mercredi 25 juillet 2012

une expérience du scoutisme - en France 1952.1964



Scout de France à la 119ème . 121ème Paris

1953 – 1964

souvenirs personnels d’une expérience de vie


Ces quelques pages,
que j’ai pensé écrire dès 1964, à la suspension de ma vie scoute,
sont suscitées
par une demande inattendue d’un tiers  enquêtant sur le scoutisme à Paris,
et par le projet récurrent de retrouvailles avec les compagnons
de goût et de foi, d’aventure et d’engagement,
qui furent les miens à cette époque.

Elles n’engagent que leur rédacteur.
Je les entreprends sans prévoir où mènera de les écrire.

soir du lundi 23 . mardi 24 . mercredi 25 juillet 2012



Dois-je décrire le passé, fournir un exemple ? puisque le scoutisme est un mouvement – se définissant d’ailleurs comme un mouvement mais sans spécifier ni une référence d’âge, ni une appartenance politique ou religieuse – qui a fourni le cadre et le modèle d’une pédagogie, vécue par ses adeptes comme un type de vie et d’engagement, comme une pratique et comme une spiritualité. Mais l’expérience est à tant de points de vue particulière puisqu’elle est datée dans l’histoire des mouvements de jeunesse, dans l’histoire de France, dans celle aussi de l’Eglise catholique pour ce qui est de la troupe dite de Franklin, la 119ème-121ème Paris du groupe Castelnau, province d’Ile de France initialement dite du Vieux Loup, qu’elle est socialement située par rapport à l’un des plus imposants collèges de la Compagnie de Jésus (rue Louis David pour le Petit collège, et rue Franbklin pour le Moyen et le Grand) et à un quartier de Paris pour son recrutement et même son attache physique. Le « local » mis à la disposition de la meute et de la troupe par les Jésuites, passage des Eaux, une cour, et une terrasse en contrebas de l’immeuble leur appartenant au 9 rue Raynouard, Paris XVIème. L’aumônerie, tenue pendant la première décennie de l’après-Seconde guerre mondiale, par le Père Jacques André, préfet des sports à Saint-Louis de Gonzague, élément décisif de pérennité et aussi du regard d’alors de la Compagnie sur … une activité lui échappant en projet, en vie, en encadrement. Lui succédèrent le Père Jacques Langlois, ministre du même collège puis par intérim ne faisant qu’un camp ou deux, l’été seulement, les Pères Desjobert, Raison et enfin pour un retour à la stabilité, le Père Hermelin.

La structure proprement scoute était un district de l’ouest parisien, couvrant au moins le collège Gerson et les paroisses de Notre Dame de Grâce de Passy, de l’Assomption et peut-être Saint-Pierre de Chaillot, mais je n’en connus qu’un seul exercice, un groupe qui n’eut quelque effectivité qu’avec son dernier chef, Bernard Frémiot qui avait été quelques mois chef de la troupe et dont la future épouse, Agnès Legendre  dirigea la meute après les époques de Marie Seguin et Solange Le Poittevin, les miennes. Les chefs de troupe avaient été François Lebouteux après la guerre, que j’entrevis sans doute, Loïk Viet quand j’entrais à la Troupe et qui reçut ma promesse pendant les derniers mois de son exercice : Avril 1955. Tous deux éléments, non seulement de forte stabilité pour la Troupe elle-même, mais de lien avec l’ensemble du Mouvement – j’entre en graphie des manjuscules à mesure que j’intègre ce que j’ai vécu… par eux, nous fûmes à Chamarande, nous rencontrâmes Michel Rigal. Ensuite, exactement comme devint plus confuse l’aumônerie, la maîtrise fut plus éphémère (la « strise »). Henri Carlioz, Bernard Frémiot, Denis Legendre puis un intérim par Jean-Louis Morice, quatre en six ans, les assistants encore moins durables.

Le louveteau (Octobre 1952-Octobre 1954), puis le scout de base que je fus pendant sept ans – avant de « reprendre » la Troupe en Mai 1962, à la suite d’un été de « communauté Route » (on ne disait plus : clan, comme à l’époque de mon frère aîné, dix ans de plus que moi, et troupe à Sainte-Croix-de-Neuilly avec Philippe Magdelène notamment) et d’une année de patronage hebdomadaire, du gardiennage, dans la paroisse de Bezons, qui ne bénéficiait pas encore du tout-à-l’égoût – ne ressentait rien de ces aléas de l’encadrement : chefs ou aumônier. Pour moi, la structure était une tradition qui était transmise avec insistance et force, en ce sens les chefs et l’aumônier étaient secondaires, serviteurs et garants d’un cadre les gouvernant aussi.  

Le scoutisme était donc pour le novice d’abord un accueil par ceux qui en savaient plus que lui. Sur quoi ? là n’était pas la question. C’était la relation de transmission qui subjuguait. J’en ai bénéficié pendant dix ans, dans deux situations-positions apparemment différentes, celle d’un louveteau ou d’un scout recevant petit à petit une place dans une société hiérarchisée mais extrêmement fraternelle par la promiscuité du camp, du sommeil, de l’effort partagés, par la commune fierté de vivre selon la nature, avec elle et par elle – le camp étant l’objet de toute préparation et étant vécu intensément pour devenir de l’histoire et le ciment, le socle de beaucoup en amitié, en mémoire, en projets… celle d’un chef d’unité organisant, animant, inventant mais recevant à profusion de la confiance, du regard. Cette transmission permanente, rendue très sensible par le système des épreuves, des badges, les « yeux ouverts », un puis deux à la meute, et sanctionnée par le port d’insignes jolies, variées, était en fait de l’apprentissage à la fois sur le tas, selon l’aventure de camps, de week-ends hors la ville, et même aux époques où le local était fréquenté par à peu près tous pendant l’après-midi du congé hebdomadaire (le jeudi, à mon époque), et tout autant selon des méthodes qu’entretenaient et systématisaient des revues périodiques admirablement faites : celle propre à chaque branche, celle destinée aux chefs.

