dimanche 8 août 2021

maintenant que ...

 


1.











Je m’y mets. Selon tous les sens de ce mot. Rencontrer, obtenir de quoi vivre, trouver où et comment être entendu, maintenant, au plus vite, j’ai tant à dire, nous avons besoin tous les trois d’un événement. Entrer dans une autre vie, ou trouver avec celle-ci la forme qui utilise, magnifie, retient tout. Des horaires pour écrire, des horaires pour me reposer, le bonheur de ma fille, sa fierté si j’arrive à quoi que ce soit. Ceux qui subsistent en vendant leur sang, celles et ceux qui se louent au moment et pour la chose, je ne vais rien faire de différent. C’est ma dernière chance et la dernière fois. Je suis déjà si fatigué. Je sais ces prémices quand tout vient bien à ce clavier, à moi qui m’en sert. Alors, je sais avant même de le ressentir que je pourrai résister. Je serai raide, je ne saurai si j’ai les yeux fermés, mais je ne bougerai plus ni mentalement ni des doigts. Je retrouverai vie et conscience de m’être endormi. Parfois, c’est la complète reviviscence et je termine ce que j’avais commencé d’écrire, le bilan personnel de la journée, une lecture des textes de la messe catholique, et je le diffuse, quatre listes d’une cinquantaine de noms. Il y a quelques années, c’étaient sept cent. J’ai averti que je ne continuerai pas à encombrer, et donnai son sens à un silence après trois relances. Je tombe dans le sommeil dès que je suis allongé. Parfois, si brusquement que je n’ai pas le réflexe de m’entourer la tête de rubans pour m’envelopper le nez d’un masque anti-apnée. Je ne mémorise plus mes rêves. Quelques nuits, cependant, une bribe, toujours la paix, l’accord qu’il y ait peuple ou la seule personne qui m’importe pour qu’elle vienne ainsi me visiter.


Je m’y mets donc. Je ne compte pas combien de fois j’ai vécu ce commencement. L’histoire de ces commencements, pas ce que j’essayais d’exprimer avec des mots d’emprunt, l’emprunt aux pensées, aux images, aux associations qui passent ou viennent, fugitivement ou impérativement, n’est jamais la même. Mais le dégoût une fois qu’il m’a semblé avoir tout dit de ce que je m’étais fixé de confier aux lettres, aux mots, aux pages, est toujours le même depuis ma première entreprise. Les circonstances aussi, guérir, pallier, donner à l’espérance son motif.


Je devais écrire dans notre garage, deux petits fauteuils, une table exigue, du courant car la batterie de mon ordinateur portable est morte. Ecrire le temps d’un inventaire de ce que l’une de nos voitures réclame en soins ou en rechange. De gros chantiers m’arrivent, dit notre homme, lince, grisonnant, visage que je retiens moins que sa silhouette, debout, de profil devants ses écrans, devant ses yeux l’ensemble, en rayons et autres meubles de ce qu’il y a à vendre en accessoires divers pour l’automobile, derrière lui, tombant en rubans de caoutchouc épais, les deux passages vers l’atelier. Les lieux sont silencieux. Notre nom est à chercher chaque fois, ni le mien, ni celui de ma femme, une combinaison du sien et d’une partie du mien. Je suis reparti, je déposerai notre auto dans quarante-huit heures en fin d’après-midi. Le plein, une nouvelle bonbonne de gaz. Quelques kilomètres d’autoroute, on dit ici la quatre-voies puisque les contrats de mariage passés avec la duchesse Anne ont prévu des dispenses d’impôt. Mon médicament est arrivé, un autre que je n’avais pas commandé sort d’une façon de passe-plat, un automate. Le pharmacien m’assure que cette technologie – je demanderai à voir l’installation capable de saisir dans des rayonnages qui doivent être considérables, la boîte désignée, la déplacer et lui faire pousser le rabat translucide mettant à la main de l’une des deux laborantines, ce que je lui demande. Je suis maintenant parvenu à mémoriser les prénoms de chacune et donne son titre au maître des lieux. Le film vu hier soir, qui m’a saisi d’emblée, dont j’ai photographié ce qu’il donnait de mieux et avec insistance : des visages, je l’évoque, le recommande. D’ordinaire, je fais rire ou sourire professionnels ici et patients-clients aux explications et confidences à voix haute sont souvent longues. Je ne crois pas à la banalité, les phrases des autres me passionnent et m’émerveillent quelles qu’elles soient. Si je parle tant, c’est que je les sollicite, je ne saurai les inventer. L’œuvre de Batiste Combret et Bertrand Hagenmüller, « avec acteurs inconnus », est cela, seulement et tout cela. Visages pour soutenir des phrases. Celles-ci sans bégaiement ni répétition. Visages tous beaux parce qu’à l’évidence chacun dont un peu de monologue a été saisi, est heureux là où il est, de ce qu’il fait et même du risque pris. En décor, un slogan rouge sur crépis beige au pignon d’une maison, des roulottes, des vaches et surtout les moutons noirs d’Ouessant. Je laisse se reposer moi, et donc travailler à loisir, mes amis de cette officine, qui savent tout de moi selon les prescriptions qu’ils honorent, et vais à la poste déposer un chèque, celui d’une amie qui fut la douceur que seuls l’amour et une femme s’alliant peuvent prodiguer, juste à temps, juste là où c’est urgent : elle veut payer le livre que je lui ai dédicacé, j’affecte la petite somme à ce legs éprouvant que m’a confié sans calcul un moine de Solesmes, ermite pendant vingt ans en Mauritanie, ses derniers lieux gardés par un familier à la silhouette alors simple, paisible mais au regard si perspicace. Maintenant que le religieux, rentré au pays pour y mourir, n’emploie plus le descendant d’une grande famille tombée en esclavage, la correspondance et les envois de fonds m’incombent. Des quêtes autour de moi ne donnent plus. Chaque deux ou trois jours, un événement nouveau ou une lacune permanente me sont décrits et me font mal, car je ne peux plus donner ce que je n’ai jamais vraiment eu. J’ai projeté d’écrire cette histoire, le moine, l’énarque en demande d’emploi longtemps à Dieu, puis à des hiérarchies, parfois les plus hautes qui se sont pour finir – pour finir en ce qui le concernait – toutes dérobées. Ton profil a toujours fait problème, me fut-il indiqué quand le plus haut de mes protecteurs, ou plutôt apprééciateurs, commença de vraiment mourir. J’eux l’honneur de participer à ce qu’il lâchait, à ce que sa main et son autorité ne retenaient plus, alliances, pouvoirs, amitiés, confidents. Le moine donc qui exigeait de mes vibgt ans la sainteté brute et qui pendant les six derniers mois de sa vie répéta à moi comme à d’autres de ses compagnons de vœux monastiques – aussi énigmatiquement que Socrate et sa dette d’un coq à Esculape – j’ai toujours fait semblant. Il était épris de la beauté, peut-être du fait libérateur d’être ébloui, et ne me l’a jamais définie. Depuis longtemps, je ne fais plus de la beauté l’absolu que mon adolescence lui conférait. Elle était déjà si diverse et selon chacun des sens humains tant que nous sommes mortel. Continuant d’être tant de fois rencontré et souvent arrêté, fasciné par elle, j’ai compris et vis de plus en plus qu’elle n’a pas de forme, pas de critère ni de caractéristique, mais qu’elle est un pouvoir, qu’elle est divine et que tout le monde l’a, la possède et la montre, la donne.


