dimanche 29 juillet 2012

une mémoire de Jean Laplace s j (2)

La mémoire du Père Laplace…
puissante, équilibrante, généreuse et pudique,
le don de la présence totale à autrui
+ samedi 29 juillet 2006
évoquée par un de ses accompagnés, orphelin décisivement


Reniac, mardi 1er Août 2006

10 heures 59 + Téléphoner à JL, savoir où il est, comment il se porte.

11 heures 38 + … décédé samedi. Obsèques rue de Grenelle tout à l’heure à 15 heures, même partant maintenant, je n’y serai pas. J’aurais pu le revoir la semaine dernière, j’avais été alerté de ce qu’il n’était pas bien du tout, par le prédicateur de Sainte-Anne Grappon, une fois encore j’ai été négligent.


J’écris cette première méditation-évocation, me mettant mentalement à genoux, en communion avec lui, en action de grâces pour une telle œuvre de Dieu en un homme.
Une personnalité, les circonstances d’une rencontre et d’un accompagnement, une parole donnée.

L’homme avait grande réputation. Au temps des soutanes, je fis une retraite dite d’élection avec Jean Gouvernaire à Manrèse, on disait « la villa Manrèse » ; c’était en juin 1963, le Jésuite, pas encore aveugle, mais parlant le plus souvent les yeux fermés, avait pour message principal, celui que je retenais et dont j’ai longtemps vêcu, mais dont l’inachèvement (ou bien mon incompréhension de fond du propos) m’a ensuite marqué : laisser monter ce qui vient en vous, etc… Il a plus tard écrit Quand Dieu entre à l’improviste, traité simple et aisé à lire de l’irruption de la présence divine en nous, je m’étais attendu à un témoignage spirituel ou à la mise en œuvre des entretiens tenus avec des pénitents ou des retraitants, ce fut une dissertation et des commentaires de l’expérience que relate Ignace de Loyola dans ses écrits personnels. Tandis que d’autres – quelques-uns – sortaient de la retraite, exaltés, heureux, ayant « trouvé » leur vocation, c’est-à-dire entrant avec le bon label en religion, je repartis sans sentiments et avec une expérience mitigée : la vocation que je souhaitais et reherchais ne se manifestait toujours pas, j’étais incapable de cette simplicité que m’a dit il y a quelques mois un prêtre séculier, de mes amis : je n’ai pas choisi,mais j’ai pris la plus belle. La vocation religieuse est d’abord un choix humain, même si elle est – en bon enseignement et en bonne dogmatique, la réponse à un appel, mais l’appel de Samuel, antan, s’est adressé, moyenannt un accompagnateur qui avait du discernement, à quelqu’un de déjà placé, et même consacré dès sa conception (la prière d’Anne, sa mère).

Je commence ainsi car une des plus belles images de Jean Laplace, encore vert, imposant et détendu (détendu comme je l’ai toujours connu), qu’il me reste et que j’eusse voulu fixer en photographie, image décisive de fraternité, est à la fin d’une messe à la chapelle bleue de Manrèse, il y a dix ou quinze ans. Jean Gouvernaire venait à la messe de fin de matinée, après sa promenade tatonnante, grand béret alpin, ample veston gris, et fine canne blanche téléscopique de l’aveugle qu’il était devenu (la dédicace de son livre, en aveugle…), il arrivait, se plaçait au premier rang par force, plus simple. Il était d’une telle humilité, un sourire très léger sur le visage qui avait la morphologie de la bonté, je l’ai au total très peu connu, il inspirait la communauté des Jésuites, faiseuse de retraites, adossée au bois de Clamart et de la ligne à haute tension qui le tranche. Et cette fin de matinée-là, JL vint lui prendre le bras, et ils sortirent lentement, mais les vingt mètres de la chapelle les firent processionner, les deux religieux, manifestement frères, se tutoyant et tranquillement mon ami entretenant l’aîné, c’était un propos de communion et de compassion pour un accident de santé qu’avait eu l’autre retour d’hospitalisation. Une aura se dégageait d’eux. Rétrospectivement, c’est l’image sacrée, qu’auraient aimé les orthodoxes de deux Pères de l’Eglise, fondateur de quelque chose d’important, d’intime et d’universel, une grande et vraie proposition. J’étais déjà en connaissance avec JL.

