique roman (Le grand Meaulnes), la rencontre de … l’amour impossible puisque… impossible de consommation habituelle, banale ou appelée et concûe telle, mais possible à consumer une vie, produire une œuvre, consacrer une vie. – Reçu ce texte fulgurant, intime et pourtant dicible : du corps à qui il est demandé de pardonner l’estime et la reconnaissance-connaisance qu’on n’eut pas de lui, et du corps aller à l’essentiel de ce que l’on est et fut vis-à-vis des propositions ou des choix à opérer, actif/passif se croit-on, sans pouvoir se répondre et quelle importance ? – Ce matin, la messe célébrée par Denis M. ressentir le cheminement au soir de sa vie d’un prêtre familier, tout simplement assoiffé et convaincu de dire que la Bible est pour chacun, que l’Ancien Testament est parfois l’histoire et le roman que les plus jeunes enfants affectionnent de s‘entendre lire à suite chaque soir, que le passage de ce jour atteste une présence vécue du Christ à nous bouleverser. Nous étions à côté de l’harmonium, beauté des mains de l’exécutante et sourire de celle-ci nous regardant tous trois, quand un sourire redessine, prend tout un visage, lui confrère une vie uniquement pour ceux à qui il est adressé. J’ai félicité la jeune fille de son art, de son sourire, de ses mains et j’en ai reçu le double. La force du sourire est son silence, son indépendance. J'avais surtout remarqué combien elle écoutait l'homélie, elle en était pour nous le premier-plan, actrice heureuse de s'effacer pour le premier rôle : la parole et ce pour quoi elle joue et était là...  Ma femme aime tout de cette église, mais Marguerite voulait la petite chapelle solitaire de quelques messes du soir ensemble et nous y sommes allés avant de sortir.

Ce matin

Prier [1] … l’homme déçu par lui-même et évidemment par Dieu, selon l’idée qu’il s’en fait et qui en est la négation. La réalité est la déception de Dieu Lui-même par nous. De même qu’un homme s’attache une ceinture aux reins, de même je m’étais attaché toute la maison d’Israël et toute la maison de Juda, pour qu’elles soient mon peuple, mon renom, ma louange et ma parure. Mais elles n’ont pas voulu écouter la Parole du Seigneur. L’humanité, la création, nous tous, moi tel que je suis, si divisés que nous soyons, nous sommes en puissance native et en projet et souhait divins la gloire de Dieu, sa parure. Notre réponse : l’orgueil de Juda et l’immense orgueil de Jérusalem. Parabole de la ceinture : voilà qu’elle était pourrie et hors d’usage. Réplique pédagogique du Seigneur, à proportion-même de ce que nous avons montré que nous sommes… Ils m’ont bravé par un dieu de rien, exaspéré par leurs vaines idoles, je vais les braver par un peuple de rien, les easpérer par des gens supides. Si punition il y a (la terrible parole de l’innocence et de l’enfance, notre chienne empoisonnée il y a neuf ou dix semaines : pourquoi elle, elle n’avait rien fait ? et faire pour un enfant, c’est – d’une manière étonnante et révélatrice dans sa littéralité… le ‘je n’ai rien fait’ – faire mal, être coupable de quelque chose que l’on a produit, avecla possible excuse : je ne l’ai même pas fait exprès, et de pleurer, l’enfant se repent et sait se repartir… l’adulte ne sait que se meutrir après des vies entières d’oubli c’est-à-dire de dispersion et d’inconscience)… si punition il y a, ce ne sera guère que la nôtre, donc sans vérité. La justice humaine, des analogues entre eux, ounis par leurs semblables qui eux-mêmes sont susceptibles du traitement qu’ils croient infliger par équité. Peine de mort… au contraire, Dieu nous donne la peine de vie…  c’est la plus petite de toutes les semences mais quand elle a poussé elle dépasse les autres plantes potagères… si bien que les oiseaux du ciel font leurs nids dans ses branches… du levain qu’une femme enfouit dans trois grandes mesures de farine, jusqu’à ce que toute la pâte ait levé. Germination, patience mais acte décisif, collaboration entre le semeur, celle qui prépare toute maternité, et le créateur de cette semence, de ce levain, de cet œuf…  plein été de pluie après la chaleur, de médailles d’or, de guerres civiles et de mépris… les licenciements, les « dirigeants » et leur gloire, les victimes puisque les entreprises n’assument plus de leurs collaborateurs que les cooptés de leurs présidences. Prier malgré tout et pour tout, malgré moi et pour qui j'aime et dont je suis aimé. Prier Celui seul que l'on puisse prier, puisqu'Il écoute et puisqu'Il peut et veut... qui d'autre écoute totalement, peut complètement et veut absolument ? 
Le Seigneur me parla ainsi... de nouveau la parole du Seigneur me fut adressée... Longtemps après, le Seigneur me dit ... Alors la parole du Seigneur me fut adressée. Récit et vie de Jérémie. 


[1] - Jérémie XIII 1 à 11 ; cantique Deutéronom XXXII 6 à 21 ; évangile selon saint Matthieu XIII 31 à 35

dimanche 29 juillet 2012

une mémoire de Jean Laplace sj (5)


Homélie du Père Jean LAPLACE s.j.
Lundi 13 mars 2000

Sœur Thérèse-Marguerite toujours parmi nous.

Ce matin, nous sommes dans le deuil et la peine devant la mort, devant le départ, je suis tenté de dire: l’envol de notre Sœur Thérèse. Sœurs, parents, amis, réunis autour d’elle, je voudrais vous faire entendre une immense action de grâces pour le don qui, en elle, a été fait à Bethléem. Par elle est passée sur nous une triple grâce: une grâce d’éternité, de vérité, de présence dans l’amour. Vous parlant ainsi, je vous livre, j’en suis sûr, ce qui est le secret de sa vie et le plus profond de son cœur. Les textes, lus il y a un instant, nous disposent à entendre ce que je vais essayer de vous traduire: dans l’Apocalypse, la fiancée qui descendait du ciel, parée pour l’époux, pour les noces, les noces éternelles; dans le psaume 30, dont elle m’avait dit il y a déjà longtemps: vous le ferez chanter à mon enterrement”, la remise de soi entre les mains de Dieu ; dans l’Évangile, la révélation de Dieu aux petits et aux humbles et la douceur du joug du Christ.

Une grâce d’éternité d’abord.
En composant cette homélie, j’avais sous les yeux une photo d’elle et de moi, au bas de laquelle elle avait écrit : “Puissent nos regards contempler toujours au-delà du visible, Celui qui vient.” Elle écrivit ces mots en août 1975. Un regard contemplatif qui, dans le silence, rejoint en chacun son être d’éternité. Il n’était pas besoin de parler longtemps avec elle pour deviner, par delà ses paroles, le secret désir qui l’animait. Ce sens de l’invisible était en elle un don de la nature et de la grâce. Des années de solitude l’avaient développé, sept années de sana, au temps de sa jeunesse. Un regard perçant, une parole vive, un geste rapide, un jugement sûr à qui rien n’échappait. J’en ai souvent moi-même éprouvé le bienfait. Combien de fois, lui faisant la lecture d’un article ou d’un livre que je composais, j’ai reçu d’elle l’avis juste qui me permettait de corriger un développement ou de le continuer. C’est elle qui un jour me trouva le titre d’un ouvrage que j’étais en train d’écrire sur Saint Jean: « De la lumière à l’amour »
Et ce fut bien trouvé. Mais au-delà de ces dons naturels, il y avait un désir: “l’union transformante, me dit-elle en juin 1968, peut-on la demander?” Elle n’eut pas à en dire davantage pour que je sente la profondeur de sa vie spirituelle. Jean de la Croix était passé par là. L’ailleurs, l’invisible, l’au-delà étaient toujours à l’horizon de son coeur. Ce sens, d’ailleurs, n’avait rien d’une évasion. Il était la source de ce rayonnement qu’elle exerçait. Au fond de tout, dépassée par l’amour dont elle désirait vivre, elle ne s’en laissait pas accroire par les dons qu’elle recevait. Dirons-nous, avec Jean de la Croix, que le rien la préparait au tout? En s’éteignant doucement au début de l’après-midi de vendredi, elle s’est laissée emporter par Celui auquel elle avait donné son cœur et qui l’avait revêtue du grand manteau blanc, celui des noces. “Elle n’est déjà plus parmi nous. Elle est au-delà“, m’a dit l’une d’entre vous, la veille de sa mort.

Une grâce de vérité.
Cette grâce d’éternité, elle l’a vécue dans toute la vérité de son être. Il faudrait décrire le long cheminement spirituel qui fut le sien. Je l’ai connue en novembre 1964, lors d’une retraite à Massabielle. J’ai retrouvé quelques notes écrites à ce moment à son sujet. Rien à l’extérieur ne se révélait de ce qu’alors elle vivait intérieurement. Elle était ligotée par la peur. Dieu lui apparaissait plus comme un Juge que comme un Père. “Soyez heureuse” lui ai-je dit au terme de la conversation. Bouleversée, elle me répondit : “c’est impossible”.
Les choses ont bien changé depuis. A travers les purifications que la vie apporte, elle s’est ouverte à la liberté et à l’amour. Dans sa fragilité même, elle s’est livrée sans défense aux diverses charges qui furent les siennes, celle qu’elle exerça auprès des enfants comme le souci, que durant des années, elle porta de la conduite de ses soeurs. S’ouvrait devant elle, un Océan sans rives. Cet inconnu l’ouvre à l’amour. Comme la Madre, Thérèse d’Avila, elle devenait enfin la femme libre. “La vérité, comme dit Jésus, l’a rendue libre”.
S’ouvre une dernière étape, longue étape où se continue sa vie vagabonde. A travers de nouvelles nuits, grandit un amour toujours plus vrai dont elle reconnaît la Source: “ Je ne sais pas si j’aime Dieu ; mais une chose dont je suis sûre, c’est que Dieu m’aime.” m’a-t-elle dit, il y a quelques semaines. Une dépossession de soi pour ne croire qu’à l’Amour, un Amour qui vient à elle, non pas un Amour qui sort d’elle. Quand nous aurons compris cela, nous aurons compris le bonheur, que l’Amour ce n’est pas nous qui le faisons, c’est Dieu qui nous le donne. Et plus je l’ai connue, plus j’ai senti en elle cette imprégnation divine qui l’entourait, tout à la fois de sérieux, de joie, de profondeur, de justesse. Cette phrase qui dit tout, fut la lumière de cette dernière année où, emportée par la maladie, elle dut quitter la Bernerie qu’elle aimait tant et qu’elle ne revit jamais. Elle, si indépendante, dut s’en remettre à d’autres de son avenir. Elle qui aimait marcher vit ses forces décliner. Elle s’est sentie impuissante, “ paresseuse”, m’a-t-elle dit quelques fois. Elle était incapable de suivre les invitations qu’on lui faisait de se lever. La solitude se creusait : “Je ne sers à rien” dit-elle “ Je suis à charge à tous et la prière devenait difficile. C’est dans la vérité de son coeur qu’elle a déclaré à Marie-Thérèse, il y a à peine quelques jours : “Va dire à mes sœurs de prier pour moi et que je leur demande pardon.” Mais surgissant du fond des ténèbres, une paix divine l’envahissait silencieusement. Je l’ai revue le soir du mercredi des cendres. L’angoisse avait disparue. Attendait-elle le sacrement des malades pour passer sur l’autre rive? On aurait pu le croire. Le lendemain, au début de l’après-midi, elle s’éteignait. « Oh! de quels biens nous jouirons, quand nous verrons la très Sainte Trinité ! » pourrait-elle dire avec Jean de la Croix. Etait venue l’heure de la Présence.

Grâce de Présence qui est une grâce d’Amour.
Oui, elle n’est plus avec nous. Fut-elle jamais si présente? La Présence n’est pas une présence extérieure à un être, à côté de soi et dont on peut prendre la main. La vraie présence, et c’est peut-être cela que la mort nous révèle, cette présence de Dieu que nous cherchons loin de nous, elle est en nous. Et voici que la robe de chair tombant, la vraie présence se révèle, celle qui laisse les êtres, non plus extérieurs les uns aux autres, mais qui les rend intérieurs les uns aux autres. Présence mystérieuse, oh ! qui n’a rien de mystique, c’est le fond même de notre foi chrétienne. L’unité, l’Amour, l’intimité dont nous vivons toutes, tous, voilà qu’elle se réalise dans le déchirement qui a l’air de nous séparer les uns les autres, et qui en fait, quelques fois douloureusement, mais toujours nous rend encore plus intérieurs les uns aux autres en Celui qui nous unit, en Celui qui nous aime. Sa présence, c’était déjà pour ceux qui l’ont connu, une présence toute d’Amour. Nous tous qui sommes ici, nous la revoyons auprès de ces enfants qu’elle a tant aimés et dont certains peut-être sont aujourd’hui parmi nous pour dire ce qu’elle fut pour eux: une mère. Et vous, chères Sœurs qui l’avez vue vous précéder sur la route de l’Amour, vous vous souvenez de telle parole, de tel silence, où vous avez tant reçu d’elle et qui ont marqué avec justesse votre vie.
Mais la mort, en faisant tomber notre robe de chair, fait tomber tout ce qu’il y a encore en nous d’extérieur, de ténèbres. La lumière où elle est entrée est celle de la Nouvelle Présence que le Christ inaugure par sa résurrection. Qui dira jamais sur terre cette transparence où les êtres, unis dans le Christ, se connaissent les uns les autres dans un Amour éternel ?“ Tu as révélé aux petits et aux humbles” cette connaissance qui échappe aux savants et aux intelligents. Dans cette connaissance, les êtres ne sont plus extérieurs les uns aux autres, mais se retrouvent, sans cesse, dans cette unité où le Père vit avec le Fils dans un même Esprit. C’est la demeure de Dieu parmi les hommes, celle que nous célébrons sous le signe, sous le sacrement, celle de l’Eucharistie, une anticipation de la vie éternelle dont sa vie consacrée voulait être aussi le signe. Nous ne renonçons pas à l’Amour, mais nous y allons.
J’ai retrouvé dans les papiers que je garde d’elle la prière suivante qu’elle écrivit le 12 février 1982 et qu’elle me donna. A vous tous qui l’aimez, je la livre comme son testament le plus pur: “Voici notre oui: Dans la certitude de l’Amour, nous voulons croire à la grâce que tu mets en nous et que tu nous révèles jour après jour. Nous te demandons que la reconnaissance quotidienne de tes dons garde nos coeurs dans la vérité et la liberté de l’Amour.” C’est écrit d’une écriture vive et nette, vous la connaissez cette écriture: elle est pleine de lumière. Et elle ajoute à mon intention: « Crois et ... va ! »
Allons nous aussi avec elle. Vivons le présent dans l’éternité déjà là, dans la vérité et la présence de l’Amour. Et nous pourrons l’entendre nous dire avec Jésus, quittant ce monde: “Je suis toujours avec vous.”


une mémoire de Jean Laplace sj (4)


LA RELATION HOMME-FEMME
VÉCUE DANS LA VIE CONSACRÉE

Jean Laplace s.j.

« La vie des communautés religieuses » publiée par les Franciscains de la Province Saint-Joseph du Canada. Octobre 1976 Vol. 34 No 8


Que promet ce titre? Chacun y met ce qu’il désire: une mise au point dans l’incohérence des esprits, une solution aux difficultés dont il ne sait comment sortir, quelqu’un qui enfin le comprenne. Pour ma part, je n’y cherche rien de tel. Ce sujet nous situe au coeur de notre vocation. Pour le traiter, je voudrais me laisser guider, non par la peur, mais par cet infini respect que nous gardons, quand nous sommes en présence de la liberté d’un être, en qui nous découvrons le jaillissement de l’amour. Ce même sentiment, nous l’éprouvons, quand nous parlons en vérité de Dieu, de la prière, de la vie profonde. Dans tous ces cas, nous sommes devant des relations personnelles, d’être à être, ici d’homme à femme, telles qu’elles peuvent s’établir, non dans le mariage, mais dans la vie consacrée.

Le sujet est devenu actuel. Le phénomène qu’il analyse va même s’amplifiant. De nombreuses années passées au service des prêtres ou des religieuses m’en ont persuadé. Il suffit d’aborder ce thème pour que l’attention de l’auditoire se concentre. Aussi, quand le directeur de cette revue m’a proposé d’écrire un article, j’ai choisi spontanément ce sujet. Ce souci d’apporter quelque lumière sur ce point entre dans l’ensemble des préoccupations de l’Eglise et du monde d’aujourd’hui. Elles nous poussent à repenser notre situation dans la société. Il y a, semble-t-il, une manière nouvelle de vivre la vie religieuse, rendue nécessaire par la manière qu’a notre temps d’envisager les réalités les plus fondamenta­les, le travail, l’amour, la politique. Il s’agit ici de l’amour.

On ne saurait traiter cette question par prétérition ou par quelques conseils rapides. Notre vocation doit nous permettre d’en parler à la fois sans crainte de la voir disparaître par cette remise en cause et sans céder pour autant à l’engouement de l’actuel. Aussi, pour être plus clair, je voudrais, avant de décrire la nature de cette relation et comment elle se développe et vit, dire dans quel esprit aborder la question.


1.  Approche de la relation

Il y a dans la manière d’envisager une telle relation deux positions extrêmes :
-         D’un côté, ceux qui la déclarent impossible ou dangereuse. Commencée avec de bonnes intentions, elle ne peut que dégénérer. Même contenue dans des bornes, elle ne peut être qu’une concession à la nature, incompatible avec la vie consacrée. Elle n’est qu’illusion ou compensation Inconsciente.
-         De l’autre côté, ceux qui se lancent dans l’aventure avec candeur, dans l’ignorance ou le mépris du danger. Ils prétendent ne pouvoir atteindre, sans de telles relations, à l’équilibre et à la maturité. Volontiers ils se rallieraient à une «troisième voie» pour éviter le dessèchement ou les déformations de l’affectivité chez qui fait à Dieu le don radical de son être.
Entre ces deux extrêmes, il y a la masse des hésitants, ballottés entre la peur et l’attrait. Ils gardent, dans la conduite concrète de leur vie, une conscience mauvaise ou confuse, car ils ne se fixent à rien. Chez les témoins de ces conflits, la confusion n’est pas moins grande. Demandez à des chrétiens ou à des incroyants ce qu’ils pensent de relations entre consacrés de sexe diffèrent. D’instinct, ils se méfient ou imaginent le pire.

À supposer la relation possible, une éducation dans l’ordre de l’ascèse est en tout cas nécessaire. Mais sur ce point encore nous sommes en présence de conceptions divergentes :
-         À certains, elle paraît une lutte contre les désirs de la nature, une discipline du corps et de l’esprit. Ils insistent plus sur la domination de soi que sur l’ouverture à l’autre.
-         L’ascèse doit répondre précisément à ce but, selon le second groupe : elle n’a pas de sens si, à travers les manifestations de l’égoïsme, elle ne creuse une route vers l’amour, désiré et voulu pour lui-même.
Poussées à bout, ces deux façons de penser seraient inconciliables. Dans les faits, elles ne se présentent jamais aussi durement, mais elles manifestent deux tendances qui se retrouvent en d’autres domaines et qui s’efforcent de concilier la loi et l’amour, la règle et l’inspiration, l’institution et la liberté. La découverte de l’harmonie dépend de bien des facteurs : tempérament, différence des générations, histoire person­nelle, expériences heureuses ou malheureuses. Chacun s’efforce, comme il peut, de déblayer les abords de sa liberté en assumant les interférences des réactions corporelles, du sentiment ou des préjugés.

Pour aider notre recherche, nous avons les règles de la morale et de la psychologie. Il en est d’elles comme de toute méthode ou de toute technique. Elles ne sont utiles qu’à ceux qui s’en servent pour laisser éclore la vie en eux et devenir libres. Nous retrouvons les deux tendances évoquées plus haut. Les uns s’attachent à la lettre. Les autres s’en méfient. En réalité, qui peut prétendre se gouverner seul ? L’expérience nous apprend les choses, mais pour la faire, notre jugement ne suffit pas. Nous demandons à l’enseignement de l’Eglise, au conseil des autres, aux lois et aux découvertes de la science d’éclairer notre route. Mais ces moyens sont par eux-mêmes inefficaces, Ils sont comme des cartes d’état-major ou les poteaux indicateurs sur la route. Ils indiquent des raccourcis, ils évitent des erreurs. Reste à avancer dans les hasards et les rencontres. Qui craint les risques ignore la réalité qu’il ne connaît que par les livres.

Il est d’abord nécessaire de voir clair.
-     Certains s’autorisent de la sincérité de leur recherche pour demeurer dans le flou de leurs expériences.
-     D’autres, désireux d’identifier le mal, le voient partout et se noient dans la mauvaise conscience qui tue l’action.
Les uns et les autres ont besoin d’être éclairés.

Nos efforts pour faire la lumière sont souvent compromis par l’anthropologie dualiste qui les inspire. Comprenant de travers la doctrine paulinienne sur la chair et l’esprit, nous en venons à regarder comme suspect tout ce qui a trait aux sens, au corps, à l’expression de l’amour. Le chrétien a pourtant une doctrine qui devrait transformer sa vision des choses, au moment surtout où les problèmes se posent. Alors que l’Ecriture nous parle de la création comme d’une oeuvre d’amour, nous demeurons comme des adolescents qui se débattent dans leurs problèmes et les résolvent au hasard des rencontres. Les conseils moraux, rappelés pour s’en faire une défense ou pour les jeter par­dessus bord, ne sont que la contrepartie de cette doctrine. Précieux comme les conseils prodigués à un enfant qui se sent aimé, ils deviennent des interdits dangereux quand ils sont reçus sans amour. Leur effet s’en fait sentir dans le déséquilibre de l’âge mûr.