Le film a été de nouveau présenté d’enthousiasme tranquille et de conviction. Une jeune femme, pouvant être jeune fille, au teint mat, les bras nus, le haut du gauche tatoué, s’est fait infliger mon argumentaire. Elle a acquiescé, la postière, une dame âgée souriait. Naguère, c’eût été un début de drague et d’astreinte. J’ai été simplement heureux de ressentir un partage. Le prénom est d’exigence pour légender l’instant : Pauline. J’aurais pu évoquer Eric Rohmer et la plage de l’héroïne, l’histoire m’a quitté de mémoire. Demander son prénom à la vieille dame qui attendant le conseiller financier, comptait nos points, j’ai senti que je lui devais cette galanterie. Pauline et Michèle (pas deux L mais l’accent). La première est partie, pantalon de toile lâche et très coloré, multicolore, façon de n’être ni maigre ni lourde, de ne paraître ni maigre ni grosse. J’ai admiré l’habileté tandsis qu’elle s’élognait et donnait donc prise à une évaluation, hors charme, regard et dialogue. Questions-réponses avec la postière, un certificat d’hébergement par sa mère, le compte de cette dernière à vider. J’ai revu l’autre, contournant le rond-point que j’allais prendre en voiture, et presque sautillant. Plus jeune que son âge probable et que son visage.


Reniac, mardi 27 juin 2017 . 11 heures 42 à 12 heures 45


Un peu plus loin, devant moi la chapelle Notre Dame la Blanche, bien proportionnée, peu sculptée, s’admirant de très près et en la regardant sur fond de ciel, mais de la ruelle montant de sa façade, une jeune fille apparaît, marchant. Je renonce à voir si elle est en pantalon ou jambes nues, car je continue de rouler, pressé de commencer d’écrire puisque le sujet, la trame me sont venus, et surtout la posture à garder pour que ne me quitte pas le fil étrange qui m’apportera tout le labyrinthe, impossible à reconstituer rationnellement car tout est dans les accentuations, encore moins à retrouver d’ambiance, de sensations. Un labyrinthe parce que je n’ai jamais su ni cherché la sortie, mais que je crois bien en ligne droite contrairement à toutes les apparences. Ce sont pourtant ces apparences qui, de plus en plus impérieusement, me suggère cette linéarité unique, si simple que je n’ai pas besoin de rien décaper. Les événements, seuls, ont été multiples, ils ne comptent que selon ma réponse et surtout selon qui, manifestement, les dispose, plus souvent en travers de ma marche. La silhouette vient dans mon rétroviseur, vêtue de bleu en haut, mais a-t-elle les jambes nues jusqu’à la tombée très courte de son vêtement ou bien son pantalon a-t-il la couleur d’une chair bronzée.


J’ai pris la principale de mes médecines. Non remboursée comme son prix dépasse mon revenu mensuel je serais mort depuis qu’elle m’a été prescrite. Et je me suis mis à écrire. Ma chère femme m’a appelé au bout d’une heure, la salle où elle corrige les quarante-six copies de mercatique qui lui ont été confiées – le baccalauréat – est pour le moment de son appel, déserte. Ainsi que l’enseigne les bonnes auto-écoles quand on parvient, en seconde il le faut, au seuil d’un rond-point, prendre l’information et sans s’arrêter, si la voie est libre, elle prend de mes nouvelles. Je les lui donne, pharmacie, poste, gratuité de l’opposition à notre carte bancaire, assurée contre la perte, même chez nous où je la cherche depuis neuf jours, mais j’omets de lui indiquer à quoi je m’emploie. Ecrire est hors sujet, au point de dénuement et d’urgence où nous sommes arrivés. D’ailleurs, personne ne te lis et ne te liras de tes envois quotidiens à ce livre pour lequel tu as failli te tuer, et donc nous tuer, à force d’épuisement et d’inquiétude. Et il est si mal présenté. J’en conviens, les coquilles sont multiples et des mots manquent : j’ai honte et pourtant en politique, je ne peux dire plus. Ce devait surtout être en son et image, à l’occasion de cette élection présidentielle. Le plein débordant de la solitude dans l’action de diffuser, et du silence puisqu’aucun écho ne vint. Le raconter n’intéresserait que si je réussissais dans une telle tentative. Celle dont je viens, sans que rien n’en ait été perçu par les tiers à pas dix exceptions près sur près de cinquante millions d’électeurs, n’avait que deux objectifs. Me faire recruter par quelque media, me faire admettre à l’audience du prince suivant ou de la princesse tant redoutée mais si commode pour annuler toute opposition, et – moi, en simple outil de ce que nous ressentons et voulons presque tous – faire goûter ainsi et se partager quelques fruits d’existence quotidienne. De la vie-réalité. Spectacle et scenario à ne pas saisir ni organiser, à accueillir, apercevoir seulement.


Hier soir, tandis que je pars voir ce film, et qu’elle rentre à peine, totalement épuisée : dix-quinze copies, déjà évaluées, elle ne me l’indique pas, quoique je lui demande toujours le récit et l’ambiance de chacune de ses journées. A quoi bon ? quelle utilité ? Pour moi, le goût, l’envie de connaître et de communier. Elle, rêve et hantise, se décharger, se reposer, n’avoir plus à craindre, avoir exorcisé l’anticipation sinistre de l’hallali : le rêve, elle le formule en si peu de mots, que c’est attrayant au possible et que ce nous est impossible sauf à tout abandonner de ce qui étouffe et emprisonne, mais s’est conçu, fait de chacune de nos années, celles d’avant et celles de maintenant. Si remplie, plus amoncellement mais pas débarras car tout a sens, histoire au moins celle de nos choix et spontanéités, la maison où nous vivons, la mienne initialement, reconstruite et renouvelée puisque les premières fenêtres percées dans chacune des deux longères, pratiquement aveugles à leur état d’origine, la maison qu’elle n’aime pas, dans un environnement qu’elle n’aime pas, dans une de nos provinces qu’elle considère comme la plus avare, dure et fermée qui soit puisqu’elle est née dans une tout autre, cette maison pourtant nous accueille, nous protège. Elle m’est devenue une amie, une mère, vivantes, sans qu’aucun des mots dont je l’orne affectivement ne soit – je le pense – déplacé. Cette maison, l’autre, sa jumelle mais d’orientation différente, nord-sud, garde nos meubles et nos papiers, une yourte aussi qu’en plus de vingt-deux ans de ma sédentarité ici, je n’ai pas été capable de monter ou faire monter : il faut d’ailleurs être plusieurs, j’avais filmé sur place comment s’y prendre. Le soir de la fête nationale, pour laquelle – par fonction – je devais offrir à festoyer et où elle avait constitué la preuve de ma dilection pour ce pays commençant seulement son époque moderne, parce qu’indépendant, ma voiture, également de fonction avait été forcée et mon film perdu sans avantage pour le cambrioleur. Signe certain de rayonnement de notre pays, aucun des fanions tricolores, lkingtemps relkacés à chaque disparition, ne dura plus d’une selaine. Un exception qui m’émeut encore, celui cousu par dépeçage de plusieurs mouchoirs ou coupons. Noué difficilement à l’antenne d’une petite voiture trouvée localement, notre drapeau en toute petite mais fière version, était bien là à ma descente d’avion. La Chine et ses expérimentations nucléaires à huit cent kilomètres de nous, à vol d’oiseau, trois cancers parmi les dix expatriés que nous étions pour ouvrir notre ambassade, deux saisons après qu’aient été amenées, aux toits du Kremlin, la couleur soviétique et son évocation des deux gagne-pain humains, la faucille et le marteau.


