jeudi 11 février 2010

le docteur Alexis Carrel et les miracles de Lourdes

Dr. Alexis CARREL 1873+1944 ou le voyage de Lourdes 1903




Bibliographie :

Le voyage de Lourdes
suivi de Fragments de journal et de Méditations
Plon . 22 Mars 1973 . 149 pages - 1ère éd. & dépôt légal = 2ème trim. 1949

Réflexions sur la conduite de la vie
Plon . 289 pages . dépôt légal 1950 – tirage 1955

Jour après jour 1893 – 1944
Plon . 6 Janvier 1956 . 246 pages

La prière
Plon . 1944 . 32 pages


Le témoignage de CARREL sur les miracles de Lourdes peut être
mis en regard de la synthèse plus récente de René LAURENTIN,
lequel se situe du point de vue des apparitions et de leur portée
spirituelle : Lourdes, récit authentique des apparitions
P. Lethielleux éd. Mars 1972 . 287 pages





C’est un médecin de trente ans qui, au début du XXème siècle, introduit dans la presse française un débat sur l’application de méthodes d’analyse scientifique aux guérisons, qualifiées d’ « anormales » ou de « miracles », constatées à Lourdes. Il note, après qu’ait été publié un dossier qu’il avait lui-même constitué, que pendant bien longtemps, les médecins ont refusé d’étudier sérieusement ces cas de guérisons, bien que ce soit commettre de lourdes fautes scientifiques que de nier la réalité d’un fait sans l’avoir examiné préalablement. Lourdes enveloppait peut-être des faits authentiques, d’une apparence telle qu’il était difficile de les prendre au sérieux. En outre, les questions de religion et de partis venaient encore travailler les esprits. Aucune critique, vraiment indispensable et sérieuse, n’a été faite jusqu’à nos jours. On s’est perdu dans des considérations sur les origines des faits. (…) Lorsqu’un phénomène se présente, assez rebelle pour ne pas vouloir pénétrer dans les cadres trop rigides de la science officielle, on le nie, ou bien on sourit. (…)En présence des faits anormaux, nous devons faire des observations exactes, sans nous préoccuper de la recherche de la cause première, sans nous inquiéter surtout de la place que doit occuper le phénomène dans le cadre de la science actuelle. (…)Nous voulons seulement faire remarquer que les phénomène surnaturels sont bien souvent des faits naturels dont nous ignorons la cause.Si nous trouvons la cause scientifiquement, si nous établissons le fait, chacun est libre de l’interpréter comme il lui plaît. L’analyse ne doit pas être considérée par les catholiques comme une œuvre sacrilège ou comme une attaque. C’est simplement une étude scientifique. La science n’a ni patrie, ni religion. (Le voyage de Lourdes… éd. 1949, pp. 91 à 96)

Curieusement, cette entrée en matière - au contraire des grandes conversions au tournant des XIXème et XXème siècles – n’est pas suivie d’une œuvre ou d’une destinée de même consistance. La postérité n’a retenu que la suite, particulièrement brillante mais systématique aussi, et pour elle l’homme est trois fois suspect.

(Le Larousse 2002 produit ainsi sa notice : Sainte-Foy-lès Lyon 1873 – Paris 1944, chirurgien et biologiste français. Il fut l’auteur d’importantes découvertes sur la culture des tissus. Son œuvre littéraire (L’Homme cet inconnu) est marquée par l’eugénisme. (Prix Nobel 1912) . L’eugénisme étant ainsi caractérisé : Outre e fait qu’ilimplique un jugement de valeur forcément discutable sur le patrimoine génétique des individus, l’eugénisme se heurte à la complexité du déterminisme génétique et de la transmission héréditaires des caractères physiques et mentaux, qui rend contestables ses fondements scientifiques et l’efficacité potentielle de ses méthodes. Historiquement, il a inspiré les pires formes de répression et de discrimination, particulièrement dans l’Allemagne nazie).

Son succès de librairie – à raison du sujet, à raison du talent, du fait de l’autorité scientifique – est immense : L’homme, cet inconnu, paru en 1935, en est à son 400.000ème en 1950… Explicitement, « celui qui a écrit ce livre n’est pas un philosophe.Il n’est qu’un homme de science. Il passe la plus grande partie de sa vie dans des laboratoires à étudier les êtres vivants. Et une autre partie, dans le vaste monde, à regarder les hommes et à essayer de les comprendre. Il n’a pas la prétention de connaître les choses qui se trouvent hors du domaine de l’observation scientifique. Dans ce livre, il s’est efforcé de distinguer clairement le connu du plausible. Et de reconnaître l’existence de l’inconnu et de l’inconnaissable. »

Il a travaillé essentiellement aux Etats-Unis et c’est à raison de ses travaux scientifiques sur les tissus à l’Institut Rockefeller qu’il a reçu le prix Nobel de médecine en 1912 (après Laveran et juste avant Richet, second français à le recevoir) ; il renouvelle les méthodes de l’antisepsie, à l’occasion de la Grande Guerre à laquelle, accourant d’Amérique, il participe ainsi que sa femme – héroïque, née Anne de la Motte. Reparti outre-Atlantique, il reçoit le concours prestigieux, en 1932, de l’aviateur Charles Lindbergh, avec lequel il poursuit « des recherches sur la culture à long terme de tissus vivants transportés hors de leur milieu » (présentation de l’éditon posthume de pages de son journal Jour après jour, 1893 – 1944 parue en 1956). La guerre, chaque fois, le fait revenir dans sa patrie où, intellectuellement et à force d’une militance que son prestige paraît longtemps faciliter, il s’expose sans auto-censure ni prudence.

Car il tient des propos, hors sa discipline et par extension de celle-ci, qui, dans les années 1930, l’apparentent à ceux que l’Histoire et la morale ont ensuite condamnés : il est l’un des doctrinaires, avec le mot, de l’eugénisme. Topique, une des pages de ses Réfexions sur la conduite de la vie, intitulée VI – Réussite de la vie raciale : En résumé, la réussite de la vie collective s’obtient par l’amour fraternel, la suppression des classes sociales, l’accession de tous à la propriété, la possibilité pour tous d’arriver à la vie de l’esprit : intellectuelle, esthétique, religieuse. La réussite de la vie raciale n’a pas les mêmes règles que celles de la vie individuelle ou de la vie collective. Elle exige des vertus nouvelles : l’eugénisme par exemple. Elle est compatible avec des manquements individuels à la règle, même nombreux, car il y a la loi des grands nombres. Il y a besoin d’hommes et de femmes qui se consacrent aux enfants des autres ; en effet, l’élevage des petits des hommes est infiniment plus difficile que celui des petits des animaux. (Réflexions sur la conduite de la vie, éd. Plon – 1955, page 278).
Il est même, très carrément, dans la mouvance des régimes totalitaires qu’il n’a certes pas explicitement appuyés, mais dont il a le langage.
La régénération d’une civilisation peut venir de l’intérieur ou de l’extérieur. De l’impulsion d’un homme ou du gonflement de la foule. Dans les pays démocratiques, elle doit venir des foules. Beaucoup comprennent la nécessité d’une reconstruction. – C’est l’impulsion qui détermine l’activité (l’ordre). Mais il faut que tous sachent également suivant quels principes reconstruire.Pas un plan de reconstruction : des principes. (Le voyage de Lourdes suivi de Fragments de journal et de Méditations, éd. Plon . 1973 p.97, datée du 1er Avril 1938)
Aucun être ne viole impunément les lois de la vie. Il est puni lui-même, ou dans sa descendance.La déchéance de la France est un exemple de la dureté impitoyable des lois naturelles. (Ibidem p. 105)
L’immense désordre actuel est dû à la crise de l’intelligence, aussi bien qu’à une crise morale. Et les hommes recherchent l’homme qui imposera le silence aux chants des sirènes et empêchera le naufrage du navire.Le recours au dictateur est la réaction des peuples qui veulent continuer à vivre. (Ibidem, p. 97 datée du 19 Février 1938)


Et il assortit ses vues d’une pétition très polémique, parce qu’elle est méthodologique. Tout problème qui regarde un des aspects de l’homme regarder aussi l’ensemble de l’homme. D’où impossibilité de confier à des spécialistes ou à des professeurs la direction complète d’une activité humaine, qu’il s’agisse d’éducation, de médecine, d’architecture, d’économie politique. Il faut que chaque problème soit étudié par des hommes capables de le considérer dans ses rapports avec els autres problèmes de la vie. Ces hommes doivent faire appel, et pourront le faire très facilement, aux données acquies par les spécialistes et les professeurs. Mais aucun spécialiste ou professeur ne devra faire partie du groupe directeur, à moins qu’il n’ait fait la preuve des tendances universalistes de son esprit. En somme, chaque problème humain doit être considéré dans ses relations avec tous les autres problèmes humains. (Ibidem, pp. 95 & 96, datées du 19 février 1938)
Admission du fait que la connaissance utilisable pour l’homme doit être synthétique, et non pas seulement analytique.La conséquence est que tous les spécialistes, les professeurs plus particulièrement, doivent être placés au second rang. Que les hommes chargés de la direction, non seulement de la politique, mais de l’éducation, de la santé, doivent être des esprits à tendance universaliste, en contact étendu avec la vie. (Ibidem. p. 99)
La direction des choses de la vie appartient à ceux qui sont en contact avec la réalité.La réalité est à la fois affective, intellectuelle et technique. Il faut que les professeurs se confinent dans le domaine intellectuel.Il faut comprendre qu’ils ne dirigent qu’une partie de l’éducation. l’éducation est affective et technique, autant qu’intellectuelle. Elle se fait par le contact de la réalité. Fausseté de l’éducation universitaire pour tous. – Nous avons besoin de grands intellectuels ; mais nous avons un besoin plus considérable d’hommes. (Ibidem, p.103 - 24 Juillet 1938). C’est par avance le langage de Vichy en politique intérieure. Alexis Carrel meurt en 1945, nullement « en odeur de sainteté ».