Il nous faudrait regarder ce sujet comme l’un des plus essentiels de la vie humaine et lui donner toute sa dimension. Beaucoup n’y songent que lorsque des difficultés se présentent. Pris au dépourvu, en pleine crise, ils interrogent à la hâte le premier venu, ils lui demandent une solution toute faite, incapables de donner les précisions qui permet­traient de relativiser ce qui leur arrive. Heureux quand ils tombent sur un conseiller assez avisé pour ne pas s’affoler et reprendre avec eux les choses, non seulement dans leur commencement, mais par le commen­cement tout court, celui de leur vie. Sous quel angle avez-vous envisagé et vécu jusqu’ici votre existence? Vous ne pouvez prendre ce qui se passe en vous comme un accident. Votre réaction présente s’explique par tout votre passé. Faute de faire, alors la lumière totale, nous risquons de nous en tenir dans notre recherche au sectarisme des positions incertaines. Nous ne les défendons avec tant d’intransigeance que pour ne pas avouer notre peur et justifier notre pratique. Nos désirs personnels prennent force de loi. Vous voyez bien que c’est possible, dit l’un. Voyez où cela mène, dit l’autre. Chacun tire à soi les faits pour demeurer dans sa ligne, raide ou souple selon les cas. Les uns et les autres ont besoin de faire la lumière.
Seulement la lumière d’un enseignement, si juste et si total soit-il, ne suffit pas, s’il ne prend corps dans la vie. En ce domaine plus qu’en tout autre, nous ne pouvons nous contenter d’affirmations sur la nature ou sur la loi. Un même conseil est nuisible ou profitable selon l’âge, le tempérament, les circonstances, la manière dont il est reçu et... donné. Il y a donc, dans l’approche de la réalité, des stades à respecter. Sur ce sujet de la relation entre homme et femme consacrés, il y a manière et manière de parler. S’il est bon d’en envisager la possibilité, même devant de plus jeunes, pour n’être pas pris au dépourvu par l’événement, le ton, le contexte, l’expérience, l’atmosphère importent plus que les choses dites. Il faut tenir compte aussi des niveaux où chacun se situe. Nous parlons de relation, d’amour. À quelles réalités ces mots correspondent-ils chez nos interlocuteurs? Chez certains, ils n’éveillent que plaisanteries; chez d’autres, la suspicion, la défiance, le scepti­cisme; chez d’autres, ils sont reçus avec un grand regard étonné. Leur évocation produit chez l’un une émotion passagère; chez l’autre, un intense espoir de libération. Il est des niveaux d’être où l’amour est à peine vécu; d’autres où il prend toute la personne. Chez les uns, il s’étiole vite; chez d’autres, il se nourrit des difficultés surmontées. Combien, vivant l’amour dans le mariage ou le célibat, ne perçoivent ces deux conditions que comme des états qui les fixent dans telle catégorie sociale et leur assurent une situation dans le monde, dans l’Eglise ou devant Dieu. Ils ne vivent pas ces signes au niveau profond de leur être.

À côté des stades que suit l’individu, il y a ceux de la société dont je fais partie. Sous cet aspect, il nous arrive d’opposer les générations et d’établir des procès de tendance, oubliant que ce qui est bon aujourd’hui ne l’était pas autrefois et inversement. Pourquoi jeter la pierre à ceux qui ont vécu autrement que moi? Je n’en suis pas pour autant condamné à leur être minutieusement fidèle. C’est l’esprit qui nous inspire les uns et les autres qui importe. Certains, en étant fidèles aux consignes d’autrefois, ont vécu une vraie virginité, ouverte et humaine. Ils n’ont pas été amoindris. La paix dont ils jouissaient venait de Dieu. Les règles  qu’ils ont suivies n’ont pas fait d’eux des êtres complexés et, si elles étaient trop étroites ou rigides, ils ont d’instinct, sans y penser, rétabli l’équilibre. Ils ont aimé sans problèmes. Qui voudrait les imiter aujourd’hui risquerait de se figer dans des attitudes invivables. Souhai­tons seulement que ceux qui viendront après nous puissent rendre ce témoignage que, comme nos anciens, nous avons vécu dans l’amour.

L’important pour les uns et les autres, c’est de nous être mis au plan d’une liberté qui s’ouvre à l’amour. C’est elle qui doit être éduquée pour vivre à l’aise à l’intérieur des relations imprévisibles qu’il nous est donné de connaître. En ce domaine, il est vain de se laisser impression­ner par la mode ou le souci de faire la même expérience que les autres. Que chacun apprenne à demeurer à sa mesure. Cette attitude lui permettra d’être lui-même, sans avoir à juger les autres ou à les copier sans se croire meilleur ou pire. Une telle éducation ne se fait que de l’intérieur, à partir de l’être réel et à partir des rencontres. Elle se fonde, non sur la critique du passé ou le rêve de l’avenir, mais sur la réalité d’aujourd’hui, qui lui fait accueillir avec ce qu’il est cette personne que Dieu met sur sa route et de la rencontre de laquelle il ne sait encore ce qui adviendra.

C’est dans ces perspectives de lumière et de vie que je voudrais entrer dans ce sujet et je souhaite que le lecteur l’aborde de même. Ceux qui cherchent en ces pages une réponse à leurs questions, voulant savoir que faire ou ne pas faire, seront déçus. Ils ne recevront aucune solution concrète. Mon plus grand désir est, en cette matière, de désamorcer les problèmes, d’éviter que la peur ne nous y pousse au tragique et de centrer les choses sur l’essentiel. Ce déplacement des préoccupations habituelles devrait permettre de s’ouvrir en paix aux situations qui s’offrent et de les vivre en même temps dans le radicalisme de l’amour de Jésus-Christ. C’est surtout dans la certitude de l’immense patience et miséricorde de notre Créateur que je voudrais toucher au passage à ces maladresses, ces erreurs, ces fautes même, à travers lesquelles nous cherchons à atteindre un idéal dont nous ne pouvons qu’entrevoir ici-bas la réalisation. Cette démarche ne contredira, je l’espère, aucune autre, celle du moraliste ou du psychologue, mais elle voudrait les dépasser pour introduire dans la vie de l’Amour qui ne se réalise que dans la rencontre de l’autre.

2.  Nature de la relation

Voici les questions qui me paraissent se poser: comment concevoir qu’un être consacré choisisse en connaissance de cause, comme étant reconnues par Dieu, les diverses relations homme-femme qui s’offrent à lui? Dans quel esprit les vivre, sans les regarder comme une infidélité ou une compensation? Comment caractériser cette relation en la distin­guant de l’amour vécu dans le mariage sous le signe de l’union sexuelle? Bien que non sexuelle, cette relation est-elle désincarnée?


Des types de relation

La relation paraît normale dans une vie consacrée, quand elle lie des personnes de même sexe. Elle est une des richesses de cette vie. Certains ont dénoncé le danger de ces amitiés. Leur position n’est pas sérieuse. Elle concerne des êtres dont la psychologie demeure adoles­cente, à moins qu’elle ne manifeste chez ses auteurs l’obsession de ce qui, de près ou de loin, a trait à l’amour et à la chair. Vécue par des êtres ayant dépassé le stade de l’adolescence, cette relation privilégiée est une force de vie, une source de don de soi. Elle communique à l’action une coloration humaine, une manière libre et spontanée. Faisant communier les êtres par ce qu’ils ont d’éternel, elle les lie par-delà la mort. Loin de s’opposer à l’amour de Dieu, elle les plonge dans son mystère. Peut-être se souvient-on des pages savoureuses du vieil auteur cistercien du XIIème siècle, le saint Bernard anglais, Aelred de Rivaux, dans son de Amicitia spirituali. La profondeur de la vie spirituelle n’a fait qu’affiner en ces êtres la délicatesse du coeur.

Une telle communication ne pose de questions sérieuses que lorsqu’elle se produit entre des êtres de sexe différent. Ce partage se fait à partir de la complémentarité des sexes. Vivant un tel amour, deux êtres prétendent s’apporter l’un à l’autre ce qu’ils ont de meilleur comme homme et femme pour vivre plus totalement leur vocation divine. Ils prétendent trouver dans cette rencontre une source d’équili­bre, de joie, de vérité, de don, nullement contraire à leur vocation. En fait, cet amour privilégié est-il possible sans infidélité et sans illusion? Il ne s’agit pas de la relation du type «père-fille» ou «mère-fils», ni d’amitié dite purement «spirituelle» et quelque peu éthérée, ni de relation de collaboration fraternelle au plan du travail. Il ne s’agit pas davantage d’aventures passagères, ni d’expériences pour se trouver, ni de recherches de sensations fortes... Il s’agit de la relation de deux êtres égaux qui se reconnaissent et s’accueillent dans leur complémentarité et qui veulent vivre la réalité de l’amour qui les unit dans la fidélité à leur consécration à Dieu. Relation unique et privilégiée, plutôt qu’exclusive, bien qu’elle soit préférentielle. On cite à l’appui François de Sales et Jeanne de ChantaI. On s’empresse d’ailleurs d’ajouter: cas exceptionnel qu'on ne saurait s’autoriser à suivre sans la plus grande prudence.

Une relation pareille demeure une exception, surtout dans les débuts. Il serait dangereux d’y aspirer, même si elle existe plus que nous ne croyons. Si elle est vraie, elle demeure discrète et ne prend conscience de ce qu’elle est qu’après bien des tâtonnements. La plupart du temps, les relations se présentent sous d’autres formes: aide, complémentarité, action apostolique, amitié, fraternité. Souvent dans les débuts, elles restent indistinctes, quand les êtres en présence sont incapables de se rendre compte de ce qui leur arrive. Selon leur tempérament apeuré ou ardent, ils réagissent dans la confusion. Mais il est des cas où les choses sont plus claires. Il s’agit de relations d’amitié reconnues comme telles par des êtres capables de les vivre. Beaucoup aujourd’hui les regardent comme un bienfait pour équilibrer leur vie spirituelle et soutenir la fécondité de leur action. «Je ne désire ni un mari ni des enfants, me disait une religieuse pleine de santé morale et de vie spirituelle authentique, mais je suis heureuse de trouver cette complémentarité. Depuis que je la connais, mon rayonnement est devenu plus grand, ma vie spirituelle est plus vraie.» Ce sont des relations saines, nettes, affectueuses, qu’on ne peut confondre avec les autres. Elles ne sont pas pour autant générales et indistinctes: elles font porter sur les personnes un regard singulier.