Je ne suis seul que dans l’action quand je la propose sans discussion d’objectif, quoiqu’ouvert à toutes façons de parvenir, mais dans ma pensée, d’âme, de cœur, je ne suis jamais seul, jamais – je m’en rends compte à l’écrivant à présent – immobile (ce pourrait être pour contempler). Ce que j’ai rencontré, les lieux plus encore que les personnes sauf si ce sont elles qui me les redisent le mieux, ce qui parut si naturel et providentiel que je le vécus d’abord comme la solidité définitive, m’accueille, me prend, me tolère, m’enrichit de nouveau. Ce n’est pas vivre de mémoire ni me chanter de nostalgie. C’est factuel, c’est là : connu certes mais d’inventaire, se présentant sans convocation et vivant en moi d’une façon dont je n’ai pas le secret mais dont j’éprouve la permanence, la totalité. Je n’ai pas à chercher et je n’ai rien perdu. Je n’avais pas le projet ni l’ambition, encore moins la prescience d’une carrière, d’une gloire, d’une œuvre. Je ne savais pas non plus esquisser la compagnie et les endroits de mon avenir. Je n’ai donc pas été déçu – mais d’autres l’ont été pour moi – de n’aboutir à rien, de n’avoir rien été. Je n’ai rien choisi, mes interrogations ont été sans réponse, je vois bien maintenant qu’elles étaient inutiles, ma vocation n’avait pas de structure d’accueil, elle n’en aurait pas davantage aujourd’hui et ne peut se formuler, mais je l’accomplis, sans mérite ni talent, de tout moi-même. L’action est donc tout à fait secondaire, le succès ou l’échec presqu’indifférents, l’un et l’autre se pallient par le projet suivant, qui frémit d’espérance et aussi de contentement au travail de son élaboration.


André Maurois – l’un des dix compagnons, ou douze de mon adolescence, éperdue de récits d’amours difficiles et de cette manière d’héroisme qu’est une existence ignorante de sa fin mais consciente de ses pulsations – écrivait le matin, et parcourant, guidé par sa seconde femme, je crois, les terres de celle-ci, de ferme en ferme, discutait avec elle le roman en train de se faire. Il devait en être augmenté dans son sujet, ses décors et ses acteurs. Je n’ai rencontré pareille âme amie de la mienne et des réalités qui ne se rendent que par imagination, que très rarement, non jamais avec qui je puisse partager la joie, puis l’inquiétude d’écrire. Et inédit, aucun écho ne me parvenait que la remarque à mon premier récit – le fiasco, qui resta douloureux pendant dix ans, de mes premières fiançailles – de ma mère, lectrice certaine : elle lut, ce qu’elle savait mon chagrin, et souvent ensuite mon amertume. Mais elle fut ma fierté et ma joie dès la fin de mon adolescence quand, par défaut, mais conformément à ma demande d’enfance, ne sentant jamais le baiser du soir, plafonnier éteint, car j’étais trop jeune pour avoir une table de chevet, je devins l’homme de sa vie, son chevalier tout en restant l’un des objets de ses anxiétés. Elle n’en manqua jamais, mais sut vivre avec, puis en toute fin d’un parcours à méditer, et sans doute à deviner encore que je n’en sais et qu’elle m’en confia, elle était émancipée de tout manque. La souveraineté lui était rendue, qu’elle avait eue de jeunesse mais en précarité que sa propre mère avait discernée, sans la redouter. Mon père n’était vulnérabilité, tendresse et charme.


Mon départ matinal pour le train de Paris et divers examens médicaux, de routine, dans nos hôpitaux militaires, n’avait été qu’imprécations de ma femme, chacun de mes gestes, de mes pas, de mes propos étaient ratés et blessants. La scène n’était pas nouvelle, je suis sans doute au seuil d’en comprendre plus finement la dialectique que je ne l’ai cru quand je fus le spectateur et en même temps que la victime pour une première fois : comprendre sans doute en écrivant des sensations et leur enchainement, au lieu d’un compte-rendu de mémoire. Comprendre par ce que je vais écrire, entendre, saisir et dévider. Mon premier écrit élucida l’échec de mes premières fiançailles et caractérisa la rigidité et la naïveté de l’amant que je n’avais pas eu le droit de devenir. Comprendre est toujours rétrospectif, donc sans influence sur ce qu’irrépressiblement je devais manquer, tel que j’étais et suis encore. Mais j’appris que décider ses personnages, ce que la vie fait aussi avec nous et surtout avec nos rencontres, car autrui nous connaît et nous comprend mieux que nous-mêmes, c’est leur donner bien plus de liberté que de vie. J’ai ainsi revécu mes fiançailles en spectateur et j’ai aimé et désiré autrement qu’in vivo, ma si simple mystérieuse qui m’avait donné le coup de foudre et y gagna un trimestre plus occupé que les précédents. Rompre occupe plus que nouer.


Cette scène était, littéralement et en toutes expressions, et avec le bon ton, la rupture. Sans projection alternative mais ferme, définitive. Pas de désespoir, mais le constat. J’étais servi, je partis. Le train, sans prise de courant au-dessous de la fenêtre pour la tablette. La plus longue partie du trajet se fit en échange de textes. Je les recopiais du petit écran à mesure pour que ma messagerie ne soit pas saturée, je crois bien que je disais tout, et continuellement ma confiance en la vie, en notre couple, en elle. Elle répondait pour me maintenir au courant de la stabilité de son désamour. Les causes de sa détresse et de sa vindicte me paraissent encore – mais j’en sens déjà la probable intreprétation alternative et mieux trouvée – nos pénuries, mon incapacité à les pallier, à y mettre fin, en chasseur multimillénaire que demeure le masculin pour le féminin, l’épouse, la mère, la responsable de tout intérieur de chair, de maison, d’emploi du temps et d’énergie. Je m’identifie alors à mon père, convaincu – je ne discerne pas encore d’autre explication – qu’en remportant au jeu l’énorme gain et en le déposant devant ma mère et la seule femme qui l’ait constamment retenu, passionné, il reconstruirait, comme Jean et son châlet, là-haut sur la montagne, tout et en bien plus beau que jamais auparavant. Depuis des années, presqu’à partir de notre mariage, du fait d’injustices, d’échecs et de revers que je sais immérités mais qu’elle veut ne plus jamais évoquer, je suppose que les équilibres matériels lui rendront le repos d’âme. Ce qu’elle me dit maintenant n’est pas cela, mais le reproche de mon absence car j’écris. Nos arbres, nos plantes, dans leur lutte contre les ronces, fruitiers, vigne, figuier, m’en font le reproche et m’en donnent aussi la contr’épreuve au moins instant de taille et d’égards que je leur consens. A la maison devenue, en moi, une personne qui m’oblige et appelle mon attention, du rangement, de la mise en apprêt, du nettoyage, correspond à peine différemment l’exigence de notre environnement végétal. L’orchestre possible m’est proposé encore à ce instant où l’été commencé frappe, assourdit, fait en réalité bien davantage se recroqueviller et attendre les plantes qu’ici, chez nous, l’hiver. Ma chère femme s’est lassée, la terre est pauvre, raide, la main verte perd le goût de la semaison. Nos hectares, boisés à mon arrivée chez eux, en sapins, en chênes pourpres et en hêtres, ne sont plus vraiment parcourus que par des sangliers rarement aperçus : nous les protégeons autant que possible des battues dites administratives. Alors se déploient en cris et en déguisements des quasi-pantins, tirant des laies suitées, laissant parfois un cadavre de chevreuil. L’affection, ma femme en déborde et nos chiens, nos chèvres, la petite chatte de notre fille la reçoivent. Notre couple, agité dès son début par la concurrence que lui faisait un autre, encore plus de mon crû, ne tient qu’à notre commun amour des chiens et aussi à la réminiscence d’une passion de jeunesse, commune à elle et à sa mère : Michel Jobert, le gros plan d’un visage propre à l’émotion, à l’intense empathhie avec les circonstances autant qu’avec le vis-à-vis, la voix surtout indiblement chaude, réfléchie, posée, naturelle et philsophe. Ainsi se repérèrent presque dès nos premiers échanges où prenaient racines nos affinités. Chaque jour, chaque conversation, maintenant ainsi qu’il y a vingt-cinq ans nous surprend – toujours – par la communauté de pensées, d’évocations intimes sans que nous ayons évoqué quoi que ce soit les faisant supposer. Nous pourrions ne pas parler, la communion serait encore plus dense et exacte, mais je bruis sans cesse, au jugement et de notre fille et de sa mère. Me recevant une dernière fois, au monastère, pas loin de notre océan et de même congrégation que celui de l’ami et initiateur de mes vingt ans : Solesmes, sa marbrerie du XVIIIème, machinée sur la Sarthe, le moine auquel j’avais été confié à mon établissement non loin, par l’abbé, lui-même parti pour un autre emploi, se prêta à mes regrets puis conclut en répondant à ma demande d’un bouquet spirituel (Thérèse Martin en réclamait systématiquement aux visites qu’elle recevait) : taisez-vous ! Mon auto-biographie vraiment chronologique pourrait s’écrire en disposant bout à bout, les mots que j’ai provoqués, sans le vouloir, rien que par présence mutuelle à un interlocuteur plus ou moins durable dans mon existence. Plus que subjective et d’une écriture autre que la mienne, elle serait factuelle, puisque je n’ai jamais inventé ce que je pris, chaque fois, pour des aphorismes, flatteurs, aimants ou haineux, sans le moindre fondement, mais collés à moi et à mon dossier. Nos administrations, millénaires, écrivaient, le numérique va probablement leur ôter style, mémoire, archives et adaptation au vis-à-vis.