Deux caractéristiques s’y ajoutèrent au milieu des années 1950 en France. La première était – implicitement, pour les plus jeunes, peut-être moins pour les encadrements nationaux lointains ou pour les chefs appelés à faire le service national qui était vraiment militaire – le contexte de l’après-guerre. Plus que les Chantiers de jeunesse et l’école d’Uriage dont je n’entendis parler qu’en politique et à mes vingt ans, c’est-à-dire hors mon époque de pratique scoute, la préhistoire de ce que nous vivions et de ce à quoi nous nous préparions, était la Résistance, et aussi – sans contradiction alors – les guerres coloniales, l’Indochine se finissant, l’Algérie commençant, de l’héroisme, de la morale. Le scout est fils de France et bon citoyen. La seconde caractéristique tenait au collège que nous fréquentions pour la majorité d’entre nous mais pas seulement, à la présence sans doute d’un prêtre parmi nous pour les camps, les sorties dominicales, les activités au local, à la texture de de la plupart de nos familles : elle était d’intense pratique et conviction religieuse, une vie sacramentelle catholique. Le scout est fier de sa foi et lui soumet toute sa vie.  

La continuité était donc totale entre ce que nous vivions chez nous, en classe et à la meute ou à la troupe. Mon frère avait été lui-même scout une dizaine d’années, la branche route avait correspondu à son goût et à sa capacité de fortes amitiés qui lui firent aussi « fidéliser » ses camarades de préparation des concours médicaux, particulièrement la « sous-colle » de l’internat. Je ne quittais donc d’autant moins la structure et la culture familiales, que mes deux cadets entrèrent aussi dans la même meute, puis la même troupe que moi. Je les eus comme chefs de patrouille successivement quand je fus chef de cette troupe. Je me donnais comme assistants pour plusieurs des camps dont j’eus la responsabilité, des amis du collège Franklin. Continuité aussi dans le projet de vie puisqu’il était pour tous, et je le ressentais fortement pour moi, celui d’une existence donnée au pays et aux nécessiteux. L’appel au sacerdoce et/ou à la vie religieuse n’était pas évanescent pour beaucoup de nous. Ce fut une époque de ma vie où naquirent ma vie spirituelle, mon goût de la liturgie et des lectures partagées de la Bible par cette interrogation latente sur une orientation fondamentale et aussi par cette découverte de Dieu dans le cœur, l’âme, l’intelligence de mes compagnons en patrouille ou des garçons dont j’avais quasiment la « direction » au sens de la pratique religieuse de la première moitié du XXème siècle.

L’organisation et les circonstances confirment, à mon époque, ces traits et cette continuité. Beaucoup des membres de la 119ème-121ème Paris y sont en fratrie, les chefs ou les assistants sont des aînés de certains de nous. Les camps nous font participer à la vie paroissiale locale, en animer les messes et en remercier par des invitations à nos feux de camp. Les camps à Pâques sont des camps de mission, l’aumônier s’intègre dans la pastorale du secteur ou du doyenné. Quand il s’agit du Père Jacques Langlois, à la voix magnifique, nous jouissons d’un Exultet… haec nox est splendide, et entraînant. Les processions, le feu nouveau, les ornements de l’époque, nos uniformes, notre piété manifestement sont appréciés et bien reçus. Nous prenons en charge et dans nos rangs la « patrouille libre », s’il en existe une, les «foulards noirs ». Brassage qui plaît aussi localement et est assez facile à vivre par nous tous.  Les inondations de 1955-1956 nous mettent à contribution, nos canots pneumatiques acquis aux « stocks américains » sont requis avec les équipages que nous sommes. Nous nous entrainons aussi aux hypothèses de conflit en participant à un relais à travers la France, prescrit par la direction du Mouvement, transmettant un message optique à des heures définies d’une nuit de Pentecôte : lampes-torches, phares de voiture, vérification des altitudes, des azimuts, et semi victoire collective.

Les structures l’emportent apparemment sur les personnalités tant les rites sont nombreux, divers, justifiés, respectés. Avec cependant la difficulté des mois où seulement une grande sortie ne vient rompre le peu d’attrait du local quand nous ne sommes pas proches d’un camp bref ou plus long, dont il faut préparer les outillages, les charettes et vérifier nos tentes et tapis de sol. Varieront seulement les charettes et les « caisses à mat. » pour le camp de 1956 où la maîtrise allègera nos longues marches (en Autriche) en attelant aux scooters du C.T. et de mon frère aîné, son assistant d’alors (Henri Carlioz comme Claude était en préparation de l’internat, ce qui dispensait d’ailleurs d’avoir un infirmier), des charettes plus maniables – en métal et non plus en bois avec des roues pour le trait par des chevaux… –  mais malheureusement repeintes d’une manière telle que vêtements et mains se garnissaient indélébilement de reflets argentés… Les caisses à matériel devinrent des cantines. Les tentes de vingt ou trente ans d’âge, réimperméabilisées à la brosse et aux produits ad hoc, n’avaient pas de double toit et les piquets étaient en bois, énormes. Ainsi avait-on physiquement une partie du cadre dans lequel s’étaient déroulés les grands camps antérieurs. L’une des épreuves pour passer d’une « classe » à l’autre et d’abord cesser d’être novice, portait sur la connaissance du Mouvement, de Mafeking à la chronologie des Jamboree d’une part, et de la succession des grands camps d’été. La France entière avait été ainsi visitée. Chaque patrouille écrivait un « cahier de pat » avec dessins et photos. pour l’illustrer. Le style était obligé, astuces et anecdotes de rigueur, un peu lourdes comme les sketches refilés d’année en année pour les veillées. Mais le sentiment d’appartenance à une tradition, sinon à un corps d’élite, allait de soi. La promesse louveteau, la promesse scoute, le passage d’une branche à l’autre, y compris de la Troupe à la Route, et le départ hors du clan pour la vie… avec exposé du projet étaient à la fois religieux, liturgiques (veillée des chevaliers pour les promettants), le serment, le salut, le drapeau vert et blanc, brodé en son centre de la croix potencée et du nom de l’unité, tenu à pleine main, la bénédiction, le grand chant (devant tous, je m’engage et je te fais hommage… de moi Seigneur… protège ma promesse…) avaient beaucoup d’un ordre de l’ancien temps. Il y allait de la vie et celle-ci serait droite, éternelle, belle. Les moines-soldats, les parachutistes (le béret vert des raiders, l’excellence décernée par le Mouvement), les missionnaires, nous allions porter le monde et nous respirions le plus grand air, la Voie lactée se lisait chaque nuit, nous vivions au grand angle, émerveillés. Nous étions à l’aise, heureux en plein air. Idéologie ? pédagogie ? méthode ? cela ne se sentait pas et je crois que dans les patrouilles, à la meute comme en maîtrise personne ne se croyait assujetti par de l’abstrait. Nous étions au naturel, la nature était notre milieu ambiant. Même pendant l’année puisque nous nous préparions constamment à « sortir ».