Il vient pourtant – en Janvier 1944 – de publier une plaquette, aussitôt tirée à plus de 50.000 exemplaires : La prière. A l’époque la plus meurtrière de l’Occupation allemande en France, il disserte sur la définition de la prière, sa technique (comment prier), où et quand prier, les effets de la prière, les effets psycho-physiologiques, les effets curatifs et donc la signification de la prière. C’est rigoureusement sa table des matières.

Au total, ses thèses ne peuvent que mécontenter à la fois les tenants de la « primauté du spirituel » et les matérialistes stricts. Pour lui, la foi religieuse ne peut pas être seul guide de la conduite humaine dans l’ordre naturel. Elle n’a pas réussi à former des hommes et des femmes capables de remplir complètement leurs fonctions. La science est aussi nécessaire que la religion, la raison que le sentiment. A la vérité, la morale biologique est plus sévère que le Décalogue. Seule, la mise en pratique des règles de conduite ilmposées par les lois de la vie rend d’ailleurs possibles les vertus évangéliques. Car le dysgénisme, les carences alimentaires, les conditions climatiques défectueuses, les mauvaises habitudes physiologiques et mentales vonstituent un obstacle infranchissable au progrès spirituel. A la vérité, la morale chrétienne n’a jamais prétendu à l’exclusiivité de la direction des hommes dans l’ordre naturel. (Réflexions sur la conduite de la vie pp. 108-109) Voilà pour l’Eglise… Pour vivre, pour propager la race, et pour se développer mentalement, l’homme a besoin d’un milieu approprié. C’est pour se procurer ce milieu qu’il vit en société. Toute société qui se montre incapable de procurer à chaque individu le moyen d‘obéir aux lois de la vie, ne joue pas son rôle spécifique. Elle n’a donc plus de raison d’être. La communauté humaine se compose à la fois des vivants, des morts et de ceux qui ne sont pas encore nés. Chacun doit y avoir sa place. Car l’individu fait partie de la communauté, non pas en vertu d’un contrat, mais par le fait qu’il y est né. L’intuition religieuse au moyen âge pénétrait plus profondément dans la réalité que le rationalisme de la Révolution française. La structure de la communauté est subordonnée à la nature de l’être humain. (Ibidem, p. 222) . Voilà qui pourrait être écrit par Charles Maurras. Comme cela, également : C’est une erreur de croire que la bureaucratie remplace les groupes naturels. Une administration sera toujours inhumaine. Il est indispensable que les groupes humains soient petits, et que les relations des individus qui les composent soient des relations d’amour et d’affection. Il faut donc reconstituer d’une part la famille et,d’autre part, des groupes de familles. (début des fragments du journal, in Le voyage à Lourdes, p.95, datée du 9 Février 1938)
La nécessité du groupe familial, et l’impossibilité pour les membres du groupe de vivre à de grandes distances les uns des autres sans danger.Impossibilité de l’entraide qu’inspirent seuls l’amour ou l’affection. Nécessité de rétablir de petits clans. (Ibidem, p. 95, datée du 19 février 1938).