Les expressions d’une décision de rupture, de départ, de tous les contraires de la rencontre et de la persistance de l’amour, ma femme – consciemment ? ou plutôt, très naturellement, car l’amour qui la fait souffrir puisque l’aimant et l’aimé la déçoivent tellement de comportement, lui sont, ce qui augmente la conscience de ma responsabilité envers elle, envers notre couple – les balancent et effacent par autant de redites et d’insistance sur les soins et précautions que je dois avoir de moi-même, par ses appels à juger de ma situation, de ma position, de mon avancée sur la plaine liquide (l’image est d’Homère) ou sur les versants montagneux de toute journée, en dehors d’elle et sans prise mutuelle, que de nous maintenir au courant chacun de l’autre, à sa demande. Son souci de moi est circonstancié, personnalisé. Son inquiétude permanente est irrépressible, il faut que j’en trouve ou la cause (au singulier, au pluriel : je ne sais) ou la source. Ma mère, terminant chacune de ses lettres par la redite de sa confiance en moi plus qu’en son fils – je ne suis que le second de neuf, et à ma manière que je dirai peut-être, le premier du nom – était sans doute inquiète par expérience, expérience des circonstances et ses redites disaient jusqu’à son angoisse. A quoi se remettait-elle ? à moi sans doute, à ce qui nous fait, de création originelle, être et toujours davantage, responsables de nous-mêmes. Cela aussi, je veux l’approfondir, nos paysages mentaux et plus fort encore ces battements de notre cœur pour la survie, le bonheur d’autrui. J’en suis là vis-à-vis de ma chère femme. Tandis qu’avec notre fille unique, la liberté que j’ai ressentie être la sienne, propre, irréfragable, dès dans le sein de sa mère, mon épouse et mon calice, l’angoisse ne porte que sur moi : lui donner toutes chances, ne la marquer que d’amour et de sécurité. Plus quelques apports et ornements qu’on n’appelle plus éducation, et que je ressens comme la transmission de ce qui fait tout apprécier, savourer, aimer, même si tout n’est pas compréhensible. La prière du soir, ensemble, moi à genoux au pied de son lit, le lit que s’était acheté, une place et demi, ma mère et que nous avons retapissé suivant les choix de notre fille, sans insister sur l’ascendance et la noble couche, nos trajets en voiture vers le collège puis en revenant sont le plus beau conte et le grand apprentissage de ma vie. L’autre enfance, l’autre liberté, bien plus encore que l’époque nouvelle. Les chagrins, les évaluations : oui, tout est juste d’elle, et peu mérité pour moi. Père, je suis au spectacle de moi-même, en version jamais imaginée jusqu’il y a peu.


Reniac, mardi 27 juin 2017 . 13 heures 35 à 15 heures 50

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