Dans les années 1960, les Exercices et leur spécialiste étaient entourés, pour le jeune homme en manque d’appel que j’étais, d’une grande sévérité ; ils n’étaient pas pour les débutants, me semblait-il… avais-je tort. Je n’ai pas entrevu le Père à cette époque, et ne l’ai jamais vu « jeune » et en soutane. Je crois avoir acheté un fascicule relatant quelque dire de lui, j’avais – après un débat insignifiant mais qui m’avait occupé, débat intérieur sur la dépense à faire ou ne pas faire, dépense que je croyais alternativement de complaisance ou de réelle utilité – acheté en collection blanche IHS le livre des Exercices et le oparcourant, m’étais cru aussitôt dans chacune des dispositions indiquées et recommandées, puis le livre s’endormit, et Manrèse passa dans mon oubli. FOUCAULD, dont à beaucoup d’égards je me réclame et dont l’évocation me trouble chaque fois qu’elle vient du dehors ou du dedans, y est passé vers 1896, je crois. L’appellation rappelle aussi Ignace en Catalogne, la retraite qu’il se donne à lui-même. Leçon d’énergie ? voie de Dieu ? je ne décidais pas.

Une personnalité – pour qui vient à lui – semble seulement recevoir, alors qu’on s’attendait à ce qu’il donne. On réalise que le mouvement n’est pas celui de l’apparence ; c’est lui qui arrive, et conduit, sans convention ni discours, à une relation nouvelle, si naturelle qu’elle ne paraît pas même un accompagnement, si simple qu’elle semble ne rien requérir de celui qui va en bénéficier presque à son insu. Jean Laplace entre ainsi, sans rien investir ni imposer, dans des circonstances de lieu et de vie, précise et incarnée. La manière est diverse mais la sobriété est la même, le tête à tête est concis, l’enseignement et la prédication sans fioriture ; s’il devait y avoir des fleurs, ce pourrait être l poésie, tant on est dans le sujet : pas de prolégomène, pas de prétention à la conclusion ; pas d’instructions, on n’est jamais à un carrefour, l’exhortation, même elle n’en a pas la forme, est de continuer ; peu de geste, une parole qui écoute, qui écoute – non Dieu, ce qui serait prétentieux – mais l’attente de l’autre et précisément l’autre attend Dieu, qu’il se l’explicite ou non à lui-même. Assis devant le retraitant ou le visiteur, le scenario et le décor sont toujours les mêmes, une table à écrire, parfois, rarement un téléphone pris sans divagation ni longueur. Il est intensément là, sans aucun tic, remuements de jambes ou de bras, sans interrompre, baillant parfois mais parce qu’il a, de longue date, des maux d’estomac, des problèmes de digestion (il suit un régime alimentaire, ce qui dans les retraites, fait une table à part, pour être à la sienne, il faut accepter son régime ou en avoir un, sans sel principalement). Il ne rayonne aucune puissance particulière, il n’a aucune magie, il ne témoigne d’aucune expérience personnelle ou de celle d’un tiers. Il est entièrement dans la psychologie qu’il reçoit, mais il la structure et la simplifie, il résume le dire qu’il entend, il en tire parfois une conclusion ou un conseil, en fait, il a fait que le visiteur, le pénitent, le retraitant se trouve. Il est presque explicitement un instrument à la disposition de celui-ci.

Dès la première retraite suivie, vêcue – avec lui (les Trente jours au milieu de l’été de 1986, alors qu’une première fois capotait ma carrière professionnelle, que je croyais avoir à décider d’une liaison amoureuse, et cela en termes de vocation, qui peut-être se re-découvrirait et se conclurait religieuse), j’eus conscience, conviction qu’un trésor était là, se délivrait. Je crus d’abord à un trésor d’Eglise – c’en est un certainement, mais il n’est accessible qu’accompagné, les Exercices sont « donnés » -  c’est ici que je reprends, sans en marquer la date, ma rédaction, à partir de midi, le mercredi 9 Août – sans avoir encore appelé non plus rue de Grenelle pour connaître mieux les circonstances de sa maladie, de sa mort, de son combat, car toute mort est un combat, le dernier, pour la foi, dans l’espérance, contre la peur et le doute, pour la continuité ou pour l’ultime conversion. Je crois que dans une vie de foi, l’on reçoit la grâce d’une mort intimement apaisée, en fait la force et la docilité pour passer de ceci à cela : j’en suis sûr, et me l’imagine assez bien, la plongée en apnée, tandis qu’ensuite, aucune imagination ne peut nous le dire, sinon évidemment que là est notre accomplissement, déjà acquis d’ailleurs par l’éternité qui est notre milieu de vocation et de nature, de rachat aussi, et j’y ajoute au-delà du dogme mais c’est implicite dans notre foi quoique beaucoup de chrétiens en désespèrent – pas moi, j’espère au contraire et je crois – j’y ajoute les retrouvailles définitives et l’entente parfois, précisément accomplie, avec tous ceux auxquels nous aurons « tenu » dans notre vie terrestre… sens de toute affection, de tout désir-même que Dieu nous prodigue à longueur d’existence humaine, puis commençai de voir combien le « coefficient personnel » de celui qui, précisément, les donne, est important. J’ai commencé par évoquer les entretiens personnels avec lui, mais je n’ai connus ceux-ci que par les Exercices, à leur occasion et dans leur cadre. Ils ont été moins nombreux et ils sont différents, quand ils sont détachés d’une retraite, plus discursif, moins précis.

Les entretiens donc faisaient et ne faisaient pas l’ossature des retraites. Le secret du Père, s’il y en a un, au point de vue de la pédagogie des Exercices, et en somme de la « direction spirituelle », était un acte de foi, un double acte de foi en un seul élan pédagogique. Foi en l’Esprit saint, pas seulement pour inspirer son dire public ou privé, particulier ou magistral, mais pour faire ce que Dieu veut faire du retraitant à terme, certes, mais pendant les Exercices surtout, la suite et l’effet de ceux-ci dans une vie étant quasiment mécaniques, un apprentissage dont il vérifiait l’exactitude par le tête-à-tête de quelques minutes, si possible chaque jour, cela n’étant pas détachable des entretiens ni non plus des interventions pendant la liturgie, à l’occasion de celle-ci et des textes alors proposés. Le cœur paraissait donc être ce qu’il appelait les entretiens ; il récusait fortement, souvent explicitement en exorde de la retraite, les concepts et pratiques de conférences ou de sessions, ce ne serait ni la méthode ni l’objet de notre venue. Il n’appelait pas aux colnversations et commentaires entre exercitants, les déconseillait implicitement. En ce sens, il n’y avait pas de partage, pas même avec lui, nous n’avions pas à réciter ou restituer ce que nous avions compris  mais à dire ce que nous avions fait, ce que nous devenions et en rendre compte. On était sans doute en groupe dans l’aventure, mais celle-ci était personnelle, individuelle, elle était vitale, elle se vivait dans une ambiance de vie précise, généralement celle d’un  carrefour, d’une oprientation à prendre, à vérifier ou à reprendre. Investissement de temps, d’argent pour certains, ce ne fut pas mon cas pendant longtemps, repos aussi puisque le snuits pouvaient être longues, la sieste possible, les obligations réduites aux repas, à la messe en fin de matinée, à l’entretien en fin d’après-midi. Promenades, lectures, prières étaient recommandées, allaient de soi mais ne dépendent que du retraitant où qu’aient lieu les Exercices. L’entretien devant parterre – donné à une estrade où étaient tolérés les poses d’enregistreur, et même leurs ajustements en cours de parole – était toujours de même structure ; il n’était pas un enseignement, il était un mode d’emploi. Des lectures bibliques étaient conseillées par écrit avec leurs seules références. Sans avouer le plus souvent le texte, le Père donne la méditation du jour, elle est toujours trinitaire et avec l’appui de Marie, qui est la caution et le modèle d’Eglise ; il la fait précèder d’un point d’ambiance, ce qu’il ressent de la somme commune des prières et de la marche des personnes, des retraitants que nous sommes devant lui, avec lui. Il fait d’ailleurs retraite avec nous, réécrit le plus souvent ses notes, peu abondantes, il ne dactylographie pas, sa plume est très claire, elle le reflète très bien, douceur et force, précision sans ostentation, l’équilibre fluide sans accident. Sa parole est ainsi, pas de répétition, pas de recherche de mots, quelques gestes mais peu, parfois un instant de mime, des têtes de Turc, la religieuse recroquevillée, la belle et jeune pénitente ivre de la liberté qu’elle se croit (et qu’allez-vous en faire ? lui réplique-t-il en brève conclusion d’un exposé en règle et en enthousiaste…), quelque prêtre en manque, rarement le laïc ou le futur converti, en fait des types humains que spirituellement nous sommes tous. Ce qui est dit est simple, constamment c’est un appel à l’approfondissement de cœur et dans le même mouvement à sortir de soi.