Le froissartage, les installations en bois d’arbres abattus puis laissés en stères au propriétaire qui nous avait accueillis, l’entretien du matériel : tarières, haches et hachettes, rapes diverses, masse, cordages et lassos nous inculquaient un savoir-faire et une débrouillardise certaine même pour les moins manuels, dont j’étais. La marche, parfois jour et nuit, le couchage à la belle étoile, les sorties de deux ou trois jours à la Toussaint et au Mardi-Gras parfois avec la neige, les étapes sous la pluie sans pouvoir rien sécher, la soif quand il nous était enseigné que la gourde nous couperait les jambes, le sel avalé par poignée pour tenir, la sueur, la toilette minime car à raison de la promiscuité qui ne nous pesait ni ne nous choquait, la pudeur entre nous était évidente et totale – l’expérience des nomades sahariens montre combien elle est naturelle en camp volant et en hébergement sous tente … tout cela nous musclait, nous assurait de pouvoir tenir en toutes circonstances. Il y avait les grands moments de l’érection du mat de camp, savamment préparée, l’ornement et le repère centraux de notre appropiation des lieux pour plusieurs semaines étaient dessinés, prévus avec dilection… et du jeu de nuit, à la date et à l’heure de son début toujours tenues secrètes, avec des conventions pour les combats : gariche, foulard, mains plates, scenarii de l’appréhension des plus jeunes, sens de l’autorité des chefs de patrouille, mobilité des chefs selon les plans souvent complexes et étendus d’un Kriegspiel toujours passionné. Le rythme des journées était immuable – je le vécus, puis le fis vivre pendant dix ans. Les levers au son de la corne, l’appel au rassemblement, la formation en rectangle, le lever des couleurs (pour la France ! Dieu nous garde…) et la prière pour nous, les nôtres, la France, l’Eglise. J’y ajoutai ainsi qu’au mât le drapeau bleu à douze étoiles, le petit déjeuner en Troupe, cercle vaste, tartines énormes généralement distribuées par le C.P., chaudron de chocolat en poudre avec du lait dont il n’y avait pas à discerner s’il était bio., bendicite et grâces à chaque repas, déjeuner et dîner en patrouille, les chefs tournant à tour de rôle dans chaque patrouille, ce qui permettait une certain contrôle et une animation d’ambiance. Les activités du jour étaient toujours précédées de l’inspection : passage de l’ensemble de la maîtrise, aumonier compris, questions sur les textes connus par cœur fondant notre vie scoute (loi, principes, maximes), sur les nœuds, examen de la propreté personnelle et de celle des lieux, vérification de la tente, bords roulés, aérée, des feuillées… puis la messe, l’autel confectionné par les chefs, tandis que chaque patrouille, après la course aux endroits repérés par avance, convoités, disputés puis attribués au compromis entre C.P., faisait ses « installations » dont la réalisation était mise an concours au bout des trois-quatre jours qui leur étaient consacrés à l’arrivée sur place. La soirée, après le dîner, était la veillée autour du feu, les patrouilles à tour de rôle chargées de l’animation. Certaines disposant de quelques belles voix ou d’un conteur ou d’un guitariste ou d’un accordéoniste y excellaient, d’autres moins. Pas de carnets de chant imprimés, mais du manuscrit que l’on se recopiait et se passait les uns les autres pendant les siestes – moment coupant la journée et décrété à la trompe. Finalement, nous nous levions, le feu cessait d’être alimenté, on pleurait parfois quand il fumait ou que tournait le vent, « mot du Père » et l’un des trois quatre chants de la remise de soi, tous ensemble, à Dieu : qui nous protègera ? berger divin… avant d’aller dormir sous les étoiels, doux maître humblement à genoux, tes fils t’ouvrent leur cœur sans voile… protège aussi, Seigneur, ceux qui nous aiment… et l’on gagnait la tente de patrouille en silence, les chefs s’entretenaient encore, et p… sur les braises pour les éteindre. Silence d’après Complies.

Ce cadre immuable et sécurisant laissait toute l’initiative à chacun pourvu qu’il « jouât collectif », la hiérarchie : chef de patrouille et second, se fondait sur l’aînesse et l’expérience, elles étaient indiscutées et fondamentalement appréciées. Tous y gagnaient. La maîtrise n’intervenait, autant dire jamais, directement. Les C.P. et les chefs se réunissaient en fin de chaque journée, programme du jour suivant, difficultés de tel ou tel, problèmes éventuels. Deux questions ne se posaient pas : l’argent car nous calculions au plus juste, avions peu à dépenser et que les plus fortunés des parents mettaient davantage au pot que d’autres, certains d’ailleurs participant gratuitement. Le sexe… je fus stupéfait, et cela ne se produisit qu’une seule fois, étant chef de troupe pour « mon » premier camp, quand l’aumônier d’alors signala qu’untel peut-être était… par un autre, dans sa patrouille, un peu plus âgé, et commentant : ses cuisses sont jolies. Je répliquai – les chefs de patrouille n’étaient pas présents, nous étions en maîtrise – que l’idée, l’image, la situation n’avaient jamais traversé l’esprit d’aucun de nous, que même la recommandation de vigilance nous semblait incongrue. Je n’ai entendu d’ « histoires » au collège qui fut le mien et à peu près contemporaines de ma scolarité, qu’il ya quelques années, un de mes frères cadets m’a raconté telles tentatives ou manies d’un des religieux, et mon aîné eut vraiment à faire à un de ses chefs scouts quand il n’avait lui-même que treize ans. Je ne fus témoin de rien et n’eus envie de rien pendant toute ma période scoute. Franchise, dévouement, pureté. Nous avions tant à faire, à vivre et nous n’étions jamais seul à seul avec qui que ce soit. Seul en wood-craft, en patrouille pendant plusieurs jours : « explo. de pat. », en troupe pendant les transhumances. Les dessins de Pierre Joubert pourraient rétrospectivement faire imaginer des écarts. La collection Signes de piste était évidemment reine et connue de nous tous. Nous y ajoutions par ce que nous vivions. Nous étions plus sensibles, entre nous pour d’éventuelles évaluations ou modélisations, à la piété, à l’endurance et à la force physique, à la gaîté ou au comique dans le quotidien du camp ou pendant les préparations – au local – plus  austères de nos activités.

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Dans ce cadre, qu’ai-je vécu personnellement ?

D’abord, l’autre, l’importance de l’autre, mais l’autre amical, aîné, pédagogue et m’amenant à la vie, de novice à véritable participant. L’aîné de mes frères et mon père, aussi, se conduisaient de la sorte avec moi. Dix ans fils unique de nos parents, Claude m’accueillit avec joie, m’entoura, me livra ses menus secrets, me prêta-donna ses jouets (il le fait encore aujourd’hui pour des reliques de nos enfances que je lui demande), c’est lui qui m’apprit à monter à bicyclette et qui partagea mes interrogations sur une vocation religieuse, qui me précéda en service alors miliraire au Sahara, le sien au Soudan français, futur Mali, le mien en Mauritanie huit ans plus tard, qui me rassura sur des questions plus intimes de relations physiques avec la seconde de mes fiancées. Quant à mon père, il m’initia à la politique par quelques observations de fond sur notre pays et sur le monde, sur les règles de notre époque qui n’étaient pas la « guerre froide » mais déjà l’entreprise européenne, selon lui. J’eus donc un chef de patrouille leur ressemblant et les cumulant. Il me conduisit au Louvre, hors projet scout, m’apprit à voir, à construire d’œil et de mémoire et me fit m’approprier une manière de parcourir puis d’habiter véritablement les musées de peinture et de sculptures, ce qui a été une partie de ma vie et de mes bonheurs, parfois davantage même jusqu’au vertige de l’extase et d’une compréhension autre de l’histoire, de l’homme, de l’univers et de ce qu’est le rapport de toute personne à la beauté, à la création, au construit, au donné. Chacun de mes compagnons, les Loups dont je devins à mon tour le chef, sans avoir jamais changé de patrouille ni de fanion, m’apprit quelque chose. Certains d’autres patrouilles aussi, les dons et les talents pullulaient, les échanges n’étaient ni organisés ni sollicités, ils étaient la trame des années, des activités, des camps que nous vivions ensemble. Abattre un arbre, le fendre, le travailler. Cuire du pain, organiser un four avec terre et pierres. Le bois, sous toutes ses formes et acceptions, forêts, matériaux, silhouettes, feu, meubles de camp, ensemble de la nature à détailler et à entendre se mouvoir, gémir ous ‘ébrouer selon les heures et les formes du silence, dominait et faisait cette vie, soit concrètement pendant les camps et les sorties, soit en imagination malgré la capitale où nous avions demeure familiale et salles de classe, cinémas parfois. Il y avait la science des nœuds, l’apprentissage du morse, la façon de tenir le sifflet, les cadences, chaque montée d’une classe le donnait en épreuve, tant de signes minutes. Je n’excellais en rien mais j’étais assez bon en tout. Croquis panoramique, croquis topographique, compte-rendus d’exploration malgré que je sois en tête de classe pour le dessin au collège ou pour la rédaction de fiction ou de cdescription, je n’étais que dans la norme. Au contraire de la pédagogie et de l’ambiance jésuites, ce n’était pas entre nous la compétition, et quand celle-ci était organisée ou proposée par les chefs, elle était un jeu : les olympiades (les flèches polynésiennes que nous enseignèrent les frèes Le Guérinnel), le parcours du combattant (avec une série d’obstacles à ne pas déplacer tout en rampant par-dessus genre James Bond et les rayons d’un contrôle laser). De même, les courses puériles pour être en ordre et en rang aux appels à nous rassembler, n’était que le goût d’une certaine esthétique, d’un rythme collectif. Nous participions, nous étions heureux, c’était une respiration commune.

Pas d’amitiés particulières ou plus exactement des amitiés plus accentuées que d’autres, guère de confidences que sur l’avenir, car notre compréhension des autres, nos histoires familiales étaient ressenties très analogues, nous étions passionnés par le présent, par ce que nous vivions dans l’instant. La part réflexive de la vie était plutôt qu’une philosophie s’édifiant personnellement, une offrande spirituelle à un Dieu qui nous était familier par les exercices devenus naturels de la prière au début du jour à celle clôturant la veillée et résumant tout, la messe au camp recueillie mais joyeuse puisque les oiseaux, le ciel, les branches d’arbres faisaient notre distraction et notre lieu commun, notre bien à tous.

Il y eut cependant – non des événements – mais des environnements et des itinéraires. J’en garde quelques gemmes et le souvenir de fortes silhouettes, l’ordre n’en est pas certain. Loïc Viet, taillé en hercule, une tête joyeuse, bienveillante mais à la découpe de celle de Mussolini : enveloppé dans sa couverture des épaules aux pieds, sachem au possible, chantant et racontant, le feu pas très conséquent, la nuit sans étoile, le froid d’un camp de Pâques, souveraineté alors de ce qu’il incarnait, notre engagement et notre vie, notre joie de scout. Certainement. Sa moto. antédiluvienne, réjouissant les chefaines car il les voyait en tant que chef de groupe dont il faisait fonction cumulativement avec la charge de la Troupe qu’il abandonna à la fin de ce camp d’Avril 1955, mon premier exercice, marqué par la « corvée de bois », le savon noir sur la culotte courte de velours puisque « marhuts » et « boutéons » étaient à enduire constamment pour un récurage plus aisé quoique toujours à l’eau froide. Les chefs se rasaient tous les jours et avaient leur tente – habitude que je gardais quand je leur succédai bien plus tard – très en vue et non loin du mat de camp. Nos toilettes étaient torse nu, la lessive était problématique et du linge sale abandonné donnait lieu à des jeux d’énigmes et des réattributions ainsi qu’un retour au sens des responsabilités personnelles parfois pénibles à vivre. Les installations étaient un grand moment, leur réalisation toujours ingénieuse, belle, solide si nous avions la permission de couper du bois à satiété, ce qui était presque toujours le cas. Le camp devenait village, jamais forteresse mais point de départ et lieu de retour. La baignade en rivière ou en lac : le Pillersee au Tyrol autrichien en 1956 et où je tins à revenir, ce fut 1963, comme chef (j’y appris à boire de la bière avec notre aumônier intérimaire : l’Autriche avait été l’avant-dernier camp de « Papias », ayant adopté la tenue de clergy-man). Dans la liste des aumôniers, une association d’idée, sans doute une certaine classe pour l’un et une affectation de jouxter le peuple à défaut d’en être issue, me fait ajouter Marc de Saint-Priest qui scandalisa les familles, en réunion de parents, quand il évoqua son « paternel ». C’est sous sa houlette, pas seulement spirituelle, car jeune et vigoureux il participa au gouvernement de la Troupe quand les chefs se succèdèrent plus rapidement que nous eûmes, en collectif, une algarade avec un automobiliste doublant dangereusement notre cohorte et que nous traitâmes d’enfoiré. Un état au-dessus du lac du Bourget fut plus de l’escalade que du bain en eau profonde, nous étions en explorations et marchions de nuit à la boussole, dans l’obscurité nous descendîmes interminablement et périlleusement. Ce n’est qu’au matin pour nous étendre et dormir enfin que nous nous aperçûmes de pis que nous imprudence, une falaise à pic, un dénivelé de plusieurs centaines de mètres, le vide nous étant dissimulé par la nuit et beaucoup d’arbres que nous empoignions tour à tour pour de l’un à l’autre nous cramponner à la descente, le sac ballant, bien moins ergonomique que ceux d’aujourd’hui, avec des armatures métalliques agressives. La chronique serait monotone des marches de toute la journée, de la fatigue, des chaussettes, des chaussures, du chemin parfois très beau, sans une automobile, les moissons généralement déjà faites, des averses et des pluies, de la quête d’une grange pour l’étape ou du tapis de sol déroulé clandestinement jusqu’à l’arrivée trop matinale pour nous du paysan surpris et pas heureux de notre intrusion.

Autres silhouettes et moindres exploits. Jacques de Blanpré, mon premier C.P. déjà évoqué, carrière ensuite de colonel, comme son cadet qui fut tant mon ami et me seconda ensuite dans plusieurs des camps que je dirigeais… la science des traces de grands animaux, sangliers, cerfs, biches… celle aussi des feuillages, des textures et des qualités de bois… le goût du commentaire nous faisant pénétrer davantage ce que nous vivions entre nous et dans le plein air. Dominique Namy, savoureux et simple, la bonté dont parfois le « patte tendre » a besoin. Daniel Fayoux, le premier marié de toute cette époque, battu en athlète, musclé et démontrant volontiers son art du combat surtout au sol. Des jeux précisément nous mettant en situation physique, ce fut l’introduction de mon frère aîné comme assistant pour un camp, venu, sans que je le sache, pour une sortie à la demande d’Henri Carlioz et héros d’une sorte de chasse à l’homme dans les rochers et amas de Fontainebleau. Il nous gagna tous par une grande agilité, lui aussi athéltique à l’époque, je suis le seul des quatre garçons de nos parents à ne l’avoir jamais été, mais le seul aussi à tant écrire et aussi narrer des histoires dont je ne savais jamais la suite à l’avance, cour de récréation au collège où le cercle se faisait autour de moi, ou veillées donc. Un an ou quelques mois auparavant, au départ de Loïc Viet, une scène d’embuscade avec foulards noués pour faire maasse d’armes ou gourdin, ce fut violent, le chef fut terrrassé à plusieurs, ligoté mais se releva comme Samson, cassant tout. Je m’émerveillais de la combativité de certains d’entre nous. Quelques étés plus tard, celui organisé à la Chambotte, au-dessus du lac du Bourget, ce furent des inititations aux descentes en rappel. Heureusement, en patrouille et de nuit, nous ne le pratiquâmes pas. Ma première longue marche, de notre installation à Vignols jusqu’à Vézelay, féerie de découvrir soudain, éclairé par le couchant du soleil, la façade dont je n’avais jamais vu une image ni entendu parler, mais auparavant les heures en arrière, sinon à la traîne tandis que les aînés avançaient avec aisance, je me prenais les barbelés à chaque passage d’un champ ou d’un pré à l’autre, j’en ai gardé la marque au tibia droit, nous portions des guêtres protégeant les chevilles plus que les soutenant. Bernard Frémiot, plus tard, nous enseignant au départ d’une journée du même genre, à serrer convenablement nos laçages, réflexe qu’eût notre moniteur de ski, à ma chère femme et à moi, au début de cette année, quand je voulus me mettre à jour et que j’appris du chaleureux septuagénaire que j’étais complètement démodé en matériel et en façon de faire. Grande joie que l’apprentissage… Nous avions tellement à vivre que le narcissisme ou les confidences étaient physiquement impossibles et impensables. Le réel était une épreuve accessible.

Les veillées de mise en boîte, vers la fin de chaque camp d’été, étaient un régal et le plus souvent les caricatures étaient inattendues. Nous ne nous étonnions pas les uns des autres, nous ne nous critiquions pas, l’acceptation mutuelle était générale et l’autre était plutôt l’habitant chez qui nous campions, le personnage plus ou moins pittoresque ou folklorique que nous hélions puis questionnions pendant nos pérégrinations. Forts de notre groupe – plus patrouille que troupe – nous avions la liberté de déplacement et d’organisation de quelques jours, en milieu de camp, que n’ont pas toujours les adultes. Argent, bagages et valise, réservations nous étaient étrangers. A ne bouger qu’à pied, à nous diriger à la carte ou à la boussole, à observer pas seulement pour rendre compte mais par une seconde nature que nous avions acquise vite mais ensemble, nous étions vraiment immergés dans un paysage, un territoire, plus sensibles à sa géographie, à son humain qu’à des éphémérides et à une histoire. La France faisait notre admiration tant elle était grande et diverse, tant elle était nôtre puisque nous y marchions, parfois des heures sans y rencontrer personne qu’un mûlot des champs quittant vite notre épaule ou des troupeaux de bovins ou de moutons. Il y eut les Causses, il y eut ces étendues bocagères qui ne sont que des immensités, on comptait plus en heures qu’en kilomètres puisqu’on arrivait toujours où que ce soit.

Je vécus ainsi collectivement sans me soucier de moi-même. Au collège davantage se faisaient les rencontres fondées sur les seules affinités, aussi sur les domiciles familiaux, se raccompagner mutuellement jusqu’au porche de l’un ou de l’autre ou s’attendre pour l’aller quotidien. A la troupe au contraire le groupe l’emportait sur tout couple., la parenthèse était complète, nous oubliions tout ce que nous vivions pas. Le maître était la nature sans interprétation que directe selon ce qu’elle était à chacun de nos lieux d’élection et de camp. Pas d’accident, pas d’accroc de santé. Endroit d’importance et sévèrement gardé par un personnel qualifié et spécial, l’intendance, les intendants, hors hiérarchie et hors pédagogie. C’était le seul lien avec la civilisation et avec l’argent, il ne nous incombait pas, nous ne communiquions pas avec la société, avec la bourgade proche, avec les fournisseurs. Le monde que nous explorions ou celui que nous avions constitué par le rythme et l’installation de notre camp était notre seul univers, qui nous semblait plus vaste et vrai que tout autre. Cette médiatisation des intendants s’apparentait aussi à l’écran familial et au filtre du collège : la société, l’économie, l’époque, nous n’en avions connaissance, mais pas expérience, qu’en ce qu’il nous était demandé d’en apprendre. Tout était apport, rien n’était défi. L’exploit, c’était chacun de nous devenu capable de ce que nos aînés nous enseignaient par l’exemple. Cela valait en tout y compris pour le spirituel.


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Qu’ai-je ajouté ou comment ai-je actualisé ce trésor, comment l’ai-je offert et continué pendant les trente mois où je fus le chef de la 119ème 121ème Paris ?

Je ne crois pas avoir innové, je n’en avais ni la conscience ni la volonté. J’étais heureux de perpétuer. Ici, je n’évoque pas et je ne discute pas l’ensemble du corpus pédagogique que représentait depuis un demi-siècle le scoutisme français. Le mouvement de réforme plus que de réflexion commença au même moment : 1962-1964 et je le découvris, plutôt comme un avantage dans sa première présentation, lors d’un camp de formation pour chefs que je devais fréquenter pour avoir – selon les normes de l’Education nationale et du ministère de la Jeunesse – la qualification voulue pour emmener « ma » Troupe à l’étranger. Découverte avant sa thématisation en termes politiques par le général de Gaulle à l’occasion des « événements de Mai » de ce qu’en pédagogie, en gouvernement d’un ensemble de quelques quarante adolescents, pouvait produire une association systématique des chefs de patrouille surtout à l’animation, l’élaboration et la décision d’à peu près tout. Ce qui ne fut pas accessoire dans ma vie : cette formation eut lieu dans l’ancienne marbrerie dotée d’un moulin à eau, sur une rive de la Sarthe, celle de l’abbaye bénédicitine Saint-Pierre à Solesmes. J’y rencontrai Dom Jacques Meugniot : nous nous attirâmes mutuellement aussitôt, il me marqua définitivement et j’acquis dans sa communauté ce que Benoît Nursie apporte encore aujourd’hui, même et surtout si – faute d’une vocation nette et précise – on reste, admiratif, dépendant mais heureux, seulement au seuil. Il en découle tant de découvertes et tant de personnages que l’approfondissement, psychologique autant que spirituel, est un constant renouvellement. Tendre la pratique du scoutisme dans cet environnement que je commençais d’apprendre, donc, par ailleurs, a été mon seul ajout personnel si j’en ai osé un. Cet élan était d’ailleurs implicite, mais moins insistant, chez mes prédécesseurs. La génération dont j’eus la responsabilité aux années tournantes des douze-seize ans, l’accepta, de même qu’elle m’adopta malgré ma tendance à trop personnaliser – contrairement à ce que j’avais vécu sous la férule d’autres – la fonction du chef.

Des anciens compagnons de l’exercice précédent m’accompagnent alors : Bruno de Blanpré, Philippe de Pompignan principalement. Les chefs de patrouille importent beaucoup : Christian Boîtet, Pierre Douillet, Michel Thellier de Poncheville. Les caractères différent et mes « assistants » ne font pas du tout les mêmes études que moi. Nous changeons d’aumônier à chaque camp, le curé du village près duquel nous campons en tient lieu à Pâques 1963, je supplée pour le quotidien des prières, veillées et méditations des textes liturgiques : Chézy. Pâques 1964, à Chassillé, un de mes co-patrouillards, entré chez les Franciscains, André Legendre, Frère Marie-Etienne en religion, nous invite dans le domaine de ses parents et m’accompagne pendant ces dix jours, nous poussons jusqu’à Solesmes où le Père Hôtelier qui m’a séduit l’année précédente nous accueille et fait l’article du monachisme, éclipse complète de lune le soir de notre installation dans la marbrerie. Eté 1962, le Morbihan – où trente ans après j’ai acheté un ensemble de longères, j’y vis actuellement en famille, très tardivement fondée et j’y ai accueilli des Guides unitaires. Peu des activités habituelles, pas de bois à couper : sans que je le sache alors, nous sommes à cent mètres de la propriété de Pierre Messmer dont je serai visiteur et familier à la fin de la vie de l’ancien ministre des Armées du général de Gaulle. Un camp transhumant, de Belle-Ile aux landes de Lanvaux. Un brevet de moniteur-sauveteur que j’avais obtenu à mes quinze ans, permet la baignade. Plusieurs fois des jeux de nuit le long des plages. Eté 1963, le Tyrol et le même Pillersee qu’en 1956 mais nous crapahutons jusqu’en Bavière via Salzbourg. Eté 1964, le Sidobre, la descente en radeaux fabriqués par nous d’une trentaine de kilomètres du cours du Tarn, avec l’étape bienvenue le long de l’eau dans un village qu’ont racheté les Laromiguière, dont la fille est cheftaine de la meute puis le tour du Vignemale et Lourdes.

Je structure beaucoup les camps d’été. Un forum est monté en partie commune à toute la Troupe, au lieu du seul mât : toile orange en auvent, immense avec panneaux d’affichage, notamment ceux schématisant le ciel nocturne. Avant la prière du soir, nous sommes couchés, pieds au feu, en cercle et je fais connaître les constellations que j’ai beaucoup travaillées au préalable. En 1963, la mort de Jean XXIII et l’avènement de Paul VI donne matière à une revue de presse, patrouille par patrouille grâce aux quotidiens – les titres en France sont alors nombreux – que j’ai achetés sur le moment. Nous confectionnons aussi des marionnettes. Activités et initiations nouvelles. Chacun de ces trois camps est nouveau relativement à la lignée de ce que la mémoire écrite de la Troupe recèle surtout dans le Massif central, les Vosges, la plaine : ni la mer, ni l’étranger, ni une descente en radeaux d’un cours d’eau.

La direction collective, en C.D.C. de chaque soir, pendant les camps, et en réunion parisienne mensuelle avec les chefs de patrouille m’inspire un exercice supplémentaire : le ski ensemble à Noël. Cantonnement en sacs de couchage, poële à charbon, cuisine et toilette proches de nos normes en vie des bois l’été. Abriès en 1963 et en 1964, la « haute patrouille » et quelques de mes contemporains. Soirées de discussion : la foi, les relations garçons/filles, la politique… à quelques années près, les différences d’âge comptant à peine, les chefs de patrouille passant le bac. à seize-dix-sept ans, et moi concourant pour l’Ecole nationale d’administration à mes dix-neuf-vingt ans, nous sommes au seuil de ce qui sera ensuite l’âge adulte. Orientation professionnelle, état de vie, ressources indépendantes de la subvention familiale, amour, nous commençons de vivre ces sujets au moins par prétérition. La relation change entre nous. Quant au ski, c’est souvent mais sans risque, du hors piste, des peaux de phoque, le sac au dos, pique-nique sur quelque mamelon au centre d’un cirque, montée aux aurores, descente en mi-journée. Rencontres locales : un desservant donnant la meilleure anticipation du prêtre, signe d’escathologie, il vient souvent dîner chez nous, et un hôtelier perdant son fonds à mesure que progresse un cancer de l’estomac. Le niveau de mes études, la perspective d’un service national comme enseignant de fonctionnaires à recycler avec le double ou plus de mon âge dans un des Etats africains nouvellement indépendant (une quinzaine de mes anciens scouts viendront en Mauritanie plusieurs semaines l’été de 1965) me donnent un regard déjà nostalgique sur ce que nous vivons.

Chacun des camps donne aussi lieu à des récapitulations pour le bilan, l’étape suivante, la mémoire : un « journal » ronéotypé, que les parents peuvent aussi parcourir, chacun y écrit. Les diapositives montées en musique et dialogues de chacun de nos grands moments sont projetées au collège pour les parents, commentées par les acteurs.

La Route n’a été que quelques moments dans Paris à rendre des services de réfections de chambres ou appartements de nécessiteux, et une dizaine de jours à l’abbaye de Saint-Benoît sur Loire où nous aidons les moines, encore en installation l’été de 1961, à préparer la restauration d’une des ailes du cloître. Le recto tono, les offices que nous suivons font écho à quelques heures et une nuit quelques années auparavant autour d’Hautecombe : un de nos assistants, ancien scout du rang y entrera ensuite, persévérant jusqu’au transfert à Ganagobie de la communauté, lassée du flux touristique baignant davantage sa vie que le lac-même du Bourget. Jean-François Théry, puis Olivier Sainsaulieu, ni l’un ni l’autre n’étant issu ni de Franklin ni de « la » Troupe ne me dépaysent guère car une partie de mes compagnons y sont aussi.

Deux difficultés se sont alors présentées, dont je ne savais pas qu’elles domineraient après mon départ et selon une succession – à la Toussaint de 1964 – que je ne pus vraiment organiser, les vocations à une maîtrise scoute s’étant plus tôt taries que les religieuses ou les sacerdotales (trois de mes contemporains : André Legendre déjà évoqué, Jean-Claude Caillaux puis Michel Thellier de Poncheville entrèrent dans « les ordres », un Franciscain, deux Jésuites… pour deux prêtres, deux morts prématurés, une réduction l’état laïc). Rien de cela ne se laissait prévoir. Non plus la dissolution de la Troupe pas deux ans après que j’en ai laissé l’intérim plutôt que la responsabilité pérenne, à François de La Tour qui avait été l’un de mes assistants pendant mon dernier semestre.

La première tenait à des conflits de calendrier et d’activités. Un tiers des garçons n’était pas de Saint-Louis de Gonzague mais pour la majorité d’entre eux, par hypothèse généreux, disponibles et dynamiques, l’appartenance à la Troupe, surtout dite « du collège » rendait difficile la pratique d’activités organisées directement par les Jésuites : compétitions sportives diverses, camps d’été dirigés par l’un ou l’autre des préfets des études ou des pères spirituels. Les propositions étaient d’ailleurs alléchantes, ainsi les parcours en Grèce sous la férule de Jacques Blanchard, helléniste admiré par toute la corporation en France et à Athènes, parlant couramment le grec moderne. Ce Jésuite exceptionnel, net, humble, profond mais au physique étrange et à la fonction rébarbative marquait : motocycliste hrs de pair et volontiers acrobate, cascadeur sur sa machine. Il enseignait aussi – en travaux dirigés pendant la scolarité – la serrurerie, l’horlogerie et l’imprimerie. Le Père André, même quand il quitta la Troupe, restait préfet des sports et conviait à des stages de plongée sous-marine et d’entrainement au sauvetage en mer. André Bonnet, père spirituel des 3èmes, et François Boyer-Chammard en terminales, organisèrent aussi des camps de ski, chambrées, dortoirs, nos maîtres d’éducation physique s’improvisant enseignant pour le ski, époque des « tire-fesses », ficelle tirant une sorte de gamelle à placer dificilement entre les jambes, les chaussures de marche, les skis en bois et sans sécurité pour les fixations, de l’autocar depuis Paris, des façons d’héroisme mais pas construites, seuls événements d’âme, des lectures de romans pouvant paraître crûs, Micguel del Castillo, la guerre d’Espagne, de la discussion politique entre Suez et la guerre d’Algérie.  Il y avait enfin pour tout le collège de grands exercices : pèlerinage à Chartres, cycle de belles liturgies avec le renouvellement des vœux du baptême et la confirmation, la kermesse annuelle, le cross aussi, chaque année avec des distances graduées selon les divisions, enfin les retraites de rentrée et celle de fin d’études. Autant de solennités et de célébrations collectiives. La plupart des Jésuites, bien souvent doués d’un fort charisme et de dons d’animation pour les classes d’âge où nous étions, avait donc sa « clientèle ». J’en avais fait partie, concuremment avec la meute et les louveteaux, en suivant deux étés de suite le camp dit de « formation » animé par le Père Gilbert Lamande, chargé de l’instruction religieuse et de l’éventuelle direction spirituelle des sept à dix ans, au Petit Collège de la rue Louis David. En cantonnement à Vieux Moulin, sur la route Eugénie, en forêt de Compiègne, encadrés par le Jésuite et plusieurs de ses confrères, extérieurs au collège et se relayant, ainsi que par « madame l’hôtesse », Marie-Magdeleine Caillaux, restée veuve avec sept enfants, dont Jean-Claude mon ami cher au même titre qu’André Legendre, nous étions sous le charme de la forêt, des divers ateliers de travaux manuels, des principales cathédrales picardes, allant même jusqu’à Reims, à vingt-cinq (deux « hardes »), dans une mille-kilogs Renault aménagée exprès et conduite par Jean Charretier. Structure proche du scoutisme mais sans le parcours dans lequel s’inscrivent les camps.

Pendant toute la période que j’ai vécue en meute, en patrouille ou en maîtrise, cette concurrence n’était que sur le papier et la comparaison ne pouvait se faire selon les seules « activités ». Il y avait dans le mouvement scout, donc à la Troupe, une pédagogie spécifique, principalement caractérisée par la relative autonomie des patrouilles et par la décisive mixité des âges, chaque patrouille se composant de  sept ou huit garçons entre onze et jusqu’à dix-huit ans : le fort protège le faible. L’initiation, l’aventure éventuelle, le spirituel-même s’autogéraient, la maîtrise, principalement le chef de troupe, n’intervenaient qu’indirectement et par l’organisation et le maintien d’un cadre pré-existant. Bien moins personnalisé, centralisé et bien plus souple que des activités ou des exercices isolés et vécus pour eux-mêmes. Les vraies incompatibilités ne furent – à mon époque – que d’horaires ou de dates et elles naissaient d’engagements n’ayant rien à voir avec le collège : bénévolat des aînés notamment pour le service d’handicapés. A la vérité, les pédagogies se complétaient, les registres étaient différents, une richesse en sourdait sans que les cumulards, et nous l’étions presque tous à la troupe en ressentent quelque appel à la sécession. Trois milieux pour une jeunesse que l’époque rendait d’ailleurs très homogène : pas de train de vie familial ostensible, pas de guerre de religions, pas de géographisation de la pauvreté ou du pouvoir. A la maison, en classe, en camp scout, l’amniance était la même, les promesses d’un accomplissement dans une société que nous contribuerions certainement à améliorer mais qui était par elle-même ouverrtej, accueillante, gouvernée par la justice distributive, la rétribution du mérite et du talent, et de cela, nous avions chacun à revendre. Les Jésuites nous cotaient à la notre de valeur pouvant compenser des résultats chiffrés en compositions ou examens écrits et oraux, et à la troupe l’excellence collective à laquelle nous étions conviés en pratique et en âme appelait à l’effort de chacun. L’évaluation de soi n’était pas une épreuve blessante, elle était toujours – comme la confession et le sacrement de pénitence, les vocables ont changé – une stimulation selon une espérance plus séieusement fondée par nos éducateurs que par nous-mêmes. Tout état élan et une bonne part de la route et de ses véhicules, nous ne la choisissions mais nous éions heureux d’en bénéficier. L’ensemble était optimiste et pas conflictuel. Les constructions étaient possibles puisquie la société et la patrie françaises se reconbstruisaient, elles aussi, elles d’abord.

La seconde difficulté tint au partage ou pas de l’autorité. Celle des chefs de patrouille vis-à-vis de leurs patrouillards ou articulée avec celle du chef de troupe était aisée à définir et à pratiquer. La relation entre un chef de troupe, certes très jeune – je l’étais – et pas majeur, ce qui réclamait des ajustements juridiques avec le groupe ainsi que le Q.G. rue de Dantzig pour la tenue des comptes bancaires, domiciliés aux chèques postaux et au nom d’un gestionnaire nationale pour compte de chaque unité, et un religieux lui-même relativement jeune encore, sinon il n’aurait pu suivre un camp en totalité, n’avait pas de charte. Tout était question de personne. Je n’avais été admis comme chef de la troupe à laquelle j’avais appartenu pour toutes les étapes d’une vie scoute, que par défaut d’une autre disponibilité : les intérimaires et Jacques Langlois, l’aumônier, m’avaient dit leur jugement sévère sur mon équation personnelle. Il n’y eut finalement pas de face à face. Je briguais déjà la diplomatie, j’évitais donc les sujets de conflit presque tous prévisibles, fus déférent avec constance et le Jésuite fut affecté à un autre collège que Franklin, dès la fin du premier camp que nous avions eu à vivre ensemble. Avec les aumôniers suivants, j’étais en possession d’état et seul garant d’une continuité qu’ils ne pouvaient assumer. A mon départ, la relation s’inversa. Je m’étais interdit de m’en enquérir, à plus forte rason d’inférer, et je ne fus pas non plus tenu au courant ni du remplacement rapide du successeur que j’avais pu me trouver, de bonne volonté mais peu à l’aise d’autant que j’avais marqué, ni de la dissolution de l’unité dans des circonstances et selon une lettre circulaire dont je n’ai su l’existence puis lu la formulation que ces mois-ci… Je n’avais pas cherché à fidéliser ceux que j’avais tant portés, en véritables souci et amour fraternels, pendant trente mois. Je jugeais la dynamique du mouvement scout et la dialectique spirituelle de ce que nous avions vécu ensemble, très suffisants pour s’entretenir d’eux-mêmes dans l’envol et les débuts d’indépendance de chacun. Sans doute, me fondais-je sur la forte continuité que je ressentais pour moi-même : scout un jour, scout toujours.

Dire maintenant ce que d’une expérience particulière, je retiens et j’évalue d’une pédagogie et du legs d’un des mouvements de jeunesse les plus novateurs, et les plus respectueux des personnes, participants et familles, qu’ait connus le XXème siècle, époque pourtant des totalitarismes qui ont toujours pour ambition de former à leurs fins la génération du futur, sera l’objet d’une autre rédaction : moins factuelle, moins nominative, plus psychologique et politique./.

Bertrand Fessard de Foucault

Cette brève réminiscence, menée en trois étapes de l’écriture, une heure ou deux chaque soir, n’est – sciemment – pas élaborée. Elle sera soumise à discussion et à recoupements par ceux de « mes » scouts ou co-parcourants que je vais essayer de retrouver. – Je remercie fraternellement le Père Yves Combeau, dominicain de m’avoir poussé, impromptu, à cet exercice. – Début de quelque chose ? Bien des noms, des visages, des moments ne sont pas mentionnées, ils m’ont habité à mesure de leur retour en moi, mouvement inverse et émouvant du cercle s’agranidssant dans la nuit quand nous nous éloigiions du rougeoiemnt qui avait été feu de notre camp.

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