lundi 17 mai 2021

Pourquoi Jérusalem est la troisième ville sainte de l’islam ? - Le Monde

 


Jérusalem se nomme Al Qods, « la sainte », en arabe. Elle se trouve en troisième position dans la hiérarchie des villes saintes, derrière La Mecque et Médine. Les premiers musulmans se tournaient vers elle pour prier.

Par Mohammed Taleb(Ecrivain)

Musulmans en prière lors de l’Aïd-el-Fitr, avec le dôme du Rocher en arrière-plan, Jérusalem, 13 mai 2021. Musulmans en prière lors de l’Aïd-el-Fitr, avec le dôme du Rocher en arrière-plan, Jérusalem, 13 mai 2021. MAHMOUD ILLEAN / AP

Jérusalem occupe une place importante, même si elle n’est pas de premier plan, dans la géographie symbolique et religieuse de l’islam. Son statut vient d’abord de la relation que le prophète Mahomet a eue avec la ville. Evoqués furtivement par le Coran, ces liens seront développés dans la pensée théologique, la mystique soufie et les traditions populaires.

La ville a été le lieu d’orientation – qibla – de la prière de la première communauté musulmane. Ce terme est issu de la racine qbl, « se trouver devant », « faire face ». C’est ainsi que les disciples du Prophète se désignent comme le « peuple de la qibla et de la communion » (Ahl al-qibla wa-l-jama’a).

Dans une mosquée, la qibla (direction de la prière) est clairement indiquée par une niche située sur l’un des murs, très souvent encadrée de deux colonnes : le mihrab. Cette indication est cruciale pour la prière, qui s’effectue à l’aube (soubh), à midi (dohr), dans l’après-midi (asr), au coucher du soleil (maghreb) et la nuit (ichaa).

Changement de direction

Alors que La Mecque est aujourd’hui la qibla pour tous les musulmans, les premiers fidèles s’orientaient vers Jérusalem. La tradition rapporte que si les croyants priaient vers la cité palestinienne, Mahomet prenait néanmoins garde à ce que le temple mecquois de la Kaaba soit toujours situé face à lui, dans sa prière vers Jérusalem.

En 622, selon la tradition musulmane, la communauté rassemblée autour de Mahomet se voit contrainte de quitter La Mecque, dont les habitants s’avèrent hostiles à leur message, pour se réfugier à Médine. Vers 623-624, soit un peu plus d’un an après cet événement fondateur, appelé hégire (« émigration »), le changement d’orientation de la prière se produit dans la mosquée médinoise de la tribu des Banou Salima, en plein rituel du dohr, à midi : la première partie du rite est effectuée en direction de Jérusalem, la seconde vers La Mecque. La mosquée est d’ailleurs connue sous le nom de Masjid Al Qiblatain, la « mosquée des deux qibla » ; aujourd’hui encore, elle possède deux mihrabs.

Le changement de direction de la prière renforce le caractère arabe de l’islam naissant

Ce changement de qibla renforce le caractère arabe de l’islam naissant. Il ne s’agit pas seulement de se démarquer des juifs, mais aussi de revaloriser la cité mecquoise et son temple arabe. « Cet événement capital, écrit ainsi l’historien Edmond Rabbath (1902-1991), eut pour effet de trancher net le dernier lien, d’ordre cultuel et politique, avec le judaïsme, mais de restituer surtout à l’islam l’authenticité de son âme arabe, en le rattachant à jamais à la race d’Ibrahim [ou Abraham] et d’Ismaël, fondateurs du Bayt Al Atiq, de la Maison antique, où est logée la Pierre noire » (Mahomet, prophète arabe et fondateur d’Etat, publications de l’Université libanaise, Beyrouth, 1989).

Pour autant, la rupture avec les juifs ne signifie nullement la disparition de Jérusalem du champ de la géographie visionnaire musulmane. Elle demeure un pôle important, mais en troisième position après les cités saintes de l’Arabie : La Mecque et Médine.

Entre terre et ciel

Un autre récit de la tradition islamique est hautement significatif de l’attachement musulman à Jérusalem : le miracle du Voyage nocturne du Prophète. Il met en scène plusieurs sites, en particulier La Mecque comme point de départ, Médine et Jérusalem comme lieux intermédiaires, jusqu’au ciel divin. Le Coran relate brièvement l’événement :

« Gloire et Pureté à Celui qui, de nuit, fit voyager Son Serviteur [Mahomet], de la mosquée Al-Haram à la mosquée Al-Aqsa dont Nous avons béni l’alentour, afin de lui faire voir certaines de Nos merveilles. C’est Lui, vraiment, qui est l’Audient, le Clairvoyant » (Coran 17, 1).

A partir de ce simple verset et de hadiths (paroles attribuées au Prophète), théologiens, mystiques et poètes vont élaborer toute une narration autour de ce qui est habituellement nommé le Voyage nocturne (Isra) et l’Ascension céleste (Miraj) de Mahomet.

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Ce Voyage aurait eu lieu la 27e nuit du mois de Rajab, en 620, un peu plus d’un an avant l’hégire. Le contexte est sombre : le Prophète vient de perdre sa femme Khadija et son oncle Abou Talib, qui le protégeait face à l’hostilité des Mecquois. Cette nuit-là, selon la tradition, il voit le toit de sa maison se soulever et l’ange Gabriel descendre du ciel. L’être céleste aurait alors ouvert la poitrine de Mahomet avant de la laver avec l’eau du puits de Zam-zam, situé près du temple de la Kaaba. Et de déverser en lui une bassine pleine d’or, symbole de sagesse et de foi, avant d’amener une créature cosmique, nommée Al-Bouraq – jument ailée à tête de femme –, chargée de conduire le Prophète aux alentours de la majesté divine, afin qu’il reçoive les enseignements spirituels.

D’un bond, poursuit la tradition, Mahomet se déplace de La Mecque à Médine pour effectuer une prière, avant de prendre son envol pour Madyan (la ville de naissance du prophète arabe Chou’ayb) et le mont Sinaï. Chaque fois, il prie. Par la suite, Al-Bouraq emporte le Prophète en Palestine, à Bethléem (ville de naissance de Jésus) et enfin à Jérusalem. Sur l’esplanade des Mosquées, le dôme du Rocher abrite le « rocher de la fondation », endroit précis où Mahomet se serait arrêté pendant son voyage nocturne commencé à La Mecque, et d’où il se serait élevé au ciel sur sa monture Al-Bouraq.

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Rencontrant les prophètes des temps passés, tels Jésus, Abraham et Moïse, Mahomet dirige une prière collective. Par cet acte, l’islam affirme la fraternité métaphysique entre les envoyés de Dieu, ainsi que la solidarité spirituelle entre l’Arabie et la Palestine, entre La Mecque et Jérusalem. Commence ensuite la montée du Prophète, toujours sur Al-Bouraq, dans le ciel divin où un dialogue direct se serait amorcé entre le Prophète et Dieu.

L’islam affirme la fraternité métaphysique entre les envoyés de Dieu, ainsi que la solidarité spirituelle entre l’Arabie et la Palestine

L’islam propose une hiérarchie comprenant trois villes saintes – les seules vers lesquelles un pèlerinage peut être effectué – qui correspondent en fait chacune à une mosquée : Al-Haram à La Mecque (où se trouve le sanctuaire de la Kaaba), Al-Nabawi à Médine et Al-Aqsa à Jérusalem. Si cette dernière vient en troisième position, cela correspond à la puissance que le Prophète a attribuée à la pratique de la prière dans ces lieux :

« La prière accomplie dans la mosquée sacrée [de La Mecque] est égale [sur le plan des récompenses] à cent mille prières faites ailleurs. La prière accomplie dans ma mosquée [à Médine] est égale [sur le plan des récompenses] à mille prières faites ailleurs. Et la prière accomplie dans la mosquée Al-Aqsa [de Jérusalem] est égale à cinq cents prières faites ailleurs. »

L’excellence spirituelle de Jérusalem est confirmée par les noms qu’elle porte en arabe, lesquels dérivent de la racine qds. Le philosophe Michel Chodkiewicz (1929-2020) écrit que cette dernière « exprime la transcendance, la pureté et qu’on l’utilise pour parler de Dieu ».

Jérusalem est Al Qods, la « sainte », ou encore Bayt Al-Maqdis, la « maison de la sainteté ». Une sainteté renforcée par le fait que, raconte la tradition musulmane, Adam aurait été le bâtisseur des deux premières mosquées de l’humanité : d’abord sur le site de la Kaaba, à La Mecque, puis, quarante ans plus tard, sur le site actuel de la mosquée Al-Aqsa, à Jérusalem. Mais le Déluge, à l’époque de Noé, aurait fait disparaître les traces du temple d’origine.

Géopolitique et métaphysique

Néanmoins, la religion n’est pas la seule source de légitimation de la place de Jérusalem dans la conscience musulmane, profondément marquée par les tribulations de l’histoire : de la conquête de Jérusalem par les troupes du calife Omar Ibn Al-Khattab, dans les années 630, jusqu’à l’actuel conflit israélo-arabe, en passant par l’épisode des croisades aux XIIe et XIIIe siècles, la cité est devenue un enjeu de la mémoire et de la conscience arabo-musulmane.

A bien des égards, le sort de la Jérusalem arabe est considéré comme la clé de voûte de ce conflit et sa solution

Bien évidemment, avec Jérusalem, c’est toute la Palestine historique qui est engagée dans ces processus. A bien des égards, le sort de la Jérusalem arabe, tant dans ses composantes musulmanes que chrétiennes, est considéré comme la clé de voûte de ce conflit et sa solution, ce qui explique l’émotion considérable qu’a suscitée, dans le monde islamique, la reconnaissance par les Etats-Unis de Jérusalem comme « capitale de l’Etat d’Israël » en 2017.

Avec l’or du célèbre dôme du Rocher qui en est la parure, la Jérusalem arabe est un centre à la fois géopolitique et métaphysique. Comme le chante la diva libanaise Fayrouz, Jérusalem est « la fleur des cités », Zahrat Al-Madayyn, « la cité de la prière ».

Cet article a initialement été publié dans Le Monde des religions n° 88, mars-avril 2018.

Mohammed Taleb a collaboré à l’ouvrage collectif Jérusalem, trois fois sainte (Desclée de Brouwer, 2016).

Mohammed Taleb(Ecrivain)

Daté du mardi 18 mai


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