Cette complémentarité, dont la possibilité était rare autrefois, devient courante aujourd’hui. Hommes et femmes consacrés se rencon­trent partout, à l’université, au travail, dans la vie apostolique, dans des conseils de gouvernement. Dès le noviciat, en vue d’une formation commune, religieux des deux sexes se retrouvent. Il est inévitable que se pose la question des relations. Comment les affronter? De jeunes religieuses, sorties de leur congrégation peu d’années après leur entrée, déclaraient: «Dans les conditions de vie où nous sommes plongées, le célibat, en qui nous reconnaissons une valeur évangélique, n’est pas possible ». C’est peut-être vrai en plusieurs cas: des êtres mal préparés ont été pris au dépourvu. Mais la rencontre désormais inévitable est-elle un mal?

Certains y voient un avantage. Des moniales me disaient les réactions de jeunes venus dialoguer avec elles: «Comment, deman­daient ceux-ci, pouvez-vous atteindre la maturité religieuse sans faire l’expérience de la complémentarité?» Ces moniales, des plus jeunes aux plus âgées, étaient loin d’être insensibles à la question. D’ailleurs, dans la vie cloîtrée aujourd’hui, les relations mixtes sont devenues possibles ou inévitables. L’on ne peut dire qu’elles soient au détriment de la vie religieuse, même si l’on allègue de nombreux échecs de relations qui ont révélé, chez ceux qui les entreprenaient, l’immaturité psychologique ou l’inconsistance de la vie spirituelle. Nous sommes en présence d’une des nombreuses conséquences de l’énorme mutation que connaît notre société et qui a ses répercussions dans la vie religieuse.

Disons, pour conclure ce point, qu’il s’agit en tous ces cas de relations qui, quel qu’en soit le type, mettent en jeu la sexualité qui différencie les personnes, même si la pensée de l’acte sexuel est exclue. Relations de personne à personne où la sexualité prend son sens, en tant qu’elle imprime aux êtres en présence une qualité particulière d’é­change.


Dans un amour virginal

Comment une telle relation — un tel amour — peut-elle être vécue dans la virginité? Beaucoup seront choqués de l’emploi du mot amour. En français, il a tous les sens : j’aime les huîtres, la musique, une femme. Dieu. Un seul mot pour des réalités si diverses. Plus profondément, il désigne la passion qui emporte vers un être et la bienveillance qui lui veut du bien. Disons qu’il est ce dynamisme qui pousse un être vers son semblable, différent de lui, pour y trouver à la fois son complément et le moyen de se donner et ainsi recevoir et donner la joie d’une communica­tion mutuelle. Dans ce dynamisme, entrent toutes les variétés de l’amour, depuis l’amour parental jusqu’à cet amour que nous nous portons dans nos sociétés humaines, en passant par l’amour fraternel, conjugal et... virginal.

La virginité, que d’autres préféreront appeler célibat, nous avons l’habitude de la définir par une absence ou une interdiction. Il est plus juste, dans la mesure où elle est le fait d’un choix libre, de la définir par un amour; elle est acceptée en vue de quelque chose. Dans l’Evangile, Jésus parle de ceux qui sont eunuques en vue du royaume des cieux. On peut d’ailleurs la choisir en vue de réaliser quelque autre idéal, le service d’une cause humaine, une recherche de la sagesse ou de la science. De toute manière, elle ne prend valeur humaine que si elle constitue une manière d’aimer, momentanée ou définitive.

Dans le christianisme, elle prend son sens de la nouvelle manière d’exister instaurée par la Résurrection du Seigneur. Celle-ci ne fait pas revivre le Christ dans la vie présente; elle le fait entrer dans un nouvel état où le corps, délivré de la condition mortelle, devient l’instrument de l’Esprit pour répondre à ses impulsions. Nouvelle présence par laquelle le Christ se donne à ceux qui lui sont présents de coeur par la foi et ont une même vie avec lui. C’est dans la lumière du Verbe fait chair venu du Père et remontant au Père dans sa chair divinisée qu’il faut comprendre la virginité chrétienne. Elle ne rejette pas le mariage comme mauvais, mais celui-ci, signe de notre condition terrestre, « où les hommes prennent mari et femme », manifeste le dynamisme de l’amour par le don que les époux se font l’un à l’autre et par la vie qu’ensemble ils communiquent. Ce dynamisme universel de l’amour se traduit autre­ment chez celui qui, par grâce, veut préfigurer dans sa chair mortelle la condition du Christ ressuscité. Chez ceux qui se marient, il se réalise par le sacrement, signe sensible de l’amour vers lequel nous tendons tous dans le Christ. Chez celui qui est appelé à la virginité, il se réalise dans un amour qui veut dépasser l’état présent et rejoindre la nouvelle manière d’aimer dans le Christ, à la fois singulière, universelle et éternelle. Il est, comme le dit le Patriarche Athénagoras, l’apprentis­sage de la Résurrection.

Le célibat n’est pas dès lors un moyen ascétique de perfection, une privation du bonheur que tout homme désire normalement, pur sacrifice de nos tendances naturelles, à la limite un état contre nature, mais une manière particulière de vivre, dans l’être sexué et transitoire que nous sommes, l’attente du Seigneur ressuscité. Il n’est pas un état de perfection absolu, sorte d’ascèse permettant à l’homme devenu maître de ses instincts de ne plus rien sentir et de se livrer ainsi à la contemplation ou à l’apostolat. Pourquoi contemplation et apostolat seraient-ils interdits aux gens mariés dans le sacrement? Mais il est un essai pour vivre avec Jésus ressuscité une plus grande disponibilité de l’être selon l’Esprit et dans l’amour. En particulier dans l’amour que nous nous portons les uns aux autres, à la place où nous sommes, avec le sexe que le Créateur nous a donné, dans cette immense réalité de l’amour, nous sommes appelés à révéler le terme. Cet idéal s’applique à toutes les réalités humaines vécues sur terre, richesse de toute sorte, organisation de la vie et de la société. C’est pourquoi nous faisons voeu de pauvreté et d’obéissance. Il s’applique en particulier à cette réalité qui est la racine de toutes les autres et sans laquelle nous ne sommes pas des hommes, celle de l’amour. C’est le sens du voeu de chasteté.

Loin donc que la virginité mette à part des hommes ceux qui se consacrent à Dieu par elle, elle les situe dans l’humanité à une place particulière, non opposée, mais complémentaire de celles que tiennent les autres. En tout état de vie, conjugal ou virginal, l’amour doit être vécu dans la totalité du don de soi; c’est la condition de sa réussite. En tout état de vie aussi, mariage et virginité, reprise et déformation sont possibles qui compromettent le bonheur cherché. Seulement, le rapport homme-femme est vécu, dans l’un et l’autre état, sous un angle différent. L’amour conjugal vise la société présente et s’exprime dans l’union sexuelle. L’amour virginal fait vivre ce rapport dans la pensée du terme, là où « il n’y a plus ni homme ni femme », en tant qu’opposés ou unis dans la relation sexuelle, là où dans l’unité constituée par leurs différences acceptées, celles aussi de l’état social, de la culture ou de la race, ils sont emportés avec le Christ ressuscité dans le mystère de la vie de Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit. En eux, la puissance de Dieu manifeste la victoire qu’il a remportée sur la mort dans l’humanité du Christ. «Vous êtes tout à fait dans l’erreur», dit Jésus en Mc 12,27, si la virginité vous apparaît dans des perspectives de mort. «Dieu n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants.» Il faut, pour voir les choses dans la lumière de l’Evangile, évacuer les mythes ou représentations à travers lesquels gens mariés et consacrés à Dieu se considèrent mutuellement, avec les incompréhensions qui en découlent. La vérité, c’est que nous vivons la même réalité, celle du Christ venu vivre dans l’homme le mystère de l’amour éternel de Dieu, de deux manières différentes, mais complémentaires.


… Pas sexuel

Comment cette nouvelle manière d’aimer, devenue l’intention d’une liberté voulant vivre une vie humaine selon le Christ, exclut-elle l’union des sexes? J’entends par acte sexuel, non pas la passagère satisfaction de l’instinct chez des êtres encore informels, pas même la manifestation d’un amour réel, mais transitoire, mais ce témoignage personnel, le plus grand que des êtres humains puissent se donner, non seulement pour devenir créateurs et féconds, mais pour signifier la relation qui les unit, d’une manière totale, exclusive et définitive, du moins tant qu’ils vivent sur terre. Comment donc des êtres humains, vivant leur être de femme et d’homme et le vivant dans les rencontres que la société et les circonstances leur font avoir, peuvent-ils, quand ils s’aiment, ne pas se sentir frustrés, mais s’estimer comblés, en ne se donnant pas ce témoignage ultime d’amour?

Celui qui se veut vierge ne considère pas comme mauvaise l’union de la chair. S’il la considérait ainsi, nous serions en droit de douter de la vérité de son appel. Ni ignorance, ni fuite de sa part, mais visée sur l’au-delà pour entraîner l’être là où tend toute chair dans le Christ, la transfiguration et la transparence. Nous disons que l’amour qui les lie n’entraîne pas l’activité sexuelle de ces deux êtres que lie l’amour du Christ.

À première vue, cette union serait dans la logique de leur amour. Il est bon de le voir en face. S’ils s’y refusent, ce n’est pas pour le mal ou le péché qu’ils y voient. Celui-ci réside dans la recherche de soi et dans la volonté de posséder. Comme tel, il doit être combattu dans tout état de vie. Il menace la virginité autant que les autres conditions, dès lors qu’elle s’accompagne de ce subtil orgueil ou de cette maîtrise de soi qui poussent quelqu’un à se croire supérieur aux autres ou même qui font de la domination exercée sur les autres une compensation du plaisir refusé sur le plan sexuel. C’est dans le mystère de Jésus que cette négation prend sa valeur. Jésus qui consacre le mariage ne le connaît pas. L’amour qu’il vit dans la chair l’emporte au-delà de la mort. Celui qui est vierge en vue du Royaume refuse avec lui de se lier à la condition présente. Même vivant parmi les hommes, il est appelé ailleurs. Le don des corps est une expression de l’amour, mais le corps qui l’exprime vieillit, meurt et disparaît. L’amour qui saisit l’être consacré dépasse cette expression qui au début va de soi. Jésus qui en a fait, par le sacrement, le signe de l’amour entre Dieu et l’homme, ne l’a pas connu lui-même, étant déjà au-delà. Je choisis donc avec lui de ne plus voir l’humanité à travers cet homme et cette femme qui passent. Je choisis de mener ma vie humaine dans le même esprit que lui. Considérant que ce serait une bonne chose que de se donner ce signe et de créer ensemble la vie, je choisis, si je découvre que je puis faire ce choix, sans compromettre mon équilibre et parce que le désir m’en est donné, je choisis d’être avec lui jusque-là, sans autre raison que celle-ci: il a lui-même choisi cette manière d’être, pour vivre parmi nous et nous manifester l’amour du Père. Naturellement je pose ce choix dans la mesure où je puis être fidèle à cet idéal dans la paix, sans léser personne et sans orgueil. Je fais de même devant toute richesse légitime ou devant l’expression normale de ma liberté. Je m’enchaîne ainsi par tout mon être à l’amour que le Christ a vécu, dans sa totalité et surtout dans sa direction. Rien d’absolu en ce choix. Rien de rigide. Je ne vise pas l’absence de tendresse humaine, pas plus que je ne vise dans la pauvreté l’absence de tout moyen matériel ou dans l’obéissance la fuite des responsabilités. Je cherche dès le présent et à travers toutes choses à vivre le terme et, quoiqu’il arrive, à demeurer en ce monde comme n’en étant pas, selon l’enseignement de Paul dans le septième chapitre de sa première lettre aux Corinthiens. J’attends l’accomplissement de l’a­mour, non du don mutuel et chaste de nos corps, mais du Seigneur de gloire dont l’Esprit transfigure nos corps mortels. C’est donc à un acte bon que nous renonçons, au-delà des peurs et des tabous dont les hommes l’ont entouré.

J’accède ainsi à une nouvelle manière d’aimer, celle de Jésus ressuscité qui voit les êtres dans le terme où ils tendent, dans la transparence glorieuse de l’amour du Père. Cet amour est singulier, comme il apparaît dans les scènes qui suivent la Résurrection. Il appelle chacun par son nom particulier: Marie, en même temps qu’il s’étend à tous. C’est, dans l’amour qui lie les êtres dès ici-bas, une manière de contempler, à travers «le corps d’argile», le visage éternel qui se forme en eux.

De nouvelles relations se créent ainsi parmi les hommes par la virginité selon le Christ. «Qui est ma mère, mon frère, ma sœur?» demande Jésus. «Comprenne qui pourra», dit-il ailleurs. Comme en Marie, tout à la fois mère, épouse, vierge. Nous sommes dans l’ordre de la nouvelle création ou du paradis retrouvé. C’est pourquoi la virginité, bien que phénomène humain, appartient au mystère de l’Evangile, en tant qu’elle nous ouvre à cet ordre nouveau et nous en fait vivre. C’est pourquoi aussi les hommes peuvent découvrir en celui qui est vierge comme dans le Verbe Incarné combien Dieu les aime. La virginité de celui qui la vit dans le Christ est rayonnante, source de fécondité dans l’Esprit. éclatent en elle, autant et plus que dans la fécondité naturelle, la liberté et la ressemblance du coeur, la parenté des enfants de Dieu.

Ces deux manières de vivre l’amour ne s’opposent pas par la difficulté, comme on le dît souvent, faisant de l’amour virginal l’effet d’efforts héroïques. Tout amour, s’il est un rapport de personnes, est difficile, puisqu’il exige le dépassement de l’instinct et la victoire de l’égoïsme et de toutes les formes de l’amour de soi. Dans les deux cas, la chair, qui n’est pas regardée comme un danger, un mal ou un pis-aller, est l’instrument de l’esprit. Dans les deux cas, elle doit se libérer de toute peur pour manifester en elle le choix qu’a fait le coeur. Ces deux cas diffèrent donc, non par la difficulté, mais par la visée et par l’expression. La chair, signe non de péché ou de mal, mais de notre condition faible et passagère, devient dans le Verbe qui s’est fait chair pour prendre notre condition mortelle le signe de deux aspects différents du même amour. Deux aspects que ceux qui vivent le mystère du Christ estiment complémentaires comme les deux natures dans l’unique personne de Jésus: la virginité rappelle à ceux qui sont dans le mariage l’orientation divine de toute chair; le mariage dans le sacrement rappelle à ceux qui demeurent vierges la réalité concrète et singulière de tout amour. Ensemble, ils édifient le corps du Christ qui est l’Eglise.

C’est de ce point de vue une question secondaire de savoir si cet amour virginal doit être vécu dans la séparation d’une clôture ou dans le monde. C’est affaire d’appel. Il est certain qu’aujourd’hui plus qu’autre­fois, beaucoup se sentent portés à rendre ce témoignage de vie et d’amour au milieu de leurs frères les hommes. L’important est dans tous les cas d’en découvrir l’inspiration profonde au sein du dynamisme universel de l’amour.


Mais incarné

Le célibat consacré, faisant aimer les êtres dans l’ordre nouveau du Seigneur ressuscité, ne fait pas d’eux des êtres désincarnés, encore moins atrophiés ou desséchés. L’amour qui les lie est véritable et, comme il naît en deux êtres vivant dans le monde présent, il englobe en lui tout ce qui les constitue, corps, cœur et esprit.

Ce serait une anomalie de ne pas tenir compte du corps. Tout amour qui lie des êtres a son retentissement en lui. Méconnaître cette évidence serait engendrer en eux contrainte et refoulement. L’amour ressenti cherche donc à s’exprimer. Ceux-là même qui veulent se refuser à cette constatation doivent reconnaître, s’ils sont lucides, qu’ils ont une manière de se regarder, de se saluer, de se serrer la main, de s’écrire, de se tenir assis, qui exprime à leur insu la qualité de leur relation. C’est l’orientation du coeur qui donne à ces expressions leur justesse et leur vérité. Il en est d’elles comme de la manière de faire de Jésus. Aimant les êtres qui l’approchaient dans la vérité du terme où il les voyait, il a trouvé avec chacun la note juste et singulière. Aimant en vérité, il a la liberté de le dire. En nous qui sommes chair, Jésus manifeste la puissance de sa Résurrection, non seulement en nous faisant vivre en espérance, mais en nous communiquant un regard neuf qui nous fait apercevoir les êtres dans l’intensité de son amour. Ceux qui se reconnaissent en lui peuvent se livrer dans leur différence, recevant de leur créateur le lien particulier qui les lie et l’exprimant selon les circonstances et les tempéraments, mais toujours dans la liberté du Christ ressuscité. C’est comme s’il était accordé d’atteindre quelque chose de l’innocence initiale, sans trouble, sans fermeture sur soi, sans désir de possession. Comme l’amour de Jésus encore, celui que nous avons les uns pour les autres connaît des préférences pour ceux et celles en qui nous sentons la même vibration d’être et chaque fois il s’exprime de manière singulière.

Le corps qui n’est pas nié est cependant toujours dépassé. Il est entraîné avec le Christ ressuscité vers la spiritualisation. Teilhard pensait que tout amour vrai tendait à se virginiser. Les marques de tendresse qui varient comme les âges de la vie et les conditions expriment peut-être plus encore, quand elles existent, l’impuissance à se retrouver que la joie d’être ensemble. Le cœur polarisé vers l’au-delà voudrait trouver l’au-delà de cet être qu’il aime pour communiquer avec lui dans l’essentiel. Il éprouve de moins en moins la fascination du sexe pour découvrir dans les différences qui s’affirment la complémentarité de la recherche. Les êtres unis se reçoivent de Dieu, se faisant exister l’un l’autre. Ils communiquent d’être à être participant dans un silence qui les comble au mystère où ils sont plongés, mais qui les dépasse. Ils reconnaissent comme venant d’ailleurs la joie qu’ils se communiquent. Leur rencontre devient prière.

Ils n’ont pas conscience, en s’aimant de la sorte, d’enlever quoi que ce soit à l’unique amour de Dieu. C’est dans cet amour qui les façonne qu’ils se connaissent, s’acceptent, se regardent, avancent. Leur amour devient une révélation de l’amour de Dieu, tandis que l’amour de Dieu qui grandit en eux les fait se connaître et s’aimer davantage.

C’est une expérience de vie totale qui est faite par eux. Leurs forces vives s’en trouvent accrues. La peur de vivre est évacuée. Ils sont ce qu’ils sont, simplement. L’amour dans lequel ils baignent, loin de les replier sur eux, est une énergie nouvelle qui les pousse à aimer les autres et à répondre à leur appel, mais dans la paix et sans agitation. Vivant dans la transparence, ils ne refusent pas le présent, heureux de se retrouver, cependant toujours prêts à partir. Ils savent que leur amour ne se limite ni au visible ni au présent. C’est dans l’accomplissement de la volonté de Dieu qu’ils trouvent la joie de vivre et la liberté de s’aimer.

Au plus profond de leur être, cette relation vécue dans la chair et le temps tend à s’accomplir dans le mystère de la mort et de la résurrection du Christ. La mort s’inscrit au plus profond de cette relation, non pour la ternir d’un voile de tristesse ni pour faire chercher dans la rencontre une compensation au temps qui passe et qui fuit, mais pour nous faire aspirer à l’ultime transformation et à l’entrée progressive dans l’âge nouveau et définitif de l’amour.

Des êtres qui ont choisi de s’aimer dans le mariage, pour peu que leur amour ne se limite pas à la chair et au plaisir, n’auront pas de peine à reconnaître dans cette relation qui s’exprime autrement que la leur un amour véritable. Ils y découvriront le sens de la vie consacrée qui empêche les réalités fondamentales de la vie de se fermer sur elles dans la possession et la jouissance. Quelles que soient les formes prises par l’amour, elles sont pour qui les vit des signes d’échange et de dépassement mutuel. A la fois visibles et palpables, elles portent en elles un reflet de l’éternité où elles tendent.


3.  Vie de la relation

Plus d’un lecteur pense, même des plus intéressés par le sujet: vous rêvez! Ce que vous proposez, c’est l’idéal du terme. Qui en est capable? Nous ne sommes pas des saints, mais des êtres de chair. «N’oubliez pas que j’ai quarante-deux ans», me dit une religieuse en quête de la route à suivre.

C’est vrai, la route n’est jamais si claire. Bien des motivations variées se font jour dans notre conduite: attrait de l’inconnu, amour dont la nature est mal identifiée, mélange d’humain et de spirituel, de chair et d’esprit. En cours de route, tant de maladresses, d’erreurs, d’illusions, de chutes... La défiance ne s’impose-t-elle pas? Quelle conduite tenir?

«L’amour que j’ai pris conscience d’avoir pour un prêtre, m’avoue une religieuse, a tari en moi la vie spirituelle. Il ne m’a pas paru possible de vivre un tel amour dans ma vie consacrée. Je n’y ai vu qu’interdits et impossibilités.» Une autre me dit plus simplement: «Je suis emportée par des sentiments que je ne connaissais pas. J’aime un prêtre. Je ne me reconnais plus. Je ne sais que faire». À la première, je n’ai posé qu’une question: «Est-ce de la relation qu’il importe de parler? N’est-ce pas plutôt de votre vie spirituelle?» À la seconde, j’ai demandé: «Est-ce la première fois que cela vous arrive?» Certes, dans de tels cas, pris parmi d’autres, il y a quelque chose à faire. Mais souvent la question mal posée de part et d’autre oriente vers un effort qui n’est pas le vrai. L’incident particulier qui panique se situe dans un ensemble. C’est cet ensemble qu’il faut éclairer pour permettre à chacun de relativiser la question. D’où la double interrogation sur la vie spirituelle et sur l’évolution humaine. Ou, ce qui revient au même: ce que vous êtes vous dispose-t-il à vivre ce qui vous arrive? Quel effort juste et adapté permet donc la vie de la relation?