Et le ralliement au catholicisme du scientifique est analogue à celui du publiciste : rationaliste. La réussite de la vie implique l’accomplissement total de notre destinée spirituelle quelle qu’elle soit. Le sens religieux, comme le sens esthétique, est une activité physiologique fondamentale ; il n’est aucunement la conséquence d’un état économique désordonné. Il nous faut utiliser toutes les formes présentes de la vie. La plus utilisable est la forme chrétienne dans le sens mystique éconisant l’union avec Dieu et avec les autres. L’Eglise catholique est la forme la plus complète. Pourquoi les races blanches, malgré leur christianisme, n’ont-elles pas réussi ? Pourquoi le chaos actuel ? Pourquoi la société du moyen âge a-t-elle fait faillite ? Pourquoi le christianisme qui a des intuitions si précises de la nature humaine na-t-il pas continué son ascension du moyen âge ? Le christianisme offre aux hommes la plus haute des morales, très proche de celle qu’indique notre structure. Il leur présente un Dieu qui peut être adoré, car il rst à notre portée, qui doit être aimé par nous. Il a inspiré des martyrs, il a toujours respecté la vie, la race, l’esprit. Mais il n’a pas apporté la paix au monde. Quelle est la raison de cet insuccès ? Les règles de la mystique lui sont bien connues, mais non pas les règles de la vie. (Réflexions sur la conduite de la vie, p. 278)
Voilà qui donne raison aux rationalistes, mais au soir de sa vie il résume : Il s’agit dans cette vie de développer notre personnalité et atteindre les sommets de la vie – ce qui ne peut se faire qu’en suivant les lois de la physiologie et celles de la morale. Et la connaissance de l’esprit conduit à l’union de cet esprit avec celui de Dieu. L’esprit n’est nullement limité au corps ; et la suprême aventure est précisément cette libération du corps,même pendant la vie, pour atteindre le substratum du monde, qui est à la fois intelligence et amour. La vie de l’homme trouve son sens dans ses relations non seulement avec les autres hommes, et avec la race, et avec le milieu cosmique, mais avec ce substratum de tout ce qui existe, lequel, chose étrange, est capable de s’intéresser à chacun de nous et de lui répondre. La prière et la grâce. . . . Le sens de la vie nous est donné par l’existence de ce monde et par l’expérience des mystiques. La vie est faite avant tout pour être vécue. En la vivant pleinement, nous satisfaisons les intentions de l’Etre qui l’a créée. (Le voyage de Lourdes suivi de Fragments de journal et de Méditations . Plon . éd. 1973 . 149 pages - les deux dernières pages)

La clé de l’homme Alexis Carrel, dont la plus grande part de l’œuvre est posthume, en ce qu’elle a de philosophique, voire de religieux, réside sans doute dans une démarche qu’un autre de ses contemporains a à peu près réussi, et que lui-même avait entrepris mais ne sut pas continuer. Teilhard de Chardin, comme Carrel, part d’un goût pour la science exacte, en l’espèce la géologie, mais très vite se consacre à l’interprétation et à la mise en relation de la science et de la foi, les éclairant et les faisant se développer l’une par l’autre ; il y parvient, non sans sacrifier à son appartenance à la Compagnie de Jésus toute la gloire académique que lui vaut son talent de vulgarisateur. Carrel a le même talent, mais cherche la foi pour elle-même et selon des voies qui soient les siennes. Il pose en absolu que sa discipline peut l’y conduire. A Dom Alexis Presse, bénédictin qui introduira après sa mort, Le voyage de Lourdes suivi de Fragments de journal et de Méditations (première parution en 1948), il assurait : Je ne suis ni philosophe, ni théologien, je parle, j’écris en scientifique. On me cherche noise parce que j’emploie des termes qui ne sont pas conformes au vocabulaire théologique, philosophique ! Encore une fois, ces termes, je les ignore, je m’exprime dans la langue que je connais, on devrait s’en souvenir. Préfaçant la dernière édition américaine de son « best-seller » L’homme, cet inconnu, il assurait qu’aucune civilisation durable ne sera jamais fondée sur des idéologies philosophiques et sociales.L’idéologie démocratique elle-même, à moins de se reconstruire sur une base scientifique, n’a pas plus de chance de survivre que l’idéologie marxiste. Car, ni l’un ni l’autre de ces systèmes n’embrasse l’homme dans sa réalité totale. En vérité, toutes les doctrines poliiques et économiques ont jusqu’à présent négligé la science de l’homme. cependant, nous connaissons bien la puissance de la méthode scientifique. La qscience a su conquérir le monde matériel. Elle nous donnera, quand nous le voudrons, la maîtrise du monde vivant et de nous-mêmes.

A défaut de voir Dieu – enjeu de la vie spirituelle pour certains (Je veux voir Dieu, synthèse de l’enseignement des maîtres du Carmel, par le Père Marie Eugène de l’Enfant Jésus, alias Henri Grialou 2 Décembre 1894 . 27 Mars 1967 – 1ère éd. Octobre 1948 – 7ème Avril 1988) – ou de s’attacher à la question thomiste : Qu’est-ce que Dieu ? Carrel ne sort pas de la méthode expérimentale, et c’est celle-là qu’il veut voir appliquer aux guérisons constatées à Lourdes. Ce que résume une note donnée pour la presse, en tentative de conclusion à la polémique qu’avait soulevée sa manière d’analyser un cas survenu sous ses yeux (Le voyage, pp.87 à 91).