J’ai enregistré la plupart des retraites auxquelles j’ai participé de 1986 à 1999, une bonne part à la Villa Manrèse environs de Paris au sud, une autre à Rezé sur la rive méridionale de la Loire en faubourg de Nantes. J’aurais voulu connaître d’autres lieux, les derniers temps, les propositions s’étaient faites rares et certaines même ne purent être honorées faute de quorum. J’ai tout autant pris abondamment des notes, pendant les entretiens, doublant ainsi le verbatim magnétique, e témoignant de ce que je vivais en l’écoutant, le plus souvent dans une grande émotion, tant ce qui était dit tombait juste, fouillait bien, ordonnait adéquatement et surtout projetait et envoyait complètement tout mon être, j’ai su en écoutant Jean Laplace ce que Pascal veut écrire quand il rend compte de ses pleurs de joie. La joie de la correspondance, de la communion, d’être reconnu et saisi. Pas par le Jésuite, mais par le Père céleste avec son Fils dans l’Esprit saint. Ce genre de conclusion en signe de croix était le rite pour chaque entretien. On sortait de ces cinquante minutes, rarement moins, très exceptionnellement plus, épuisé. Le spirituel est décisif physiquement, tous les psychiâtres et psychologues le savent et la dépression est la plus forte expérience de la faiblesse du corps et de la défaillance des sens. Les Exercices le font vivre et Jean Laplace ne manquait jamais, à plusieurs reprises dans une seule retraite, de conseiller le recours au psychologue à ceux/celles qui avaient des préalables mentaux, physiologiques manifestes à résoudre. La recommandation de manger une bonne viande et d’avoir bien dormi, de s’aérer. Le ressort était spirituel, mais le bon sens, l’examen tranquille étaient partout.

Ce n’était possible qu’à deux conditions que le Père – à force d’expérience et aussi de longévité, expérience des pénitents et retraitants, des effets de la méthode, longévité dans un tel ministère – avait réunies depuis longtemps quand  je le rencontrai. Une non-mise de soi en avant. Le « je » était aussi fréquent que le « tu » en parole publique, c’était sa manière – assez proche de celle des Pères du désert, je crois – de mettre en dialogue un discours qui, direct, aurait moins porté, nous étions ainsi invités à une attitude, à des mots, à une implication intime, à la première personne, la nôtre, et nous étions contrôlés, souvent corrigés, morigénés par le tutoiement. Jean Laplace ne parlait pas de lui-même, se laissait rarement interroger sur lui-même, sa vie, sa vocation et exposant un point, ou participant à l’élucidation d’un problème – une affaire, auraient dit ses contemporains dans la Compagnie, explique-nous ton affaire – il répondait en termes de fond et de généralité, bien sûr appliqués, mais sans référence ni à une expérience, ni non plus à l’Ecriture ou à un enseignement d’Eglise. Ceux-ci toujours supposés fréquentés, acquis, admis mais par une personnalité équilibrée et une intelligence capable d’évaluation. J’ai suivi, par fragments, d’autres retraites après lui, presque par hasard d’ailleurs, car ce qu’il me donnait et donnait suffisait largement ; très généralement, et c’étaient aussi des Jésuites, il y avait de l’égotisme. Chez lui, non. Il n’était cependant indifférent à aucune affection, à aucune attache et souffrait explicitement des ingratitudes, quoique sans s’appesantir. Il était attentif, mais ne réclamait rien. En ce sens, il était professionnel, voué religieusement. J’ai eu la chance – je suppose que d’autres l’ont eue aussi, et pressens que ce fut davantage le cas de femmes, encore jeunes, que de jeunes gens ou d’hommes installés – d’avoir des réponses à quelques provocations de confidences au moins factuelles, ses parents, sa vocation, tel moment de ses affectations religieuses. J’ai déjà dit que le poussant à écrire, parallèlement à la retraite qu’il donnait, ce qu’il priait et recevait lui-même, il m’a confié quelques pages, sans renouveler le geste, continuait-il par lui-même. A-t-il tenu un journal, régulièrement ou pas ? C’est possible et même dans la logique de sa recommandation aux exercitants de prendre quelques notes, sobres mais retenant la grâce ou le point d’une journée, mais ce n’est pas certain. D’ailleurs, ces notes – utiles pour lui – je crois bien qu’elles n’ajouteraient que peu ou rien à ce que son rayonnement fait déduire et savoir de lui. Il se savait efficient, il n’avait pas la fausse modestie de se croire indifférent ou interchangeable avec un confrère, il acceptait la personnalisation du lien avec le retraitant, puis avec l’ami d’une vie continuée et susceptible même d’être partagée. La réciprocité, d’une certaine manière, n’était pas possible parce qu’elle n’aurait pas eu de contenu. Le mouvement de l’affection – c’était un affectif contrôlé, mais un affectif et un affectueux – valait davantage que des récits de vie intimistes, s’il en donnait, c’était un calendrier ou les nouvelles de relations communes, des retraitants rencontrés ensemble. Du moins, est-ce ce que j’ai vêcu avec lui, le recevant chez moi en Bretagne, ayant des trajets en voiture parfois long, mais ces moments ont été exceptionnels au sens qu’ils ne se sont pas beaucoup produits, pas au sens où ils apportaient quelque chose de plus sur ce qu’il y a à connaître d’une personnalité, d’une âme pour se laisser, plus efficacement, plus profondément, conduire par elle. Sa biographie sera donc difficile à faire, le journal de l’âme d’une certaine manière ne pouvait être écrit par lui, malgré qu’il s’y connaisse. Spécialiste d’une typologie des âmes qu’il n’a cependant ni systématisée et exposée publiquement, ni tenté de donner – à ma connaissance, mais il peut y avoir des posthumes, dont ce qu’il était en train de composer ces derniers mois – il ne cherchait rien qui soit de l’ordre de la documentation, tout était dirigé vers le pratique, et le pratique était de porter les gens à Dieu, ou plus exactement de les déverser en Dieu, et de les assurer – une fois là – qu’ils y étaient véritablement et sauraient alors se débrouiller par eux-mêmes avec l’Esprit, et sans doute sans père spirituel. Il l’a parfois dit publiquement, le moment où la direction spirituelle est à quitter, le vêtement n’étant plus de mise. Il préférait qualifier la chose d’entretien ou d’animation pour ce qui était collectif et d’accompagnement pour ce qui était particulier.

La fidélité textuelle et en dialectique plus encore aux Exercices rendait sa transparence naturelle, aisée, pas choquante. Il n’était que celui qui reçoit le retraitant, l’ami, que celui qui accompagne. Religieux davantage que prêtre. Confessant rarement, ne le proposant jamais – du moins à moi – et n’officiant le plus souvent qu’en concélébrant, sans être « président » (ce terme, assez nouveau, de présidence d’une messe, d’une célébration, d’une liturgie, me répugne, sorte de laicisation du sacré et de transfert des hiérarchies d’Etat ou d’entreprises bien superflu alors que l’Eglise est déjà trop pleine de ces révérences, grades et positions), il tenait cependant à ce que les textes du jour concourent aux Exercices. Deux moments, quelques phrases, deux ou trois, à l’accueil, et une homélie très courte. En ce sens, c’est un poète qui prend la parole, car il va droit au sujet, au but en fait, sans introduction ni fioriture, dire uniquement ce qu’il y a à dire et le plus fortement, le plus nettement, visuellement possible. Le sertissement liturgique lui importe, ce qu’on fait comprendre et réfléchir là, à ce moment, ne serait pas dicible ailleurs et autrement. Ainsi, disant la messe devant moi seul avant que nous quittions un monastère où il avait prêché une retraite de carême, il me donne, nous donne une courte homélie. En voiture ou sur le chemin de la rejoindre, nous aurions eu physiquement la possibilité d’en parler, mais certainement pas – selon lui – le lieu ni le moment. Il croyait donc à la vêture sacerdotale pour certains enseignements. J’y adhère.

Leur ensemble dans une retraite était peu. A peine plus d’une heure en totalisant entretien du soir, accueil et homélie de midi. C’est dire par là deux choses qui sont la manière de Jean Laplace. Il ne s’imposait donc pas dans le temps de la retraite. D’autres, et lui-même à ses propres débuts dans les années 1950, convient à de nombreux entretiens magistraux, jusqu’à trois par jour… l’exercitant de Jean Laplace au contraire est invité à la solitude et à la prière, une prière guidée, accompagnée, presque vérifiée, une prière personnelle cependant et qui n’est pas que simple lecture de textes, prier est acte de nudité. Il croyait surtout à une mise en présence, que trop de paroles d’un prédicateur peut gêner, empêcher. Acte de foi dans l’Esprit, et non dans son propre talent.

La seconde condition qu’a remplie le Père Laplace, c’est la maturité humaine, un équilibre vrai, profond, plénier sans ostentation ni réticence. Tous ces mots pourraient être prononcés par lui. Quoiqu’il ne se soit jamais défini publiquement, ni – je crois – par écrit, alors qu’il a beaucoup réféchi et composé sur le rôle à jouer par un directeur spirituel, par un accompagnateur dans les Exercices, notamment, notre ami se voulait d’abord serviteur d’un ministère reçu et appris, qui suppose, en sus de l’oubli de soi et du décentrement, des qualités précises. Il les avait. La Compagnie, où il était entré si jeune, lui avait donné le goût et la possibilité d’une forte culture en lettres classiques, dont il tirait plus les Pères de l’Eglise que des aphorismes ou des exégèses qui prouvent mais n’ajoutent rien. Il croyait en la pédagogie du théâtre et donc à la diction, au par-cœur (celui du psaume CXXXV ou du « dernier évangile » d’antan, le Prologue de saint Jean). Il a manifestement beaucoup lu, et pas seulement des auteurs religieux dans les années 1940.1950 et s’est tenu à jour dans les années 1960. Si j’ai un reproche à lui faire, un seul, c’est de n’avoir pas senti qu’il importerait pour la suite qu’il continue ce travail de lecture, si fondamentaux puissent rester les auteurs de ces premières années. Claudel certes, appelé en illustration et en confortement de la plupart de ses intuitions notamment sur la part féminine de l’humanité et de tout homme, mais ensuite. D’autres contemporains et de plus récents. Au total, cela importe peu car dans les entretiens magistraux, les retraitants ne sont pas atteints, d’ordinaire, parce qu’ils ne connaissent pas ou ne savent pas connaître en termes profanes, le spirituel est plus universel et communicable, à un certain niveau et en un certain sens, que le profane qui suppose des affinités et des soubassements. Dieu est l’attirance-même, surtout pour qui arrive en retraite ignatienne. Et ce qui pouvait paraître – pour moi – un peu daté plus par lacunes que positivement, a probablement le charme de situer un homme et son enseignement qui, par ailleurs, sont tellement posés et immanents, qu’ils risqueraient d’être un peu en l’air. Jean Laplace est d’une époque mais il introduit à toutes – ainsi qu’à tous les milieux sociaux et à des mentalités étrangères – pas seulement parce qu’il s’agit du spirituel : il a rangé en bons et fidèles outils le fond de l’honnête homme classique, celui qu’ont, après Ignace, produit longtemps les fameux collèges. En fait, il était resté surtout à jour de l’enseignement de nos Papes, se l’appropriait complètement et le diffusait en termes et à usage spirituels et non doctrinaux.

Il ne rebutait pas, ni par sa culture donc un peu datée si l’on est superficiel, ni par un parcours de vie où les aléas politiques – l’Occupation et la Résistance notamment, les cas de conscience de nos guerres coloniales – avaient peu ou pas pesé, au contraire d’autres dans la Compagnie. Et ailleurs. Il ne captivait pas non plus, il proposait, montrait, suggérait, assurait. Le diagnostic a été son point fort et sans doute a fait reconnaître en lui, un médiateur des cas difficiles dans la vie religieuse, un interlocuteur qualifié pour des personnalités déjà notoires, dans l’Eglise ou dans la société politique, artistique, économique. Les noms sont son secret, j’en ai su par hasard, ceux des attentes dans un coin de couloir pour le tête-à-tête avec l’accompagnateur. Il n’attirait pas par des accessoires mais parce qu’on savait et cela se disait, y compris parmi des confrères dont la généralité n’est pas naturellement admirative… qu’il était un homme sûr. Mais aller à lui ne signifiait jamais – du moins dans mon expérience et dans ce que j’ai entendu de quelques-uns – s’en remettre à lui. Il mettait en Dieu, il remettait en soi, et malgré diagnostics et préalables parfois énoncés avec rugosité, il faisait désirer la liberté, la montrait possible, à portée. Beaucoup ont dit – de lui – qu’il libérait.

Cet équilibre, cette maturité qui étaient les siens et qu’il voulait à tout religieux surtout, qu’il souhaitait – en préalable, parfois non dit, souvent suggéré, mais très délicatement – à tout retraitant ou visiteur avide de don de soi ou d’une orientation radicale, d’où les tenait-il ? D’une enfance ? de la formation dispensée par la Compagnie ? des débuts de son ministère ? de l’enseignement qui avait été une de ses premières affectations ? D’un peu tout cela, je crois, mais d’un autre secret, encore – il y en a beaucoup dans la vie du Père, non en termes d’événements ou même de rencontres, je crois, mais en termes d’âme, de vie intérieure. Ce secret est celui de sa prière personnelle, de son rapport à Dieu. Il était debout devant Dieu, tranquille, il avait beaucoup de féminin dans sa personnalité, beaucoup de virilité dans sa façon de couper court quand le risque apparaissait de la dispersion. Il était ainsi concentré et disponible, à la fois. Présent, pas distrait, pas à se prendre personnellement au sérieux non plus. Oui, il était tranquille, devant Dieu et devant les hommes. C’est l’inquiétude qui déséquilibre. Il restait dans son registre, à sa place, et de là, il exerçait, et sans doute priait. Comme tous les grands penseurs, écrivains, philosophes, il parlait et a écrit très simple, au point que mot à mot on croit à la banalité. Un peu de temps, quelques pages, quelques minutes, à avancer ainsi avec lui et grâce à lui, l’évidence arrive, ce qui est exposé et donné, l’est d’une façon exceptionnelle et inimitable. Et durable.




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Reniac, mercredi 9 Août 2006

11 heures 45 + Je ne peux reprendre que maintenant ma méditation. Un papier court pour La Croix a été refusé, une proposition d’étude pour Etudes justement a été écartée, avec révérence mais selon une jurisprudence établie. Je pense écrire – mais quand ? – ce que j’ai vu et reçu de certains religieux, maintenant morts. Pour le moment trois, d’égale influence dans ma vie mais de portée différente : le matriciant (pour reprendre les traductions de Chouraqui), Gilbert Lamande, père spirituel du Petit Collège, l’époque puis les derniers mois de sa vie, diminué – l’ami, l’écouteur plus encore que l’opinant, le témoin de l’Esprit, des effets du consentement dans une vie d’homme, et aussi de religieux, Amédée Hallier, moine cistercien, lieu Bricquebec – enfin, le maître mais bon, intuitif autant qu’intelligent, éminemment solide et accueillant, Jean Laplace, un ministère visible, un réseau, pour les deux précédents une réputation autant que la sienne, mais sans doute moins de témoins et plus de durée probablement. Les caractériser chacun, dire par là ce qu’est l’apostolat et combien – quand il est vrai et fécond – il efface en première apparence l’acteur. Celui-ci ne se rejoint que dans la communion, la reconnaissance et post mortem. Je crois ce travail utile, mais quand vais-je le produire, et comment ? certes à main levée pour bonne partie et en relisant pour le moins les œuvres quand il y en a, elles sont très différentes pour chacun mais significatives, mais devrai-je enquêter ? l’accès aux papiers, je ne l’aurai pas. Les témoignages, je peux encore en recueillir, ils ne seront pas exahustifs pour aucun d’eux. Je laisserai l’Esprit me faire écrire, et je crois que le résultat conviendra.
 Donc, je reprends cette esquisse immédiate, pour – comme l’aurait dit le Père lui-même – fixer au moins les choses, et les sentiments du moment en l’affaire sont précis. Ils passeront mais ils constituent un témoignage par eux-mêmes, les mettre sous ce pli….



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