A.  La liberté dans la relation

Il nous faudrait la vivre dans la liberté, c’est-à-dire en y étant nous-mêmes et sans interférences d’aucune sorte. Or souvent elle nous trouve désemparés. Elle éveille en nous des désirs, des instincts que nous identifions mal. Autre chose est d’avoir sur ces questions de grandes idées ou d’en avoir conseillé d’autres, autre chose est d’être soi-même engagé dans l’aventure.

Pour faire face, un combat doit être mené de longue date. Il nous rend libres de la violence et de l’obscurité de l’instinct pour aimer en vérité. La chasteté, qui est cette liberté, rend possible la vraie rencontre, où chacun est à l’égard de l’autre ce qu’il veut être. Le regard, qu’elle forme en nous, ne fixe pas la chair dans l’attrait qu’elle offre au moment qui passe, mais il en fixe la caducité pour découvrir à travers elle l’être qui s’y cache. Il dépasse l’attrait sensible, même s’il est éveillé par lui. Ce dépaysement, il l’opère en tout amour: comment accepter le lien définitif du mariage, si l’on ne voit au-delà de l’attrait passager? Il l’accomplit d’une manière privilégiée dans le célibat pour le Royaume qui est, dès le temps présent, une perception des êtres dans leur vérité éternelle. L’ascèse vise à éduquer ce regard intérieur.

Comment concevoir cet effort d’ascèse qui conduit à la liberté? Chez beaucoup, il obéit à des règles reçues, aux impératifs du permis et du défendu. Cette soumission est souvent récusée aujourd’hui. Faisant de la règle un absolu, elle n’engendrerait que raideur et créerait des névroses, morosité de l’effort, peur d’aborder l’autre, obsessions variées, fascination de la chair et de l’autre sexe, découverte du mal partout. Le reproche est fondé. Mais je me demande si le risque qu’il évoque est celui que nous courons aujourd’hui. Tout le monde parle de liberté. Comment l’acquérir, si nous ne formons notre regard, notre toucher, tous nos sens par la discipline intérieure? Tout contribue à les exciter, la presse, la radio, le cinéma, la rue... Dans une telle ambiance, la liberté ne s’improvise pas. Il en est d’elle comme de la prière. Il faut prier partout, mais pour en avoir la liberté, il faut s’être plié à prier à heures fixes et à endroit déterminé. La contrainte ici imposée rend possible l’éclosion des forces vives. Celui qui se croit capable d’aller n’importe où, de voir n’importe quoi, est comme le drogué, esclave du besoin qu’il s’est créé. Il lui faut chaque jour sa dose d’excitant, de télévision. Que le spectacle soit beau ou non, peu importe. Il est devenu un besoin. L’ascèse, accomplie avec souplesse et intelligence, n’empêche pas d’entrer dans la relation qui s’amorce, mais en rend l’accès plus aisé.

Les malfaçons de l’effort ascétique sont ordinairement évacuées dans un franc dialogue. Mais il est possible que l’application à cet effort révèle en celui qui s’y soumet des zones qu’il ne soupçonnait pas: difficultés psychologiques profondes jamais tirées au clair, qui rendent difficile la relation, comme d’un autre point de vue elles compromettent la vie en groupe. L’effort d’ascèse risque alors d’aggraver le mal. Une aide psychologique s’impose.

Il en est qui la redoutent. Mis devant les faits, ils craignent de remonter dans le passé, de réveiller de vieux souvenirs ensevelis dans leur enfance. C’est faire oeuvre d’humilité que de se soumettre à de telles investigations. La maîtrise de soi n’est pas possible sans la connaissance de soi. L’ascèse, bonne en elle-même, doit être adaptée à chacun. Certains des efforts qu’elle propose sont vains, d’autres même dange­reux. Ce point a été longtemps oublié.

En particulier en ce qui concerne le plaisir. On le croit mauvais, alors qu’il est simplement indifférent. Il accompagne l’exercice normal de la nature. De sévères mises en garde risquent de lui faire attribuer une importance qu’il n’a pas. Plaisir ou déplaisir éprouvés ne sauraient servir à estimer la bonté d’un acte. Voyons plutôt ce qui les suscite. « Là où est ton trésor, là est ton cœur », dit Jésus. Le plaisir, isolé et voulu pour lui, n’a pas de sens. Il est signe de vie, s’il accompagne la vie qui avance. Il est funeste, s’il est recherché comme une fin. C’est pourquoi l’ascèse demeure nécessaire, mais à son tour pas plus voulue pour elle-même que le plaisir.

L’aide psychologique permet d’éclairer les motivations inconscien­tes. Elle fait découvrir ce que nous cherchons dans un autre et dans tel autre. Elle dépouille nos choix de tant de motifs pieux dont nous l’entourons pour nous voiler la réalité toute simple et bonne: un tel nous est accordé par le tempérament, le goût, les idées et nous sommes attirés par lui. Elle rend la relation plus aisée, en m’évitant d’être dupe, mais sans me culpabiliser.

Ascèse et psychologie nous font sortir de l’adolescence et nous rendent à notre liberté profonde. Reste à l’appliquer. Je me renonce et je me connais mieux, mais c’est pour porter mon attention sur l’autre. L’effort volontaire ou la lucidité intérieure ne conduisent pas loin, s’ils me laissent à moi-même. Les moyens ont manqué leur but. Je dois passer d’une liberté qui s’est faite à une liberté qui se donne, d’une liberté pour moi à une liberté pour l’autre. «J’ai pris ma liberté», me dit cette jeune fille qui s’est dégagée de l’emprise familiale. «Qu’allez-vous en faire?» lui ai-je répondu. En fait, l’essentiel reste à faire.

J’ai beau employer tous ces moyens, devenir un ascète maître de moi ou fin psychologue. Je serai toujours surpris par l’événement, par l’autre qui surgit dans ma vie. Les cas étudiés, les prévisions faites ne cadrent jamais tout à fait avec ce qui arrive. Je sens naître en moi un monde de sentiments, d’imaginations, de réactions, de désirs. C’est le moment de passer aux travaux pratiques et, dans des essais divers, de faire l’épreuve de la liberté d’aimer.

Des essais divers, d’abord. Tu dois apprendre dans le concret ce que c’est que d’aimer un autre pour lui. Tu t’aperçois combien tu t’aimes toi-même devant l’inconnu qui vient à toi. Que l’ascèse à laquelle tu t’es formé te fasse demeurer sur la réserve. Que la connaissance que tu as des réactions de l’homme te permette de demeurer sans peur. Tu dois maintenant exprimer dans les faits ce que tu es. Il est possible que tu fasses des erreurs, que tu tombes dans des naïvetés ou des excès. Tu en rougis. Tu ne peux en faire la confidence qu’à quelqu’un dont l’affection est sûre. Te voici enfin devant le risque d’aimer avec ses tâtonnements, ses recherches, ses mises au point. Tu voudrais trouver du premier coup la note juste, grâce à ce que tu as appris, auprès de tes maîtres de spiritualité ou de psychologie, ce qu’il fallait faire. Ton savoir est demeuré théorique. Tu sais ce qui doit être. Tu apprends maintenant ce qui est. Ne renie pas ce que tu as appris. Mais la vie est autre. Accepte d’abord de l’affronter, les mains vides. Quand tu reviendras à ton savoir, il aura pour toi une autre saveur. Tu en vérifieras la vérité, en ce qu’il t’aura fait rejoindre la vie.

Surtout, j’ai hâte d’arriver à ce point, au milieu de ces situations cahoteuses, dans cette recherche incertaine, parmi ces états d’âme mal identifiés, dans l’être que tu es, tu laisseras émerger la personne de Jésus-Christ. Jusqu’ici, il n’a peut-être été pour toi qu’un être au service duquel tu te mettais. Tu dois maintenant le connaître vivant en toi, te donnant à toi-même, à travers cette nature rétive, hésitante ou jouisseuse, dont tu fais d’abord un obstacle et que lui t’apprend à accepter, afin de te transfigurer en lui. Te voilà de nouveau retombé. Tu as fait ce que tu ne voulais pas. Tu ne sais pas juger de l’intention qui t’a inspiré. Tu t’en accuses, comme tu dis, dans la mesure où Dieu t’en connaît coupable. Laisse ces soucis d’analyse. Remets-lui tout pour que l’obstacle même devienne en lui le commencement d’une nouvelle transformation. Ainsi ton être se fixe sur le pôle qui attire ta liberté faible et hésitante. La présence de Jésus-Christ au fond de ton coeur donne à la lutte que tu n’abandonnes pas, mais que tu fais sans raideur, sa force, sa légèreté, sa joie, sa possibilité de reprise. Ta vie spirituelle en est renouvelée. C’est comme si tu te retrouvais aux tout débuts. Peut-être regrettes-tu d’avoir attendu si tard. Ne t’inquiète pas. C’est ainsi que ta liberté grandit dans la grâce. À partir de l’évolution de ton moi, tu choisis d’être avec le Christ au coeur même des événements et ici, au coeur de ces relations naissantes, dont tu ne sais comment te sortir, à la fois attiré et hésitant.

C’est comme si à travers ces tâtonnements nous devions accéder à ce centre de nous-mêmes où nous pourrons vivre avec joie la relation qui se propose. Nous y cherchons à la vivre avec tout notre être, mais en Jésus-Christ, sans lequel nous ne serons jamais heureux, parce que nous nous sommes consacrés à lui. Tout le reste — ascèse, psychologie — est moyen. Les efforts auxquels ces disciplines nous engagent portent leur fruit en nous conduisant à la liberté d’aimer. Sans quoi, nous n’y trouvons que vide.

Beaucoup sont arrêtés dans la recherche de cette liberté par la question des gestes. Il est vain, avons-nous dit, de rêver des relations purement spirituelles. La relation s’exprime dans le corps. Que nous le voulions ou non, dans des rencontres entre personnes de sexe différent, les gestes les plus simples demeurent empreints de sexualité. Même à notre insu, ils expriment le rapport particulier que nous avons avec la personne de l’autre sexe qui est en face de nous. Comment nous y comporter?

Pour ma part, j’hésite à trancher. Le geste, pris en lui-même, n’est rien. Il vaut par l’intention que chacun lui donne. Seulement, si nous ne tenons compte que de l’intention, nous risquons de céder à l’entraîne­ment. La pente est glissante et nous emmène, sans que nous nous en apercevions, là où d’abord nous ne voulions pas. D’autant plus qu’en ce domaine, nous ne sommes pas seuls. Les gestes, pour l’un et l’autre sexe, n’ont ni la même portée ni la même signification. Ainsi nous ne pouvons ignorer les multiples conseils prodigués sur ce point. Cepen­dant, tout en comprenant la légitimité des conseils donnés, je crains qu'une trop grande insistance ne bloque les êtres plus qu’elle ne contribue à les libérer. C’est de l’intérieur que chacun doit découvrir ce qui correspond à la vérité de son coeur. À quoi bon réprimer l’expression de la tendresse, si le désir en demeure caché, mais réel? La compensa­tion nous guette et la peur donnera à notre comportement des airs guindés et artificiels qui ne favorisent pas la communication. Alors que faire, si j’hésite à fixer une norme?

Pour ma part, voici ce que je trouve à dire: dans la conscience la plus claire possible des sentiments qui m’animent, je chercherai à aborder l’autre avec la délicatesse qui s’impose. C’est lui que j’aime, non moi. Je ne cherche pas à faire de sa rencontre une occasion de jouissance, mais à la recevoir de Dieu et à connaître ce qu’il est, au-delà même de ce qu’il traduit de lui.

Quoi qu’il arrive, me reprendre dans la paix. Il est tout aussi dangereux de me faire une mentalité de coupable que de vouloir justifier ma façon de faire. Ni peur ni facilité. Simplement ne pas m’attarder. Je serai plus à l’aise, la fois prochaine. Nous connaîtrons des moments de fatigue, d’irritabilité, des périodes lourdes où de part et d’autre le désir indistinct ne sait où s’arrêter. Ne nous crispons pas. Reconnaissons ce que nous sommes. Si nous pouvons en rire, c’est bon signe. Ayons assez confiance l’un dans l’autre pour faire la vérité. Si quelqu’un pensait, en lisant ces remarques, que tout est facile, et donc permis, s’il suffit de se mettre dans la paix, il montrerait qu’il ne mesure pas la portée de l’effort en jeu. Double effort de lucidité et de renoncement à soi dans un désir commun de laisser Jésus-Christ être le centre de nos relations. Seulement cet effort incessant s’accomplit dans une grande confiance en Dieu qui nous fait.

D’ailleurs, cet effort d’apaisement amènera une progressive sim­plification. La paix de la rencontre est le moyen assuré de voir l’expression se transformer et devenir plus claire. Ainsi s’évacue, mais de l’intérieur, la fascination de la chair et du sexe. L’affection s’exprime dans le corps, mais sans contrainte et surtout elle le dépasse. Plus sûre d’elle, elle devient indépendante de ses expressions. Elle rend les êtres libres de se dire ce qu’ils ont à se dire. S’il y a geste, il naît, lumineux et paisible, d’un accord mutuel et spontané.

Ainsi dans cette évolution conduite avec prudence et dans la paix, un être libère ses puissances affectives dans une chasteté rayonnante. La lutte entreprise depuis toujours devient intérieure à la vie spirituelle. Précise, elle demeure souple, car elle s’accomplit dans la grâce.


B.  Le progrès de la relation

Je veux parler ici de progrès, en tant que spirituel, c’est-à-dire en tant que la relation, vécue dans la liberté, devient elle-même vie spirituelle chez celui qui la noue. Ce qui nous conduira à dire tout à l’heure comment elle est découverte et expérience de l’amour de Dieu.

La virginité en vue du Royaume imprime à toutes les réalités qui sont le tissu de notre existence une manière particulière d’exister. Je voudrais dire d’abord le fondement de cette manière d’être. Fondement ne désigne pas ici un point de départ quelconque, mais une condition d’être sans cesse à reprendre, au fur et à mesure que notre vie s’écoule. Ce fondement est le suivant: Dieu, mon Dieu, c’est toi que je désire dès l’aube. Toi seul es mon unique. Toute relation qui s’instaure ne peut durer qu’établie sur ce principe. À tous les stades de son développe­ment, elle doit se replonger sans cesse dans la réalité de l’unique amour.

Bien des difficultés, qui en cours de route paraissent insurmonta­bles, viennent de ce que ce fondement a été mal assuré. De ce point de vue, le surgissement de telles relations constitue à la fois l’épreuve et la grâce d’une vocation: il en révèle la faiblesse ou la solidité. Si la relation est vécue comme une division de l’être, c’est le signe non pas de l’inanité de la vocation ou du danger que lui fait courir la relation, mais de la nécessité de revenir à ce fondement essentiel, l’unique désir de Dieu auquel nous sommes donnés. Si la vocation est réelle, elle trouve dans la relation un approfondissement d’elle-même. Une religieuse, sensible aux relations masculines et qui me disait en avoir tiré de grands bienfaits, me fit une fois la réflexion suivante: «De telles relations ne sont possibles que dans la mesure où chacun est heureux dans sa vocation. Sinon, elles deviennent vite des compensations. Chacun essaie de se mettre au niveau de l’autre et en général, ce n’est pas au plus élevé . C’est alors qu’il faut savoir être net et opérer les ruptures nécessaires. En tout cas, la lumière doit être faite, lorsque nous sommes en présence de tels aveux: «Si je l’avais connu avant de m’engager, jamais je ne serais resté dans la vie religieuse». Un tel aveu, même fait après des années, amène dans la relation malaise ou déséquilibre.

Ce fondement a comme corollaire l’entretien de l’indépendance de cœur. Cette disposition découle du fait, reconnu chaque jour davantage, que la relation et ce qu’elle entraîne ne sont pas un dû et ne vont pas de soi, mais qu’ils sont un pur don de Dieu. Ceux-là se trompent qui la regardent comme nécessaire à leur épanouissement. La maturité humaine de ceux qui vivent dans le célibat peut être atteinte sans elle. Dieu l’accorde à qui il veut. Pourquoi? Inutile de se le demander. Personne n’y entre soi-même de plain-pied. Il faut être mis dedans. Pas plus qu’on ne la construit à sa guise.

Cette dépossession de soi, exigée par tout amour, mais ici faisant partie de notre consécration, est, à mon avis, la disposition la plus importante de tout. Plus importante que de ne pas connaître de chute. L’essentiel est qu’à chaque tournant, devant l’avenir, devant les rencontres, devant la vie et devant la mort, nous témoignions que rien de ce qui nous constitue ne nous appartient, mais que nous avons tout remis à Dieu. Cette attitude n’est pas absence de désirs ou sécheresse de coeur. Mais elle nous impose, quand il faut choisir, de ne pencher ni d’un côté ni de l’autre, attendant que Dieu mette dans notre coeur ou manifeste par les événements le parti qu’il veut. Jusque dans la mort, nous lui appartenons, sachant que par elle, quand il veut et comme il veut, il nous fait passer à lui.

À partir de ce fondement solide, la vie se charge de nous apporter les purifications nécessaires. Nous ne pouvons demeurer à l’enchante­ment des débuts. Comme dans la croissance de la foi, la grisaille du quotidien nous apporte lassitude et doutes. Si tout n’était qu’illusion? La tentation est grande de le croire. Nous sommes seuls. Les compagnons, les conseils deviennent rares. Le don de Dieu est toujours là; mais il n’est plus perçu comme tel. Nous voudrions avancer, brûler les étapes, savoir où cette aventure nous mène. Au lieu de cette lumière, nous découvrons en nous inquiétude, égoïsme, toutes sortes de senti­ments peu nobles. La route n’est pas faite d’avance. Il faut creuser la place de nos pas l’un après l’autre, comme en montagne sur le sentier à pic.

Il y a aussi la souffrance, non seulement celle qui naît des événements, mais celle qui est l’effet de nos réactions mutuelles. Impossible de les prévoir. L’un ne peut accuser l’autre. Nous sommes mis devant des faits comme devant un mur. Nous ne savons plus ce que Dieu veut de nous. Une fois de plus, tout semble remis en question, Dieu sait pour combien de temps. Dans ces passages, nous apprenons douloureusement à ne pas fonder sur nous notre fidélité. Qui peut savoir ce qu’il porte en lui? Qui peut assurer que demain il demeurera dans les sentiments d’aujourd’hui? Nous en venons à ne plus attendre notre fidélité mutuelle que de Dieu. Il nous fait toucher du doigt que c’est lui seul qui fait notre unité. La bourrasque passée, la relation en sort plus pure, plus joyeuse et plus simple.

Il nous faut apprendre ainsi à passer au-delà des images et des représentations. Il se produit alors quelque chose de dénudant. L’autre est regardé dans son mystère qui nous dépasse. Qui es-tu? et qui suis-­je? Nous ne pouvons nous rejoindre qu’en notre source, là où nous sommes invités à savoir qu’Il est. C’est une éducation du souvenir qui s’opère. Nous nous souvenons l’un de l’autre un peu comme nous nous souvenons du Seigneur: dans son mémorial. Le passé qui vit en nous nous est, dans le moment qui passe et où nous le célébrons, l’assurance de ce qui vient. C’est comme si nous cherchions à nous réconcilier l’un l’autre au plus profond de nous-mêmes, par-delà l’apparence, là où Dieu façonne notre être éternel, à la fine pointe de l’esprit. Dans ce mouvement, le cœur s’ouvre à des dimensions nouvelles, celles de l’amour de Dieu. C’est ce mouvement, dans le souvenir du passé, qui préserve le cœur de s’appesantir dans la nostalgie de celui-ci. Ce qui pourrait paraître arrêt ou limitation de l’amour est en réalité affinement. Cette mort quotidienne nous fait entrer dans l’unité que Jésus veut réaliser en nous, en nous faisant mourir et ressusciter avec lui.

En suivant ces cheminements, nous sommes mis en présence de l’inégalité des destinées humaines. Ce qui m’arrive n’est pas donné à l’autre. Il suit d’autres voies. Je voudrais percer le mystère: pourquoi moi et ainsi? Qu’ai-je fait pour cela? Je n’ai rien à dire. J’ai tout à recevoir de lui et à lui laisser son secret. Nous savons qu’il est là pour moi, pour les autres. Cela suffit. Je n’ai à me comparer à personne. Je n’ai pas à me croire meilleur. D’ailleurs l’envie m’en est enlevée par l’expérience quotidienne de ma faiblesse et de mes limites. Il se peut qu'à certains jours le don de Dieu me donne le sentiment de m’isoler parmi les hommes. À d’autres, il me donne la liberté de vivre d’autres relations qui reçoivent de la première leur aisance et leur force. En aucun cas, je ne puis rien m’approprier. Je fais l’épreuve de l’absolue gratuité de l’amour. J’y connais que l’amour de Dieu qui est universel se développe dans l’immense variété des destinées humaines, sans pouvoir faire autre chose que de le louer sur ce qu’il opère en chacun. Aucune histoire ne ressemble à une autre. La gratuité que je découvre partout m’interdit le jugement sur moi, sur les autres. Je ne puis que porter ce mystère dans la foi. Même au milieu des joies les plus intenses, je ne puis me satisfaire en moi, sous peine de tout fausser. Je le ressens comme une très forte exigence. Cette présence amoureuse où je baigne me fait basculer d’un monde dans l’autre, me déchire et m’emporte au-delà. Détachement singulièrement purifiant.

En attendant, tout cela est vécu dans des êtres de chair, imparfaits et toujours pécheurs, c’est-à-dire centrés sur eux. Dans la pratique, humblement, il ne faut cesser de fixer mon cœur en Dieu qui fait vivre et attire. A condition que Dieu m’apparaisse pour ce qu’il est, le plus intime et l’au-delà de tout, l’amour qui nous fait et nous dépasse. Projeter sur l’instant qui vient la lumière du terme qui est déjà en nous, résume mon effort spirituel au coeur de la relation. C’est désormais une lutte de tout instant que je dois entreprendre, mais pas dans le sens et la manière que d’abord j’attendais. Le progrès de la relation, où Dieu m’a plongé sans que j’y sois pour rien et où ma liberté s’est engagée, devient insensiblement un itinéraire spirituel, une route de purification qui, par des chemins inattendus, m’emmène vers l’union transformante.


C.  L’expérience de Dieu dans la relation

Nous voici très haut, pris de vertige: la relation dont nous parlons entraîne-t-elle jusque-là? Vécue dans la logique de la chasteté pour le Royaume, elle mène à ces sommets ou alors elle n’est qu’une compensation de l’amour humain que nous ne connaissons pas. C’est ainsi que nos vœux religieux devraient nous faire envisager et vivre les autres réalités humaines où nous sommes engagés: découvrir à travers elles le chemin d’éternité. D’ailleurs, cette union transformante ne fait que nous mettre en face du terme de tout l’effort spirituel. Nous y passons d’une union à Dieu que nous voulons réaliser par nous-mêmes, d’un amour par lequel nous prétendons l’aimer et le servir, à un autre genre d’union où l’amour dont nous aimons Dieu se découvre être l’amour dont Dieu aime et nous aime et auquel il nous fait participer. Beaucoup demeurent sur terre au premier stade. Quand un être accepte de passer au second, il sent s’accomplir en lui une mutation insensible, l’action de l’Esprit qui le fait participer à l’amour dont le créateur aime sa création et chacun des êtres qu’il y fait. C’est pourquoi, cet amour, élargissant son cœur, se déverse en chacun comme s’il était seul, mais sans exclure qui que ce soit. Il est, comme celui de Dieu, à la fois singulier et universel. Ainsi, je sens peu à peu, si je suis fidèle dans cette relation à l’impulsion de l’Esprit, mon amour se transformer. Je donne mon consentement, mais c’est Dieu qui agit. Si étonnant que cela soit, cette relation devient une expérience de Dieu. C’est de lui qu’elle jaillit, c’est en lui qu’elle s’épanouit, c’est lui qu’elle me fait connaître.

Je n’ai pas à imaginer d’états extraordinaires. Dieu, je ne le vois pas et je ne le verrai pas sur terre, pas plus que je n’entrerai jamais dans le mystère de l’autre. Mais je le connais aux effets de son action en moi. Saint Paul a décrit ces effets: «L’amour prend patience, l’amour rend service...» pas jaloux, ne plastronnant pas, simple, pur, désintéressé, sans rancune, heureux de tout bien qui se fait et de toute vérité qui se dévoile, prêt à tout excuser, à tout croire, à tout espérer, à tout endurer (1 Co 13). C’est le dynamisme de l’Esprit qui envahit toute l’activité humaine: union à Dieu certes, mais pas dans les sentiments et les idées, elle est transformante, en tant qu’elle fait participer au mode d’exister de Dieu. Dieu est connu dans cette ressemblance de cœur: heureux les cœurs purs, ils verront Dieu, disent les Béatitudes. Cette transformation n'est pas l’effet d’efforts calculés, mais celui de l’amour, de plus en plus reconnu en sa source... Par elle, Dieu manifeste sa présence, jusque dans les événements les plus simples de notre vie. Il ne faut pas s'étonner, si une relation comme celle dont nous parlons produit de tels effets: «Dans cette relation, me disait une moniale, mon amour de Dieu s’est transformé. Je l’ai saisi comme singulier et trinitaire. J’y ai découvert une nouvelle dimension de l’amour des autres. J’ai eu le sentiment de me révéler à moi-même et de révéler l’autre à lui. Je n’ai pas envie de m’arrêter. Les sœurs s’étonnent de me voir changée, plus attentive, plus douce, plus patiente, plus compréhensive. Je sais où est la source de cette transformation.» Nous sommes heurtés aujourd’hui par tant de scandales ou déconcertés par tant d’aventures qu’il est bon de recueillir ces témoignages, pures manifestations de la présence de Dieu en notre monde.

Comme tout ce qui est de Dieu, il est de la nature de ces merveilles de demeurer discrètes. Qui voudrait s’en prévaloir les trahirait. Dieu en fait ce qu’il veut. Celui qui les reçoit n’a qu’un désir: laisser s’écouler à son insu l’amour qui lui vient de Dieu. Il demande seulement dans sa prière: Fais briller sur nous la lumière de ta face. Qu’elle nous transfigure. Purifie cet amour. Fais-le devenir tien. Fais-nous être l’un pour l’autre et les uns pour les autres ce que tu veux que nous soyons pour toi. Accomplis en nous l’union que tu veux et par nous l’œuvre que tu veux. Cette prière d’ailleurs ne s’attarde pas sur elle. Elle devient action, mais une action qui n’est pas agitation. Elle aussi est reçue de Dieu. La vie atteint la simplicité qui devait être celle de la Vierge: une attention aux merveilles de l’Esprit pour la laisser déborder où Dieu veut et comme il veut. C’est l’effet et le signe de l’union transformante: «Puis-je la demander?» m’a dit un jour une religieuse. «Demandez-la pour moi» lui ai-je répondu. À cela, rien d’extraordinaire.

Cet amour qui se réalise au fil des jours continue la vie de Jésus sur terre et l’amour dont il aimait les êtres. Cette continuation, nous la concevons d’abord comme une imitation de ses actions. Nous cher­chons dans l’Evangile des exemples de vie, des vertus à pratiquer. Nous voulons ainsi actualiser l’esprit de Jésus dans notre situation présente. Ce n’est là qu’un premier stade encore trop imaginaire. Peu à peu, — c’est ce qui se passe dans la relation, celle-ci n’étant qu’un cas-type de ce qui se passe dans le reste — c’est Jésus qui vivant en nous continue son œuvre et donne aux nôtres sa marque divine. Cette continuation fait grandir en nous cet amour de virginité qui conduit tout au terme où Dieu est tout en tous. C’est ainsi que la relation est pour moi une expérience de Dieu. J’en viens à aimer dans le sens du mouvement que l’Esprit imprime à l’humanité de Jésus et, après lui, à la mienne, pour conduire le monde à la transfiguration.

J’avais pensé d’abord écrire cet article sous forme de dialogue. Dans un sujet si délicat, chacun se fût exprimé selon ses tendances ou ses expériences et eût apporté nuances ou précisions qu’un développe­ment continu ne fait pas apparaître. Il eût été évident qu’en cette matière la vérité n’est jamais toute faite. Personne n’eût essayé d’avoir raison de l’autre, celui qui se croit plus évolué comme celui qui l’est moins. Chaque génération y eût pris la parole. La suite de l’entretien eût amené chacun à mieux se définir, sans se comparer, dans le respect de l’autre et de sa grâce. Des zones demeurées obscures eussent été de la sorte éclairées.

À chacun de restituer ce dialogue. Peut-être pourra-t-il l’instaurer avec d’autres à propos de ces pages. Avec la discrétion qui s’impose. Je me méfie de ceux qui, en cette matière comme en d’autres, sont toujours prêts à livrer leurs secrets. Il est bon d’éclairer ensemble les abords du mystère. Mais, le moment venu, entre dans ta chambre où ton Père est le seul témoin. Les initiés au mystère se comprennent au-delà des mots et gardent sur ce qui se passe silence et respect. Ce qui est précieux, en ce point comme dans tous les engagements de notre vie, c’est d’avoir près de soi un témoin, celui qui, d’un mot mal choisi, nous appelons directeur spirituel. Appelons-le père, frère, ami, peu importe. Il est celui auquel tout peut se dire, sans qu’il s’étonne. Il a sans doute quelque expérience de ce dont nous lui parlons. Surtout il a pénétré l’immensité de la patience et de la tendresse de Dieu.

Quel que soit d’ailleurs le dialogue entrepris, il répondra, s’il est vrai, à un double rythme, celui qu’à travers ces pages j’aurais voulu garder: la décontraction et l’exigence, l’une ne cessant de permettre l’autre. Aux niveaux les plus divers d’une relation et de la vie, celui du commençant comme celui de qui se croit avancé, nous travaillons à évacuer la peur sans cesse renaissante pour entendre, dans la paix retrouvée, la parole de Jésus: Avance en eau profonde. Ne reviens pas en arrière. Ne t’arrête pas dans la jouissance du moment. Avance plus loin, plus haut. C’est la loi de l’amour.

Jean Laplace, s.j.
5, rue Fauveau
92140 Clamart
France.


La vie des communautés religieuses
publiée par les Franciscains de la Province Saint-Joseph du Canada


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Octobre 1976
Vol. 34 No 8

La relation homme-femme
vécue dans la vie consacrée

L’A, analyse un phénomène actuel qui va s’am­plifiant. Après avoir dit dans quel esprit aborder la question, il précise la nature de la relation homme-femme dans la vie consacrée: il s’agit d’une relation mettant enjeu la sexualité, même si la pensée de l’acte sexuel est exclue, et impliquant un amour virginal, non sexuel, mais incarné. Vécue dans la liberté, cette relation libère les puissances affectives et devient elle-même vie spirituelle chez ceux qui la nouent, découverte et expérience de l’amour de Dieu. C’est de Dieu qu’elle jaillit, c’est en lui qu’elle s’épanouit, c’est lui qu’elle fait connaître.
Louis Coolen, o.fm.

Chemins de la prière                      252

La prière est de l’ordre d’une expérience intime de l’amour qu’on reçoit de Dieu et de celui qu’on s’efforce de lui rendre. La conscience que nous prenons de notre consentement à l’oeuvre de l’Esprit nous ouvre à la relation qui est prière. Toute expérience de prière est un fruit de l’Esprit de Jésus, participation à ce que Jésus expérimen­tait quand il priait.