C’est donc le voyage à Lourdes en Juillet 1903. S’il y a miracle, c’est qu’il y a Dieu, et qui, mieux qu’un médecin, agnostique de surcroît, constatera une guérison. Précisément, cela lui arrive. Deux versions existent. Celle publiée par un médecin préposé à cet effet à l’hospitalité, le Dr. Boissarie, dont le portrait est donné en détail (Le voyage, p. 63) et celle que Carrel écrit sur le champ, mais qui ne sera publiée qu’en posthume, en forme de récit. Lu au début du XXIème siècle, ce récit qui a souvent le style des sagas de Maurice Martin du Gard ou de Jules Romains, apparaît mièvre comme la confidence d’un retraitant en vue d’une première communion. C’est effectivement un début de vie, mais qui n’aboutit pas. Quarante ans plus tard, il en est à demander du temps encore… Je souhaite que Dieu m’accorde encore dix ans de travail. Avec ce que j’ai appris, ce que j’ai expérimenté, je crois que j’arriverai à établir scientifiquement les rapports objectifs du spirituel et du matériel, à montrer aussi la véracité et la bienfaisance du christianisme. (Octobre 1943 à Saint Gildas).

Bien davantage que la spectaculaire constatation d’une guérison miraculeuse racontée dans le détail à la façon d’un reportage, le voyage et le séjour à Lourdes d’Alexis Carrel sont la prière instante d’un homme qui souhaite une conversion opérée par l’empire de faits d’évidence.
Les circonstances de l’expérience sont posément données, mais avec le tempérament d’un nom d’emprunt que se donne la narrateur, et d’un pseudonyme pour la miraculée (Marie Ferrand pour Marie Bailly).
Celui-ci a pris un train de pèlerinage pour voir s’il y avait vraiment comme l’assurent les récits de Lourdes des modifications réelles… Lorsque des faits extraordinaires, comme ceux que les feuilles pieuses attribuent à Lourdes, sont signalés, il est bien facile de les examiner sans parti pris, comme on étudierait un malade dans un hôpital, ou comme s’il s’agissait d’une expérience de laboratoire.Si l’on découvre des supercheries ou des erreurs, on a alors le droit de les signaler. Si, par impossible, les faits étaient réels, on aurait la bonne fortune de voir une chose infiniment intéressante, qui pourrait mettre sur la voie de choses fort sérieuses. … S’il avait su l’extrême difficulté de faire des observations sur ces malades, l’impossibilité de les étudier avant le départ, sans doute aurait-il abandonné la partie. Mais, à présent, il était trop tard. (Le voyage de Lourdes suivi de Fragments de journal et de Méditations . Plon . éd. 1973 . pp. 18 & 19)
Carrel, alias Lerrac, est pris dans l’ambiance : aucun de ces êtres ne veut consentir à disparaître. Chacun ressent en lui-même ce besoin de vie, l’aspiration à la vie. Heureux ceux qui croient qu’il y a, au-dessus une intelligence qui dirige le petit engrenage de la machine et l’empêchera d’être broyé par les forces auveugles ! … Un immense souffle d’espoir jaillissait de tous ces désirs, de toutes ces angoisses et de tout cet amour.
On était silencieux, et tout le monde regardait dans la direction de cette basilique, dont chacun, pour son propre compte, attendait des merveilles. A l’une des extrêmités du train, une voix entonna le chant sacré : Ave maris stella, dei mater alma… De wagon en wagon, la prière se propagea et jaillit de toutes les poitrines. Malgré leur confusion, on distinguait la voix aigüe des enfants, les grosses voix éraillées des prêtres, et celles des femmes.
Ce n’était pas le chant banal, roucoulé dans les églises par les chœurs des jeunes filles. C’était la prière du Pauvre haletant de faim. (…) L’émotion grandissait.Le train s’ébranla, et, au milieu du chant d’allégresse et d’espoir, pénétra lentement dans la gare de Lourdes. (Ibidem,pp. 29 & 30)
Hasard ou providence ? Il peut examiner pendant le trajet deux cas précis : un ostéo-sarcone (cancer des os) et une péritonite tuberculeuse à sa phase terminale.

Il a d’avance son explication, et la consigne posément. C’est l’attitude qui demeure, un siècle après, la plus répandue. Sa guérison est un cas intéressant d’auto-suggestion. (Ibidem,P.37) D‘une foule en prière se dégage une sorte de fluide, qui agit avec une force incroyable sur le système nerveux, mais échoue quand il s’agit d’affections organiques. (Ibid.p. 38) Je connais ces récits, j’ai lu et médité les ouvrages d’Henri Lasserre, de Didary, de Boissarie et de Zola. Néammoins, je suis incrédule. Didary et Zola, pas plus que Lasserre et Boissarie, n’ont fait un travail scientifique. Ce sont des œuvres de vulgarisation, ou de pèlerinage, ou d’art, fort intéressantes et bien écrites, mais sans valeur réelle.(…) Il faudrait que le malade pût être examiné par un médecin compétent, immédiatement avant sa guérison… Un malade, comme la réligieuse que tu as vue ce matin complètement guérie, peut ne présenter que quelques symptomes, qui disparaissent sous l’influence de la suggestion. Chez beaucoup d’individus, et chez la plupart des femmes, le système nerveux augmente la gravité des symptomes d’une affection organique.C’est ainsi qu’une petite lésion de l’œil peut passer pour un blépharospasme hystérique, une contraction incurable des paupières. Au moment de l’exaltation d’un pèlerinage, la partie purement nerveuse de l’affection disparaît. Le malade est très amélioré, et vite l’on crie au miracle ! (Ibid.pp. 40 & 41).

Pourtant une étrange relation se noue entre le médecin méfiant, prévenu et l’une des malades ; elle commence par l’horreur et la dégoûtation du premier pris entre les brancards vers les piscines, puis à la grotte. Il les déshabillait it et les plongeait dans les piscines, sans répugnance pour les vieilles loques vermineuses, les plaies suintantes, les ca,cers sanguinolents, et les odeurs abominables de ces organismes en décomposition. A Paris, il n’aurait pas voulu toucher,même du bout de sa canne, le moins dégoûtant de ces malheureux. (Ibid.p. 34)
Les fonctions du médecin sont bien simplifiées à Lourdes. Personne n’attend quelque chose de lui. On compte sur la sainte Vierge ; n’est-elle pas là pour guérir les malades, supprimer la douleur, réduire les tumeurs ? Il y a un médecin, parce que les règlements l’exigent, mais on n’y fait pas appel, ou seulement au dernier moment, si l’on doit faire quelques piqûres de morphine ou d’éther. (Ibid. p. 47)
Si celle-ci guérit, je croirai aux miracles.(Ibid. p.51)
C’était une vision de calme fraîcheur, de joie et de repos. La paix délicieuse de l’heure dissipait ses préoccupations scientifiques, son souci constant de départ. Il se hâtait de goûter le charme étrange de la terre de Lourdes, où dans une lumière d’une ineffable douceur, toutes les horreurs humaines viennent se montrer. (Ibid. p. 52)
Permettez-lui de vivre un peu et faites-moi croire (Ibid.p.55)
Là est le tournant. Carrel est venu en demandeur, bien davantage qu’aucun malade en plénitude de foi ne l’articulerait jamais. Ce pourrait être la conversion de Claudel ou celle de Foucauld. Lerrac, absorbé par ses études scientifiques, l’sprit séduit par la critique allemande, s’était peu à peu convaincu qu’en dehors de la méthode positive, la certitude n’existait pas. Et ses idées religieuses, sous l’action de l’analyse, l’avaient quitté e, lui laissant le souvenir exquis d’un rêve délicat et beau. Il s’était alors réfugié dans un scepticisme indulgent. Ayant horreur des sectaires, il croyait à la bonté de toutes les croyances sincères. La recherche des essences et des causes lui paraissait vaine, l’étude des phénomènes seuls lui semblait intéressante.Le rationalisme satisfaisait entièrement son sprit ;mais, au fond de son cœur, une souffrance secrète se cachait, la sensation d’étouffer dans un cercle trop étroit, le besoin inassouvi d’une certitude. Combien il avait passé d’heures d’inquiétude et d’angoisse à ses études de philosophie et d’exégèse ! Puis tout s’était calmé. Mais, à présent, dans les profondeurs cachées de sa pensée, un vague espoir subsistit, probablement inconscient, d’étreindre les faits qui donnent la certitude, le repos et l’amour. Il méprisait et aimait à la fois le fanatisme des pèlerins et des prêtres à l’intelligence close, endormie dans leur foi béate. (Ibid. pp. 29 & 30)
Lerrac sentait distinctement cette impression puissante, qui échappait à l’analyse, lui serrait la gorge et crispait ses bras. Sans savoir pourquoi, il avait envie de pleurer. Que devait être l’impression des malades, aggravée par leur faiblesse, si un homme en pleine santé, comme Lerrac l’épouvait à un tel degré. (Ibid. pp.57 & 58)
Le regard de Lerrac tomba sur Marie Ferrand. (…) Je suis halluciné, se dit-il : c’est un phénomène psychologique intéressant et qu’il faudrait peut-être noter. (…) Quelque chose allait arriver (…) Quelque chose se passait à coup sûr. (…) Il n’y avait plus à hésiter. L’état de Marie Ferrand s’améliorait. Elle était déjà méconnaissable. (Ibid. pp. 60 & 61)

Les miracles, selon le Nouveau Testament, ne sont jamais le fait de Dieu seul et à sa seule initiative ; ils sont toujours une réponse et Dieu a la délicatesse de faire signer au malade sa propre guérison : Va, ta foi t’a sauvé !

Mais il avait le bonheur profond de voir que le but de son voyage était atteint, qu’il avait eu la chance extraordinaire de voir quelque chose. (Ibi. p. 64) Quel heureux hasard de voir guéri parmi tant de malades, celle que je connaissais le mieux et que j’avais longuement observée. (Ibid.p. 68)

L’absurde devenait la réalité. Les mourants guérissaient en quelques heures. De telles pratiques avaient donc une puissance et une utilité. Quelle leçon d’humilité ! Lerrac avait fait dans cette journée la plus merveilleuse des découvertes. Avoir affirmé qu’un malade ne guérirait pas, le voir ensuite se rétablir, n’est-ce pas déconcertant lorsqu’on a d’abord méthodiquement étudié le cas ? (Ibid. p..72)

Mais, dans sa pensée intime, que devait-il croire ? Troublé, il hésitait entre deux hypothèses : ou bien il avait fait une monstrueuse erreur de diagnostic, en prenant des phénomènes nerveux pour une infection organique, ou bien il s’agissait d’une péritonite tuberculeuse qui avait réellement guéri. Il s’était trompé grossièrement, ou bien un miracle avait éclaté sous ses yeux. Et sa pensée allait plus loin encore : quelle est la cause du miracle ? (Ibid. p.73) Croire est un acte si complexe… Je ne me rends pas compte encore de ce que nous avons vu. J’observe des phénomènes ; je ne remonte pas aux causes. (Ibid.p. 74)

Sa guérison est merveilleuse. Il me fallait cette observation directe, car on est porté à croire, malgré tout, à des supercheries. Ce qu'il serait juste, à tout le moins de faire savoir, c’est que les malades guérissent à Lourdes de façon étonnante. (Obd.p. 75) Car on obtient à Lourdes des résultats infiniment supérieurs à ceux de toute autre thérapeutique. Pour guérir un malade, pour soulager des douleurs, tous les moyens sont bons, pourvu qu’ils réussissent. Seuls comptent les résultats pratiques. J’ai constaté un fait extraordinaire, d’un intérêt pratique considérable, puisque, d’un pilier d’hôpital, il a fait une jeune fille bien portante, qui peut vivre sa vie. Il faut donc constater les faits et surtout les étudier consciencieusement, au lieu de les dédaigner. Ce sont, je crois, les seules conclusions puissent tirer de notre miracle. (Ibid.p. 76)

Comment expliquer les phénomènes de Lourdes ? Et devant ses yeux repassaient les épisodes si hallucinants de cette journée.
Il s’était raidi, depuis le début, contre l’impression violente, obsédante au plus haut degré, des scènes qui s'étaient produites devant lui. Il avait repoussé, de toute l'é’ergie de sa volonté, non seulement toute conclusion, mais toute pensée qui l'e’t fait s'é’arter du programme qu’il s'était tracé : observer, enregistrer comme un appareil, sans haine, sans amour.
Il lui était certes très désagréable d’être mêlé à une histoire de miracle ; mais il était venu pour voir, il avait vu, et comme dans une expérience de laboratoire, il ne pouvait pas dénaturer le résultat de ses observations. Faits scientifiques nouveaux ? Ou faits appaartenant au domaine de la mystique et du surnaturel ? Ces questions étaient d’une gravité considérable ; car il ne s’agissait pas d’une simple adhésion à un téhorème de géométrie, mais à des choses qui peuvent changer l’orientation de la vie. (Ibid. pp.77 & 78)
S’il était ennuyé d’être mêlé à cette histoire, Lerrac, lui, avait l’orgueil d’aller jusqu’au bout, coûte que coûte.Mais où cela le mènerait-il ? de nouveau, impérieux, se levait en lui le besoin de connaître la cause de ces phénomènes étonnants. (Ibid. p.79)

Sous la main de la Vierge, il lui parut qu’il tenait la certitude. Il crut en sentir l’admirable douceur pacifiante, et si profondément que, sans angoisse, il écarta un retour du doute menaçant. (Ibid. p. 83)

Ce semble, dans son dénouement davantage le récit d’une conversion que d’un miracle, de la conversion de l’observateur (qui en avait au préalable demandé la grâce) que d’une guérison miraculeuse à l’article de la mort. Significative la référence à Zola, qui lui aussi avait écrit sur Lourdes. (Ibid. p. 86)

Pourtant de ce moment, attendu inconsciemment, sollicité à mesure que les lieux et les malades l’y préparèrent, vécu intensément en spirituel autant qu’en scientifique, Alexis Carrel ne fit pas le point de départ d’une vie entière. Convaincu que réussir sa vie est le premier des devoirs humains et le facteur le plus intégrant possible de tout épanouissement personnel, voire même d’un apport à la collectivité (il écrivait presque de préférence : à la race), il ne sortit pas de sa discipline première. Du chevet de Marie Bailly aux derniers mois de sa vie, plus de quarante ans d’intervalle mais la même posture, la synthèse ou l’élévation ne s’est pas produite. La dernière page de son « credo » (La prière, op. cit.), la somme de son expérience est que l’esprit est à la fois raison et sentiment. Il nous faut donc aimer aimer la beauté de la science et aussi la beauté de Dieu. Nous devons écouter Pascal avec autant de ferveur que nous écoutons Descartes.

S’il est bien la guérison, sous les yeux d’un médecin, d’une malade à l’article de la mort, le miracle de Lourdes n’a pas opéré sur celui qui ne savait demander ni la foi, ni la grâce, ni Dieu-même et n’a pu sortir de sa raison, comme si pouvait suffire l’expérience que la foi ou la prière ne sont pas contradictoires à celle-ci. Il tourne autour de son sujet sans le pénétrer et, paradoxalement, pour un praticien de l’observation et de la méthode expérimentale, il ne sait situer ni l’observé ni l’observateur, ni Dieu ni lui-même : L’évolution spirituelle ne s’achève que chez très peu de gens, car elle demande un effort persistant de volonté, un certain état des tissus, le sens de l’héroïsme, la purification des sens et de l’intelligence, et d’autres conditions que nous connaissons mal ; en particulier, cette condition psycho-physiologique que l’Eglise appelle la Grâce. (Réflexions sur la conduite de la vie, p. 92). D’une certaine manière, Alexis Carrel a failli fonder pour son temps, son époque et pour une Eglise qu’il ne prit jamais pour sienne, failli seulement car il n’a pas su se fonder lui-même et donne à le lire posthume, pour l’essentiel de ses exhortations et observations – morales – la sensation d’une démarche profondément solitaire. Que faut-il faire ? où m’appelez-vous Seigneur ? Que votre volonté soit faite… Si j’étais seul, sans responsabilité, j’accepterais l’invitation de l’Homme de Boquem (Dom Alexis Presse) et je vivrais dans sa Lumière et dans sa Paix. (Le voyage de Lourdes, p. 148 datée du 5 Novembre 1938)

Le rapprochement de cette œuvre scientifique qui tourna à la doctrine morale, avec une autre œuvre qui lui est contemporaine, est significatif de cette sorte d’inaboutissement. Pierre Teilhard de Chardin avait une conception, sinon une doctrine du miracle, encore plus restrictive et cognitive que celle du médecin. Cette propriété du Divin, d’être insaisissable à toute emprise matérielle, a été remarquée, depuis toujours, à propos du miracle. Si on excepte les cas (très rares, et plus ou moins contestables à part ceux de l’Evangile) de résurrections de morts, il n’y a pas, dans l’histoire de l’Eglise, de miracles absolument hors de portée des forces vitales notablement accrues dans leur sens. Par contre, on ne connaît aucun exemple (même légendaire) de miracle « morphologique » (par exemple, la recréation d’un membre…) ; - et il est absolument inouï qu’un martyr, sortant du feu, ait résisté à un coup d’épée. On peut donc être assuré que plus on étudiera médicalement les miracles, plus (après une première phase d’étonnement) on les trouvera en prolongement de la Biologie, - exactement comme plus on étudie scientifiquement le passé de l’Univers et de l’Humanité, plus on y trouve les apparences d’une évolution. (Pierre Teilhard de Chardin, Science et Christ p. 39).

Profondément religieux, le savant a, lui, pour testament la parfaite synthèse du croyant et le Jésuite qu’il est, sait même situer le texte ayant structuré toute sa formation sacerdotale et son choix de vie. La révolution intellectuelle et morale, dont toute son œuvre donne les éléments, aboutit, comme en témoigne un de ses derniers textes, aux Exercices ignatiens. « Le Fondement », « le Règne », « les Deux étendards »… parce que ces Méditations ont été conçues en un temps où l’Homme était encore regardé comme placé, tout fait, dans un Univers statique, elles ne tiennent pas compte (sous leur forme actuelle) de l’attrait légitimement exercé désormais sur nous par l’En-Avant. Elles ne donnent pas toute leur valeur sanctifiante et communiante aux progrès de l’Hominisation. Et par suite, elles n’apportent pas au Chercheur ni à l’Ouvrier modernes ce que l’un et l’autre attendent surtout de leur Foi : à savoir le droit de se dire qu’ils contactent et consomment directement le Christ Total en travaillant. (…) Une nouvelle et supérieure forme d’adoration graduellement découverte par la Pensée et la Prière chrétiennes à l’usage de n’importe lequel des croyants de demain. (Pierre Teilhard de Chardin, op. cit. p. 289).

2 commentaires:

Unknown a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Unknown a dit…

Il semble bien qu'aujourd'hui les scientifiques se penchent de nouveau sur les miracles de Lourdes en essayant de les expliquer et de les valider !