samedi 15 août 2009

Marie



Un condisciple du collège des Jésuites à Paris, puis de Sciences-Po. et de l'ENA - une dizaine d'années avec Valéry Giscard d'Estaing dont celles de l'Elysée - me courielle hier soir : trouve-moi un joli texte pour le 15 août, pas compliqué, que je puisse donner à mon épouse et mes enfants. Affectueusement. Ne retrouvant pas aussitôt mes Pléiade de Péguy, de Claudel ni plusieurs mariologies dont une du XIXème siècle, et une autre du Moyen-Age byzantin, je rédige à main levée.


Marie… regardée par vous, nous, ils, elles
sans repères que nous, vous, ils, elles…


Vous êtes pleine de grâce, c’est un ange qui dit cela, à une jeune fille auprès de laquelle il est envoyé par Dieu. Dans la scène, un seul des trois personnages nous est accessible, cette jeune fille, car les anges … Dieu… précisément, on en parle, nous en entendons parler (de moins en moins), mais qu’en savons-nous ? La petite fille de pas encore cinq ans réplique : mais Jésus, il n’existe pas, je ne le vois pas. Justement, parce que nous pouvons voir sa mère, nous allons le voir, lui, à la crèche, sur la croix, et entretemps à une réception de mariage.

Un miracle commode, utile, sinon la réception était ratée, les cancans et le désastre social, sans compter la mauvaise humeur qui eût été générale – nos milieux et notre éducation en savent quelque chose. Or, c’est Marie, mère de Jésus, qui s’aperçoit de la gêne grandissante, les maîtres d’hôtel qui chuchotent, son fils et le groupe de celui-ci (pas une bande car ils sont très hiérarchisés et complètement médusés par celui qu’ils appellent déjà : maître – mais cela n’étonne pas Marie qui, dès la naissance de cet enfant, a reçu des visites extraordinaires et constaté des comportements tout à fait étonnants à son endroit). Cela a commencé par elle, dont la vie était si banale, une promesse de mariage arrangée entre les familles, un fiancé de très bonne extraction, gagnant bien sa vie avec un monopole de marché dans un village, la charpenterie, cela marche, un homme discret avec lequel elle peut parler. Justement, elle lui explique ce qu’il lui arrive, enceinte… et d’une façon qui la bouleverse, et qu’elle racontera beaucoup plus tard, après la mort – dramatique de son Jésus – à l’un de ses disciples, médecin, s’y connaissant donc un peu en gynécologie, elle est enceinte du Saint-Esprit… et Joseph ne la répudie pas. Lui aussi, il a été visité, mais seulement en songe, par un ange.

Marie, nous en sommes là. Vous êtes tranquille, paisible, une jeune fille de votre époque et nous sommes, plus de vingt siècles après, à vous évoquer encore, d’autant que des apparitions – qui vous sont prêtées, dont beaucoup sans doute prêtent à caution, mais quelques-unes sont troublantes de véracité, de plausibilité, vous nous mettez toujours banalement dans l’extraordinaire – se multiplient depuis deux siècles. Nous n’irons pas voir, vous apparaissez à domicile comme l’ange Gabriel vint chez vous. Quoique le père de la petite fille ait fait vœu d’aller à pied de Lisieux (la « petite » Thérèse) à Lourdes (cette Bernadette inculte qui n’a aucune idée de quelque dogme que ce soit et qui va proclamer ce qu’en latin, un pape à la destinée tumultueuse a fait connaître à la hiérarchie de l’Eglise catholique, l’Immaculée conception), à pied pour rendre grâces. Ce qu’il n’a pas encore accompli, alors que le quasi-miracle : un enfant à plus de soixante ans après une ablation de la prostate… c’est vous.

Quels furent vos traits humains, blonde, brune ? grande ? les apparitions qui donnent des récits, vous disent évidemment belles d’une beauté n’ayant rien à voir avec les statues : Bernadette Soubirous a abhorré la sculpture devenue officielle, et d’abord vous ne regardez pas au ciel mais vers elle, vers nous. Votre voix ? votre peau, votre démarche, vos cheveux, votre parfum, vos habitudes de femme, de mère de famille. Probablement rien d’exceptionnel. En tout cas, nous n’en savons rien, ce qui nous permet de tout imaginer donc de vous adapter à nous. Douceur, tendresse, vérité, divination, intuition.

Les textes disent cependant ce qu’il nous est nécessaire de savoir de vous. Vous êtes réfléchie, vous gardez les choses, les événements, les traits et les paroles en mémoire, le journal d’enfance (le « carnet de bébé » de ceux de nous qui à la guerre furent élevés au lait Guigoz), c’est vous, Marie, qui le tenez. Vous êtes l’école de prière et de mémoire, vous rapportez votre destinée à Dieu-même, le dieu de vos pères et ancêttres, la destinée qui vous est révélée et à laquelle vous consentez (pour vous, pas du tout les difficultés de tant d’entre nous ;, vocation ? orientation professionnelle ? choix d’une épouse, d’une carrière, d’un lieu de vie, des enfants ? autant de discernement qui nous angoisse ou que nous ratons plus ou moins, nos regrets plus que nos orgueils, nos pensées plutôt que nos dires). Le grand rôle ne vous rend pas immodeste (la grosse tête, les chevilles qui… disons-nous aujourd’hui avec raillerie avant que les arrivistes, qui se voient quasiment de naissance, ne soient pas parvenus) et d’ailleurs vous l’oubliez constamment. Fils de Dieu vous a dit Gabriel ? mais au Temple, quand vous retrouvez l’enfant que les juristes et théologiens de l’époque jugent prodigieux pour ses douze ans, sans d’ailleurs que les textes nous rapportent leurs dialogues, vous n’avez que l’attitude du chagrin, de l’affolement et de la fatigue. Vous avez complètement oublié l’Annonciation, les prophéties à la présentation au Temple, là déjà… Nous étions si inquiets. Jésus vous répond que d’une certaine manière vous n’êtes, votre époux et vous-même, absolument rien de plus pour lui que tout le reste du genre humain… quand avec vos autres enfants, car les textes parlent des frères et sœurs du Christ, à plusieurs reprises et les nomment, ce que l’Eglise, comme on cachait le sexe des statues et l’on tenta de barbouiller certains chefs-d’œuvre de la Renaissance (la feuille de vigne, au hasard d’une tige qui grimpe et qui s’installe…) a travesti en cousinage oriental ou à la mode de Bretagne (naissance de cette hantise proliférante de la « pureté » qui a produit toutes les crispations dont tant d’éduqués chrétiennement ne sortiront jamais que par le bas, que précisément ils réprouvent…), quand vous venez donc retrouver votre divin fils, vous vous faites rabrouer à la cantonade. Qui est ma mère ? qui sont mes frères. Vous qui m’écoutez, mais elle, eux ? dans le rang. Justement, vous nous prenez dans vos rangs. Au pied de la croix, il n’y a pas grand monde, les passants ont fait leur devoir de curiosité et de moquerie, ils ont lu l’écriteau décisif, l’avocat-défenseur du maréchal Pétain a écrit une dissertation passionnante (et passionné, cher Jacques Isorni) sur le procès qui a conclu à la condamnation de Jésus, X vices de procédure, mais vérité de l’incrimination et du relevé d’identité, cafouillages ensuite de l’Eglise et des conciles, allant au compliqué pour expliquer le simple. Même cafouillage pour votre virginité certaine à la conception divine, mais ensuite qu’importe… d’ailleurs ce n’est pas votre état physiologique, grande et merveilleuse Vierge Marie qui compte, mais la conception de votre fils.

Sans l’incarnation de Dieu, notre vie humaine n’a que le sens que nous lui donnons : limité, douteux, très changeant. Avec celle-ci, le gage de tout nous est fourni, la valeur est trouvée de chaque instant des plus médiocres à ce qu’il nous est donné parfois de vivre grandement. Nous avons un prédécesseur dans la vie quotidienne, dans la mort que nous rencontrerons – vous-même l’avez connu même si cette « dormition » mystérieuse vous a fait enlever corps et âme par votre fils et ses anges (eux du début à la fin de votre parcours) – et dans la résurrection à laquelle nous croyons si peu. Résurrection de la chair, alors nos yeux bleus ou marrons ? alors ceux/celles que nous avons aimés ? ce que nous aurions pu être ou avoir, ce que nous avons été et fait ? tout cela accompli ? quel pêle-mêle alors au « ciel » et que de monde puisque tout le vivant et toute la création s’y retrouvent : assomption et vie éternelle. Evidemment, nos vocabulaires et nos sens, très infirmes – toute la démarche scientifique le pratique journellement – pour saisir la totalité de la réalité, ne peuvent tout rendre et dire ce que nous ne savons pas, mais ce qui est ancré en beaucoup d’âmes et de cœur, l’espérance indistincte.

Faites tout ce qu’il vous dira. Aux maîtres d’hôtel à Cana – que les Israëliens d’aujourd’hui, un des meilleurs d’entre eux pourtant, Shimon Peres, eurent le sacrilège de bombarder, il y a quelques vingt ans, mais il paraît qu’il y a deux Canas, le saint lieu du miracle pour les chrétiens, et l’autre qui est un repaire de terroristes – vous avez dit cela, faites ce qu’il vous dira. Aucune de vos apparitions, vraies ou supposée, ne recommande autre chose. Vous n’avez aucune recette propre, en particulier. Que votre maternité. Votre fils, depuis la croix, l’a étendue à toute l’humanité. Les analogies dont nous avons besoin pour vivre et comprendre, sont ici à notre mesure. Sauf que nous réclamons, en notre petite enfance, constamment jusqu’à lasser nos parents, le père qui « travaille » et ne joue guère, la mère épuisée et énervée d’être ainsi cramponnée, et chaque enfant qui veut, qui refuse, qui maudit, qui pleure et qui revient sans cesse, qui fatigue. Ce vêcu-là, les parents l’oublient, sauf l’attendrissement ou quelque peur… l’âge adulte fixe tout parce qu’il choisit. Vous : Marie, vous n‘avez rien oublié de la petite enfance de votre fils, vous la racontez bien plus tard. Les éléments du sens, que vous enregistriiez, sans chercher le sens, ni aujourd’hui nous le dire vous-même. Et nous…, de notre enfance, quand elle a bien eu lieu et que des catastrophes familiales ne nous ont pas projetés, dès le jeune âge dans la vieillesse qui est amertume et regret, nous n’avons pas souvenir. Nous brodons la tapisserie merveilleuse de la tendresse et de la disponibilité, de la sécurité et d’un enseignement, d’une matrice continues et douces, efficaces. Vous, Marie, vous nous permettez – si nous avons recours à vous (prières d’autres époques que l’on n’apprend plus aujourd’hui) – d’entrer dans la tapisserie et de revivre cette continuité [1].

Alors, de l’Annonciation à l’Assomption, tandis que Fra Angelico et les commentateurs ou les contemplatifs vous voient les mains jointes, nous sommes à vos côtés, nous regardons comment vous faites, comment vous êtes, et nous apprenons chaque jour à prier. Je vous salue, Marie… le Seigneur est avec vous… avec nous, puisque vous nous avez appris à joindre nos mains. Maintenant et à l’heure de notre mort.


[1] - paragraphe que je voulais ajouter en me relisant, qui est d’une certaine manière « nécessaire » mais qui romprait le rythme et complique l’image – rien n’est simple… quand tout est vrai – je vous le donne quand même, sorte de chute : les copeaux…

Du couple aussi. De la tapisserie de nos réminiscences et de notre quotidien, fait partie votre époux, encore plus silencieux que vous, mais fort autant qu’il aura été discret et simple, compagnon des moments décisifs et contribuant, autrement que vous mais aussi nécessairement, à l’incarnation divine puisqu’il l’inscrit dans la grande lignée du nom de famille. Le premier de nous auprès de vous.

Aucun commentaire: