mercredi 27 avril 2011

prière d'une journée - inhumation d'un ami

Mercredi (27 Avril) de Pâques 2011,

obsèques d’un moine de Solesmes, qui m’est cher depuis notre rencontre

Dom Jacques MEUGNIOT, retourné à Dieu, le lundi de Pâques 25 avril 2011, dans sa 84ème année. Né à Issy (Paris), le 14 juillet 1927, entré à Solesmes à l’âge de 18 ans (octobre 1945), il émit ses premiers vœux le 3 octobre 1947 et fut ordonné prêtre le 23 août 1953. Il fut hôtelier de l’abbaye plusieurs années durant, enseigna la philosophie, la théologie morale, puis, en 1975, obtint la permission de mener la vie érémitique en Mauritanie. Revenu en France en 2005, pour raison de santé, il rendit service à plusieurs communautés religieuses, comme chapelain, puis, en 2010, revint à Solesmes se préparer à bien vivre sa mort, son passage à la vie de pleine union à Dieu, qu’il a cherché à suivre depuis sa jeunesse. (introduction de la feuille de chant distribuée pour la messe)


. . . dans l’église abbatiale, 09 heures 45 + Il y a quarante-huit ans, je franchissais ce seuil : bâtiment et vie, je rencontrais celui que j’ai longtemps appelé « mon moine ». dans ce lieu, t’attend la plus grande aventure du monde. Il se peut qu’elle commence seulement maintenant. Sur la route, révision de vie présente, relation profonde avec ma femme, avec notre fille, et réalité du temps maintenant très limité qu’il me reste à vivre, au mieux.


L’église, vide apparemment, une seule personne au premier rang de la nef. Au centre du chœur, la « bière » qui n’en est pas une : bois brut, semblant tout d’une pièce, plutôt un accueil en bois, aux dimensions du corps mais à l’air qui restera libre et poignées de cordes. Mon moine, gisant, n’a pas changé de visage, intact, une légère ecchymose sous l’œil gauche, mais l’ensemble du visage, de volumes toujours très prononcés, sans rides ni ridules, n’a pas bougé, peut-être même, mieux rempli maintenant, a-t-il un peu rajeuni, quelques années. Les mains que j’avais remarqué à notre dernier entretien – dernier moment – sont très belles, les ongles soignés L’habit noir, qui n’est pas celui qu’il portait depuis la Mauritanie, grosse toile beige, l’habit conventuel d’ici, une étole noire à quelques broderies, des traits, pas des surfaces, rouges. Je suis allé m’agenouiller, deux moines récitant en latin, je n’ai pas compris vraiment quoi.


Office maintenant, qui n’est pas encore la messe d’obsèques, prévue pour onze et quart, et affichée comme telle avec le nom de mon cher… le mot ne vient pas : frère, ami, mon moine, c’est beaucoup plus, c’est surtout sans équivalent dans ma vie.


Mon ami, même sans projet de partir, m’a toujours semblé extérieur à son monastère, quoique très relié et accroché à lui, lieux et abbé, quelques moines sans doute qu’il ne me nommait et dont je n’aurais d’ailleurs pas retenu les noms. Des évocations plutôt d’une affinité avec l’un, d’un dialogue utilitaire avec un autre. – Dans ce lieu, t’attend la plus gande aventure du monde, il reconnaissait d’instinct dans un groupe, je fus de ce cas, celui qui s’en distinguait (ainsi de mon cher Michel T. de P. venu en « promotion » jésuite de Laval). Etait-ce par rapport à l’exceptionnalité de la proposition locale, faite pour eux, mais qu’ils n’accepteraient pas ou ne comprendraient pas ? et lui-même était de cette espèce, mais il avait sauté le pas, et semble-t-il sans hésitation ni délibération. Cette netteté calme de sa pensée et sans doute de la conduite de sa vie, puisqu’il quitta la Mauritanie sans grande réflexion, en tout cas sans la partager, et pour un seul motif (n’être pas à charge pour raison de santé à venir probablement et assez vite) : plusieurs ou des hésitations sont le fait de pensées qui divaguent et n’ont pas un crible pour les structurer. Le moins que je puisse écrire est que mon ami était structuré. Ce qui n’impliquait aucune rigidité, aucune crispation, c’était au contraire une épousaille de la nature – la nature des idées – des examens selon la réalité. Et il n’était pas prosélyte. Il proposait, avançait, le dialogue en était un et pourtant les aboutissements acquis d’avance, il faisait avancer vers une bonne compréhension de ce qu’il présentait. Ce n’était pas immédiatement la proposition d’un rapport à Dieu ou d’une orientation de vie. C’était toujours, et encore dans notre dernière conversation, une entrée en matière, un énoncé simple, sans références d’auteur. Il ne pensait pas par référence, même d’évangile. Il pensait et exposait une pensée. C’est ainsi qu’il m’apparut, me captiva et que nous nous éprîmes l’un de l’autre. Curieusement, ma recherche d’un état de vie puis quantité de questions, d’impasses et de paradoxes tenant à mon absence de consécration à quoi ou qui que ce soit, ne polluèrent pas notre relation, ne le firent pas me condamner ou me mésestimer. Il ne me suivait pas non plus, nos trajectoires et parcours ne se délibérèrent plus à partir de son installation en Mauritanie et, pour moi, du début de ma carrière diplomatique.


Il advint – ce qui fut patent à nos retrouvailles de la fin de 2000, soit après vingt-cinq ans de silence mutuel – que l’estime et la considération avaient changé « de camp ». Elle était ma révérence et mon attente vis-à-vis de lui, lors de nos premières années. Je le retrouvais dépendant de lui-même, de soucis et problèmes pratiques, égocentré mais pourtant intact de conversation et d’explication du monde – il expliquait et exposait mieux le monde que les gens pour lesquels il procédait par un rappel d’expérience propre, plutôt que par une empathie reconstruisant toute une personnalité dont le portrait aurait alors été donné, indépendamment de lui. Il ne le faisait pas. Etait-ce sa relation à autrui que ce manque ? ou cet aveu qu’on ne connaît autrui que par soi-même ? J'ai compris que c'était un vrai respect et une vulnérabilité, une façon parfois héroïque d'assumer sympathie très vive ou antipathie assez honteuse. Il ne pouvait donc être déçu, et lui-même ne décevait pas s'il était connu : il le fut, bien plus qu'il ne le croyait. Il m'a fallu quarante-huit ans pour comprendre qu'il m'offrait fraternité et amitié, les fondaient sur nos affinités mais aussi nos oppositions, c'était moi le plus exigeant mais en fait le plus amoindrissant. Il m'apprit à rire et à avouer. Tous nos fondements étaient tellement certains que notre présence l'un à l'autre a pu, de plus en plus souvent, dépasser le plaisir tranquille de la conversation, des coincidences, des vues communes d'un instinct analogue, je crois que nous avons beaucoup chanté Dieu sans Le nommer, sans y prétendre, parce que nous étions vivants. Tant de choses - surtout en religion, en vie spirituelle, en conseil d'âme - sont dites et répétées, qui demeurent des choses. Il m'a toujours fait entrer, venir et demeurer quelque part. Il m'a appris et au soir de l'amitié et de la fraternité, il m'a appris que nous étions semblables. Je ne peux maintenant - provisoirement - dire plus ou mieux comment, tout en marchant, il amenait celui qu'il aimait à être de plain-pied avec le meilleur de lui-même, c'était, c'est à moi de conclure : une foi non dite, ce qui, chez un religieux, n'est pas courant. Mais en revanche, une exigence de netteté pour tout exercice des facultés humaines. J'ai appris aussi que l'amitié n'est pas un hasard, pas même un don, elle est une faculté, elle caractérise la vie, elle est probablement l'exercice de Dieu le plus prévenant en nous.

10 heures 51 + Un moine a béni au passage le corps de mon ami, et est resté un instant en génuflexion. Un autre plus jeune, et en service au chœur, s’est agenouillé plus durablement.

11 heures + Cloches. Sourdes. Dernier moment d’une vie, qui n’est déjà plus ce qu’elle fut, fin de l’éphémère. Mon ami dirait que les choses se font dans les règles, comme toujours ici, et même avec cœur et gentillesse. Il ajouterait que tout cela ne fait cependant pas la moyenne relativement à l’importance de la vie, au drame de la vie. Expressions qu’il n’avait plus depuis qu’il savait et vivait que ses jours étaient comptés. Il ne qualifiait plus et les considérations concrètes sur son état personnel, les soins à obtenir, les diverses contingences à organiser étaient désormais nettement séparées du fond de la conversation, qui lui n’avait changé ni de dialectique ni de manière. Auparavant, de notre rencontre – ici, ou plutôt en contre-bas, à la marbrerie, puis non loinn : à l’hôtellerie – aux temps de Toujounine, les deux étaient mêlés, le concret de la vie découlait du fleuve ordonné et puissant, apaisant et si cohérent, fleuve des idées.
Il pouvait anticiper cette journée et en connaissait d’avance toutes les paroles, tous les textes, toutes les attitudes, les lieux, les sons et les couleurs. La cloche est maintenant isolée, elle épèle très lentement.

15 heures 31 + L’église vide, les moines en promenade selon le Prieur, silence, lumière d’ambiance et naturelle. Il se peut que la promiscuité, la banalité des vies, des horaires, des personnalités produisent cette apparence qui me faisait me dire ou me redire, tout à l’heure, attendant l’accueil et le repas, dans le cloître : jamais je n’aurais pu rester, supporter, etc… mais il est plus probable que le bien commun, le but recherché par chacun, tous ensemble, produisent autre chose, cette fameuse aventure, celle de tout disciple.

Tout à l’heure… La messe, en latin, que célèbre (« préside ») le Prieur en l’absence de l’Abbé, obligé d’être au Sénégal pour l’élection de la nouvelle abbesse. Aucune mention spéciale de mon moine, le gisant là comme s’il n’était pas, un voile blanc sur la face. Fin de la messe, sans homélie. Les grands cierges, défilé, sortie de toute la communauté, les laïcs dont la famille. La bière si simplissime, bois d’une seule pièce mais pas cirée, est emportée, le couvercle vissé seulement devant la croix du cimetière. Encensoir et goupillon avant les vis. Pas de plaque ou d’indication sur le couvercle, même bois nu, clair, presque rose, épais, certainement très doux au toucher. Défilé de la communauté, chasubles violettes pour les prêtres, grands cierges.

16 heures 26 + Cette église, ces lieux, cette communauté, ce moine, mon moine… ma vie depuis 1963. Mystère de cette sorte de stabilité, de ces retours à plusieurs reprises. Certitude de grâces reçues, d’une protection, d’une vigilance dont le bilan est impossible à faire, près de cinq décennies, et peut-être ne suis-je qu’au seuil d’une certaine récolte. – Dépouillement de la mort, pas seulement de celui qui meurt, mais asusi de la mémoire qu’il laisse et de son action, de ses inrecessions. Mon tour, bientôt. Que ma femme et notre fille n’en soient pas atteints, que je puisse, selon la grâce et le mystère de Dieu continuer de les accompagner et d’en répondre. + Amen. Grâce de cette vie d’homme, de ce parcours de mon moine, de la fraternité finale qu’accentue la mort, notre mort, quel que soit le décalage chronologique.

. . . de retour, 21 heures 27 + Prier… [1] ce matin, autour du corps, de la bière que mon ami avait décrite d’avance, on a lu dans l’Apocalypse, l’évocation de la cité sainte, parée comme une fiancée pour son époux, où il n’y aura plus de pleurs [2], puis l’assurance donnée aux Philippiens [3] par Paul que le Seigneur Jésus Christ transfigurera notre corps de misère pour le conformer à son corps de gloire, avec cette force qu’il a de pouvoir même se soumettre toutes choses. Image et promesses que tout vivant, puisque nous sommes mortels, prend à son compte. Je ne reviens ce soir qu’à la marche des disciples d’Emmaüs depuis Jérusalem, le jour-même de Pâques. Comment ne pas voir ce que l’on entend : tandis qu’ils parlaient et discutaient, Jésus lui-même s’approcha et il marchait avec eux. Jésus fait repartir tout à zéro. Les Ecritures, l’expérience qu’ont eue ses disciples de son ministère public et de sa prédication. A vrai dire, nous avons été bouleversés par quelques femmes de notre groupe. Jésus les écoute. Vous n’avez donc pas compris ! Comme votre cœur est lent à croire tout ce qu’ont dit les prophètes ! La leçon d’intelligence spirituelle du Christ ne suffit pas, pas plus d’ailleurs que l’émotion qu’il suscite et dont les compagnons qu’il s’est donnés, au soir de sa résurrection, de LA Résurrection, n’ont pas eux-mêmes pleine conscience et ne s’expliquent pas. Notre cœur n’était-il pas tout brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route et qu’il nous faisait comprendre les Ecritures ? Sans doute, mais ce qui détermine tout, c’est quand il fut à table avec eux, il prit le pain, dit la bénédiction, le rompit et le leur donna. Autrement dit, le geste le plus significatif pour les disciples est celui de la dernière Cène – geste d’ailleurs annoncé et anticipé par les multiplications des pains. Or, ce geste nous est – dans la foi et selon l’Eglise catholique et l’Eglise orthodoxe – aussi contemporain qu’il le fut dans l’auberge d’Emmaüs pour deux jeunes gens familiers de Jésus. L’Eglise et le signe dont elle a la charge, les onze Apôtres et leurs compagnons, qui leur dirent : ‘ c’est vrai ! le Seigneur est ressuscité, il est apparu à Simon-Pierre ’. Foi de Pierre valant pour tous tandis que les disciples d’Emmaüs ne donnent que leur expérience : ils racontaient ce qui s’était passé sur la route, et comment ils l’avaient reconnu quand il avait rompu le pain. Les sacrements, les Ecritures, le sacerdoce, la vie religieuse, la chrétienté quotidienne, la suite…


[1] - Actes des Apôtres III 1 à 10 ; psaume CV ; évangile selon saint Luc XXIV 13 à 35

[2] - Apocalypse de saint Jean XXI 1 à 7 passim

[3] - Paul aux Philippiens III 20.21

Aucun commentaire: