EXTRAITS
DE SERMONS
I. L'incarnation révélée à saint Joseph
Nous débutons par un extrait du sermon In vigilia nativitatis
Christi. Nous suivons le prédicateur pas à pas, mais retranchons tout ce
qu'il dit d'une cosmogonie maintenant passée de mode, à laquelle d'ailleurs il
n'attache lui-même pas grande importance, et qui n’intéresserait plus un
lecteur moderne. Il suppose, ce qui n'est nullement prouvé, que saint Joseph
était vieux et âgé, alors que Marie était jeune et belle. L'exposé est très clair
et se lit facilement.
* *
*
Différence entre la
conception et la naissance.
La Sainte Écriture met une différence considérable entre la conception
de Notre-Seigneur et sa naissance. Celle-ci, non seulement ne fut pas
mystérieuse et cachée, mais il paraît évident, au contraire, que Dieu a voulu
l'annoncer et la notifier au monde tant par le ministère des anges que par des
signes célestes, comme l'étoile parue en Orient, par les animaux de la crèche,
par les rois venus des régions orientales. Quant à la conception, tout au
contraire, Dieu a semblé la couvrir d'un voile mystérieux. Il ne l'a révélée à
personne au monde, ni aux patriarches, ni aux prophètes, ni aux saints. Seuls
l'Archange Gabriel et la Vierge Marie en ont possédé le secret. Malgré cette différence
évidente entre sa conception et sa naissance, malgré le mystère dont sa
conception fut couverte à l'origine, elle se manifesta peu à peu, comme toute
maternité devient évidente en approchant de son terme. Il en fut ainsi de la
Sainte Vierge, dont la maternité, en raison de ses signes extérieurs, ne
pouvait plus se dissimuler. Montrons donc que Joseph s'en rendit compte de
trois façons.
I. Par le témoignage de ses
sens
1. De la vue
surtout. - Toute connaissance part d'une sensation. Par la vue, nous
connaissons les couleurs, par l'ouïe les sons, par l'odorat les odeurs, par le
goût les saveurs et par le toucher nous distinguons ce qui est dur ou mou, ce
qui est chaud ou froid. Si vous demandez : Comment savez-vous cela ?
On vous répond : Parce que je l'ai vu ou entendu ou senti, etc. Toute
votre connaissance vient donc évidemment, d'ordinaire, des sens, et le
philosophe nous atteste que les sens, et surtout la vue, lorsqu'ils sont dans
leur état normal, ne se trompent jamais sur leur objet propre. C'est pour cela
que les seigneurs juges établissent une différence considérable entre les
témoins oculaires et les témoins qui ne rapportent que ce qu'ils ont entendu
dire ou ce qu'ils croient le témoin oculaire l'emporte sur tous les autres.
C'est ainsi que Notre-Seigneur reprochait aux Juifs de refuser de croire, en
leur disant : Nous parlons de ce que nous savons et nous attestons ce
que nous avons vu, mais vous ne recevez pas notre témoignage ! (Jean,
III, 11)
2. Anxiété de
Joseph. - Donc la future maternité de la Vierge Marie fut reconnue
par Joseph, son époux. Vous savez comment après qu'elle eût conçu, Marie s'en
alla toute joyeuse visiter sa cousine Elisabeth enceinte de Jean-Baptiste et
dont l'ange lui avait annoncé la grossesse. Elle y demeura trois mois, dit
saint Luc. Joseph vint la voir à son retour de Nazareth et constata sa future
maternité déjà visible. Imaginez la stupéfaction de Joseph qui, non seulement
ne s'était pas approché d'elle, mais que Marie, au dire des saints docteurs,
avait elle-même engagé, après leurs épousailles, à faire le vœu de virginité
comme elle l'avait fait elle-même. Constatant sa maternité prochaine, il n'en
pouvait croire ses yeux.
3. Il constate la sainteté de sa femme. - Comme
le dit saint Bernard, Joseph, qui connaissait la sainteté de Marie, ne pouvait
croire qu'elle eût péché, et cependant, il ne pouvait se dissimuler sa
maternité prochaine et l'impossibilité naturelle pour une femme de se trouver
dans cet état, sans le concours des œuvres d'un homme. Son cœur était comme
une olive entre deux meules. Prudent et sage comme il l'était, il savait
qu'une femme légère se trahit toujours par l'absence d'une piété sincère, par
sa loquacité, l'immodestie de ses manières, son amour de la bonne chère, sa
paresse, sa vanité et son mépris pour son mari. Or, rien de tout cela en Marie,
tout au contraire.
Elle est pieuse. - Il ne pouvait trouver femme plus pieuse et plus
sainte, plus constamment appliquée à l'oraison, aux saintes lectures et à la
contemplation, ce triple fondement sur lequel doit s'établir toute femme qui ne
veut pas tomber.
Elle est silencieuse. - Une femme silencieuse est bonne. Pour peindre
cet amour du silence chez Marie, on la représente avec les yeux plus grands que
la bouche, afin de nous apprendre combien son âme avait de grands yeux pour
contempler et considérer les merveilles de Dieu et combien sa bouche s'ouvrait
peu pour parler.
Elle est modeste. - Elle ne se mettait jamais curieusement aux
fenêtres. Elle ne sortait de chez elle que pour aller au Temple, s'y rendant
avec une parfaite modestie, les yeux baissés et recueillis. Elle ne cherchait
pas à se faire remarquer et ne regardait pas autour d'elle.
Elle est mortifiée. - Marie mangeait fort peu, seulement ce qui lui
était nécessaire pour ne pas défaillir ; elle était sans cesse dans le
jeûne et l'abstinence.
Elle est laborieuse. - Jamais oisive, elle s'occupait toujours à des
œuvres saintes. Saint Jérôme dit qu'elle se levait la nuit pour prier. Ensuite
elle filait, tissait, etc.
Elle est sans vanité. - Marie ne se souciait pas de parure : elle
lavait son visage à l'eau pure de ses larmes. Sainte Anne, sa mère, la parait
elle-même, et par déférence pour sa mère, elle s'habillait ainsi à la maison,
jamais au dehors : C'est tout le contraire de ce que font nos jeunes
filles modernes.
Elle est respectueuse envers son mari. - Malgré sa jeunesse, sa
noblesse et sa beauté, malgré l'âge et la pauvreté de son époux, elle
l'honorait plus qu'aucune femme au monde.
4. Crainte et
tremblement. - Ainsi donc Joseph, loin de trouver aucun signe de
perversion en Marie, y constatait, au contraire, toutes les vertus, tous les
sentiments qui font les saintes femmes. Mais il avait beau se demander si, par
hasard, la nature pouvait amener la maternité chez une femme sans l'œuvre de
l'homme, il était obligé de constater que cela ne s'était jamais vu. Aussi
était-il dans la plus cruelle perplexité et son cœur était broyé comme entre
deux meules. D'un côté, il ne voulait pas la dénoncer, car elle eût été lapidée
sur-le-champ. D'autre part, comme il était juste, il ne voulait pas se faire
complice d'une faute ; et c'est pourquoi il se résolut à la renvoyer
secrètement.
Voici donc démontré par le témoignage des sens que Marie allait devenir
mère. Tirez-en cette leçon, bonnes gens, qu'il faut veiller avec soin, comme
Joseph, avant de contracter mariage, pour découvrir tout empêchement possible
de parenté, d'affinité ou autre.
II. Par 1e témoignage de la
Sagesse divine
1. Comment connaître les mystères divins ?
D'après saint Thomas, les
mystères, c'est-à-dire les secrets divins dont le principe réside dans la seule
volonté libre de Dieu, ne peuvent être connus qu'autant qu'il plaît à Dieu de
nous les révéler. C'est évident : ce que j'ai dans le cœur, vous ne pouvez
le savoir sans que je vous le dise ; à plus forte raison, en est-il de
même des pensées de Dieu. Les phénomènes qui se produisent selon les lois de la
nature peuvent être prévus ; il suffit d'en connaître la cause naturelle.
Le médecin peut prévoir l'heure de la mort d'un malade, parce que, si
l'événement est encore futur, la cause qui doit le produire est déjà présente.
Il n'en est pas ainsi de la libre volonté de Dieu. Joseph voyait bien l'état de
son épouse, mais il n'avait aucun moyen naturel de découvrir la vérité de ce
qui se passait ; la conception de Jésus n'avait aucune cause proportionnée
dont elle pût être l'effet naturel : elle n'était produite ni par
l'influence des constellations célestes, ni par aucune autre opération, que ce
fut celle des anges, des éléments ou des hommes. Elle ne pouvait donc être
connue que par révélation divine. Sachant combien Joseph était un homme
d'éminente sainteté, combien il était juste et parfait, nous pouvons imaginer
avec quelle ardeur il recourut à Dieu par la prière, pour qu'il plût à sa
Miséricorde de l'éclairer sur les desseins de sa volonté. C'est ce que fit
Joseph en effet. Il se mit d'abord en oraison et dit à Dieu : Seigneur,
vous m'avez fait une grande grâce en me donnant pour épouse cette jeune fille,
mais je vois qu'elle va devenir mère. Comment une si sainte femme peut-elle
être dans cette situation ? À ces prières il mêlait d'abondantes larmes.
Je crois bien aussi que, de son côté, Marie priait avec ferveur pour obtenir à
son époux bien-aimé les consolations dont il avait besoin. Dieu allait exaucer
ces prières si parfaites.
2. Solution d'une difficulté
Mais pourquoi Marie ne lui
dit-elle pas ce qui en était quand elle vit sa tristesse et sa
perplexité : car certainement il l'eût crue sur parole, bien
qu'aujourd'hui peut-être un époux n'en croirait pas son épouse. Je réponds
qu'il ne suffit pas, en effet, pour avoir le droit de révéler un secret confié
à notre religion et qui est, d'ailleurs, bon, juste et saint, qu'il doive un
jour être connu d'une autre manière. Aussi Marie qui avait la conscience la
plus délicate, n'osa pas révéler ce secret dans la crainte d'offenser le roi du
ciel. Quelle leçon pour tant de personnes irréfléchies qui ne savent pas se
taire et qui, lorsque Dieu leur fait quelque grâce ou leur donne quelque
lumière se hâtent de le publier partout, souvent fort mal, surtout quand elles
prennent des illusions diaboliques pour des révélations d'en haut. Elles
ressemblent à la poule qui ne parvient pas à se taire, et qui trahit l'œuf qu'elle
vient de pondre, et qu'on lui ravit aussitôt.
III Par le témoignage des
vertus spéciales de Marie
Aux approches de la naissance les femmes sont généralement maigres,
pâles, dégoûtées de tout, capricieuses dans leurs envies. Marie ne l'était pas.
Dès ce moment son visage s'illumina de rayons de gloire, surtout aux approches
de ses couches. Trois raisons le démontrent.
1. La raison philosophique, c'est que le
philosophe nous enseigne que tout agent naturel en produisant la forme
substantielle, produit en même temps et dans la même mesure, les formes
accidentelles qu'elle exige de sa nature : l'agent qui produit le feu
produit par là même la chaleur et la lumière. Or, c'est de sa forme
substantielle que Dieu a donné à Marie son divin Fils. Rien d'étonnant donc
s'il lui donna cette gloire qui se reflétait sur le visage de sa mère, qui,
alors apparut rayonnante de grâce et de beauté.
2.
L'argument théologique se tire du 34° chap. de l'Exode, qui
nous raconte que Moïse en s'entretenant avec Dieu sur la montagne, emporta sur
son visage deux rayons de gloire tellement éblouissants que le peuple d'Israël
ne pouvait plus le regarder en face.
Raisonnons maintenant. Si le
visage de Moïse s'était illuminé de la sorte dans un simple entretien avec
Dieu, à combien plus forte raison la conception du Christ devait-elle faire
resplendir le visage de Marie.
3. Je le prouve
enfin par l'expérience : un vase de cristal, qui est lui-même
transparent et beau, le deviendra plus si l'on met à l'intérieur une lampe allumée.
De même pour Marie, dont le corps était plus pur et plus beau qu'aucun vase de
cristal, quand il reçut en lui la lumière qui illumine le monde, le fils de
Dieu.
Ne nous étonnons pas par conséquent qu'en ce moment Marie fût devenue
plus rayonnante et plus belle, au point qu'à cause de ce rayonnement sans
doute, Joseph ne la connut pas (Mt. I, 25). Pensez aussi avec quelle
humilité après la révélation divine, Joseph demandait pardon à Marie de l'avoir
soupçonnée et lui disait : Ô femme bénie, pourquoi ne m'avez-vous rien
dit ? Je vous aurais crue certainement. Et sa sainte épouse le consolait,
en le félicitant d'avoir été choisi comme l'époux et le compagnon de la Mère de
Dieu et comme le père nourricier de son Fils. Ô famille bénie ! Comme tous
les deux se confondaient en ardentes adorations devant le Dieu incarné dans le
sein virginal.
(Trad. de Scorbiac)
II. La fuite en Égypte
Il y a, dans la prédication
de maître Vincent, tout un art de présenter et de commenter la vie de
Notre-Seigneur Jésus-Christ. C'est un thème qui revient, souvent dans ses
sermons, à tel point qu'un auteur anglais, signalé dans notre introduction, a
réuni les différents aspects de la personnalité du Christ en une magnifique
anthologie. « À ce propos, écrit le P. Gorce (Saint Vincent Ferrier,
Pion, Paris 1924, p. 134), la variété d'accents de Vincent Ferrier est
inépuisable. Il sait atteindre, pour dépeindre l'enfant Jésus, à une douceur
limpide, à une grâce fondante ». On retrouve dans le développement de ces
thèmes toute l'inspiration, la subtilité, l'art personnel de maître Vincent.
Telle page, reproduite ici, et puisée dans la légende ou dans les apocryphes de
la Vierge, pourrait figurer parmi les Fioretti. Il faut la lire avec une âme d
enfant, pour en savourer la naïveté et la fraîcheur.
* *
*
THÈME : De l'Égypte j'ai rappelé mon fils. (Mt., Il, 15).
Présentement je dois vous entretenir de la fuite du Christ, quand, à
cause d'Hérode il se réfugia en Égypte. C'est un sujet très pieux et, s'il
plaît à Dieu, utile aux âmes. Mais avant tout, recourons à la protection de la
bienheureuse Vierge Marie. Ave Maria.
De cette humble fuite du Christ nous dirons trois choses :
1° Comment elle fut révélée divinement.
2° Comment elle fut exécutée
humainement.
3° Comment le retour eut lieu
finalement.
I. Révélée divinement
1. Nécessité de
cette révélation
Comment a-t-il pu se faire que le Christ qui était établi dans la terre
promise où était adoré le seul Dieu, se soit réfugié dans l'Égypte, terre des
infidèles où étaient adorées les idoles ?
C'est pour cela que la fuite du Christ ne devait avoir lieu que par
révélation divine. Car si quelqu'un d'entre vous voulait passer du royaume
catholique de Castille au royaume mauresque de Grenade, il devrait savoir que
ce serait une affaire sérieuse. Et c'est pour cela qu'elle fut révélée... Et
voici comment : Hérode savait que le Christ était né à Bethléem, et
sentait que les Juifs, par crainte de lui, n'osaient pas parler ouvertement de
la naissance du Christ vrai Messie, naissance accompagnée de tant de prodiges
qu'ils avaient vus, mais qu'ils devaient dire en secret : Hérode ne
tardera pas de tomber ; c'est pour cela qu'il cherchait à mettre à mort
l'enfant. Et c'est la raison pour laquelle l'ange apparut, comme il est dit
dans l'Evangile d'aujourd'hui : Voilà que l'Ange du Seigneur apparut en
songe à Joseph et lui dit : « Lève-toi, prends l'enfant et sa mère,
et fuis en Égypte ; et restes-y jusqu'à ce que je t'avertisse. Car Hérode
va rechercher l'enfant pour le taire périr ». (Mt., II, 13).
C'est donc ainsi que la fuite
du Christ fut divinement ordonnée par l'ange.
2. Pourquoi pendant le sommeil de Joseph ?
Mais pourquoi une chose aussi
grande et aussi solennelle que la fuite du Christ d'une terre fidèle à une
terre infidèle a-t-elle été faite en songe et non dans la veille, surtout que
nous ne devons pas ajouter foi aux songes, selon la parole de l'Écriture :
Vous n'observerez pas les songes (Lev., XIX, 26). Et ailleurs : Prends
garde que se trouve au milieu de vous quelqu'un qui observe les songes
(Deut., XVIII, 10). Si donc nous ne devons pas observer les songes, comment une
chose aussi grave qu'une révélation divine a-t-elle été faite en songe ?
Pour réponse, sachez que pour les révélations divines, il faut un cœur préparé,
un cœur tranquille et non troublé par les affaires du monde. C'est ce que nous
lisons dans les vies des Pères à propos des trois compagnons ...Les Juifs ont
un cœur dissipé dans les affaires de ce monde, et c'est pour cela qu'ils ne
peuvent pas recevoir la révélation divine qui les éclairerait, et qu'ils ne
voient pas la vérité du salut.
Or, saint Joseph avait le cœur dissipé à cause de l'anxiété que lui
causait le Fils de la Vierge, sachant que l'enfant était Fils de Dieu et
qu'Hérode cherchait à le faire mourir. De plus, il était occupé à son travail
d'artisan. La révélation fut donc faite à Joseph en songe, parce qu'alors il
avait le cœur tranquille. Mais, dira-t-on, comment savoir que telle révélation
faite en songe est divine ? C'est par la clarté du soleil qu'on sait qu'il
fait jour. Et quand une révélation éclaire et donne des forces, on sait qu'elle
est de Dieu. S'il y a doute, ce n'est pas Dieu qui en est l'auteur. Le saint
homme Job nous apprend que la révélation se fait en songe : Dans
l'horreur d'une vision nocturne (Job., IV, 13).
3. Pourquoi cette
révélation a été faite non à Marie, mais à Joseph
La Vierge Marie avait le cœur tranquille, c'est pour cela que la
révélation de la conception et de l'incarnation du Christ lui fut faite par
l'ange, non en songe, mais dans la veille, et qu'elle dut être faite à elle
plutôt qu'à Joseph. Ce.fut aussi parce qu'elle était plus sainte que Joseph et
plus élevée en dignité et en perfection, étant la Mère du Fils de Dieu. Mais
bien que Marie fût plus élevée en dignité et en toute perfection, cependant
Dieu a voulu par cet exemple, apprendre que ce n'est pas à elles, mais aux
maris à gouverner la maison, fussent-elles de noble race et leur mari de basse
extraction : Que toutes les épouses des grands et des petits rendent
honneur à leurs maris (Esth., I, 20). L'homme est le chef : et de même
que le chef est au-dessus de tous les membres, ainsi le mari doit être
au-dessus de l'épouse. Et comme changer de domicile pour passer d'un État dans
un autre appartient à l'administration du mari, voilà pourquoi la révélation
fut faite à Joseph plutôt qu'à Marie.
II Exécutée humainement
1. Le départ de
nuit
La révélation reçue de l'ange, Joseph se lève en toute hâte, pouvant à
peine respirer. La Vierge Marie avait coutume de se lever au milieu de la nuit,
au dire de saint Jérôme, pour se livrer à la contemplation et à la
prière : Au milieu de la nuit je me levais pour te louer (Ps.
CXVIII, 62). Elle se rendit à l'oratoire de son Fils, qui goûtait un sommeil
humain pendant que la divinité veillait. Joseph frappe doucement à sa porte.
Elle ouvre et lui dit : Père, que désirez-vous ? Joseph hors
d'haleine, pouvant à peine parler, lui dit de prendre l'enfant, car Hérode
va chercher l'enfant pour le perdre (Mt., II. 13). Joseph s'occupa de
sangler l'âne, et la Vierge prenant l'enfant qui dormait l'invoquait pour qu'il
les dirigeât dans leur voyage. Et Joseph prit l'enfant et sa mère de
nuit (Ibid., 14). Ils confièrent la clef de la maison à quelque voisin, et
partirent tremblants à travers la ville, sans frapper à aucune porte.
2. Ils partent pour
l'Égypte, et quelle Égypte !
A) CRUAUTE DES ÉGYPTIENS. - Quand ils furent hors de la ville, Marie
demanda à Joseph si Dieu lui avait révélé où ils devaient aller, et il dit que
c'était en Égypte. Marie en fut très affligée, à cause des trois vices qui
régnaient en Egypte : la cruauté, l'immoralité et l'infidélité. Mais Dieu,
dit la légende, lui envoya une consolation en route. Il était midi, et ils se
reposaient sous un arbre où Dieu fit deux miracles. L'arbre qui avait des
fruits pencha ses branches sur le sein de la Vierge, et Dieu fit sourdre une
source d'eau. Marie en fut fortifiée, non seulement pour le service rendu, mais
aussi pour sa signification. L'abaissement de l'arbre lui fit comprendre que
leur cruauté baisserait, et le jaillissement de la source qu'ils les
traiteraient bien pour leur consolation. Ceci est dirigé contre les Juifs qui
n'ont pas voulu recevoir le Christ. Car alors fut accomplie la prophétie :
Je t'aimerai, Seigneur, toi ma force, et mon refuge et mon libérateur (Ps.,
XVII, 2-3). - Le peuple que je n'ai pas connu m'a servi... Des fils
étrangers m'ont menti (Ibid., 45-46).
B) PERVERSION DES ÉGYPTIENS. - Les Égyptiens étaient également
pervertis. Mais alors. Dieu donna tant de grâces pudiques à la Vierge que tous
les Egyptiens qui la voyaient devenaient chastes, à tel point qu'ils furent
pleins de respect pour elle et ne se sentirent pour elle aucune inclination
coupable, disent les commentateurs. La Vierge dès lors pouvait dire : Moi
comme une vigne j'ai produit des fruits d'une odeur suave, et mes fleurs sont
des fruits d'honneur et d'abondance (Eccli., XXIV, 23). Il est dit :
Comme une vigne, car d'après les sciences naturelles la vigne répand une telle
bonne odeur que nulle bête puante ne peut alors rester dans la vigne, mais s'en
éloigne promptement. C'est ainsi que ces hommes à l'aspect de la Vierge
chassèrent loin d'eux toute pensée impure. Ses fleurs sont des fruits
d'honneur, car ils la traitèrent avec grand respect, et d'abondance, car
ils ne la laissèrent manquer de rien.
C) IDOLÂTRIE DES EGYPTIENS. - Les Egyptiens vivaient dans l'infidélité.
Et bien qu'il soit dur d'aller d'un pays religieux dans une terre infidèle,
Dieu ne laissa pas de consoler Marie contre cette infidélité. Un historien
raconte que lorsqu'ils se livraient à l'idolâtrie, Jésus vint en Egypte et leur
prêcha qu'il fallait croire et adorer le seul vrai Dieu. Ils lui répondirent
qu'ils n'adoreraient que s'ils voyaient de leurs yeux ce qu'il fallait adorer.
Il leur dit : Puisque vous ne voulez adorer que ce que vous voyez, je vous
annonce que Dieu prendra chair d'une jeune vierge ; dès lors vous pourrez
le voir et l'adorer. Et voici à quel signe vous reconnaîtrez que Dieu se fait
homme et naît d'une jeune vierge : c'est lorsque seront brisées toutes les
idoles. Et aussitôt ils firent une statue de la Vierge tenant son enfant sur
ses bras. Et quand le Christ naquit à Bethléem, subitement dans la terre
d'Egypte tombèrent à terre et se brisèrent toutes les idoles. Ils connurent
donc alors que devait être né le Fils de la jeune Vierge. Et dès lors la statue
de la Vierge qui se tenait en bas fut placée en haut là où étaient les idoles.
Et ils demandaient à la Vierge et à Joseph s'ils avaient entendu dire qu'une
Vierge eût mis au monde un Fils. Ils lui demandèrent même si elle était cette
heureuse Vierge et ils leur parlèrent de la fameuse statue, que la bienheureuse
Vierge, nous pouvons raisonnablement le croire, leur exprima le désir de voir. Oracle
contre l'Egypte. Voici que Yahvé, monté sur un léger nuage, vient en Egypte.
Les idoles de l'Egypte tremblent devant lui et les Egyptiens sentent leur cœur
défaillir (Is., XIX, I). Le nuage, c'est notre humanité ; car
de même que le nuage se forme des vapeurs de la terre, et dès que le soleil
parait se dissipe, ainsi notre humanité doit disparaître. Ce nuage est
léger ; car si notre humanité est gravement appesantie par le péché,
l'humanité du Christ est tout à fait légère, dégagée de tout poids du péché :
Il n'a jamais fait de tort (Is., LIII, 9). Ce nuage était aussi léger,
parce que le Christ était encore enfant.
Voilà donc comment la fuite du Christ s'est accomplie humainement.
3. Leçon morale
On peut se demander ici si les Égyptiens en gardant et en adorant
l'image de la Vierge avec son Fils méritaient le salut après leur mort ?
Disons d'abord que c'est une hérésie de prétendre que chacun peut être sauvé en
suivant sa religion. Mais il faut tenir compte aussi de la parole
inspirée : Mes paroles ne sont-elles pas bienveillantes pour le juste
qui marche droit ? (Mic., II, 7). Elles sont bienveillantes :
elles ont de la saveur pour ceux qui sont bien disposés, mais non pour les
autres. Celui qui a la fièvre n'apprécie pas la saveur d'un mets délicieux,
mais bien celui qui est en bonne santé, qui l'apprécie et en mange. De même
ceux qui à raison du péché sont mal disposés ne goûtent pas la vérité, mais
bien ceux qui sont disposés par la vertu et pour qui les paroles de Dieu sont
pleines de saveur.
III. Retour sagement ordonné
1. La vie en exil.
Le maître des Scolastiques dit que la Vierge avec son Fils resta exilée
sept ans, et qu'après ces sept ans accomplis, voilà que l'Ange du Seigneur
apparut en songe à Joseph, en Egypte, et lui dit : « Lève-toi, prends
l'enfant et sa mère, et reviens au pays d'Israël : car ils sont morts,
ceux qui en voulaient à la vie de l'enfant » (Mt., II, 20). Il y a là
matière à contemplation...
2. Pourquoi la
fuite devant Hérode ?
Les Juifs et les Mahométans nous disent : Si le Christ était Dieu,
comme vous chrétiens l'affirmez, pourquoi a-t-il fui devant Hérode ?
N'était-il pas de force à se défendre ? Oui, il le pouvait, mais il ne l'a
pas voulu, parce qu'il est venu sur la terre humble et non orgueilleux. Prenons
un exemple dans ce qui se passe dans le monde. Un homme se tient sur sa porte
et voit venir son ennemi : il entre dans sa maison à l'exemple du Christ
qui prend la fuite, il ne va pas à sa rencontre, ne veut pas même le
voir ; n'a-t-il pas pris la fuite devant un lion ou un insensé ? A
plus forte raison doit-on prendre la fuite devant celui qui est plus
qu'insensé.
3. Pourquoi sept
ans d'exil ?
Et non pas cinq ou six ? On répond que le monde a à passer par
sept âges avant d'arriver à la terre promise éternelle. Le premier âge va
d'Adam à Noé, le second de Noé à Abraham, etc., et quand sera accompli le
septième âge dans lequel nous sommes maintenant, nous prendrons possession de
la terre promise éternelle, de la gloire pour nos âmes et pour nos corps.
C'est pour cela qu'il a voulu être hors de sa terre sept ans. C'est
aussi ce que dit le prophète : Comme passe le matin a passé le roi
d'Israël. Quand Israël était enfant, je l'aimai, et de l'Egypte j'appelai mon
fils (Osée, XI, 1-2). Ce roi c'était le Christ : il a passé comme le
matin, parce que de même que le matin est chassé par l'ardeur du soleil, ainsi
le Christ a été au matin, quand la Vierge l'a enfanté sans douleur dans une
joie céleste, que rappellent la joie qu'apportent au monde l'aube du jour et le
matin. Mais il a passé comme le matin, quand est venu le feu brûlant du jour,
la persécution d'Hérode, qui l'a obligé à passer de Bethléem en Égypte.
*
Conclusion.
Vous comprenez maintenant comment cette fuite a été révélée divinement,
exécutée humainement, se terminant par le retour finalement. La prophétie s'est
donc accomplie : De l'Egypte j'ai rappelé mon fils. Ce qui était à
établir dans ce sermon. Deo grotias. (Trad. Cl. Bouvier).
III. L'apparition de Jésus à sa mère au matin de la
Résurrection
Saint Vincent Ferrier pense
que Notre-Seigneur ressuscité a réservé sa première apparition à sa très sainte
Mère, et les motifs qu'il donne sont certes de nature à impressionner toute âme
chrétienne. Il note toutefois que les évangélistes ne soufflent mot à ce sujet.
Ce qui n'est pas exact. Saint Marc déclare que Jésus apparut en premier lieu à
Marie de Magdala et lui confia un consolant message pour les apôtres. N'empêche
que la touchante et délicieuse fresque que saint Vincent Ferrier trace de
l'entrevue de la Vierge-Mère et du Christ rédempteur respire un sentiment
profond et doux qui devait plaire à nos dévots aïeux et retiendra encore
l'attention de l'âme religieuse moderne. L'interprétation psychologique de la
scène est de toute beauté. Nous en relevons les points essentiels : La
Vierge est seule à croire encore en son Fils... Elle a passé la nuit en
prières... elle surveille l'aube par la fenêtre... elle attend... Et voilà que
la modeste chambre est envahie... Le Christ rédempteur, irradié de goire, lui
apparaït, accompagné de tous les justes de l'Ancienne Loi qui attendaient dans
les larmes de l'exil la venue du Sauveur. Et tous ces justes, depuis les
premiers humains jusqu'aux derniers prophètes, s'inclinent devant Marie, cette
créature choisie dont les pieds ont écrasé la tête infernale du serpent.
Tableau digne d'un pinceau de génie et que l'on aurait voulu voir retracé par
Fra Angelico.
* *
*
Pourquoi le Christ
ressuscité apparut à Marie.
Je dis que la Résurrection fut, par faveur spéciale, annoncée d'abord à
la Vierge Marie. Plusieurs théologiens l'affirment, et saint Ambroise dit
expressément, au livre des Vierges : Marie vit son Fils ressuscité et le
vit la première.
Les évangélistes ne signalent pas le fait, parce qu'ils ne pensaient
qu'à produire des témoins irrécusables. On aurait pu attaquer le témoignage de
la Mère en faveur du Fils. Mais que le Christ ait apparu à sa Mère d'abord,
trois raisons nous le prouvent.
D'abord, le précepte divin : Dans la Passion de son Fils, elle
avait été torturée plus que tous. Le Christ l'avait dispensée des douleurs de
l'enfantement, et plus tard lui épargna les douleurs de la mort qui surpassent
toutes les autres douleurs, comme le dit saint Albert le Grand : La
plus terrible douleur est la mort, parce que l'âme est arrachée tout entière
comme un arbre. Mais toutes les douleurs de l'enfantement et de la mort
l'envahirent lors de la Passion de son Fils. Or, l'Écriture dit (Eccl. 7,
27) : De tout ton cceur honore ton père et n'oublie jamais ce qu'a
souffert ta mère. C'est pourquoi le Christ, si parfait observateur de toute
loi, apparut à sa Mère d'abord :
1° parce qu'elle avait été plus torturée que les autres ;
2° à cause du mérite de sa foi. Il ressort trop clairement du texte
évangélique que, au temps de la Passion, les apôtres et les disciples perdirent
la foi, doutant s'Il était Dieu et le véritable Messie, bien qu'ils Le tinssent
pour un saint prophète.
Seule, la Vierge Marie crut sans faiblir, en ce premier Samedi-Saint,
et par là, mérita que l'Église de Dieu récitât un office particulier en son
honneur chaque samedi. Or, l'Écriture dit : Le Seigneur se laisse
trouver par ceux qui ne Lui refusent pas leur foi. (Sap. I, 2) Le Christ
ressuscité dut donc apparaître à sa Mère avant tout.
3° à cause de l'intensité de son amour : il est certain que nulle
mère n'aima son fils plus que la Vierge Marie n'aima Jésus-Christ. Comme Il dit
Lui-même : Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je l'aimerai et
me manifesterai à lui. (Jean, XIV, 21)
Il s'en suit, pour ces trois raisons, que la première apparition fut
pour la Vierge Marie, bien que les évangélistes n'en disent rien.
Entrevue de la Vierge Marie et du Christ Rédempteur.
Voyons maintenant comment cela eut lieu, et l'âme pieuse trouvera de
consolantes douceurs à contempler ce mystère.
La Vierge était absolument
certaine de la Résurrection de son Fils, puisqu'Il l'avait si ouvertement
prédite ; mais elle ignorait l'heure qui, en effet, ne se trouve nulle
part déterminée. Elle passa donc cette nuit, qui lui parut bien longue, à
réfléchir sur l'heure possible de la Résurrection. Sachant que David a, plus
que tous les autres prophètes, parlé de la Passion du Christ, elle parcourut le
psautier, mais n'y trouva nulle indication de l'heure.
Cependant, au psaume 56, David,
parlant en la personne du Père à son Fils, dit : Éveille-toi, ma
gloire. Éveille-toi, harpe, cithare, que j'éveille l'aurore. (Ps : 56,
9)
Et la réponse du Fils est
celle-ci : J'éveillerai l'aurore. Remarquez ces trois noms : Gloria,
psalterium, cithara. Le Père appelle d'abord son Fils Gloria mea, parce
qu'en toutes choses le Christ a par-dessus tout aimé et prouvé la gloire de son
Père. Aussi disait-il lui-même : Je ne cherche pas ma gloire, mais
j'honore mon Père. (Jean, 8, 50) C'est pourquoi le Père lui dit : Éveille-toi,
ma gloire.
En second lieu, le Père
l'appelle Psalterium. Le Psalterion a dix cordes : c'est un
instrument d'appartement et dont on ne joue guère en public, à cause de ses
faibles sons. Il figure la loi de Moïse qui est comme un instrument privé donné
au seul peuple juif, composé de dix commandements comme de dix cordes. Le
Christ obéit en tout à cette loi. Il s'en rend témoignage Lui-même,
disant : Je ne suis pas venu abolir la Loi, mais l'accomplir. (Mt.
5, 17). Et c'est pourquoi son Père l'appelle Psalterium.
Enfin, le Père appelle son Fils Cithara. La lyre représente
la loi évangélique aux sons plus clairs et de plus grande portée. Le monde
entier l'entendit selon cette parole : Leur voix s'est étendue
jusqu'aux limites du monde. (Ps. 19, 5)
Et le Fils répondit à son Père : Je réveillerai l’aurore.
Quand la Vierge Marie sut l'heure de la Résurrection, je vous laisse à
penser avec quel empressement elle se leva pour voir si l'aurore venait. Elle
constata que non, et acheva le psautier. Puis elle voulut s'assurer si d'autres
prophètes n'avaient pas mentionné l'heure de la Résurrection. Elle trouva au
chapitre 6 d'Osée ce texte dans lequel le prophète parle au nom des
apôtres : Après deux jours il nous rendra la vie, le troisième jour il
nous relèvera et nous vivrons en sa présence. Appliquons-nous à connaître
Yahvé ; sa venue est certaine comme l'aurore. Remarquez l'expression Il
nous rendra la vie. Les apôtres, en effet, avaient été frappés mortellement
dans leur âme par leur incrédulité. – La Vierge alors se leva,
disant : Ces témoins de l'heure où mon Fils doit ressusciter me
suffisent ; et elle prépara la chambre et un siège, ajoutant : Là va
venir s'asseoir mon Fils, et je pourrai converser avec lui. Puis elle regarda
par la fenêtre, et vit que l'aurore commençait à poindre. Sa joie fut
grande : Mon Fils va ressusciter, dit-elle. Puis, fléchissant les genoux,
elle pria : Réveille-toi, sois devant moi et regarde, et toi, Yahvé,
Dieu Sabaot, Dieu d'Israël, lève-toi. (Ps. 58, 6)
Et aussitôt, le Christ lui envoya l'ange Gabriel, disant : Vous
qui avez annoncé à ma Mère l'incarnation du Verbe, annoncez-lui sa
Résurrection. Sur-le-champ, l'ange vola vers la Vierge et lui dit : Reine
du Ciel, réjouissez-vous ; car celui que vous avez mérité de porter dans
votre sein est ressuscité selon sa promesse.
Le fait et les paroles ont été
révélés au bienheureux Pape Grégoire qui ajouta ces mots : Priez Dieu pour
nous. Aussitôt après le Christ se présenta, accompagné de tous les patriarches.
Si vous demandez comment ils
pouvaient tenir tous dans cette petite chambre, je réponds que leur gloire est
telle qu'ils auraient pu s'y trouver au nombre de plusieurs milliers, et même
dans un espace moindre, par la vertu divine toujours à leur disposition comme
l'insinue saint Thomas (Dist. 4e, art. 44). Et le Christ salua sa
Mère, disant : La paix soit avec vous ! La Vierge alors,
fléchissant les genoux, et pleine de larmes que faisait couler la joie, l'adora
et baisa ses pieds et ses mains. Ô plaies bénies qui m'avez causé tant de
douleurs ! Et le Christ, embrassant à son tour sa Mère, lui dit :
Réjouissez-vous, ô ma Mère, car vous n'aurez désormais que de la joie. Puis il
essuya ses larmes. Et il s'assit, et tous deux conversèrent doucement.
Oh ! Heureux qui eût pu assister à cet entretien ! Alors,
elle dit à son Fils : Jusqu'ici, mon Fils, je vous rendais mon culte le
samedi pour honorer le divin repos après la création du monde, à l'avenir, ce
sera le dimanche, en mémoire de votre Résurrection, de votre repos et de votre
gloire. Et le Christ approuva. Puis il raconta ce qu'il avait fait aux enfers,
comme et il avait enchaîné Satan, et présenta à sa Mère les patriarches qu'il
en avait ramenés. Et tous firent à la Vierge Marie un salut profond.
Je vous laisse à penser quels furents les sentiments d'Adam et d'Ève
lorsqu'ils dirent à la Vierge Marie : Bénie soyez-vous, ô notre Fille et
notre Maîtresse, vous dont parlait le Seigneur lorsqu'il dit au serpent : Je
mettrai une hostilité entre toi et la femme. (Genèse, 3, 15). Ève
ajouta : Par ma faute, j'ai fermé le paradis, mais vous, pleine de grâce,
vous l'avez ouvert de nouveau. Et chaque prophète lui disait de son côté :
J'ai prophétisé de vous en tel et tel passage de mon livre, etc. Et tous ensemble,
la saluant humblement, s'écrièrent : Vous êtes la gloire de Jérusalem, la
joie d'Israël et l'honneur de notre peuple. Et la Vierge leur rendit le salut
en ces termes : Vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation
sainte, un peuple acquis, pour annoncer les louanges de Celui qui vous a
appelés des ténèbres à son admirable lumière. (I Petr., 2, 9) Et les anges, de
nouveau chantèrent : Réjouissez-vous, Reine du Ciel.
IV. La Passion du Christ et la conversion des Juifs
Au temps de notre apôtre, il n'y avait pas que des chrétiens en
Espagne. Vis-à-vis de ceux-ci, il y avait des infidèles : Maures et Juifs.
Les premiers, cantonnés au sud, dans la province de Grenade, n'avaient que peu
de rapports avec les Chrétiens. Il n'en était pas de même des Juifs, que l'on
rencontrait un peu partout et qui avaient en mains la fortune et l'industrie.
Cela portait parfois ombrage aux chrétiens qui, sous prétexte de guerre sainte,
allaient jusqu'à les piller et les égorger. Maître Vincent, tout en partageant
les idées de ses compatriotes sur le danger juif, était trop pénétré de la
doctrine du Christ pour admettre la méthode brutale. Déjà, au temps de sa
jeunesse, il avait déploré les pogroms qui ensanglantèrent Valencia. Au nom du
christianisme il proclamait des idées beaucoup plus modernes que médiévales sur
la tolérance. Il disait : « Les apôtres qui ont conquis le monde ne
portaient ni lances ni couteaux. Les chrétiens ne doivent pas tuer les Juifs
avec le couteau, entendez : tuer les erreurs qui empoisonnent leur âme et
leur vie, mais avec des paroles, et pour cela les émeutes qu'ils font contre
les Juifs, ils les font contre Dieu même, car les Juifs doivent venir
d'eux-mêmes au baptême ». Cette tolérance de bon aloi lui gagna la
sympathie de milliers de Juifs qui se mêlaient parmi ses auditeurs, si bien
qu'on évalue à 25.000 le nombre des Juifs convertis par lui et à 8.000 celui
des Musulmans. L'une de ses plus brillantes conversions fut celle d'un rabbin
notable qui, sous le nom de Jérôme de Sainte-Foi, devint le médecin du pape
Benoît XIII d'Avignon, et fut parmi ses anciens coreligionnaires le grand
apôtre du christianisme. On retrouvera dans la page que nous citons et que nous
empruntons à deux différents sermons, le zèle infatigable mais éclairé du
prêcheur. Tous ses efforts tendent visiblement à éclairer ses auditeurs pour
les convaincre à venir d'eux-mêmes au baptême. S'il ne réussit pas, tant pis,
les Juifs sont responsables de leur conscience et peut-être que leur bonne foi
sera agréée devant Dieu.
* *
*
L'aveuglement des Juifs.
THEME : Tout peuple qui voit, rend gloire à Dieu.
Lorsque les disciples entendirent Notre-Seigneur parler de sa Passion
et de sa mort, ils ne comprirent pas, ignorant la raison pour laquelle il
devait mourir.
Comprendre, c'est connaître les raisons et les causes.
Or, les Juifs qui, chaque jour m'entendent parler de la Passion, sont
dans la même erreur ; quand ils retournent chez eux et dans leurs
synagogues, ils relisent en vain leurs prophéties, parce qu'ils ignorent la
cause. Cette cause, Juifs, la voici : en Dieu, la justice et la
miséricorde ne sont pas des qualités comme chez nous ; mais bien son
essence propre, c'est-à-dire lui-même.
C'est pourquoi si Dieu n'eût pas voulu racheter le monde par sa
Passion, mais se fût contenté de dire : Je veux que la nature humaine soit
sauvée, où serait sa justice ? De même, s'il eût dit : Je veux
qu'elle soit perdue, où serait sa miséricorde ? D'un côté, il n'y aurait
eu qu'infinie miséricorde, et de l'autre, qu'infinie justice, mais, à coup sûr,
pas tous les deux à la fois.
Et c'est pourquoi il a voulu se montrer juste et miséricordieux tout
ensemble ; c'est-à-dire que le, Fils de Dieu, qui était sans
péché, devenu homme dans le sein de la Vierge Marie, a racheté la nature
humaine perdue par le péché d'Adam à l'instigation d'Ève, vierge encore. En
acceptant de mourir, il a été miséricordieux ; en payant le prix de sa
rédemption, il a été plein de justice. David, prophétisant de l'un et de
l'autre, dit : Les lacets de la mort m'enserraient, les filets du shéol
me tenaient... Jahvé est justice et pitié. (Psaume 116, 3 et 5)
C'est ainsi que la miséricorde de Dieu se manifeste, en ne laissant pas
périr le monde, et sa justice, en le rachetant par un prix suffisant. Or,
personne ne pouvait payer ce prix que le Fils de Dieu, fait homme et
mourant. Les cités de refuge, dont il est question au livre du Lévitique,
figurent cette Passion du Christ, et c'est du sacerdoce de Jésus-Christ, vrai
Messie, que parle tout ce chapitre.
David exprime en termes formels ce sacerdoce perpétuel dans le psaume
Dixit Dominus : Yahvé l'a juré et ne s'en dédira point : « Tu
es prêtre à jamais selon l'ordre de Melchisédech ! » (Psaume 110,
4)
Il n'y a pas et ne peut y avoir de prêtre perpétuel que Jésus-Christ.
Enfin, le psaume 21 est une histoire anticipée de la Passion du Christ,
et ne peut s'entendre absolument que de lui ; aussi le Christ a-t-il voulu
le redire durant sa Passion. Isaïe, au quatrième chant du Serviteur de Yahvé
(52, 9 et 10), parle de Celui qui a été frappé à mort pour nos péchés, alors
qu'il n'avait jamais fait de tort. Ce qui ne peut manifestement s'appliquer
qu'au Christ, véritable Messie.
Ainsi donc, ô Juifs, ouvrez les yeux et ne restez pas volontairement
aveugles en face de la vérité des Écritures. Si vous voulez être éclairés,
rapprochez-vous de Dieu par le baptême. Ecoutez David, disant : Qui
regarde vers lui resplendira : sur son visage point de honte. (Psaume
33, 6)
Application aux Juifs du
paralytique de la piscine (appel au baptême).
Un paralytique attendait son tour, mais parce qu'il n'avait ni
serviteur, ni aide pour le jeter dans la piscine, il resta bien là trente-huit
ans sans pouvoir être guéri.
Le Christ ayant pitié de lui, lui dit : Voulez-vous être
guéri ? Oui, répondit l'homme. Et il croyait, disent les interprètes, que
Notre-Seigneur voulait simplement le prendre sur son dos et profiter de la
venue de l'ange. Mais le Christ lui ordonna de prendre son grabat ; et
aussitôt il fut guéri. Isaïe a prédit cela, ô Juifs, lorsqu'il dit : Tournez-vous
vers moi pour être sauvés, car je suis Dieu sans égal ! (45,22)
Venons-en maintenant à deux
applications pratiques et très belles de notre cas.
Tout d'abord celle-ci. Le
Christ voulut guérir cet homme sans le secours de la piscine, préférablement
aux autres, parce que les autres pouvaient profiter du moyen ordinaire et que
ce malade ne le pouvait pas : ce qui signifie que ceux qui peuvent être
conduits au baptême ne seront sauvés qu'à condition d'être baptisés. Si
quelqu'un toutefois ne peut pas être conduit au baptême et qu'il ait, par
ailleurs, un cœur ferme dans la foi chrétienne, en vue de recevoir le baptême
si cela était possible, s'il vient à mourir, il est guéri de ses infirmités
morales comme ce paralytique.
Si donc, ô Juifs, vous ne pouvez
venir au baptême ni y conduire vos enfants, la foi chrétienne suffira pour vous
sauver, sinon le paradis n'est pas pour vous, selon le mot de saint Paul :
Lorsque l'ardeur y est, on est agréé pour ce qu'on a ; il n'est pas
question de ce qu'on n'a pas. (2 Cor., 8, 12)
La seconde application vient de
la parole de Notre-Seigneur au paralytique : Allez dans votre maison.
Cette maison est le paradis, ouvert à ceux qui sont baptisés et guéris de leurs
fautes.
Si donc, ô Juifs, vous n'êtes
pas comme ceux qui sont baptisés ou tout au moins qui ont le désir du baptême,
il n'y a pas à compter sur la demeure du paradis que Moïse n'a point promise
dans l'ancienne loi, mais seulement une demeure terrestre et les biens de ce
monde.
Au sujet des enfants morts
sans baptême.
De même qu'il consola ses
disciples après sa Résurrection, de même le Christ apporte aux enfants morts
sans baptême cinq consolations, comme il y a cinq doigts dans la main :
1° la certitude de ne plus
offenser Dieu, ce qui est une grande douceur à l'âme ;
2° la certitude de ne pas être
damnés ;
3° la consolation d'être
justes ;
4° de n'avoir aucune tristesse
intérieure ;
5° l'espérance de ressusciter
hommes faits, bien qu'alors tout petits enfants.
V. Les joies et les signes du repentir
Il n'est point de convertisseur d'âmes qui n'ait eu à parler du
repentir. Pour préparer à cette amère tristesse de l'âme, les prédicateurs ont
tonné, tempêté, menacé. Saint Vincent Ferrier l'a maintes fois fait en des
prédications qui évoquaient les terribles jugements de Dieu. Mais après avoir
brandi la menace, l'apôtre s'apaisait et évoquait la parabole du retour dans la
maison du Père. Quand sonne l'heure du repentir : la mort s'éloigne et la
vie spirituelle renaît. Quels sont les éléments générateurs du repentir, quelle
en est la genèse, à quels signes peut-on la reconnaître ? Voilà le
problème soulevé par le contact quotidien avec les âmes pécheresses. Ceux qui
pleurent et qui expient, blessés par cette peine d'amour qu'est le repentir,
trouveront dans ce qui suit une certitude d'espérance, de consolation et de
paix. Vincent Ferrier leur découvre les abîmes et les joies de leur être
purifié.
* *
*
THEME : Maître nous voulons avoir un signe de vous.
Les personnes pénitentes me demanderont peut-être un signe auquel elles
pourront reconnaître que leur pénitence est agréable à Dieu.
Sachez d'abord que les docteurs discutent pour savoir si on peut être
absolument certain d'être en grâce avec Dieu.
Il faut distinguer entre la certitude de science et la certitude
conjecturale, comme on le fait pour la présence de l'âme dans le corps. On ne
peut scientifiquement constater que l'âme est dans le corps, mais on le peut
par conjecture, c'est-à-dire par les effets produits, comme la vue, l'ouïe et
les autres sens. En effet, si le corps voit, c'est une preuve que l'âme habite
le corps. (1)
Or, de même que Dieu a fait l'âme pour habiter le corps, de même il a
fait la grâce pour habiter l'âme. Mais on ne peut savoir par raisons déductives
si une âme est en grâce selon le mot du Sage (Eccl. 9, I) : J'ai
compris que les justes, et les sages, et leurs œuvres, sont dans la main de
Dieu. L'homme ne connaît ni l'amour, ni la haine.
Si ces sentiments, qu'il éprouve pourtant, restent pour lui une énigme,
il peut savoir conjecturalement s'il est digne d'amour ou de haine par les
effets produits, comparés à ceux des sens corporels.
Il peut le savoir par la vue, lorsque l'âme est heureuse de contempler
Dieu, sa gloire et ses bienfaits ; par l'ouïe, lorsque l'âme se trouve
consolée en entendant les prédications, la messe, la doctrine du salut. Et
c'est pourquoi Notre-Seigneur disait aux Juifs (Jean, 8, 47) : Qui est
de Dieu entend les paroles de Dieu ; si vous n'entendez pas, c'est que
vous n'êtes pas de Dieu. De même par l'odorat, lorsque l'âme aspire avec
plaisir les parfums de vertu, comme lorsque quelqu'un a pardonné à son ennemi,
ou bien changé de vie. Elle rend alors grâce à Dieu de ce bien opéré. De même
pour le goût, l'âme reçoit de la consolation et de la joie (lorsque,
avant de communier, elle s'y prépare soigneusement, sachant se priver la veille
en vue de cette communion).
On reconnaît encore que la
grâce habite une âme lorsque, communiant ou priant, elle se désaltère à la
rosée amère des larmes, ou lorsqu'elle vibre facilement au sens de Dieu ;
quand, par exemple, venant à pécher même légèrement par un peu d'excès dans la
nourriture, le rire ou le sommeil, elle est saisie d'un sentiment vif de
repentir et de crainte de Dieu.
La parole fait encore
reconnaître la vie d'une âme, lorsqu'elle parle volontiers de Dieu, qu'elle le
loue, le prie avec goût, prononçant les paroles saintes et les formules de
l'Office divin.
Les œuvres servent de preuves aussi lorsque l'âme trouve de la joie
dans l'âpreté de la pénitence, dans l'austérité du jeûne et choses
semblables ; et encore lorsqu'elle avance dans le bien, croissant en
vertu, en piété et ne revenant jamais en arrière. Saint Paul disait de
lui-même : C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis.
Et dans le psaume 85, 8, il est dit : Fais-nous voir, Yahvé, ton amour,
que nous soit donné ton salut !
Et c'est ainsi qu'en parlant des âmes pénitentes, on peut dire : Maître,
donnez-nous un signe certain.
VI. Le sens caché des Écritures
Pour mener vingt ans durant sur les routes d'Europe cette vie
d'apôtre ambulant, il faut que maître Vincent ait été doué d'une santé robuste.
Ses biographes le laissent entendre. S'ils ne signalent pas qu'il fût malade,
ils disent néanmoins qu'il fût comme tout mortel sujet à des inconvénients de
tout genre. Et pour un prédicateur qui chaque jour doit donner son sermon, quel
plus grand inconvénient qu'une complète extinction de voix. Il arriva donc que
maître Vincent fut enroué. Cet inconvénient devint, quand il put reprendre la
parole, le sujet d'un sermon plein de bonhomie sur le sens caché des Écritures.
Il prit pour thème, ces paroles : Il leur découvrit le sens caché des
Ecritures. Parlant de son extinction de voix, il exposa pourquoi Dieu l'avait
permise. Ce n'est qu'un canevas, extrait du manuscrit autographe de Valence,
mais qui laisse deviner l'esprit d'adaptation du prédicateur. On a nettement
l'impression de sentir passer son souffle.
* *
*
THEME : Il leur découvrit le sens caché des Ecritures.
J'ai d'abord à vous faire connaître, bonnes gens, le secret de mon
enrouement, et j'y vois une bonne matière à traiter pour l'instruction des
Chrétiens et des Juifs. Disons donc : Ave Maria.
I Le sens.littéral du texte.
Expliquons tout de suite le sens littéral de mon texte, car il rappelle
un grand miracle de Notre-Seigneur. Ses disciples étaient grossiers, peu
ouverts à l'intelligence des Ecritures, des prophéties et des mystères, aussi
son premier soin, après sa Résurrection, fut-il de leur découvrir le sens
caché : et c'est un bien plus grand miracle d'ouvrir les yeux de
l'intelligence que ceux du corps. C'était le jour de Pâques ;
Notre-Seigneur apparut à ses disciples, les signa au front, disant : Que
votre esprit s'ouvre. Et leur esprit fut ouvert. Il leur avait du reste annoncé
cela : Je vous donnerai moi-même un langage et une sagesse, à quoi nul
de vos adversaires ne pourra résister ni contredire (Luc, XXI, 15).
Et dans l'Ancien Testament : J'enfouis ce témoignage, je scelle
cette révélation au cœur de mes disciples... Moi et les enfants que Yahvé m'a
donnés, nous sommes des signes et des présages en Israël (Is., VIII,
16-17). Tel est le sens littéral du texte ; mais je veux l'appliquer à mon
extinction de voix et vous en dire les raisons. Il y en a trois. La première
est particulière et me regarde, la deuxième est générale et vous regarde, la
troisième est spéciale et regarde les Juifs.
Il. Les applications du
texte
1°) D'abord celle qui me regarde. Sachez qu'il n'y a pour ainsi
dire qu'une vertu, l'humilité, sans laquelle les autres ne valent rien, car
elles se perdent et s'en vont comme du blé par un sac troué. C'est pourquoi il
faut être humble, sans hypocrisie, ni recherche de vaine gloire, avoir toujours
le cœur ouvert à Dieu, et ne vouloir que son honneur. David et Saül nous en
offrent des exemples, et on en trouve d'autres autorités, soit dans l'Ancien
soit dans le Nouveau Testament. Il demeure prouvé par là que l'humilité seule
conserve la créature dans l'amitié de Dieu. Et c'est pourquoi Dieu, quand il
choisit quelqu'un pour son service, lui envoie des empêchements, juste en ce
qu'il désire le plus, afin qu'il s'humilie et ne se perde pas par la vaine
gloire. Moïse en est une preuve lorsque Dieu le rendît bègue. Seigneur,
disait-il, qu'est ceci ? Depuis deux jours je ne puis parler, depuis
que votre voix s'est fait entendre, ma langue est devenue comme paralysée. Or,
Moïse avait précisément à parler au peuple, et il dut le faire par truchement,
c'est-à-dire par son frère Aaron : et d'un cœur de lion qu'il avait et qui
lui faisait opérer des prodiges, il n'eut plus qu'un cœur de fourmi ; et
il était humilié, ne risquant plus rien de la vaine gloire. Saint Paul faisait
des miracles et ressuscitait des morts, mais il ne pouvait se guérir de la
concupiscence, et il disait : Pour que la grandeur de mes révélations
ne m'enorgueillise pas, l'aiguillon de la chair m'est resté, et c'est comme le
soufflet de Satan. Ainsi ces deux grands hommes avaient le frein obligé de
l'humilité. À plus forte raison en ai-je besoin, moi chétif, et dois-je le
dire : Dieu l'a voulu pour que mes nombreuses prédications ne m'inspirent
aucune vaine gloire, et qu'ainsi je n'oublie pas que Dieu pourrait m'enlever la
voix à jamais.
2°) La seconde regarde vos âmes. - Le, salut des âmes est le souci
principal de Dieu. C'est pourquoi Dieu m'a envoyé cette extinction de voix,
pour donner à un plus grand nombre d'âmes l'occasion de se convertir, en me forçant
à prolonger ici mon séjour. Vous savez que j'étais parti de cette ville avec
l'intention de ne plus revenir, mais j'ai dû retourner pour procurer tout ce
bien qui s'est fait de nouveau par les confessions, les jeûnes, les disciplines
des petits enfants même et des soldats... Je suis revenu de sept lieues de loin
pour le salut de tant d'âmes : Pour eux, disait saint Paul, je
souffre jusqu'à porter des chaînes comme un malfaiteur. Mais la parole de Dieu
n'est pas enchaînée. C'est pourquoi j'endure tout pour les élus, afin qu'eux
aussi obtiennent le salut qui est dans le Christ Jésus avec la gloire éternelle
(2 Tim., II, 9). Et voilà l'explication de notre texte : Il leur découvrit
le sens caché.
3°) La troisième raison est spéciale et regarde les Juifs. - Dieu
promit à Abraham que de lui naîtrait le Messie, disant : En vous seront
bénies toutes les nations (Gen., XXI, 18) ; les Juifs disent :
« Nous sommes de la race d'Abraham, donc Dieu nous doit la bénédiction,
c'est-à-dire le salut ». Mais tel n'est pas le sens véritable. Il est dit
que les nations doivent être bénies dans la race d'Abraham, c'est-à-dire dans
le Christ qui devait naître de cette race. Ils seront donc bénis, ceux qui
obéiront à ce Christ, qui a pris son sang de la race d'Abraham. Mais comme les
Juifs n'étaient pas encore très éclairés sur ce point, Dieu a voulu me faire
retourner et m'a envoyé mon extinction de voix. Car nul obstacle ne m'eût
arrêté, pas même une jambe cassée, ni l'obligation d'aller sur un âne pour
prêcher. Et c'est pourquoi beaucoup ont été convertis ou se convertiront, ayant
déjà la foi au cœur, d'après ce qu'ils ont entendu de l'Incarnation, de la
Trinité, de la Passion.
III. Conclusion :
Adresse aux chrétiens pour les néophytes.
Ainsi donc, bonnes gens, ne vous contentez pas, je vous en conjure,
d'expliquer à ces néophytes les vérités de la foi, mais admettez-les aux
emplois publics, lucratifs et honorables. Dites-leur ces paroles du livre des
Nombres : Si vous venez avec nous, ces biens dont Yahvé nous gratifiera,
nous vous en gratifierons (Num., X, 32).
Et voilà les raisons pour lesquelles Dieu a permis mon extinction de
voix, et telle est la dernière explication de notre texte : Et il leur
découvrit le sens caché des Écritures.
VII. Sur la persévérance
THÈME : Celui qui a
commencé le bien en vous en poursuivra l'accomplissement (Philip. I, 6).
Trois enseignements sur ce
sujet :
1° Notre persistance dans le
bien vient de Jésus-Christ.
2° Le désistement de la vie
spirituelle vient de nous,
3° La prière obtient la
persévérance finale.
1. Le premier est exprimé en ce
texte des physiques d'Aristote : Parmi les choses naturelles qui
reçoivent une forme étrangère, les unes la gardent indéfiniment, les autres
seulement tant que dure la présence de l'agent ; ce qui se voit, soit
dans un flambeau allumé et de l'eau échauffée, soit dans l'air éclairé et un
miroir réflecteur. C'est de cette seconde manière que la grâce est reçue d'en
haut par l'âme, car tout son être vient de Dieu influant continuellement :
C'est par grâce que vous êtes sauvés, dit saint Paul (Ephes., 2, 5). Et
le Christ : Demeurez en moi, comme moi en vous. Je suis le cep,
etc. (Jean 15, 4 sq.)
2. Le second enseignement est
représenté par cette statue de Daniel (ch. 2) dont la tête était d'or pur, et
qui renferme les cinq états de la vie de notre âme par gradation descendante, à
savoir : 1° la perfection de la charité ardente ; 2° les œuvres et
l'éclat de la chasteté qui demeurent malgré la ferveur tombée ; 3° quand
les œuvres cessent et que la conscience est souillée, il reste encore
l'habitude de parler de Dieu ; 4° vient ensuite l'obstination de la
perversité ; 5° enfin toutes les dégradations de la chair. Êtes-vous à
ce point dépourvus d'intelligence, que de commencer par l'esprit pour finir maintenant
dans la chair ? (Gal., 3, 3) Vous qui ne savez pas ce que vous
deviendrez demain : vous êtes une vapeur qui paraît un instant, puis
disparaît. (Jacques, 4, 14)
3. Le troisième enseignement ressort de la libéralité de Dieu qui,
volontiers, donne la persévérance. Il dit lui-même : Quel est d'entre
vous le père auquel son fils demande un œuf et qui lui remettra un
scorpion ? (Luc II, 12) Remarquez la forme de l'œuf qui n'a pas de fin
et qui finalement, contenant un fruit, figure le don, la douceur, la qualité,
la quantité, l'ulité, la fécondité de la persévérance. Tandis que le scorpion,
ayant le venin dans la queue, indique la perte finale de la vie spirituelle.
Dites donc avec le psaume 15 : Garde-moi, ô Dieu, mon refuge est en
toi.
(1)
Il ne faut pas considérer cette affirmation comme une démonstration de
l'existence de l'âme dans le corps. L'intention première de Vincent Ferrier est
de prêcher la présence de la grâce dans l'âme humaine. Le reste n'est qu'un
appel oratoire à un thème philosophique popularisé. Il s'adresse à des gens qui
croient à l'existence de l’âme dans le corps. Si l'âme quitte le corps,
celui-ci ne peut plus voir. Donc, s'il voit, c'est que l'âme est présente. Elle
est présente parce que faite pour le corps (autre thème répandu à l'époque de
V. F.) : et ainsi la grâce est-elle faite pour l'âme. Il s'agit donc d'un
exemple basé sur un parallélisme assez vague pour n'entraîner aucune
conséquence grave. Il fait songer à la mauvaise comparaison du Symbole de saint
Athanase : « Comme l’âme rationnelle et le corps ne font qu'un seul
homme, ainsi Dieu et l'homme (la divinité et l'humanité) ne font qu'un seul
Christ ».
TRAITÉ DE LA VIE
SPIRITUELLE
PRÉFACE
DE SAINT VINCENT FERRIER
Sollicité par des membres plus jeunes de sa
famille dominicaine de composer un ouvrage d'ascétisme, saint Vincent Ferrier
déclare ne pas faire œuvre de doctrine personnelle, mais traditionnelle. Il
attache, comme on le verra, une grande importance à cette déclaration initiale.
* *
*
Matière du traité
Je n'expose dans ce livre que la doctrine
traditionnelle des saints Docteurs. (1)
Cependant, pour établir mes affirmations et pour
persuader, je n'apporte aucune citation de l'Écriture ni de quelque Docteur en
particulier : car je veux être bref.
En second lieu, je ne m'adresse qu'à ceux qui sont
désireux d'être agréables à Dieu.
Enfin : je prétends éclairer les humbles de cœur
déjà persuadés, et refuse toute discussion avec les orgueilleux.
Cet avertissement vaut de l'or. L'auteur n'entend
rien innover. Son ouvrage sera, comme on l'a si bien dit : le résumé, fait
par un très grand saint, de la doctrine spirituelle des saints. À son insu,
l'auteur se donne lui-même en exemple.
Les actes doivent précéder la parole.
Quiconque veut faire du bien aux âmes et les édifier
par ses paroles, doit avant tout posséder en lui-même ce qu'il enseignera aux
autres, sinon il réussira peu. Sa parole demeurera inefficace tant que ses
auditeurs ne le verront pas pratiquer ce qu'il enseigne, et avoir plus de
vertus qu'il n'en exige d'eux.
Ajoutons à cette préface de notre saint, une page
enrichissante de la mystique de l'Orient chrétien.
La parole de l'action vivante.
Isaac de Syrie disait au VIIe
Siècle : la parole de l'action vivante est très différente des mots de la
beauté. Car même sans expérience la sagesse (humaine) sait orner ses paroles et
parler de la vérité sans la connaître réellement. Plus d'un peut parler de la
perfection sans en connaître les œuvres par expérience personnelle. Mais la
parole qui procède de l'expérience est un bijou auquel on peut se fier. Et
la parole qui n'est pas fondée sur le fait est une hypothèse de honte. C'est
pour ainsi dire comme un peintre qui peint de l'eau sur un mur, mais n'est pas
en mesure d'étancher sa soif, ou comme un homme qui fait des rêves merveilleux.
Mais celui qui parle de la vertu par expérience vécue, celui-là donne à ses
auditeurs des mots qu'il a acquis par sa peine, et la leçon qu'il sème dans les
oreilles de ceux qui l'entendent semble sortir du tréfonds de son âme.
(1) L'examen
des sources de ce traité a été fait par Sigismond Brettle dans San Vicente
Ferrer und seine literarische Nachlass (Münster in Westf. 1924). Parmi les
sources ignorées de lui, il faut citer Venlurino a Bergamo qui à
son tour a emprunté à Jacques de Milan O.F.M. : Stimulus amoris. - Ces
indications m'ont été aimablement communiquées par le P. Raymond Creijtens
(Rome). cf. Arcbivum Fr. Praedic. 1950, p. 190.
PREMIÈRE
PARTIE :
LES FONDEMENTS DE LA VIE SPIRITUELLE
I. La pauvreté volontaire
On sait que la petite Thérèse de Lisieux avait une
formule bien simple pour parler de la perfection. Il faut, disait-elle, prendre
l'ascenseur qui monte à la perfection. On appuie sur le bouton de l'intention
d'amour, on ouvre son âme à l'amour, on agit et on s'élève ainsi dans l'amour.
En termes exquis elle exprimait la mentalité à créer pour se détacher des
choses d'ici-bas. D'après saint Vincent Ferrier, ce détachement doit être dans
l'esprit, dans le cœur et dans la volonté. Dans l'esprit d'abord par l'absolu
mépris de tout ce qui est terrestre ; dans le cœur, par le dégagement de
toute affection, désir ou regret ; enfin dans la volonté, par l'usage
aussi restreint que possible des biens terrestres. Tout cela requiert une
ascèse de la vie spirituelle qui commence par la pauvreté volontaire.
* *
*
Le détachement des choses de la terre.
Avant tout, il est nécessaire que le serviteur de
Jésus-Christ méprise les biens terrestres, les considère comme du fumier, et en
limite l'usage aux besoins essentiels.
Réduisant ses besoins à peu il souffrira même quelque
gêne par amour de la pauvreté, car, on l'a dit : « Ce qui est
méritoire ce n'est pas d'être pauvre, mais, quand on est pauvre, d'aimer la
pauvreté et de supporter joyeusement et allègrement pour Jésus les privations
de cet état ». (1)
Le détachement apparent.
Hélas ! Combien ne sont pauvres que de
nom ! Ils se glorifient d'être pauvres à la condition de ne manquer de
rien. Ils se disent amis de la pauvreté, mais ils fuient de toutes leurs forces
les inséparables compagnons de la pauvreté : la faim, la soif, le mépris,
l'humiliation.
Tel n'était pas Celui qui, étant souverainement
riche, s'est fait pauvre pour nous. Il n'était pas ainsi, notre Père saint
Dominique, ni les apôtres qui nous ont instruits par leurs discours et par
leurs exemples.
Comment pratiquer le dépouillement.
Ne demandez rien à personne, sauf en cas de véritable
nécessité. N'acceptez pas de présents, même si on les offre avec instances, ni
même sous prétexte de les distribuer aux pauvres ; et soyez sûr que votre
désintéressement édifiera grandement ceux qui l'apprendront. Votre refus les
portera plus facilement au mépris du monde et au soulagement d'autres pauvres.
Par le nécessaire, j'entends ce dont vous avez besoin
présentement : une nourriture frugale, des vêtements simples, des
chaussures modestes.
Je ne mets pas au nombre des choses nécessaires que
vous possédiez des livres. Que de fois les livres servent de prétexte à une
avarice coupable ! Les livres de la communauté, et ceux qu'on peut
emprunter, doivent vous suffire. (2)
Les résultats du dépouillement.
Voulez-vous connaître clairement les effets de mes
conseils ? Mettez-vous d'abord à les pratiquer humblement. Si vous voulez
les contredire par esprit d'orgueil, vous n'y comprendrez rien. Car le Christ
qui nous a enseigné l'humilité par son exemple, découvre aux humbles la vérité
qu'Il cache aux superbes.
II. L'amour du silence
On ne saurait exagérer l'importance du silence
comme préparatif pour épurer l'âme. Le recueillement exige le silence. C'est
pourquoi celui-ci a toujours été considéré dans l'Ordre des Frères Prêcheurs
comme le Pater Praedicatorum. Comment pourrait-on travailler
intellectuellement, se concentrer, se recueillir, sans une zone de
silence ?
L'expérience nous fait voir que le manque de
silence nous ravit maintes fois la paix et la tranquillité de l'âme. N'a-t-on
pas justement dit que le silence est d'or.
* *
*
Répression de la langue.
Après avoir établi la pauvreté à la base de votre vie
spirituelle, à l'exemple de Jésus-Christ Lui-même, commençant son discours sur
la montagne par ces mots : Bienheureux les pauvres en esprit, vous devez
vous appliquer virilement à réprimer votre langue. Vous l'avez reçue pour dire
des choses utiles : qu'elle s'abstienne donc de paroles oiseuses et
frivoles.
Pratique du silence.
Pour mieux gouverner la langue, accoutumez-vous à ne
parler que pour répondre, et seulement lorsqu'on vous posera des questions
nécessaires ou utiles. Une question vaine ne mérite que le silence.
Si toutefois on vous dit des plaisanteries par
manière de récréation, ne soyez pas chagrin, mais accueillez-les avec une
certaine gaieté de cœur et un joyeux sourire. Gardez-vous néanmoins de parler,
dût votre silence provoquer des murmures, de la tristesse, du blâme ;
dussiez-vous passer auprès de vos interlocuteurs pour un être singulier, sévère
et insupportable. Votre devoir alors est de prier Dieu avec ferveur de chasser
de leur cœur tout sentiment d'amertume.
Parlez cependant si la nécessité vous y oblige et que
la charité ou l'obéissance le demandent. Ayez soin alors de ne parler qu'après
sérieuse réflexion, en peu de mots, humblement et à voix basse. Observez cette
même règle si vous devez répondre à quelqu'un.
Ses heureux effets.
Sachez vous taire un temps, afin d'édifier le
prochain et d'apprendre ainsi à parler comme il faut, quand le moment sera
venu.
En attendant, priez Dieu de suppléer à votre silence
en inspirant intérieurement à vos frères ce que l'obligation de dompter votre
langue vous empêche pour le moment de leur communiquer.
III. La pureté de cœur
Ramenés par l'esprit de pauvreté et l'amour du
silence au recueillement, il nous reste à purifier le fond de notre cœur. C'est
la troisième étape dans le chemin de la vie spirituelle.
* *
*
La parfaite pureté de cœur.
Lorsque la pauvreté volontaire et le silence auront
banni de votre cœur les nombreuses sollicitudes qui étouffent les semences de
vertus que l'inspiration divine ne cesse d'y jeter, il vous reste à déployer
des efforts plus vigoureux encore pour acquérir les vertus qui vous amèneront à
la pureté de cœur. Suivant la parole du Sauveur, cette pureté est telle qu'elle
ouvre l'esprit à la lumière intérieure et le rend capable de contempler les
choses de Dieu. Elle établit l'âme dans un tel repos et une telle paix que Celui
dont la paix est la demeure daignera habiter Lui-même en vous.
Il ne s'agit pas de cette pureté qui bannit seulement
du cœur ces pensées criminelles défendues à tous, mais de cette parfaite pureté
de cœur qui écarte, autant qu'il est possible ici-bas, tout ce qui est opposé à
Dieu pour ramener à Lui seul toutes nos pensées et tous nos désirs.
Or, pour obtenir cette pureté céleste et en quelque
sorte divine, puisque Celui qui s'attache à Dieu est un seul esprit avec Lui,
plusieurs choses sont nécessaires.
Comment s'obtient la parfaite pureté de
cœur : par le renoncement à la volonté propre.
En premier lieu, employez-vous à vous renoncer
vous-même, selon le précepte du Sauveur : Si quelqu'un veut venir après
moi, qu'il se renonce lui-même.
Cela veut dire qu'il faut se mortifier en tout,
fouler aux pieds, pour ainsi dire, votre propre volonté, la contredire en tout,
et embrasser de bon cœur la volonté des autres, chaque fois que celle-ci est
licite, permise et honnête.
– Dans les choses matérielles
En règle générale, lorsqu'il s'agit des choses
matérielles destinées aux besoins du corps, ne suivez jamais votre appréciation
personnelle contre celle des autres, celle-ci fût-elle même moins judicieuse.
Souffrez plutôt toutes les incommodités pour conserver la paix intérieure de
l'esprit toujours troublé dans ces petits débats où l'attachement aux vues
personnelles et aux propres décisions provoque des pensées et des contestations
non charitabes.
– Dans les choses spirituelles.
Même dans les choses spirituelles ou qui s'y
rapportent, réglez-vous sur la volonté des autres pourvu que celle-ci soit
bonne, la vôtre parût-elle meilleure et plus parfaite. Car vous perdrez plus en
diminuant en vous l'humilité, la tranquillité et la paix par vos querelles, que
vous ne pourriez gagner à pratiquer n'importe quelle vertu selon votre gré et
contre celui des autres.
Cela doit s'entendre de vos familiers dans l'exercice
de la vertu, de vos émules dans le désir de perfection, et non pas de ceux qui
appellent le bien mal et le mal bien. Car pour ceux-ci, ils passent leur temps
à scruter et à condamner les paroles et les actions des autres au lieu de
corriger leurs propres défauts. Leur jugement dans les choses spirituelles ne
vous affecte pas ; mais dans les choses matérielles, c'est différent. Ici
vous avez tout intérêt à agir selon leur bon plaisir, quel qu'il soit.
Le saint abandon.
Parfois, alors que Dieu vous inspirera quelques bonnes
œuvres pour sa gloire, votre avancement spirituel ou l'utilité du prochain, on
y mettra obstacle, ou même vous en empêchera entièrement. Que ce soit le fait
de vos supérieurs, de vos égaux ou de vos inférieurs, ne vous amusez pas à
discuter. Rentrez en vous-même, et, là, plus attaché que jamais à votre Dieu,
dites-Lui : Seigneur, je souffre violence, répondez pour moi.
Ne vous attristez point de ce contretemps : Dieu
ne l'aurait point permis s'il ne devait, en fin de compte, tourner à votre
avantage et à celui des autres.
Bien plus : ce que vous ne voyez pas encore,
vous le verrez plus tard ; vous comprendrez alors que ce qui apparemment
entravait vos pieux desseins les aura en réalité servis. Que d'exemples je
pourrais vous citer tirés de la Sainte Écriture, celui de Joseph et de tant
d'autres, si je ne m'étais interdit de le faire. Croyez-en mon expérience, elle
vous en garantit la parfaite exactitude.
D'autres fois c'est Dieu lui-même qui mettra obstacle
à vos efforts pour sa gloire en vous envoyant une maladie ou en faisant surgir
un autre événement.
Ne vous en attristez point. Recevez tout avec une âme
égale et confiez-vous entièrement entre les mains de Celui qui sait mieux que
vous-même ce qui vous est utile et qui travaille continuellement à vous élever
vers Lui, peut-être à votre insu, pourvu que vous vous abandonniez à Lui sans
réserve.
Que tout votre soin soit donc de conserver la paix et
la tranquillité du cœur. Qu'aucun événement ne vous afflige, sinon vos péchés,
ceux des autres ou ce qui pourrait conduire au péché. Ne soyez pas en peine de
tous les accidents qui peuvent survenir.
Réprimez tout sentiment d'indignation en présence des
fautes d'autrui. Ayez de l'affection et de la pitié pour tous, vous souvenant
toujours que vous feriez peut-être bien pis qu'eux, si le Christ Jésus ne vous
soutenait de sa grâce.
Mortification de l'amour-propre.
– Par le support des injures
Tenez-vous prêt à accepter pour le nom de Jésus tous
les opprobres, toutes les peines, toutes les contradictions, sinon vous ne
pourriez être son disciple.
Quant au moindre désir de grandeur, sous quelque
prétexte que ce soit, de charité ou autre chose, c'est la tête du serpent
infernal qui se dresse : tout de suite il faut l'écraser avec le bâton de
la croix, vous souvenant de l'humilité et de la cruelle Passion de l'Homme-Dieu
qui a fui les honneurs de la royauté pour souffrir la croix sans regarder à la
honte.
Toute humaine louange est un poison mortel qu'il faut
fuir avec horreur. Réjouissez-vous donc si on vous méprise et soyez intimement
persuadé du bien fondé de ce mépris, car vous ne méritez que dédain.
– Par la considération de notre misère
Ne perdez jamais de vue vos défauts ni vos péchés et
tâchez d'en pénétrer la misère. Quant aux défauts du prochain, faites en sorte
de ne pas les voir, jetez-les derrière vous. Si vous ne pouvez vous empêcher de
les remarquer, diminuez-les, excusez-les miséricordieusement, et ingéniez-vous
à porter secours à vos frères. (3)
Détournez ainsi les yeux du corps et de l'esprit de
la vue des autres afin que vous puissiez vous considérer vous-même avec plus
d'attention.
– L'imperfection de nos bonnes œuvres
Examinez-vous avec soin et jugez-vous loyalement. Que
chacune de vos actions, de vos paroles, de vos pensées soit passée au crible
pour y trouver matière à componction. Dites-vous que le bien que vous faites
est loin d'être parfait, qu'il y manque la ferveur nécessaire, qu'il est
toujours souillé d'imperfections nombreuses, de sorte que toute votre justice
peut à bon droit être comparée à un linge sale et dégoûtant.
Humilité à l'égard de Dieu.
Reprenez-vous sévèrement vous-même et à toute heure.
Ne laissez passer sans un blâme sévère ni vos négligences en paroles et en
œuvres, ni même vos pensées non seulement mauvaises mais inutiles, et
tenez-vous pour plus vil et plus misérable devant Dieu à cause de vos
imperfections que n'importe quel pécheur coupable de n'importe quels péchés,
comme digne d'être puni et exclu des joies célestes, si Dieu vous traitait
selon sa justice et non selon sa miséricorde, puisque vous ayant donné plus de
grâces qu'à d'autres, il ne trouve en vous qu'ingratitude.
En outre repassez souvent dans votre mémoire avec un
vif sentiment de crainte que tout ce que vous avez de disposition au bien, de
grâce ou de désir de la vertu, vous ne le tenez pas de vous-même, mais de la
seule miséricorde du Christ qui eût pu, s'il l'eût voulu, enrichir de ces faveurs
le dernier des mortels et vous laisser dans un abîme de boue et de misère.
Humilité à l'égard du prochain.
Soyez tous les jours de plus en plus persuadé qu'il
n'est point de pécheur si chargé de crimes qui ne servît Dieu mieux que vous et
qui ne fût plus reconnaissant de ses bienfaits, s'il avait reçu les mêmes
grâces dont Il vous a comblé par une bonté toute gratuite. Vous pouvez donc,
sans vous tromper, vous regarder comme le plus vil et le plus bas des hommes et
craindre avec raison d'être rejeté de la présence de Dieu à cause de vos
ingratitudes.
Loin de moi cependant d'affirmer que vous deviez vous
croire pour cela hors de la grâce de Dieu et en état de péché mortel, bien que
d'autres soient peut-être chargés d'une infinité de péchés. Qu'en savons-nous
au fond ? Notre jugement est trompeur et beaucoup de choses nous sont
cachées, nous ignorons par conséquent si Dieu n'a pas touché leur cœur en un
moment, leur donnant la grâce d'une contrition parfaite. (4)
Lorsque votre humilité vous comparera aux autres
pécheurs, il n'est pas indiqué d'entrer dans le détail de leurs désordres.
C'est assez de les considérer en général, pour leur comparer votre ingratitude.
Si néanmoins vous voulez les examiner en détail, vous pourrez en quelque
manière vous les approprier, en gourmandant ainsi votre conscience : Cet
homme est homicide ; ne le suis-je pas aussi, moi, qui tant de fois ai tué
mon âme ? Cet autre est fornicateur et adultère ; et moi ne le
suis-je pas davantage, qui tout le jour détourne mon attention de Dieu et cède
aux suggestions diaboliques ? Et ainsi de suite. (5)
La nécessité de la componction.
Si toutefois vous remarquez que cet exercice de
componction vous porte au désespoir, laissez cet exercice et livrez-vous à
l'espérance par la considération de la bonté et de la clémence de votre Dieu
qui déjà vous a prévenu de tant de bienfaits et voudra certainement achever en
vous l'ouvrage qu'Il a commencé.
D'ordinaire l'homme spirituel qui a déjà quelque
expérience de Dieu ne tombera pas en cette tentation de désespoir lorsque dans
sa ferveur il se reproche son ingratitude et sa faiblesse. Cela peut néanmoins
se produire et de fait arrive souvent aux commençants, surtout à ceux que Dieu
a délivrés de grands dangers et de nombreux péchés.
IV. L’union divine
L'humilité est source de lumière, « elle
ouvre les yeux de notre âme à la lumière de Dieu », dit saint Vincent
Ferrier. L'humilité conduit à la pureté de cceur ; la pureté de cœur à
l'union divine par la contemplation. Notre auteur va maintenant décrire les
heureux effets de la pureté de cœur.
* *
*
Union divine par la contemplation.
Par ce long travail de réflexion vous formerez en
vous cette excellente vertu, mère et gardienne de toutes les autres,
l'humilité ; laquelle à son tour, purifiant votre cœur de toute pensée
superflue, lui ouvre les yeux et les rend capables de contempler la majesté du
Seigneur.
En effet, quand on se replie sur sa bassesse pour
s'anéantir, se mépriser, se reprendre, se détester et se déplaire profondément
à soi-même, on est si bien occupé des affaires de son âme qu'on n'est plus en
état de penser à autre chose. On en oublie tout ce qu'on a pu autrefois voir,
entendre ou accomplir, tout ce qui est du temps s'évanouit. On commence à se
recueillir et se retourner sur soi-même d'une manière si admirable qu'on
approche de la justice de son origine et de la pureté des esprits.
Ainsi, toute repliée sur elle-même, l'âme s'ouvre
davantage aux puissances contemplatives et se dispose graduellement par une
ascension mystérieuse à la contemplation des anges et de la divinité. Et dans
cette contemplation l'âme s'enflamme d'un tel amour pour les biens célestes
qu'elle regarde les choses de la terre comme un pur néant.
C'est alors que s'allume dans le cœur la parfaite
charité. Son feu ardent y consume toute la rouille des péchés et remplit si
totalement le cœur que la vanité n'y trouve plus d'accès. Désormais pensées,
paroles, actions procèdent de l'amour.
Principe de sécurité et âme de tout apostolat.
L'homme dans ce bienheureux état peut entreprendre
l'exercice de l'apostolat en toute sécurité, sans danger de vaine gloire. Car,
encore une fois, la vanité ne peut se glisser là où règne la charité.
Pourrait-il d'ailleurs être tenté par quelque
avantage temporel, lui qui les regarde comme une ordure ? Le désir de la
louange pourrait-il l'ébranler, lui qui devant Dieu se regarde comme un vil
fumier, comme un être digne d'abomination, un misérable pécheur capable de
tomber dans les pires désordres si la main secourable de son Créateur ne le
retenait sans cesse ?
Comment pourrait-il se glorifier de ses bonnes
œuvres, lui qui voit plus clair que le jour qu'il est radicalement impuissant
pour le bien si d'heure en heure il n'y est poussé et engagé par la
grâce toute-puissante de Dieu ? Comment s'attribuerait-il quoi que ce soit
comme venant de lui-même, lui qui a expérimenté cent et cent fois son
impuissance en toute œuvre, grande ou petite, alors même qu'il le
voulait ; tandis que d'autres fois, sans le vouloir pour ainsi dire et
sans se mettre en peine et presque sans y penser, il s'est senti saisi d'une
admirable ferveur et capable de réaliser ce qui dépassait ses
forces ?
Dieu permet effectivement, pendant longtemps
quelquefois, ces constatations d'impuissance au bien, afin que nous apprenions
à nous humilier, à ne jamais nous glorifier en nous-mêmes, mais à rapporter à
Dieu, non seulement par une certaine routine, mais dans la sincérité de notre
cœur, tout le bien qui se fait.
C'est facile à celui qui, instruit par sa propre
expérience, voit clairement les données du problème : incapacité de faire
aucune action, bien plus incapacité même de prononcer le nom de Jésus, si ce
n'est par la vertu de l'Esprit-Saint et par la grâce de Celui qui a dit : Sans
Moi vous ne pouvez rien faire.
Que cette pensée vous fasse louer Dieu de toute votre
âme et dire : Seigneur, toutes nos œuvres, c'est Vous qui les avez
faites en nous, et avec le Psalmiste : Ce n'est pas à nous,
Seigneur, ce n'est pas à nous, mais à votre nom, qu'il faut donner la gloire.
Il n'y a donc rien à craindre de la vaine gloire pour
celui que la vraie gloire de Dieu et le zèle des âmes occupent tout entier. (6)
Résumé de la doctrine spirituelle.
Voilà un rapide abrégé des choses nécessaires à celui
qui veut mener une vie parfaite et dont tout le dessein est de travailler
utilement et sans danger au salut de son âme.
Cet exposé pourrait suffire à un homme éclairé qui
aurait reçu l'intelligence des choses de Dieu et qui se serait longtemps exercé
dans les œuvres de la vie spirituelle. Car on peut réduire aux trois principes,
que je viens d'exposer ici brièvement : la pauvreté volontaire, l'amour du
silence, la parfaite pureté de cœur – tous les autres exercices de la vie
spirituelle parfaite. Leur pratique lui apprendrait facilement comment
accomplir tous les autres actes extérieurs.
Mais comme tous ne sont pas à même de comprendre un
résumé, nous insisterons quelque peu sur le détail des actes particuliers des
vertus.
(1) La
pauvreté évangélique ne s'identifie pas avec telle ou telle forme de pauvreté
effective déterminée. Elle est avant tout une disposition d'un cœur uniquement
occupé du primat de Dieu et de son Royaume et libre à l'égard de toutes les
choses créées. Cette disposition radicale néanmoins se concrétise souvent dans
da pauvreté effective comme moyen : c’est alors l'ascétisme. Psichari en
relevait l'utilité, quand il disait : Il n'y a rien qui nous dispose
davantage à la prière, que de vivre d'une poignée de dattes et d'eau claire.
(2) À
l'époque de Vincent les livres étaient rares et chers. Le dominicain qui par
vocation est adonné à l'étude ne peut évidemment s'en passer. La bibliothèque
du couvent doit lui fournir ces instruments de travail. En pratique néanmoins
le religieux d'aujourd'hui devra pouvoir disposer de livres en propre. Le prêt
de livres est une nécessité du ministère, de l'apostolat. Vincent d'ailleurs
aimait les livres. Il paraît que pendant ses pérégrinations il emportait avec
lui les énormes manuscrits de la Somme de saint Thomas, qu'il aurait couverts
d'annotations. L'authenticité Vicentine de ces gloses n'est toutefois pas
prouvée.
(3) D'après
les Constitutions de d'Ordre des Frères Prêcheurs, tout Frère témoin d'un écart
d'un autre Frère « doit supposer le bien, ou au moins de bonnes
intentions, parce que souvent les jugements humains sont sujets à
l'erreur ». C'est parce que l'esprit humain a une très grande propension à
juger et juge souvent sur une impression, sur un soupçon, sur un indice vague
qui rend l'induction hâtive, incomplète et partant fausse ou non charitable,
que les auteurs spirituels insistent tant sur la défense de juger, estimant à
juste titre cette défense un point fondamental de la doctrine de
Notre-Seigneur. Saint François de Sales résume : C'est le
fait d'une âme inutile, de s'amuser à l'examen de la vie d'autrui, Introd.
Vie dévote (III, ch. XXVIII).
(4) Un
mystique de Syrie du VIIe siècle, Simon de Taibuthe, faisant
remarquer que les chrétiens ne doivent juger personne, ni une fille publique,
ni les fautes, ni les hommes déréglés, mais plutôt les regarder tous avec un
esprit sans soupçon et un regard pur, a cette belle formule : « Quand
la grâce nous visite, la lumière de l'amour du prochain qui se répand sur le
miroir de notre âme est si grande que nous ne pouvons voir dans le monde ni
pécheurs, ni scélérats ».
(5) Isaac
le Syrien, au VIIe siècle, affirmait dans sa doctrine mystique
que la vie spirituelle ne peut être reçue et goûtée que dans la plus profonde
humilité du cœur. « Quand tu es en prière devant Dieu, deviens dans ton
jugement sur toi-même comme une fourmi, un ver de terre ou un scarabée. Ne
parle pas devant Dieu comme un savant, mais balbutie devant lui, approche-toi
de lui avec des pensées d'enfant, et marche devant lui afin que tu aies part
aux soins paternels que les pères donnent à leurs petits enfants. Car il est
écrit : Dieu garde les petits enfants ». Cité d'après
d'édition anglaise Mystic treatises of Isaac of Nineveh,
traduit par Bedian.
(6) Le
prédicateur, s'il est doué, est exposé à la tentation de la vaine gloire. Au
cours de ses prédications, Vincent Ferrier connut un succès fou. Un jour de
particulier triomphe, quelqu'un de sa troupe lut demanda : Maître Vincent,
que fait en cette occurence la vanité ? — Elle va et vient, répondit
notre saint, mais par la grâce de Dieu elle n'entre pas ».
DEUXIÈME
PARTIE :
LA PRATIQUE DE LA VIE SPIRITUELLE
V. Le directeur de conscience
On a souvent comparé la vie spirituelle à un
voyage. L'homme vient de Dieu et retourne vers Lui. Ce chemin du retour
s'accomplit par des voies inconnues ou incertaines, ce qui nécessite
l'intervention d'un guide. La nécessité d'un guide spirituel est une vérité
approuvée par l'autorité et la doctrine traditionnelle de l'Église. Notre
auteur nous rappelle cette importante vérité en constatant toutefois qu'il est
bien difficile de trouver un bon directeur. Sainte Thérèse d'Avila au XVIe
siècle espagnol, s'appuyant sur une pratique déjà existante, affirmera très
catégoriquement la nécessité pour les laïcs, désireux de vivre plus pleinement
leur vie chrétienne, d'un guide particulièrement compétent. « Même aux
personnes étrangères à l'état religieux, il serait très avantageux d'avoir un
guide dont elles suivent les avis, afin de ne faire en rien leur propre
volonté ; car c'est là d'ordinaire la cause de notre perte ». (Château
Intérieur, 3e Demeure, ch. II). Et dans la Vie, ch.
XIII : « Mon opinion est et sera toujours que tout chrétien doit,
lorsqu'il le peut, communiquer avec les hommes doctes ; et plus ils le
seront, mieux cela vaudra. Ceux qui marchent par les voies de l'oraison en ont
plus besoin que les autres ; et celà, à proportion qu'ils seront plus
spirituels ».
* *
*
La nécessité d'un directeur.
Chose certaine : celui qui tend à la perfection
y arrivera plus facilement et plus vite s'il a un directeur auquel il obéit en
toutes choses, petites et grandes. Tout seul, même avec une intelligence très
vive et les meilleurs livres de spiritualité, il y parviendra moins aisément.
Bien plus, jamais Notre-Seigneur n'accordera sa
grâce, sans laquelle on ne peut rien, à celui qui, ayant à sa disposition un
directeur de conscience capable de l'instruire, néglige ce secours, persuadé
qu'il se suffit à lui-même et qu'il peut trouver tout seul la voie du salut.
C'est que l'obéissance est la voie royale qui mène sûrement les hommes au
sommet de cette échelle mystérieuse où le Seigneur paraît s'appuyer.
L'exemple des saints.
C'est la voie qu'ont suivie les saints Pères du
désert, et tous ceux qui sont parvenus à la perfection ont cheminé par là. Si,
par une grâce spéciale, Dieu a directement instruit certaines âmes, c'est
qu'alors sa bonté a remédié au manque de directeur. Il en use de la sorte dans
ces cas, pourvu qu'on ait recours à Lui d'un cœur humble et fervent.
Rareté des bons directeurs.
Il est infiniment regrettable que de nos jours si peu
de gens soient capables d'enseigner la perfection. Pire encore, si quelqu'un
veut suivre les voies de Dieu, beaucoup l'en détourneront et bien peu
l'aideront.
Dans ce cas, il faut recourir à Dieu de toute son âme
et Lui demander par des prières pressantes et humbles de vouloir remplir
Lui-même l'office de directeur. Oui, il faut se jeter dans ses bras,
s'abandonner à Lui comme un orphelin, afin qu'Il vous reçoive avec bonté, car
Il ne veut la mort de personne, mais que tous arrivent à la connaissance de la
vérité.
À vous donc qui désirez ardemment trouver Dieu et
aspirez à la perfection afin d'être plus utile aux autres, j'adresse ma parole.
Je m'adresse à vous qui allez à Dieu d'un cœur simple et sans aucune duplicité,
qui visez au plus parfait dans la vertu et souhaitez parvenir à la gloire
éternelle par la voie de l'humilité.
VI. L'obéissance
Les trois principes de base de la vie spirituelle
risquent d'être vite oubliés, si on n'en fait l'application à la vie pratique.
Saint Vincent le sait, et c'est pourquoi il se fait dans son livre de plus en
plus pratique. Il aborde le thème de l'obéissance, dont l'acte de vertu se
rattache à Dieu directement, puisqu'il relève de la vertu de religion. Ce qu'il
en dit regarde surtout le religieux, mais il sera facile d'en retenir l'esprit
de foi qui doit animer aussi l'obéissance dans le monde.
* *
*
Obéissance aux règles.
Ayant établi en soi les bases premières de l'édifice
spirituel, la pauvreté et le silence, que l'athlète du Christ ceigne ses reins
et se prépare à suivre en tout et partout le chemin et la règle de
l'obéissance, inébranlablement.
Qu'il observe exactement la règle, les constitutions,
les rubriques ordinaires et extraordinaires, en tout lieu et en tout temps, au
dedans, au dehors, au réfectoire, au dortoir, au chœur, pour les inclinations
et les prostrations marquées, faisant ce qu'il y a à faire, se levant et se
tenant debout quand il faut.
Obéissance aux supérieurs.
Pour tous ces actes qu'il observe à la lettre les
ordonnances des supérieurs, se souvenant sans cesse de cette parole de
Jésus : Qui vous écoute, m'écoute ; qui vous méprise, me méprise.
VII. Le comportement extérieur
Notre intérieur étant réglé par l'esprit
d'obéissance, il faudra encore régler notre comportement extérieur selon une
forte discipline.
* *
*
Nécessité d'une discipline du corps.
L'athlète du Christ devra ensuite régler son
extérieur de telle manière que son corps soit totalement au service de
Jésus-Christ.
Il faut pour cela que règne en tous ses actes et
mouvements extérieurs une certaine bienséance qui soit la suite de la
régularité religieuse. Car vous ne pourrez jamais réprimer les révoltes
intérieures de l'âme si vous n'avez auparavant soumis votre corps à une discipline
si exacte qu'elle l'empêche de faire non seulement une action, mais le moindre
mouvement déplacés.
Dans cette discipline que vous vous imposerez,
attaquez-vous d'abord à vaincre la gourmandise. Car si vous n'êtes maître de ce
vice, en vain travaillerez-vous à acquérir les autres vertus.
Voici donc ce que vous devez observer.
La sobriété : règles générales.
D'abord contentez-vous de la nourriture commune qu'on
donne à vos frères, et ne vous procurez aucun mets spécial. Si des séculiers
veulent vous envoyer un plat pour votre usage personnel, n'acceptez d'aucune
façon ; s'ils veulent l'offrir au couvent, libre à eux.
Vos frères vous invitent-ils à dîner hors du
réfectoire conventuel, refusez. Mangez toujours au couvent, en y observant les
jeûnes que la règle prescrit, tant que vos forces le permettent.
Si vous tombez malade, acceptez les adoucissements
nécessaires, sans rien vous procurer par vous-même, mais acceptant de bonne
grâce ce qui vous est servi.
Pour éviter tout excès dans le boire et le manger,
examinez avec attention votre tempérament et constatez ce qu'il exige de
nourriture afin de discerner le nécessaire du superflu.
En règle générale mangez autant de pain qu'exige
votre constitution, surtout en temps de jeûne ; et méfiez-vous du démon
lorsqu'il vous pousse à agir autrement.
Les nécessités vitales.
Voici comment distinguer le nécessaire du superflu.
Aux jours où l'on fait deux repas, vous sentez-vous
alourdi après None au point de ne pouvoir prier, lire ou écrire, c'est
qu'il y a eu quelque excès. Ressentez-vous la même lourdeur après Matines, quand
vous avez dîné, et après Complies, les jours de jeûne, c'est que la
cause est la même. Mangez donc autant de pain qu'il vous en faut, de façon
pourtant qu'après le repas vous puissiez lire, écrire ou prier.
Si cependant à cette heure-là vous vous sentiez moins
disposé à ces exercices qu'aux autres heures, ce n'est pas nécessairement une
marque d'excès pourvu que vous ne sentiez pas cet appesantissement dont j'ai
parlé.
Examinez donc selon cette méthode ou toute autre que
le Seigneur pourrait vous inspirer dans vos prières, ce qu'exige votre
tempérament. Puis soyez fidèle à observer la mesure que vous vous êtes
prescrite. Surveillez toujours ce que vous mangez à table. Et si jamais il vous
arrive de faire un petit excès, punissez-vous par une pénitence appropriée.
La boisson.
Il est difficile de fixer des règles précises quant à
la boisson. Essayez de vous restreindre peu à peu, en buvant chaque jour un peu
moins, en évitant toutefois d'avoir trop soif jour et nuit. Vous pouvez
aisément restreindre la boisson à l'indispensable, quand vous aurez mangé du
potage. Ne buvez pas en dehors des repas, si ce n'est le soir en temps de jeûne
et alors en très petite quantité, ou bien à la suite d'un voyage ou de quelque
autre fatigue.
Si vous prenez du vin, mêlez-y un peu d'eau ; et
s'il est fort, coupez-le de moitié ou même davantage.
Vous n'aurez qu'à retrancher ou augmenter selon que
Dieu vous l'inspirera.
La sanctification des repas.
– Avant le repas.
Au signal de la cloche, lavez-vous les mains avec
gravité, asseyez-vous dans le cloître jusqu'à ce qu'on sonne l'autre petite
cloche qui doit vous faire entrer au réfectoire. Bénissez alors le Seigneur en
chantant de toutes vos forces, tout en gardant la modestie dans la voix et dans
votre extérieur. Ensuite prenez votre place à table et pensez avec un saint
effroi que vous allez manger les péchés du peuple. (1)
Disposez votre cœur à profiter de la lecture qui se
fait pendant le repas ou, si on ne lit pas, à faire quelque méditation pieuse,
car il ne faut pas être tout entier à l'action matérielle de manger. Pendant
que le corps se nourrit, l'âme aussi doit avoir son aliment.
– Pendant le repas.
Tenez-vous décemment à table, disposant votre habit
comme il faut et retroussant la chape sur les genoux. Faites un pacte avec vos
yeux pour ne jamais regarder vos voisins de table, mais ne voir que ce qu'on
vous servira.
Aussitôt assis ne vous pressez pas de couper le pain.
Attendez un moment, au moins le temps de dire un Pater et un Ave
pour les âmes délaissées du purgatoire.
Tout en mangeant, maintenez la modestie dans vos
mouvements et votre attitude.
Avez-vous le choix entre du pain frais et du pain
dur, du blanc, du noir ou d'autre qualité, prenez le plus proche, et de
préférence celui qui vous plaît le moins.
Ne demandez jamais rien à table, mais laissez les
autres le demander pour vous. S'ils ne le font pas, attendez patiemment.
N'appuyez pas les coudes sur la table, mais seulement
les mains. N'écartez pas vos jambes, et ne mettez pas les pieds l'un sur
l'autre.
N'acceptez pas double portion ni quelque mets que les
autres religieux ne reçoivent pas, fût-il même envoyé par le Prieur en
personne. N'y touchez pas, mais cachez-le adroitement parmi les restes ou dans
le plat.
C'est une coutume agréable à Dieu de réserver
toujours un peu de son potage pour le donner au Christ dans la personne des pauvres.
De même pour le pain. Réservez-Lui les meilleurs morceaux, et non quelques
méchantes croûtes.
Ne vous inquiétez pas si quelques-uns murmurent de
votre conduite, pourvu que votre Supérieur l'autorise.
Réservez donc généralement au Christ pauvre un peu de
tout ce que vous mangez, et que ce soient les meilleurs morceaux. Car il y en a
qui ne Lui donnent que les rebuts, comme aux pourceaux.
Si avec une des portions servies vous pouvez manger
suffisamment de pain, gardez le reste pour le Christ.
La grâce aidant, vous pourrez pratiquer une
abstinence admirable aussi agréable à Dieu qu'ignorée des hommes.
Par exemple : tel mets vous paraît-il insipide
et sans goût faute de sel ou d'un autre condiment, laissez-le tel quel sans
vouloir l'assaisonner, en souvenir de Jésus abreuvé de fiel et de vinaigre.
Résistez à la sensualité. De même privez-vous des sauces dont le seul but est
d'exciter le plaisir de manger.
Toutes les fois qu'à la fin des repas on vous offre
un dessert, du fromage, des fruits, un vin plus relevé, des liqueurs, etc.,
laissez-les pour l'amour de Dieu. Ces choses ne sont point nécessaires à la
santé, et parfois même nuisibles : car ce qui flatte le goût n'est pas
toujours utile.
Si vous vous abstenez de ces bons morceaux pour
l'amour du Seigneur Jésus, nul doute qu'Il ne vous prépare Lui-même la douceur
de ses consolations spirituelles, et que vous ne trouviez agréables les autres
aliments dont vous vous contenterez pour Lui.
Pour vous rendre cette abstinence facile, pensez en
allant à table, qu'à cause de vos péchés vous devriez jeûner au pain sec et à
l'eau ; que le pain devrait être votre seule nourriture et que vous ne
prenez le reste que pour mieux le faire passer. Cette mortification rendra
délicieux ce qu'on ajoutera à votre pain.
Evitez de faire comme une grande soupe dans votre
plat ; trempez-y seulement votre pain.
Si vous n'avez rien avec votre pain, vous pouvez le
manger tout entier, la moitié, ou un peu plus. Quand vous devrez faire deux
repas, mangez-en autant qu'il faut pour vous soutenir.
Il y a quantité de pratiques semblables qu'il me
serait difficile de vous indiquer toutes, mais que Jésus vous apprendra si vous
Le priez avec ferveur et mettez en Lui toute votre confiance. Impossible
d'exprimer les innombrables industries divines dont vous profiterez, si vous y
êtes attentif.
Ne soyez pas de ceux qui s'attardent à table.
Terminez votre repas dès que possible pour être plus attentif à la lecture qui
se fait.
– Après le repas.
En vous levant de table, rendez grâces de tout cœur
au Très-Haut qui vous a fait part de ses biens et qui vous a donné la force de
vaincre la sensualité. N'épargnez point votre voix pour louer et bénir de votre
mieux le Dispensateur de tous biens.
Comptez, mon cher frère, qu'il y a une infinité de
pauvres qui croiraient faire un repas délicieux s'ils avaient seulement le pain
que Dieu vous a départi, sans les autres aliments. Considérez que c'est le
Christ qui vous a tout donné, et même que c'est Lui qui vous a servi à table.
Voyez donc avec quelle retenue, quel respect, quelle gravité et quelle crainte
vous devez être dans un lieu où Dieu est présent et vous sert en personne.
Que vous seriez heureux, s'il vous était donné de
découvrir ces choses par les yeux de l'esprit ! Vous verriez le Christ
Jésus, suivi d'une multitude de saints, parcourir le réfectoire.
Pour persévérer dans l'abstinence et la sobriété.
Les moyens que donne Saint Vincent Ferrier pour
persévérer dans l'abstinence et la sobriété se ramènent aux trois dispositions
essentielles à toute vertu, à savoir : tout attendre de Dieu, être
défiant de soi-même, ménager le prochain.
Voulez-vous continuer à vivre dans la sobriété et
l'abstinence, soyez défiant de vous-même. Reconnaissez que Dieu seul vous donne
la vertu, et demandez-Lui la grâce de persévérer dans sa pratique.
Pour ne pas tomber, évitez de juger et de condamner
les autres. Arrière toute indignation ou scandale si vous voyez quelqu'un ne
pas observer les convenances dans le manger. Ayez-en pitié, priez pour lui,
excusez-le autant que c'est possible. Rappelez-vous que ni vous ni lui ne
pouvez rien, tant que la grâce de Dieu distribuée non selon les mérites, mais
selon sa miséricorde, ne vous aide.
De telles pensées vous donneront la fermeté dans
l'abstinence.
Pourquoi, après avoir commencé parfaitement et fait
de réels progrès, tant de gens se laissent-ils abattre par la fatigue du corps
et la tiédeur de l'esprit ? Uniquement à cause de la présomption et de
l'orgueil. Présumant trop d'eux-mêmes, ils s'indignent contre les autres et les
condamnent dans leur cœur. Que s'en suit-il ? Dieu leur retire sa grâce et
ils perdent leur première ferveur. Ou bien, négligeant toute prudence, ils vont
au delà de leurs forces et contractent quelque infirmité. Alors trop occupés de
leur petite santé, ils dépassent les justes bornes de la discrétion en sens
contraire, et deviennent plus délicats et plus intempérants que ceux qu'ils
gourmandaient. J'ai pu maintes fois le constater. En effet, Dieu permet
ordinairement que celui qui condamne son frère avec témérité tombe dans la même
faute qu'il a reprise, et parfois dans une faute plus grave.
Servez donc Dieu avec crainte. Et lorsque vous
éprouverez de l'orgueil au souvenir des bienfaits dont le Très-Haut vous a
comblé, armez-vous contre vous-même d'une sainte indignation et faites-vous
d'amers reproches de peur que le Seigneur n'entre en colère et que vous ne
périssiez en vous écartant de la voie de la justice. Faites ainsi, et vous
demeurerez ferme dans la vertu.
Tels sont les moyens très agréables au Seigneur de
combattre la gourmandise.
Hélas ! Il y en a peu qui savent se modérer. Ils
mangent trop ou trop peu, et ne tiennent pas compte dans cette action de toutes
les circonstances nécessaires.
VIII. Le sommeil et les veilles
La seconde chose à régler dans notre comportement
extérieur regarde le sommeil et les veilles. Une vie bien ordonnée a besoin
d'un repos réparateur. Il faut donc le regarder comme sacré. Les conseils que
donne notre saint sont de tout bon sens.
* *
*
La discrétion nécessaire.
Appliquez-vous à régler le sommeil et les veilles
selon la discrétion, car il est fort difficile de ne point tomber ici dans les
extrêmes.
Deux excès surtout sont dangereux pour le corps et
par conséquent pour l'âme si l'on dépasse les bornes de la discrétion : de
trop grandes abstinences et des veilles désordonnées.
Dans l'exercice des autres vertus, l'excès n'est pas
tant à craindre. C'est pourquoi le démon use de toute son adresse : s'il
voit un homme fervent, il lui suggère de grandes abstinences et des veilles
prolongées pour le faire tomber dans une si grande faiblesse, qu'étant malade
et bon à rien, il soit obligé dans la suite, comme je l'ai déjà dit, à manger
et à dormir plus que les autres. Jamais une telle personne n'osera reprendre ni
ses veilles ni ses abstinences, sachant trop bien les résultats fâcheux
qu'elles ont eus pour sa santé. Le diable d'ailleurs lui soufflera :
« Ne fais pas pénitence, car c'est elle qui t'a rendu malade ! »
Inspiration mensongère, puisque le mal n'est pas venu précisément du jeûne ni
des veilles, mais de l'indiscrétion dans la pratique de tels exercices.
Un homme simple, sans expérience des sophismes du
démon n'y voit que du feu, alors que sous prétexte de le porter au bien le
tentateur lui dit : « Que de péchés tu as commis ! Pourras-tu
jamais les expier ? » Ou, si cet homme n'a pas de grandes fautes à se
reprocher, il lui représente ce qu'ont voulu souffrir les martyrs et les Pères
du désert. Notre débutant dans la vie spirituelle ne saurait se persuader que
ces pensées, revêtues de l'apparence du bien, puissent ne pas venir de Dieu.
Obéissance et humilité.
Ainsi il se fourvoie, surtout lorsqu'il n'a pas soin
de recourir au Seigneur par de ferventes prières, accompagnées de sentiments
d'humilité et de crainte. Car s'il priait, Dieu l'exaucerait et le dirigerait
Lui-même en l'absence d'un guide capable.
En effet celui qui vit sous la sainte obéissance et
est continuellement instruit et redressé par son père spirituel est à l'abri de
ces illusions, même si par extraordinaire le directeur vient à se tromper. Dans
ce cas Dieu lui fera la grâce, à cause de son humilité et de son obéissance, de
disposer tout pour son bien. On pourrait le prouver par beaucoup d'exemples.
Conseils pour la sanctification du sommeil.
Pour rendre utile le repos, saint Vincent Ferrier
propose de nous fixer quelques saintes pensées et d'en occuper un moment notre
esprit avant de nous endormir. Les pensées à faire ainsi fructifier pendant la
nuit sont les pensées de Dieu. On les trouvera au réveil toutes vivantes dans
l'esprit et dans le cœur. Rien de plus juste : dans un sens plus profond
qu'on ne pense, la nuit porte conseil.
Voici donc ce que vous pourrez faire touchant le
sommeil et les veilles.
L'été, après le repas de midi, lorsqu'on aura sonné
la cloche qui annonce le silence, prenez un peu de repos. Ce temps est moins
favorable aux exercices de piété. Vous pourrez plus facilement veiller la nuit,
si vous vous reposez à cette heure.
En règle générale, toutes les fois que vous désirez
dormir, ayez soin de méditer quelque psaume ou quelque autre bonne pensée qui
se présente à l'esprit et qui vous reviendra quand votre sommeil sera
interrompu.
Ordinairement couchez-vous le soir de bonne
heure : car ceux qui veillent tard manquent d'attention et de dévotion à
l'office des Matines de nuit ; ils sont somnolents, appesantis, tièdes, et
quelquefois incapables d'assister à l'office.
Habituez-vous à faire quelques courtes prières,
quelque lecture ou quelque pieuse méditation le soir avant de vous endormir.
Entre autres méditations, j'estimerais davantage, si
votre dévotion vous y porte, celles qui regardent les souffrances que Jésus
endura durant sa Passion. (2)
Pensez donc, selon la méthode de saint Bernard, à ce qu'on a fait souffrir à
Jésus en ces moments où vous allez vous reposer. Vous pouvez observer cette
même pratique aux autres heures du jour ou de la nuit, selon la méthode
précitée ou selon que l'Esprit de Dieu vous l'inspirera. Car tous n'ont pas la
même dévotion et chacun est différemment porté à la ferveur. À certains il
suffit d'habiter avec simplicité au creux des rochers, comme dit
l'Écriture.
Personne cependant, quelle que soit sa supériorité
d'esprit, ne doit rien négliger de ce qui peut exciter à la dévotion.
Le lever : discrétion dans l'austérité.
Ce paragraphe fait partie du chapitre où saint
Vincent Ferrier donne les règles à observer dans la récitation de l'office
liturgique. A la suite des Pères Bernadot et A. Sinués Ruiz, nous l'intercalons
ici sans toutefois modifier en rien le texte lui-même.
La nuit donc, au signal de l'horloge ou à tout autre
signal vous appelant à l'office de Matines, secouez toute paresse,
levez-vous aussi vite que si votre lit était en feu. Mettez-vous à genoux et
faites une courte mais fervente prière, au moins un Ave Maria ou toute
autre oraison capable d'exciter votre esprit à la ferveur.
Remarquez que l'on se lève bien plus promptement et
même avec un certain empressement, si l'on dort sur un lit dur et tout habillé.
Un serviteur de Dieu doit fuir avec grand soin toute
mollesse et bien-être dans la couche, sans dépasser toutefois les bornes de la
discrétion.
Servez-vous d'une simple paillasse munie d'une
couverture, et qu'elle vous soit d'autant plus agréable qu'elle sera plus dure.
Pour vous défendre du froid, prenez une ou deux couvertures suivant la saison
ou la nécessité. Garnissez votre oreiller de paille, et jamais de plumes.
Bannissez de plus les délicatesses de tous genres, comme d'avoir du linge près
de votre visage, au cou ou à la ceinture, choses nullement nécessaires si ce
n'est dans les nuits d'été à cause de la sueur. La nature n'a pas besoin de ces
précautions, que de mauvaises coutumes seules ont introduites.
Dormez tout habillé comme vous l'êtes pendant le
jour. Contentez-vous d'ôter vos souliers et de desserrer votre ceinture. Vous
pouvez toutefois, dans les grandes chaleurs de l'été, ôter votre chape et ne
garder que le scapulaire.
Si vous observez ces conseils, vous vous en trouverez
bien : vous vous lèverez sans peine, et même avec joie et empressement.
IX. La lecture et l'étude
L'auteur en arrive maintenant aux devoirs d'état
des religieux consacrés à l'apostolat. Contempler et faire profiter les autres
du fruit de ses contemplations. Telle est la devise de l'Ordre auquel
appartient saint Vincent Ferrier. Le Frère Prêcheur doit être avant tout un
intellectuel. Il manquerait absolument à sa vocation en négligeant l'étude. C'est
un devoir professionnel. Mais l'étude peut dessécher le cœur, elle peut égarer
l'esprit dans les dédales de la connaissance. Comment éviter ces dangers ?
En établissant l'âme dans l'unité. Si nous voulons vivifier et féconder notre
étude, il faudra l'interrompre, la prolonger, la pénétrer par la prière, soit
qu'une simple aspiration nous ramène vers Dieu, soit que, cessant le travail,
nous nous mettions à genoux auprès de notre bureau, soit que, cédant à une
ferveur plus grande encore, nous nous rendions quelques instants à l'église. On
trouve ici, en bref, l'utilité des visites au Saint Sacrement.
* *
*
Tout ramener au Christ.
En vos lectures et vos études il faut toujours
ramener votre pensée au Christ, en vous entretenant avec Lui et Lui demandant l'intelligence
et le sens des choses.
Pendant que vous étudiez, détournez pour un moment
les yeux de votre livre afin de vous recueillir et de vous cacher un instant
dans les plaies de Jésus-Christ. Puis reprenez l'étude.
Parfois arrêtez l'étude pour vous mettre à genoux et
faire une brève et brûlante prière.
Suivez les inspirations de votre cœur et quittez
votre cellule, allez à l'église, au cloître, au chapitre, etc., selon que
l'Esprit de Dieu vous y porte.
Par une prière vocale, une oraison jaculatoire, un
gémissement ou ardent soupir de votre cœur, implorez le nom du Seigneur,
présentez-Lui vos vœux et vos désirs. Appelez aussi les saints à votre aide.
Ces élans spirituels peuvent venir à toute heure, et
sans qu'un psaume ni une prière vocale ne les aient provoqués. Cependant ils
surgissent souvent d'un verset des psaumes, d'un passage de la Sainte Écriture,
d'un pieux ouvrage, ou même de nos propres pensées et de nos désirs, selon que
Dieu nous inspire intérieurement.
Cette ferveur d'âme dure généralement peu.
Lorsqu'elle sera passée, rappelez dans votre mémoire ce que vous étiez en train
d'étudier auparavant. Vous en aurez alors une intelligence plus claire.
Alternance de prière et d'étude.
Reprenez ensuite votre étude ou lecture, puis revenez
à la prière. Faites ces choses alternativement (3).
En changeant ainsi d'exercices, vous aurez le cœur plus fervent dans la prière
et l'esprit plus vif dans l'étude.
Cette ferveur de dévotion peut se produire
indifféremment à toute heure, selon que daigne l'accorder Celui qui dispose
suavement toute chose comme Il veut. Cependant, Dieu l'accorde d'ordinaire
après Matines plutôt que dans un autre temps.
Ainsi ne veillez pas tard si cela se peut, afin de
réserver pour l'étude et la prière du matin les forces vives de votre âme.
X. L'office choral
L'office canonial est un élément essentiel dans la
vie contemplative des cloîtres. Saint Dominique, précisant les moyens ordonnés
au but de son Ordre, a placé la récitation solennelle de l'Office. Cette
récitation a lieu dans l'église, au chœur, Il n'en est pas de même du petit
office ou office de la Bienheureuse Vierge Marie, qui peut se dire en tout
endroit, et que saint Vincent Ferrier regarde comme une préparation au Grand
Office. Il n'était pas de règle (dominicaine) tous les jours et n'oblige
actuellement que les membres des Fraternités du Tiers-Ordre, mais non sous
peine de péché.
* *
*
Récitation de l'office de la Sainte Vierge.
Lorsqu'on dit l'office de la sainte Vierge, demeurez
pour le dire à la porte de votre cellule, debout, sans vous appuyer, et
récitez-le d'une voix claire, l'esprit attentif et l'âme joyeuse comme si
Notre-Dame était visiblement présente devant vous.
Cet exercice terminé, si vous n'avez plus rien à
faire dans votre cellule, allez à l'église ou au cloître ou en tout autre lieu
propice à votre dévotion.
Faites grande attention de ne pas laisser l'esprit
vide, lorsque vous sortez de votre cellule ou que vous y retournez. Occupez-le
de choses célestes, méditant les psaumes ou quelque pieuse pensée. Vous pouvez
aussi vous rendre au chœur avant l'Office et prévoir ce qu'on doit y réciter,
afin que le moment venu vous soyez tout attention et ferveur.
La grande prière liturgique au chœur.
– Comment psalmodier.
Quand on aura sonné pour Matines et qu'on aura
fait les inclinations ou prostrations prescrites, psalmodiez debout, sans vous
appuyer, vaillants de corps et d'esprit en la présence de Dieu. Chantez ses
divines louanges avec joie en compagnie des anges certainement présents, et
pensant à l'obligation où vous êtes de les révérer sans cesse, car ils
contemplent la face du Père Tout-Puissant que nous voyons encore dans un
miroir d'une manière confuse.
Chantez de toutes vos forces, en réglant votre voix
avec une juste modération. N'omettez rien de l'office, ni des psaumes, ni des
versets, ni des notes du chant. Si vous n'avez pas autant de voix que les
autres, chantez tout de même, mais d'une voix plus basse. Si c'est possible,
servez-vous d'un livre pour chanter les psaumes et les hymnes, afin que votre
esprit s'y applique davantage et que vous y puisiez plus de consolation et de
joie spirituelle.
Pendant que vous avez l'esprit occupé aux psaumes et
autres prières, ayez soin de ne rien laisser paraître au dehors, dans votre
attitude ou le son de votre voix, qui trahisse de la légèreté. Alors surtout
cette action toute spirituelle devra être empreinte de gravité et de
bienséance, car la joie spirituelle dégénère vite en légèreté si on ne la
réprime par le frein de la discrétion.
Faites tous vos efforts pour psalmodier d'esprit et
de cceur. Ce n'est pas un petit travail, surtout pour le commençant qui n'est
pas encore fortifié dans la grâce de Dieu, de se préserver des distractions
pendant la psalmodie.
Occupez toujours votre place habituelle au chœur, à
moins qu'il ne vienne quelqu'un à qui vous deviez la céder.
– Calme et modestie.
Si vous voyez faire quelque faute au chœur, tâchez
d'y suppléer, ou par vous-même ou par un autre.
Ce serait chose agréable à Dieu de prévoir les
rubriques et le chant du lendemain et d'être prêt à réparer les oublis ou
négligences des autres.
Y a-t-il une contestation touchant la lecture ou le
chant, ne vous en mêlez pas, fûssiez-vous même sûr d'en savoir le fin mot. À
quoi bon discuter de vétilles, comme certains font parfois ? C'est un
moindre mal de se tromper que d'ergoter.
Pourtant si par un mot vous pouviez corriger une
erreur, vous devez le dire, surtout si vous êtes des plus anciens. Mais si vous
sentez l'impatience vous agiter, vous ferez mieux d'apaiser cette agitation
intérieure que de reprendre les autres.
Quelqu'un fait-il des fautes dans la lecture, le
chant ou d'autre manière, gardez-vous de murmurer ou de le reprendre ;
cette correction est un signe d'orgueil. Quelle que soit la faute, ne donnez
aucun signe extérieur de mécontentement : ce serait la marque d'un esprit
enflé d'orgueil.
Lorsque plusieurs s'empressent pour corriger une
erreur, laissez-les faire sans vous en mêler. Si personne n'intervient, c'est
alors à vous de le faire, mais modestement. Mieux vaudrait évidemment prévenir
la faute que de la réparer par après.
Ne lisez jamais deux leçons ou deux répons de suite,
quand vous êtes nombreux au chœur. Le nombre de religieux est-il si limité
qu'il n'y a pas moyen de faire autrement, allez-y. Si vous êtes jeune,
gardez-vous de suppléer à la place des anciens.
Evitez de regarder de côté et d'autre pour voir ce
que font vos voisins ; mais baissez les yeux vers la terre, élevez-les
vers le ciel, fermez-les tout à fait, ou fixez-les sur le livre.
Durant l'office divin, soit assis, soit debout,
n'ayez point la main sous le menton, mais sous le scapulaire ou la chape. Ne
croisez pas les pieds et n'écartez pas les jambes, mais tenez-vous dans la
modestie que demande la présence de Dieu. Soyez décent. Tous ces petits riens
peuvent être des suggestions du diable pour vous distraire de l'office et vous
porter à la tiédeur.
Pas de discussions.
Vous qui me lisez : faites bien attention. Les
actions que je viens d'énumérer peuvent être sujettes à caution selon les
circonstances. Abstenez-vous de les blâmer si elles ne correspondent pas à
votre optique, par exemple quand vous entendez une remarque au chœur à propos
d'une erreur, car il est permis aux anciens de la relever.
Cependant il faut maintenir la loi générale qu'un
serviteur de Dieu ne doit pas disputer. Il y a moins d'inconvénient à supporter
une erreur avec patience que de s'amuser à contester, surtout au chœur où de
telles disputes sont scandaleuses et empêchent l'attention et la tranquillité
intérieure.
Il faut interpréter de la même façon ce que j'ai dit
des lectures et du chant. Il peut arriver, en effet, qu'une âme sente un élan
de ferveur que le chant pourrait ralentir. Mieux vaut en de telles
circonstances réciter l'office à voix basse, du moins s'il y a assez de
religieux pour chanter.
Et ainsi de suite pour de nombreux cas imprévisibles,
sur lesquels Dieu vous inspirera beaucoup mieux que moi, pourvu que vous vous
attachiez à Lui d'un cœur dégagé et simple. (4)
On ne doit pas facilement s'en rapporter à ses
propres vues quand il s'agit de s'éloigner des voies communes, à moins que par
une pratique prolongée des vertus on n'ait obtenu l'esprit de discernement.
XI. La prédication
Dans ce chapitre, saint Vincent Ferrier s'adresse
directement à l'apôtre, et trouve pour parler de la prédication des accents
chaleureux. La marque du véritable zèle, c'est d'être bon. On ne fait du bien
qu'en aimant les âmes. « Le vrai zèle est enfant de la charité, car c'en
est l'ardeur », dit saint François de Sales. Ecoutons la manifestation de
ce sentiment chez notre apôtre. C'est un des points culminants de sa conscience
apostolique.
* *
*
Comment il faut prêcher.
Dans les sermons et les exhortations, employez un
langage simple et familier pour expliquer clairement aux fidèles ce qu'ils
doivent faire.
Autant que possible partez d'exemples concrets afin
que le pécheur, chargé des péchés que vous reprenez, se sente atteint en plein
cceur. (5)
Mais parlez de telle sorte que vos paroles paraissent
sortir non d'une bouche orgueilleuse et hostile, mais bien des entrailles de la
charité et d'une compassion paternelle. Soyez comme un père qui s'apitoie sur
ses enfants coupables, qui les pleure quand ils sont malades, qui se désole
quand ils sont tombés dans une fosse profonde, et qui fait tous ses efforts
pour les délivrer de ces périls. Ou plutôt ayez le cœur d'une mère qui caresse
ses enfants. Et réjouissez-vous de leurs progrès et de l'espérance qu'ils ont
de mériter la gloire du Paradis.
L'esprit de douceur.
C'est par l'esprit de douceur que vous ferez du bien
à vos auditeurs, tandis qu'ils seront peu touchés si vous vous contentez de
considérations générales sur les vices et les vertus.
XII. La confession
La lettre de ce chapitre vise directement le
prêtre dans le ministère des confessions. Saint Vincent Ferrier qui, pendant
les vingt années de pérégrinations à travers l'Europe, se confessait tous les
jours, y attache une très grande importance. Il est d'avis que l'esprit de
douceur doit avant tout présider à ce ministère qui effraie tant de personnes.
Prêtres et laïcs auront tout intérêt à se pénétrer des enseignements
recommandés ici.
* *
*
De la douceur envers le prochain.
Usez des mêmes moyens dans les confessions.
Que vous ayez à encourager les âmes faibles et
timides ou à épouvanter les cœurs endurcis dans le péché, montrez à tous une
charité profonde.
Que le pécheur sente toujours dans vos paroles le
souffle d'une charité toute pure.
C'est pourquoi, si vous avez quelque reproche à
faire, faites-le toujours précéder de quelques paroles douces. (6)
Vous donc qui désirez être utile aux autres,
commencez par recourir à Dieu de tout votre cœur et demandez-Lui avec
simplicité cette charité divine, qui est la somme des vertus et le moyen
efficace d'atteindre le but que vous vous proposez.
XIII. Remèdes contre quelques tentations spirituelles
Qu'on veuille bien remarquer l'actualité des
règles tracées dans ce chapitre. Les journaux relatent de temps en temps des
manifestations troublantes qui, en raison de leur caractère inusité, stimulent
la curiosité. Les journalistes à l'affût de nouvelles sensationnelles et de
peur de rater le coche, communiquent ces informations, les regardant et les
commentant, tantôt avec une crainte respectueuse, tantôt avec scepticisme ou
mépris. Des controverses naissent qui opposent sur le plan spirituel et scientifique :
des théologiens, médecins, psychologues, philologues et historiens. Beaucoup de
chrétiens en ressentent une émotion vive et parfois inquiète, chacun selon son
caractère, ses tendances, sa formation intellectuelle. Qu'on le sache bien :
si stupéfiantes que soient certaines informations, déclarations, révélations,
elles n'engagent aucunement les destinées de l'Église et le chrétien n'est
aucunement tenu d'y croire. On ne peut toutefois ignorer qu'il plaît parfois au
Seigneur d'accorder à quelques âmes fidèles des faveurs particulières, à titre
personnel, pour le soutien dans leur lutte spirituelle et parfois pour produire
des fruits spirituels chez d'autres. Cette possibilité étant admise, il faut se
rappeler le conseil que donne à ce sujet saint Paul : « Ne
méprisez pas les prophéties, mais examinez toutes choses et retenez ce qui est
bon ». (Thess., V, 2). L'Eglise se donne toujours un délai avant de se
prononcer sur l'authenticité de visions, extases, révélations privées, etc.
Même reconnue, cette authenticité ne sera pas encore pour autant un article de
foi. On remarquera combien saint Vincent Ferrier, véritable thaumaturge
lui-même, insiste sur la nécessité d'une grande prudence...
* *
*
Pour la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, je
vous indiquerai les remèdes contre quelques tentations spirituelles, très
communes en ce temps-ci, et que Dieu permet pour la purification et l'épreuve
de ses élus.
Ces tentations n'attaquent apparemment aucun des
principaux articles de la foi, l'homme clairvoyant toutefois reconnaît vite
qu'elles vont à détruire ces dogmes de la religion et qu'elles préparent le
règne de l'Antéchrist.
Je ne les exposerai pas en détail pour n'être à
personne une occasion de chute ou de scandale, mais je vous dirai de quelle
prudence vous devez user pour n'être pas détourné de votre voie.
Ces tentations sont de deux sortes : elles
surgissent des suggestions et illusions du démon qui trompe l'homme dans la
conduite qu'il doit tenir à l'égard de Dieu et dans tout ce qui se rapporte à
Lui ; ensuite de la doctrine corrompue et de la manière de vie de ceux qui
sont déjà tombés dans ces tentations.
Je vous indiquerai donc comment vous devez vous
conduire à l'égard de Dieu et de tout ce qui se rapporte à Lui, et quelle doit
être votre conduite à l'égard des hommes, touchant leur doctrine et leur
manière de vivre.
1. Illusions produites par le démon.
Voici donc les remèdes contre les tentations
spirituelles provenant des illusions diaboliques.
– Tendance à rechercher des voies extraordinaires.
Premier remède. Ceux qui veulent
vivre dans la soumission due à Dieu ne doivent pas désirer obtenir par leurs
prières, leurs méditations ou autres bonnes œuvres, des visions, des
révélations ou des sentiments surnaturels dépassant le cours ordinaire des
choses de ceux qui craignent Dieu et qui L'aiment sincèrement. Car un pareil
désir qui dépasse le cours ordinaire ne peut venir que d'un fond d'orgueil, de
présomption, d'une vaine curiosité à l'égard des choses de Dieu, et enfin d'une
foi très fragile.
C'est pour punir de tels désirs, et par un effet de
sa justice, que Dieu abandonne une âme et la laisse tomber dans les illusions
et les tentations du démon qui la séduit en des fausses visions et des
révélations trompeuses.
Et voilà la source des tentations spirituelles les
plus communes de notre temps ; tentations que le malin esprit enracine
dans l'âme de ceux qu'on peut appeler les messagers de l'Antéchrist, comme vous
le verrez dans la suite de mon exposé.
Sachez que les véritables révélations et les
sentiments extraordinaires par lesquels on connaît les secrets de Dieu ne sont
pas le fruit de ces désirs, pas plus que d'aucun effort humain. Mais c'est
l'effet seulement de la pure bonté de Dieu se donnant à une âme profondément
humble, qui désire ardemment Le connaître et est pénétrée pour Lui d'un
souverain respect.
Il ne faut donc pas s'exercer à l'humilité et à la
crainte de Dieu pour obtenir des visions, des révélations, des sentiments
extraordinaires ; ce serait tomber dans le péché même que le désir de ces
choses fait commettre.
– Illusions des fausses consolations.
Deuxième remède. Quand vous priez ou
que vous contemplez, chassez de votre âme toute consolation, si petite
soit-elle, si par hasard vous remarquez qu'elle se fonde sur un sentiment de
présomption et d'estime de vous-même. Cela vous mènerait infailliblement à
désirer honneur et réputation et vous ferait croire que vous méritez d'être
honoré et loué en ce monde et dans l'autre.
Car, sachez-le bien, l'âme qui prend plaisir à ces
fausses consolations tombe dans plusieurs erreurs funestes. Par un juste
jugement Dieu permet au démon d'accroître ces sortes de goûts spirituels, de
les rendre fréquents et d'imprimer dans cette âme des sentiments tout à fait
faux, dangereux, qu'elle prend abusivement pour des communications véritables.
Hélas ! Mon Dieu, que de personnes séduites par
ces illusions !
Tenez pour certain que la plupart des ravissements,
des extases, ou plutôt des fureurs de l'Antéchrist viennent de là.
Ainsi n'admettez, quand vous priez ou que vous
contemplez, d'autre consolation dans votre âme que celle produite par la
parfaite connaissance de votre néant et de votre imperfection ;
connaissance qui vous fera persévérer dans la salutaire impression d'humilité,
et qui vous inspirera un profond respect pour la grandeur et la sublimité de
Dieu, avec un ardent désir de son honneur et de sa gloire. Vous aurez là des
consolations qui ne trompent pas.
– Pénétration des secrets de Dieu.
Troisième remède. Tout sentiment, même
élevé, toute vision, même sublime, du moment qu'ils blessent quelque article de
foi ou les bonnes mœurs, particulièrement s'ils sont contraires à l'humilité ou
à la pureté, ne peuvent venir que du démon : ayez-les en horreur.
Et lors même que votre vision ne vous inspire rien de
semblable, qu'elle vous donne au contraire la certitude de venir de Dieu et
vous pousse à Lui être agréable, même dans ce dernier cas, ne vous appuyez pas
sur elle.
– Attachement à des personnes de haute sainteté.
Quatrième remède. Ne vous attachez pas
à autrui, quelle que soit sa piété, sa sainteté de vie, l'élévation de son
intelligence ou autres capacités, et ne suivez jamais ses conseils ou ses
exemples, si vous pressentez que ses avis ne sont pas selon Dieu ou selon les
règles de la prudence, et qu'ils ne sont conformes ni à la loi de Dieu, ni à ce
que les Saintes Écritures et les saints nous ont enseigné et prêché.
En méprisant de tels conseils, ne craignez pas de
tomber dans l'orgueil ou la présomption ; votre conduite est louable,
puisque vous agissez par zèle et amour de la vérité.
– Fréquentation des visionnaires.
Cinquième remède. Fuyez et évitez la
société et la familiarité de ceux et de celles qui sèment et répandent les
tentations dont je parle, qui les défendent et les louent.
N'écoutez ni leurs paroles ni leurs explications,
n'assistez pas à leurs réunions et ne désirez pas voir ce qu'ils font. Car le
démon pourrait bien se servir de cette curiosité pour vous faire remarquer en
leurs paroles et leurs gestes tant de signes extérieurs de perfection que
peut-être vous y ajouteriez foi et vous vous engageriez dans les principes de
leurs erreurs.
2. Remèdes aux fausses révélations.
Je vous apprendrai encore les remèdes à employer à
l'égard des personnes qui propagent les dites tentations par leur vie et par
leurs doctrines.
– Méfiance envers les révélations privées.
Premier remède. Estimez peu leurs
visions, leurs sentiments extraordinaires, leurs extases, leurs ravissements.
Bien plus, vous disent-elles quelque chose de contraire à la foi, à la Sainte
Écriture ou aux bonnes mœurs, ayez en horreur toutes ces visions et sentiments
extraordinaires, les considérant comme de pures folies et néfastes illusions.
Si cependant leurs paroles, leurs jugements, leurs
conseils sont conformes à la foi, à la révélation, aux exemples des saints et
aux bonnes mœurs, alors ne les méprisez pas, car vous vous exposeriez à
mépriser les choses de Dieu. Encore faut-il alors rester sur une prudente
réserve, car souvent, surtout dans les tentations spirituelles, le faux est
caché sous les apparences du vrai, la malice sous les apparences de la vertu.
Souvent le démon se sert de tout cela pour répandre ainsi son venin mortel dans
un plus grand nombre d'âmes sans défiance.
Je suis persuadé que la meilleure conduite dans ces
occasions est de ne point s'arrêter à toutes ces choses extraordinaires, malgré
leur apparence de bien et de vérité. Laissez-les pour ce qu'elles sont, à moins
qu'elles arrivent à des personnes d'une probité si grande, d'une prudence si
parfaite et d'une humilité si reconnue, qu'on est certain qu'ils ne sont pas le
jouet de leur propre imagination ni les dupes du diable.
Même alors, encore qu'il soit bon d'approuver les
visions et les sentiments surnaturels de personnes si recommandables, vous leur
ferez crédit non pas tant parce que ce sont des visions mais parce qu'elles
sont conformes à la foi catholique, aux bonnes mœurs, aux paroles et à la
doctrine des saints.
– Réfléchir avant d'agir.
Deuxième remède. Supposons qu'une voix
intérieure, – une révélation ou un mouvement extraordinaire – vous
pousse à entreprendre quelque chose de considérable, surtout une œuvre
importante sortant de vos habitudes, et dont vous n'êtes pas certain si elle
plaît à Dieu ou dont la légitimité vous paraît douteuse pour certains
motifs : prenez conseil avant d'agir. Examinez toutes les circonstances de
votre entreprise, en particulier le but, pour pouvoir connaître si elle est
agréable à Dieu.
Même alors vous n'êtes pas seul juge. Consultez si
possible la Sainte Écriture, et joignez-y les exemples des saints que nous
pouvons imiter. J'insiste sur les mots exemples que nous pouvons imiter, car
selon le sentiment de saint Grégoire les saints ne sont pas imitables en tout.
Ils ont parfois fait des choses, bonnes en elles-mêmes et par rapport à eux,
mais que nous ne devons pas imiter. Elles commandent notre admiration et notre
respect, pas plus.
Enfin si vous n'arrivez pas à tirer la chose au
clair, demandez conseil à des personnes de vie et de doctrine sûres ; leur
avis vous fera connaître la vérité.
– Envisager la voie normale.
Troisième remède. Si vous êtes exempt
de ces tentations au point de ne les avoir jamais ressenties, ou si les ayant
éprouvées vous en avez été délivré, élevez votre cceur et votre esprit vers
Dieu pour reconnaître humblement la grâce qui vous a été faite.
Gardez-vous d'attribuer à vos forces, à votre
sagesse, à vos mérites, à votre conduite ou au hasard, ce que vous tenez
simplement et gratuitement de sa Divine Majesté. C'est Elle qu'il faut souvent
ou pour mieux dire continuellement remercier.
Les saints enseignent que c'est principalement pour
punir les criminelles pensées d'orgueil que Dieu retire sa grâce de l'homme et
qu'il le laisse en proie aux tentations et aux mensonges du diable.
– Ne pas entreprendre une chose grave dans le doute.
Quatrième remède. Passez-vous par une
de ces tentations qui vous mettent dans le doute, n'entreprenez de votre propre
initiative aucune action notable qui sorte de vos habitudes. Réprimez les désirs
de votre cœur et de votre volonté, attendant avec humilité, crainte et respect
que Dieu vous éclaire. Car si, dans le doute où vous êtes, vous entrepreniez de
vous-même une chose grave que vous n'eussiez pas coutume de faire, cette action
n'aboutirait à rien de bon. Je ne parle ici que des choses graves et
inaccoutumées qu'il ne faut jamais entreprendre dans le doute.
– S'en tenir aux pratiques ordinaires de la vie
spirituelle.
Cinquième remède. Avez-vous commencé
une bonne œuvre avant que se produise cette tentation, que celle-ci ne vous
empêche pas de l'achever. Surtout n'omettez pas la prière, la confession, la
communion, les jeûnes et autres œuvres de piété que vous avez coutume de faire,
quand même vous n'y trouveriez ni goût ni consolation.
– Soumission totale à la volonté de Dieu.
Sixième remède. Si vous êtes tourmenté
dans ces occasions, élevez votre cœur et votre esprit vers Dieu en Le priant
humblement de faire ce qui sera le plus utile à son service et à sa gloire et à
votre propre salut. Soumettez votre volonté à son bon plaisir. Et si le
Seigneur permet que vous passiez par ces tentations, acceptez-les de bonne
grâce en Lui demandant de ne jamais L'offenser.
(1) Allusion
à Osée, IV, 8 : manger les péchés du peuple, c'est-à-dire les aumônes
charitablement offertes par les fidèles pour l'expiation de leurs péchés.
(2) Si l'âme
ne goûte pas sciemment aux souffrances du Christ, elle ne communie pas au
Christ, disait Isaac le Syrien. – Etant encore novice à
Valence, Vincent priait devant un crucifix. Ému de compassion devant l'extrême
douleur de l'Homme-Dieu, il s'écria soudain : « Oh, mon seigneur,
est-il possible que vous ayez tant souffert ? – Et le divin Crucifié
de lui répondre : Oui, Vincent, et bien plus encore que tu ne
crois ». Son âme avait déjà compris que la Passion du Christ est au centre
de la vie spirituelle.
(3) Les
idées sans les vertus sont une lumière stérile. L'équilibre de la science et de
la vertu est indispensable au conducteur d'hommes. Aimez la science, dit
saint Augustin, mais préférez-lui la charité. (Sermon 354, 6). Cette
admirable réaction de la piété sur les études et de l'étude sur la piété nous
empêchera de ressembler à ceux qui toujours à s'instruire, ne sont jamais
capables de parvenir à la connaissance de la vérité. (2 Tim., 3, 7) - Saint
Thomas d'Aquin a déclaré qu'il avait plus appris devant le tabernacle et au
pied du crucifix que dans les livres. Vincent Ferrier lui fait écho. Avant
d'être l'orateur des foules, l'Ange pacificateur de l'Europe, le réformateur
social, il était l'homme d'oraison.
(4) Dans le
récit romancé de sa conversion En Route, Huysmans a finement noté ces
moments privilégiés de la vie de la grâce, nullement réservés aux grands
mystiques, puisque beaucoup d'âmes les connaissent l'une ou l'autre fois dans
leur vie : « Quand je restais seul dans les églises, j'ai souvent entendu
des conseils inattendus, des ordres muets, et je l'avoue : c'est vraiment
écrasant de sentir en soi la pénétration d'un être invisible... : c'est la
pénétration incessante d'une volonté étrangère, l'imprégnation d'un désir clair
et d'une délicatesse sans importunité, une ferme et en même temps douce
impulsion de l'âme ». – Voici une anecdote qui illustre
délicieusement ce que Vincent Ferrier suggère. Un jour d'été, aux environs de
1630, non loin de Vannes, Mme Le Charpentier du Tertrei emmène sa femme de
chambre pour l'accompagner an bain : « Elle l'aperçoit en
un instant toute recueillie et renfermée au-dedans d'elle-même sans dire aucune
parole : de quoi la reprenant, elle d'apostrophe : « Eh bien,
grosse étourdie, à quoi rêves-tu encore ? » Elle, comme si on l’eût
réveillée d'un profond sommeil, lui dit avec une grande douceur et simplicité
qu'elle pensait aux suprêmes angoisses... qui avaient pénétré le Cœur du Fils
de Dieu, passant par le torrent de Cédron dont cette eau l'avait fait souvenir ».
H. Brémond, Hist. du sentiment rel. en France, t. V, p. 127.
(5)
Orateur-né et fin psychologue, saint Vincent Ferrier avait le don de lire dans
les âmes. C'est du moins l'impression qu'il faisait en prêchant. Il parlait
comme si le secret des cœurs lui était dévoilé. Quand il décrivait certaines
fautes morales, beaucoup d'auditeurs se disaient : « Il me vise
personnellement, il connaît mes péchés ». En plus de la sainteté, il y
avait dans l'orateur cette puissance d'évocation qui fait que les coupablées
étaient atteints en plein cœur.
(6) Toute cette
page rejoint le texte de saint Jacques sur la vraie et fausse sagesse :
« Est-il quelqu'un de sage et d'expérimenté parmi vous ? Qu'il fasse
voir par une bonne conduite des actes empreints de douceur et de sagesse. Si
vous avez au cœur, au contraire, une amère jalousie et un esprit de chicane, ne
vous vantez pas, ne mentez pas contre la vérité. Pareille sagesse ne
descend pas d'en-haut : elle est terrestre, animale, démoniaque. Car, où
il y a jalousie et chicane, il y a désordre et toutes sortes de mauvaises
actions. Tandis que la sagesse d'en-haut est tout d'abord pure, puis pacifique,
indulgente, bienveillante, pleine de pitié et de bons fruits, sans partialité,
sans hypocrisie. Un fruit de justice est semé dans la paix pour ceux qui
produisent la paix ». Jacques, III, 13-18.
TROISIÈME PARTIE :
LES EXIGENCES DE LA VIE
SPIRITUELLE
OU LA MONTÉE DES ÂMES
XIV. La volonté de progrès ou
l'aspiration à la perfection
Etant donné que tout
chrétien est obligé de marcher vers la perfection : « Soyez parfaits
comme votre Père céleste est parfait ». (Matt. V, 48), il est essentiel à
la vie spirituelle d'être toujours en état de progrès. C'est de cet état que
parle saint Vincent dans la troisième partie que nous avons intitulée Les
exigences de la vie spirituelle ou la montée des âmes. Notre auteur nous
propose dans un premier chapitre quatorze motifs de tendre à une pratique de la
charité plus parfaite que celle à laquelle on est arrivé, et dans un deuxième
chapitre il en fait l'application aux différentes catégories de chrétiens.
* *
*
Constatant avec joie vos
heureux débuts à bien faire et votre soin particulier à honorer Dieu, je
souhaite vous aider à persévérer et à monter plus haut, ou du moins à vous en
suggérer le désir. C'est pourquoi je vous proposerai un ensemble de motifs
propres à exciter votre cœur à une vie plus parfaite. Ne croyez pas toutefois
pouvoir y atteindre par vos propres forces.
L'amour dû à Dieu.
PREMIER MOTIF - Considérez combien Dieu mérite
d'être aimé et honoré à cause de sa bonté, de sa sagesse et de ses autres
perfections innombrables et infinies.
En les considérant vous
comprendrez aisément que ce que vous avez fait pour son service et que vous
croyez être beaucoup, est en réalité très peu de chose, et rien même, en comparaison
de ce qu'il serait juste de faire pour Lui être agréable.
Je place ce motif le premier
parce que, avant tout, nos actions doivent avoir en vue l'honneur de Dieu, sa
crainte et son amour, Lui seul méritant par Lui-même d'être aimé au-dessus de
toute créature.
La Passion du Sauveur.
DEUXIÈME MOTIF - Réfléchissez sur les mépris, les
injures, les privations, les douleurs et la très amère Passion que le Fils de
Dieu a bien voulu endurer pour vous. Si vous l'aimez et l'honorez dans cette
vue, vous verrez combien peu vous avez fait pour Lui jusqu'ici en regard de ce
que vous devriez faire pour Lui témoigner votre amour et votre respect. (1)
Ce motif est plus parfait et
plus élevé que ceux qui vont suivre, aussi l'ai-je placé au second rang.
Le désir de la perfection.
TROISIÈME MOTIF - Pensez à la pureté de vie et
à la perfection à laquelle vous oblige la Loi de Dieu. Elle exige de vous,
avec une entière exemption de tout vice et de tout péché, la plénitude des
vertus. C'est en effet ce que demande le précepte d'aimer Dieu de tout son
cœur, de toute son âme et de toutes ses forces. Pensez-y, et vous verrez
aussitôt votre faiblesse et la distance qui vous sépare de l'innocence et de la
perfection que vous devriez avoir.
Le souvenir des bienfaits de
Dieu.
QUATRIÈME MOTIF - Rappelez-vous la multitude et
la grandeur des bienfaits de Dieu, les faveurs temporelles et spirituelles
qu'Il distribue à ses créatures et à vous en particulier, et vous sentirez que
tout ce que vous faites ou que vous pourrez faire pour Dieu à l'avenir, n'est
rien en regard des largesses dont Il vous comble avec une libéralité et une
bonté infinies.
Le bonheur du ciel.
CINQUIÈME MOTIF - Tâchez de pénétrer la sublimité
et la noblesse de la récompense et de la gloire promise et préparée à ceux qui
glorifient le Seigneur par leurs vertus. La magnificence de cette gloire sera
proportionnée à notre activité vertueuse. (2)
Nos mérites n'ont évidemment
aucune proportion avec une si grande gloire, et c'est pourquoi nous désirerons
de tout notre cœur de pouvoir faire à l'avenir plus d'œuvres vertueuses et
parfaites que nous n'en avons faites dans le passé.
La beauté de la vertu et la
laideur du péché.
SIXIÈME MOTIF - Appliquez-vous à saisir la beauté
et la noblesse de la vertu, la dignité qu'elle confère à l'âme qui en est
ornée, et par opposition la laideur du péché et la bassesse honteuse du vice.
Et si vous êtes sage, vous
ferez tous vos efforts pour acquérir plus de vertus et pour éviter plus
soigneusement le vice.
L'exemple des saints.
SEPTIÈME MOTIF - Considérez la sublimité et la
perfection de la vie des saints, le nombre et l'excellence des vertus qu'ils
ont pratiquées. Quelle différence avec la langueur de notre vie et
l'imperfection de nos œuvres !
Notre passé à expier.
HUITIÈME MOTIF - Que le sens du péché nous fasse
saisir la gravité et le nombre de nos offenses contre Dieu. Nous serons alors
persuadés que toutes nos œuvres, si bonnes soient-elles, n'ont guère de
proportion avec nos offenses ni avec les satisfactions dont nous sommes
redevables à la justice de Dieu.
Nos faiblesses toujours
possibles.
NEUVIÈME MOTIF - Tout homme qui examine les
nombreux périls que suscitent les tentations de la chair, du monde et du démon,
tâchera de prendre le parti le plus sûr pour leur échapper. Il s'excitera à
être plus ferme et à pratiquer la vertu plus parfaitement afin de se prémunir
davantage contre toutes ces tentations.
La crainte des jugements
divins.
DIXIÈME MOTIF - Pensez à la rigueur des jugements
de Dieu. Préparez-vous à paraître devant le Juge Suprême avec beaucoup de bonnes
œuvres et de satisfactions pour vos péchés, car vous en aurez grandement
besoin. Vous conviendrez que vos bonnes œuvres et votre pénitence sont bien peu
de chose en comparaison de ce que vous auriez dû faire.
L'incertitude du jour de la
mort.
ONZIÈME MOTIF - Méditez sur la brièveté de la vie
et sur l'approche (plus ou moins éloignée) de la mort qui vous surprendra à
l'heure où vous vous y attendrez le moins, et après laquelle vous ne pourrez
plus mériter ni rien faire pour obtenir la rémission de vos péchés. Cette
pensée vous portera à un zèle plus généreux dans vos œuvres et à une pénitence
plus rigoureuse que celle déjà commencée.
Ferveur sans cesse
renouvelée.
DOUZIÈME MOTIF - Quels que soient les résultats
de votre activité vertueuse et les progrès réalisés, si vous ne désirez une vie
toujours plus parfaite et ne vous efforcez d'y parvenir, c'est que vous n'avez
pu éviter entièrement l'orgueil ni la présomption, pas plus que la négligence
et la tiédeur. Or la présence de ces deux vices entraîne toujours le danger de
tomber dans une foule de désordres spirituels ; ce que je pourrais vous
montrer par un grand nombre de preuves, si je ne craignais d'être trop long.
Je me contenterai de vous dire
que, pour vous délivrer de ces maux, il vous faut faire des efforts constants
pour atteindre une vie plus sublime et plus parfaite que celle où vous êtes
arrivé.
Saint Bernard, expliquant le
psaume Qui habitat, dit à ceux qui commencent par beaucoup de ferveur,
mais qui dans la suite, se croyant être quelque chose, tombent dans
l'affaiblissement et la tiédeur : « Ah ! Si vous saviez le peu
de bien qu'il y a en vous, et que ce peu même vous le perdriez vite si Celui
qui vous l'a donné ne le conservait par sa grâce ! »
La profondeur des jugements
de Dieu.
TREIZIÈME MOTIF - Pensez aux insondables
jugements de Dieu sur certaines personnes qui, après avoir persévéré longtemps
dans une grande sainteté et une haute perfection, ont fait des chutes
funestes : le Seigneur les ayant abandonnées à cause de quelques vices cachés
dont elles ne se croyaient pas coupables.
Cette considération, je n'en
doute pas, vous servira beaucoup, quelle que soit votre perfection de vie, à
purifier chaque jour vos affections et vos intentions, à vous corriger plus
soigneusement que jamais de tous vos défauts, à devenir sans cesse plus parfait
et plus saint, dans la crainte qu'il n'y ait en vous quelque péché secret qui
vous fasse abandonner Dieu.
La peur de l'enfer.
QUATORZIÈME MOTIF - Repassez souvent dans votre
esprit les tourments de l'enfer réservés aux damnés et aux pécheurs. Cette
réflexion vous fera trouver légères toutes les pénitences, humiliations,
pauvreté, enfin tout ce qu'on peut souffrir ici-bas pour Dieu afin d'échapper à
ces peines.
La crainte et le danger où vous
êtes de tomber dans ces supplices ne cesseront de vous pousser à une vie plus
sainte et plus parfaite. (3)
XV. La volonté de progrès
dans les différentes catégories de
chrétiens
Éclaircissement et
application de cette volonté de progrès.
Je n'ai fait que toucher
rapidement les motifs qui peuvent porter à la perfection sans les expliquer,
afin que vous vous habituiez à méditer beaucoup sur peu de mots, et que chacune
de ces raisons vous fournisse d'amples sujets de méditation et de réflexion.
Mais pour que ces motifs vous
soient vraiment profitables, il ne suffit pas d'en occuper intellectuellement
l'esprit, il faut surtout les faire passer dans le cœur par une affection qui
mette en branle la volonté et lui fasse accomplir ce qu'ils auront conseillé.
Pour votre aide, je repasserai
en peu de mots chacune de ces raisons afin de vous faire comprendre qu'elles ne
produiront quelque effet dans votre âme que si elles sont pénétrées de
sentiments et d'affections conformes à leur objet.
Ceux qui contemplent.
PREMIÈRE CATÉGORIE - Ce premier motif n'agit que
sur les grandes âmes. Ce sont celles qui, par l'élévation de leur esprit et de
leurs pensées, pénètrent et se complaisent dans la contemplation de la
noblesse, de la perfection et de la majesté divines, et s'emploient de toutes
leurs forces à aimer et honorer Dieu comme Il le mérite.
Ceux qui méditent.
DEUXIÈME CATÉGORIE - Ce second motif touche
surtout les âmes sensibles qui éprouvent une dévotion affectueuse envers la
charité et la bonté infinies du Fils de Dieu, dont il nous a donné tant de
marques dans sa douloureuse Passion. Ces âmes ressentent un désir ardent de
correspondre à la bonté et à l'amour divins.
Ceux qui désirent.
TROISIÈME CATÉGORIE. - Ce troisième motif sera utile à ceux
qui comprennent l'étendue de la perfection que le Seigneur demande à toute
créature, et qui tâcheront d'accomplir généreusement ses divins commandements
en désirant atteindre cette haute perfection.
Ceux qui remercient.
QUATRIÈME CATÉGORIE. - Ce motif agit sur les âmes
reconnaissantes. Pénétrées de la grandeur des bienfaits et des grâces qu'elles
ont reçus de Dieu, elles s'efforcent de proportionner leurs services aux faveurs
reçues.
Ceux qui espèrent.
CINQUIÈME CATÉGORIE. - Ce motif n'excite que les âmes qui
ont un grand désir de la gloire du Ciel et qui l'attendent d'une confiance si
ferme que son espoir les pousse à faire toutes sortes d'œuvres vertueuses pour
obtenir cette gloire.
Ceux qui apprécient.
SIXIÈME CATÉGORIE. - Le sixième motif sera efficace aux
âmes pénétrées d'horreur pour tout vice et péché, d'amour ardent pour la
perfection et la justice, et d'estime pour les dons de la grâce, sentiments que
toute âme doit posséder jusqu'en ses profondeurs.
Ceux qui imitent.
SEPTIEME CATÉGORIE. - Le septième motif n'est applicable
qu'à ceux qui, remplis d'admiration pour la vie des saints, désirent les
imiter. Surtout les saints qui ont été les plus parfaits : d'abord la très
sainte Vierge Marie, puis saint Jean-Baptiste, saint Jean l'Évangéliste, les
apôtres et tant d'autres qu'il serait trop long d'énumérer.
Ceux qui réparent.
HUITIÈME CATÉGORIE. - Ce motif touchera les âmes qui
sentent le poids des offenses commises contre Dieu et se retournent contre
elles-mêmes, désireuses qu'elles sont de rendre justice à Dieu par toutes
sortes d'œuvres méritoires.
Ceux qui fuient.
NEUVIÈME CATÉGORIE. - Le neuvième motif ne convient qu'aux
âmes conscientes de leur faiblesse et du péril qu'elles courent de succomber
aux tentations qui les environnent de toutes parts. Cette pensée les détermine
à fuir les occasions d'offenser Dieu pour s'abriter sous sa divine protection.
Ceux qui tremblent.
DIXIÈME CATÉGORIE. - Le dixième motif convient à ceux
qui, connaissant leurs péchés, tremblent à la pensée du jugement qui sera
prononcé au dernier jour contre les pécheurs impénitents.
Ceux qui craignent.
ONZIÈME CATÉGORIE. - Le onzième motif est applicable aux
âmes effrayées par la mort et décidées à s'y préparer par des œuvres
méritoires.
Ceux qui vibrent.
DOUZIÈME CATÉGORIE. - Le douzième motif s'adresse à ceux
qui vibrent. Ce sont ceux qui comprennent que se mettre à la pratique de la
vertu sans vibrer pour une perfection toujours plus grande, suppose une
confiance excessive et de la négligence. Aussi font-ils tout pour éviter ces
vices.
Ceux qui s'observent.
TREIZIÈME CATEGORIE. - Le
treizième motif est utile à ceux qui, soucieux de faire leur salut, s'observent
dans la crainte d'être privés de la grâce.
Ceux qui ont peur.
QUATORZIÈME CATEGORIE. - Ce
dernier motif aura son effet dans les âmes effrayées des peines éternelles
qu'elles ont méritées par leurs fautes. Pour y échapper, elles s'amendent par
la pénitence.
* *
*
Conclusion en deux points.
Deux points résument chacun des
motifs précités : premièrement, le sentiment de notre imperfection et de
notre néant ; deuxièmement, le désir efficace de mener une vie plus
parfaite.
Ces deux sentiments sont
intimement liés, de sorte que le sentiment de notre imperfection et de notre
néant ne doit exister qu'accompagné du désir et de l'effort d'arriver à une
perfection plus grande, et vice-versa.
(1) Des
milliers d'âmes ferventes ont avancé à pas de géant en méditant l'humanité
souffrante de Notre-Seigneur. Vincent disait aux prêtres : « Dès
votre réveil, à l'œuvre divine ! Identifiez-vous au Christ. À telle heure,
il était conduit devant Pilate, à telle heure, les Juifs criaient sur lui. À
telle autre, il expirait. » - La meilleure méthode à suivre est celle que
la Sagesse éternelle enseigna au bienheureux Henri Suzo :
« On ne doit pas méditer sur mes souffrances légère ment et à la hâte,
quand on a le temps et le loisir, mais il faut le faire avec amour et les
considérer avec douleur, autrement le cœur est aussi peu touché par cette
méditation que le palais ne goûte la douceur du bois de réglisse qui n'est pas
broyé et mâché. » (Sag. étern, ch 14). C'est vrai d'ailleurs de toute méditation
superficielle et hâtive : elle reste au bois de réglisse, mais ne le broie
ni le mâche.
(2) Vincent
Ferrier affirme que celui qui ne s'énamoure pas en ce monde de la gloire du
ciel, passera par le purgatoire pour apprendre à le désirer « comme il est
arrivé tout dernièrement à un homme, un rude pénitent, qui apparut après sa
mort à un ami, lui révélant qu'il se trouvait en purgatoire malgré l'austérité
de sa vie, parce qu'il n'avait jamais été épris de la gloire du ciel ».
(3) Vincent
ne damnait pas volontiers et aurait voulu sauver tout le monde, même Judas. Il
déclarait qu'au moment de rendre l'âme, le traître s'était repenti.
Opinion risquée, mais non hérétique, qui rejoint, ce mot mystérieux que sainte
Gertrude avait entendu de son Seigneur : « Ni de Salomon, ni de
Judas, je ne te dirai ce que j'ai fait, pour qu'on n'abuse pas de ma
miséricorde ».
APPENDICES ET POSTFACE
EXERCICES SPIRITUELS
MAXIMES ET VISION D'AVENIR
XVI. Les deux principes de la vie
spirituelle
Le traité de la vie
spirituelle se termine par quelques appendices indépendants les uns des autres
où l'auteur résume sa pensée sous différentes formes que l'on pourrait
considérer comme des exercices spirituels. Ici, il ramène la doctrine
spirituelle à ses deux principes fondamentaux : se renoncer dans
l'humilité et s'unir à la sainte humanité de Notre-Seigneur.
* *
*
Celui qui veut échapper aux
pièges et aux tentations de l'Antéchrist ou du diable, particulièrement à la
fin de sa vie, doit exciter deux sentiments dans son cœur.
Lucidité sur soi-même
conditionnée par l'humilité.
Le premier
sentiment est de s'estimer comme un cadavre fourmillant de vers et en proie à
la pourriture ; un cadavre dont la puanteur excite le dégoût au point que
ceux qui l'approchent se bouchent le nez pour ne point sentir et détournent la
tête pour ne point voir une telle horreur.
C'est ainsi, mon cher frère,
que vous et moi devons chaque jour agir.
Moi plus que vous, car, je le
reconnais avec justice, tout mon être, corps et âme, n'est qu'infection. Il n'y
a en moi que la lie et la pourriture de mes péchés et de mes iniquités, dont la
puanteur et l'infection doivent faire horreur. Chose encore plus
fâcheuse : cette corruption se renouvelle et s'accroît chaque jour en moi.
À ce sentiment de sa propre
abjection l'âme fidèle doit joindre une confusion profonde en la présence de
Dieu qui voit tout et qui la jugera un jour très sévèrement. Elle ne saurait
donc ressentir trop de douleur d'avoir offensé Dieu, d'avoir perdu la grâce que
le Sang du Christ lui avait acquise sur la Croix et conférée au baptême.
Et cette confusion, qu'elle
porte devant elle-même et devant Dieu, elle doit aussi la porter devant tout le
monde.
Elle doit s'en pénétrer non
seulement devant les anges et les saintes âmes du ciel et de la terre, mais
encore devant tous les hommes.
Elle doit par conséquent
accepter leur mépris pour ce qu'elle dit ou fait, leur éloignement d'elle pour
ne pas la voir et pour ne pas sentir l'odeur de sa corruption, et l'exclusion
de leur société comme un cadavre infect ou un lépreux repoussant. Et cela,
jusqu'au moment où la grâce de Dieu daignera la visiter et la faire rentrer en
elle-même.
Quant à son corps, qu'elle soit
bien convaincue que les hommes ne lui feraient aucun tort mais la traiteraient
comme elle le mérite, s'ils lui arrachaient les yeux, lui coupaient les mains,
le nez, les oreilles, s'ils le torturaient dans tous ses sens et dans tous ses
membres : parce qu'elle s'est servie de tout cela pour offenser Dieu, son
créateur.
Il faut aussi qu'elle désire
d'être abandonnée et méprisée. Qu'elle supporte avec une extrême joie et
allégresse et endure patiemment tous les reproches, hontes, diffamations,
blâmes et humiliations de toutes sortes.
Lucidité sur Dieu par l'union
à la sainte humanité du Christ.
Il faut en second lieu avoir
beaucoup de défiance de soi-même. Avoir le sentiment que toutes nos bonnes
œuvres et que toute notre vie passée ne sont rien, pour se tourner entièrement
vers Notre-Seigneur Jésus-Christ et se jeter entre les bras de ce divin
Sauveur, qui a voulu être pauvre, humble, abreuvé d'insultes et de mépris, et
mourir d'une mort très cruelle par amour pour nous.
Mourons donc à tous nos
sentiments humains et que Jésus crucifié vive dans notre cœur et dans notre
âme. Laissons-nous complètement transformer et transfigurer au point de n'avoir
plus d'autre sentiment dans le cœur que le sien, de ne voir, sentir, entendre
que Jésus suspendu pour nous à la Croix, suivant en cela l'exemple de la sainte
Vierge. De sorte que, morts au monde, nous ne vivions que dans la foi.
Oui, c'est dans la foi que
l'âme sera vivante jusqu'au jour de cette résurrection bienheureuse, où le
Seigneur comblera de joie spirituelle et des dons de l'Esprit et nous-mêmes et
tous ceux en qui doit se renouveler la vie des apôtres et l'état de sainteté de
l'Eglise.
Ayez donc soin de vous exercer
à la prière, à la méditation et aux saintes affections, pour vous rendre digne
des vertus et de la grâce de Dieu.
XVII. La gymnastique spirituelle
Il ne suffit pas de posséder
/a lucidité sur soi et la lucidité sur Dieu, il faut encore travailler à la
maintenir. Or, on ne la maintient que par une gymnastique spirituelle de chaque
jour. Ce sera, résumée en quatre points, l'attitude habituelle du chrétien
envers Dieu, envers lui-même, envers le prochain, et envers les choses
temporelles.
* *
*
Les dispositions à l'égard
de Dieu.
Les sentiments où vous devez
vous exercer à l'égard de Dieu se réduisent principalement à sept, qui
sont :
1. Un amour très vif et très
ardent.
2. Une crainte souveraine.
3. L'honneur et le respect qui
Lui sont dus.
4. Un zèle persévérant pour son
service.
5. L'action de grâces et la
louange.
6. Une obéissance prompte et
universelle.
7. Un goût aussi vif que possible
des choses du ciel.
Ces dispositions du cœur il
faut sans cesse les demander au bon Dieu en disant :
Seigneur Jésus, faites que mon
esprit, mon cœur et jusqu'à la moëlle de mes os, soient pénétrés d'amour, de
crainte et de respect pour vous ; que je brûle d'un zèle ardent pour votre
gloire, de sorte que j'éprouve l'horreur la plus violente contre tous les
outrages qu'on a pu vous faire, surtout contre ceux dont j'ai moi-même été la
cause ou que d'autres ont faits à mon occasion.
Faites-moi comprendre, qu'étant
votre créature, je dois vous adorer humblement comme mon Seigneur et mon
souverain Maître, et vous rendre continuellement grâce pour les bienfaits sans
nombre que j'ai reçus de votre miséricorde.
Faites que je vous loue et que
je vous bénisse toujours et en toutes choses avec un cœur rempli d'allégresse
et de jubilation, et que, vous obéissant en toutes choses, je puisse goûter un
jour la douceur infinie de votre table, avec les anges et les apôtres, quelque
indigne que je sois d'une si grande grâce à cause de mes continuelles
ingratitudes.
Les dispositions à l'égard
de nous-mêmes.
Par rapport à vous-même
exercez-vous en sept autres dispositions :
1. Premièrement, vous humilier
sans cesse pour vos vices et vos défauts.
2. Deuxièmement, pleurer et déplorer
avec une douleur vive et amère les péchés que vous avez commis, parce qu'ils
ont offensé Dieu et souillé votre âme.
3. Troisièmement, souhaiter
d'être méprisé, humilié et foulé aux pieds de tout le monde comme un objet vil
et corrompu.
4. Quatrièmement, macérer sans
pitié votre corps et désirer qu'il soit encore plus impitoyablement traité
comme une souillure de péché, bien plus comme un égoût, une sentine et un
sépulcre où se trouvent amassées toutes les horreurs.
5. Cinquièmement, avoir une
haine implacable contre le péché, et contre les sources et les mauvaises
inclinations qui le produisent.
6. Sixièmement, veiller
énergiquement sur tous vos sens, toutes vos actions et toutes les puissances de
votre âme, afin de les tenir toujours prêts et disposés à toute sorte de bien.
7. Septièmement, garder en
toutes choses cette parfaite discrétion ou modération, qui sait vous faire
observer la juste mesure entre le trop et le trop peu, l'excès et le défaut, le
superflu et le nécessaire, de sorte que vous fassiez tout dans la bienséance et
dans l'ordre.
Les dispositions à l'égard
du prochain.
Tâchez aussi de former en
vous-même sept autres dispositions à l'égard du prochain :
1. Premièrement, une tendre
compassion qui vous fasse ressentir les maux et les incommodités du prochain
comme vous ressentez les vôtres.
2. Deuxièmement, une douce joie
du bien qui lui arrive comme s'il vous arrivait à vous-même.
3. Troisièmement, le support
patient et le cordial pardon des offenses qu'il pourrait vous faire.
4. Quatrièmement, une
affabilité pleine de bienveillance pour tous, qui vous fait leur souhaiter tout
bien et que vous montrez dans vos actes et dans vos paroles.
5. Cinquièmement, un humble
respect par lequel vous préférez les autres à vous-même, que vous honorez et à
qui vous vous soumettez de bon cœur comme à vos maîtres.
6. Sixièmement, la paix et
l'union avec tout le monde, partageant autant que vous le pouvez et que Dieu le
permet l'avis des autres, et voulant ce qu'ils veulent quand c'est juste et
raisonnable, de sorte que vous ne fassiez qu'un avec eux.
7. Septièmement, le sacrifice
de votre vie pour le salut de vos frères, à l'exemple de Notre-Seigneur. Priez
et travaillez jour et nuit à faire aimer Jésus par les hommes et à les rendre
dignes d'être aimés de Jésus.
N'allez toutefois pas conclure
de ce qui précède qu'il ne faut pas éviter et fuir la compagnie des gens
vicieux. Au contraire, rien n'est plus dangereux que leur commerce. Chaque fois
que la société des méchants et des tièdes peut être un obstacle à votre
perfection ou la retarder, vous devez les fuir comme des bêtes dangereuses et
venimeuses. Car il n'est point de charbon si incandescent qui ne s'éteigne dans
l'eau et ne se refroidisse ; comme aussi il n'en est point de si froid qui
ne s'allume au contact d'autres charbons enflammés.
Mais si la compagnie de ces
hommes n'offre aucun péril pour vous, détournez simplement les yeux pour ne
point voir leurs défauts, ou, si vous ne pouvez vous empêcher de les voir,
supportez-les avec compassion comme les vôtres.
Les dispositions à l'égard
des choses temporelles.
Afin de pouvoir vous conduire
d'une manière utile et parfaite à l'égard des choses de l'éternité et des
choses du temps, tâchez de regarder celles-ci de quatre façons :
1. D'abord, considérez-vous
comme un pèlerin et un étranger, et regardez toutes ces choses comme vous étant
étrangères au point que vous n'ayez pas plus d'attachement à vos habits que
vous n'en auriez pour ce que possède une personne habitant l'Inde.
2. Ensuite, dans les choses qui
servent à la vie, redoutez l'abondance comme un poison, ou comme une mer semée
d'écueils prête à vous engloutir.
3. En troisième lieu, aimez
dans les choses nécessaires à votre usage personnel éprouver l'indigence et la
pauvreté, car c'est l'échelle mystérieuse qui fait monter avec sûreté aux
éternelles richesses du paradis.
4. Enfin, fuyez la compagnie,
le commerce et le faste des riches et des grands, sans toutefois les mépriser.
Mettez votre gloire à fréquenter les pauvres. Que votre joie soit de vous souvenir
d'eux, de les voir, de converser avec eux, si dénués de tout et si méprisés
qu'ils puissent être, car ils sont l'image du Christ. Dites-vous bien que leur
société vaut celle des rois et que c'est pour vous un singulier honneur et une
véritable joie de pouvoir les approcher.
XVIII. Le véritable service de Dieu
Les religieux ne sont pas
appelés à une perfection autre que celle des chrétiens. On peut être saint dans
n'importe quel état de vie. Et dans chaque état de vie des degrés différents de
perfection sont possibles, correspondant à ce qu'on appelle communément :
la vie de purification initiale, la vie illuminative et la vie unitive.
L'échelle de perfection que donne saint Vincent Ferrier doit être pensée dans
cette perspective. Nous donnons le texte de saint Vincent Ferrier, et le
faisons suivre d'une brève explication, d'une pratique, et d'un renvoi à des
chapitres de L'Imitation.
* *
*
Vie de perfection initiale.
1. TEXTE - Quinze
perfections sont nécessaires à celui qui veut se consacrer entièrement au
service de, Notre-Seigneur Jésus-Christ dans la vie spirituelle.
La première, une claire et
parfaite connaissance de ses propres défauts et manquements.
Explication - La connaissance
de soi est une condition préalable à l'humilité. Me demander : qui
suis-je ? n'est donc pas une question vaine. Il y a en moi un ami du bien,
mais il y a aussi un être d'orgueil, de sensualité, de violence, de paresse, de
mensonge, de duplicité, etc. Connaître mes limites et pleurer mes misères, c'est
le principe du salut.
Pratique - Les âmes fortes
essaient de se connaître pour se conduire. Comment identifier mon âme avec ce
qu'il y a en elle de meilleur et de pire ? Par le recueillement,
l'examen de conscience, la confession, la correction fraternelle.
« Veille sur toi-même, dit
l'Apôtre, et mets-y de la constance. Ce faisant, tu te sauveras ». (I
Tim., 4, 16).
Renvoi - Des humbles
sentiments qu'il faut avoir de soi-même. Liv. I, ch. 2. De la
considération de soi-même. Liv. II, ch. 5.
2. TEXTE - La seconde
perfection est une ardente et persévérante résistance aux mauvaises
inclinations, aux désirs et passions contraires à la raison.
Explication - Nous avons tous
notre naturel et nos penchants. Qu'ils pèsent parfois sur nous et nous
troublent de leurs sollicitations, n'est pas encore une faute. Servir Dieu, ce
n'est pas n'éprouver jamais l'aiguillon de la chair, mais le contrôler ou le
dominer.
Pratique - Peu importe mon
naturel et le poids de ses penchants. L'homme spirituel peut obtenir la
libération sur ce qui l'opprime en eux.
Renvoi - Des moyens
d'acquérir la paix et du zèle pour notre avancement. Liv. I, ch. Xl. De
la manière de se former à la patience et de la lutte contre les passions.
Liv. III, ch. XII.
3. TEXTE.
- La troisième perfection est une vive crainte des péchés commis depuis qu'on
est au monde, parce qu'on ne sait point si l'on a satisfait par une pénitence
suffisante ni si l'on est rentré en grâce avec Dieu.
Explication - La profondeur de
cette formule ne se comprend que si l'on possède le sens du péché. Une fois
Dieu trouvé ou retrouvé par le pardon, celui qui veut être parfait ne cesse de
regretter ses fautes. C'est qu'effectivement il a offensé Dieu et reste affolé
de ce qu'il a fait.
Pratique - La contrition est un
climat du cœur. On le trouve chez les convertis repentants qui sans cesse
crient : « Seigneur, vous ne rejetterez point un cœur contrit et
humilié ». (Ps. IV)
Renvoi - Il faut marcher
devant Dieu dans la vérité et l'humilité. Liv. III, ch. IV.
4. TEXTE. - La
quatrième perfection est une grande frayeur que notre fragilité ne nous fasse
retomber dans les mêmes désordres et peut-être dans de plus graves.
Explication - Il est d'autant
plus nécessaire de se remémorer notre fragilité que notre temps paraît
l'ignorer tragiquement. Le culte de la jouissance, du bien-être, tend à pourrir
les hommes et les expose inévitablement à des désordres irréparables. Le moyen
à notre portée pour nous préserver des chutes futures est de nous enraciner
dans une sainte et filiale crainte de Dieu.
Pratique - Il y a des petites
choses qui sont grandes. On est un homme spirituel quand on sait découvrir cet
aspect de grandeur dans des choses en apparence minimes. Quand on tâche
d'éviter d'offenser Dieu en de petites choses. La chasse au péché véniel tient de
là sa noblesse.
Renvoi - Il faut considérer
les secrets jugements de Dieu, afin de ne pas s'enorgueillir de ses bonnes
œuvres. Liv. III, ch. XIV.
5. TEXTE. - La
cinquième perfection est de tenir sous une forte discipline et une sévère
surveillance les sens extérieurs, afin que le corps soit soumis à l'âme pour le
service de Jésus-Christ.
Explication - La vie parfaite
suppose d'incessants renoncements : mortification dans les choses même
permises. Les sacrifices consentis surnaturellement assouplissent l'âme.
Pratique - Ne pas donner
satisfaction aux désirs de la chair, car les désirs de la chair sont contraires
à ceux de l'esprit. « Ceux qui appartiennent au Christ Jésus ont crucifié
leur chair avec ses passions et ses convoitises. Si nous vivons par l'esprit,
suivons aussi l'esprit ». (Galates, V, 25).
Renvoi - Du chemin royal de
la sainte Croix. Liv. II, ch. XII.
6. TEXTE. - La
sixième perfection est une grande force et une vaillante patience dans les
tentations et les épreuves.
Explication - De temps à autre
la souffrance nous touche : un malaise, une adversité, une infirmité, une
ruine, un deuil. Quelle grâce, si nous voulons voir Dieu dans l'épreuve !
Pratique - Ne pas se révolter
ni crier à l'injustice. « Souffrir est une courte souffrance ; avoir
souffert est une longue joie ». (Henri Suzo).
Renvoi - On n'est jamais, en
cette vie, à l'abri de la tentation. Liv. III, ch. XXXV. De l'utilité des
contrariétés, ibid. ch. XII. De la résistance à la tentation, ibid. ch. XIII.
7. TEXTE. - La
septième perfection est la fuite courageuse de toute personne et de toute
créature qui pourrait être cause ou occasion de péché, ou seulement de quelque
imperfection et de quelque affaiblissement dans la vie spirituelle.
Évitons ces personnes comme nous fuirions le démon.
Explication - Le monde est « livré
à la malice », dit saint Jean, et l'homme spirituel constate chaque jour
que les relations humaines distraient si facilement notre cœur de Dieu. Il faut
donc éviter les relations qui peuvent diminuer la ferveur de l'esprit.
Pratique - « Le ciel est
autour de nous comme l'atmosphère autour de l'enfant au sein de sa mère. Si
nous ne l'habitons point, comme le veut l'apôtre, ce n'est pas question de
distance, c'est question d'état. Un état d'âme libéré, purifié, surélevé par
rapport aux préoccupations terriennes : c'est tout ce qui manque à notre
vie selon l'esprit ».(Sertillanges).
Renvoi - Laisser toute
créature afin de pouvoir trouver le Créateur. Liv. III, ch. XXXI.
Accès à la vie illuminative.
8. TEXTE. - La huitième
perfection est de porter la Croix de Jésus-Christ qui a quatre branches :
celle de la mortification des vices, celle de l'abandon des biens temporels,
celle du renoncement aux affections charnelles de parents et amis, et
finalement celle du mépris et de l'abnégation de soi-même.
Explication - Ces quatre bras
doivent détruire les quatre principales causes de l'aveuglement spirituel, à
savoir : les passions, l'intérêt, l'affection désordonnée des parents et
l'amour-propre déréglé.
Pratique - La pauvreté selon
1'esprit est faite d'un renoncement du cœur.
Renvoi - La grâce de Dieu ne
se communique pas à ceux qui ont le goût des choses de la terre. Liv. III,
ch. LIII.
9. TEXTE. - La
neuvième perfection est un souvenir prolongé et permanent des bienfaits reçus
de Dieu jusqu'à ce jour.
Explication - Ces bienfaits
sont nombreux : biens du corps, biens de l'âme, biens de l'esprit, don de
la foi, avertissements providentiels, promesses de bonheur, etc.
Pratique - Vivre en action de
grâces. Beaucoup de chrétiens prient pour demander, c'est bien. Mais après
avoir tant reçu, ne faudrait-il pas remercier ? Hilarem datorem diligit
Deus. Donnons-Lui notre gratitude.
Renvoi - Du souvenir des
innombrables bienfaits de Dieu. Liv. III, ch. XXII.
10. TEXTE. - La
dixième perfection est de persévérer dans la prière jour et nuit.
Explication - La prière c'est
le contact avec Celui qui sera notre vie permanente. Cette vie, déjà commencée
ici-bas, s'entretient par la prière de tous les instants, que ce soient des
prières vocales, des oraisons jaculatoires, des pensées affectueuses.
Pratique - Il est très facile
de se tourner vers Dieu et de penser à Lui. Là où est notre pensée, là aussi
est notre amour.
Renvoi - Celui qui aime Dieu
le goûte en tout et par-dessus tout. Liv. III, ch. XXXIV. De l'amour de
la solitude et du silence. Liv. I, ch. XX.
La voie des parfaits.
11. TEXTE. - La
onzième perfection consiste à savourer et à désirer continuellement les
suavités divines.
Explication - L'âme est arrivée
au stade du saint amour de Dieu. Cet amour de Dieu n'est pas une petite chose.
Il ne s'agit pas seulement d'avoir des élans d'amour et de pousser des soupirs,
mais d'un amour à la fois affectif et effectif.
Pratique - L'amour est le vrai
levier des âmes comme l'auteur de l'imitation l'a mis en relief dans :
Renvoi - Des merveilleux
effets de l'amour divin. Liv. III, ch. V.
12. TEXTE. - La
douzième perfection est un insatiable désir d'exalter notre sainte foi,
c'est-à-dire de faire connaître, aimer et craindre le Christ Jésus par tous les
hommes.
Explication - Celui qui aime
Dieu désire spontanément Le voir connu, aimé et servi de tous, afin qu'ils
jouissent également des suavités divines.
Pratique - Un zèle ardent et
judicieux du salut des âmes.
Renvoi - Avec combien de
respect il faut recevoir Jésus-Christ. Liv. IV, ch. I. Tendres et
ardents désirs de Le recevoir. Ibid., ch. XVII.
13. TEXTE. - La
treizième perfection est une miséricordieuse compassion pour le prochain dans
tous ses besoins et dans toutes les circonstances.
Explication - Aimer Dieu sans
aimer le prochain est un mensonge. L'amour du prochain conserve et fortifie
l'amour de Dieu. Tout ce qu'on fait pour le prochain par amour de Dieu, Dieu le
regarde comme fait à Lui-même.
Pratique. - Toutes les œuvres
de charité matérielle et spirituelle.
Renvoi - Il faut supporter
les défauts des autres. Liv. I, ch. XVI. Éviter les jugements téméraires.
Ibid., ch. XIV. Des œuvres faites pour un motif de charité. Ibid., ch.
XV.
14. TEXTE. - La
quatorzième perfection est de rendre toujours grâce à Dieu, de Le glorifier en
toutes choses, et de louer sans cesse Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Explication - L'ingratitude
dessèche le cœur. Nous sommes incomparablement plus redevables à Dieu qu'à nos
semblables. La reconnaissance nous élève et nous obtient des grâces encore plus
grandes.
Pratique - Imitons la très
sainte Mère de Dieu qui, d'après saint Antonin de Florence, avait toujours sur
les lèvres ces douces paroles : Deo gratias.
Renvoi - Nous devons nous
offrir à Dieu avec tout ce que nous avons et prier pour tous. Liv. IV, ch.
IX.
15. TEXTE - La
quinzième perfection enfin consiste, après avoir fait tout ce qui précède, à
être persuadé qu'on n'a fait que bien peu, et à avouer du fond du cœur :
Seigneur Jésus, mon Dieu, je
ne suis rien, je ne puis rien, je ne vaux rien. Je vous sers bien mal et je
suis un serviteur inutile.
Explication - L'humilité est un
grand art. Il élève celui qui le pratique. « Quiconque s'abaisse sera
élevé », dit Notre-Seigneur.
Pratique - Ne pas se glorifier
du bien qu'on fait, mais tout ramener à Dieu.
Renvoi. - Du petit nombre de
ceux qui aiment la Croix de Jésus. Liv. II, ch. XI.
XIX Les cinq tercets de la vie
spirituelle
En ce dernier chapitre,
saint Vincent Ferrier condense en cinq tercets plusieurs avis utiles. Ce sont
des maximes faciles à retenir.
* *
*
La pauvreté.
Il y a trois bases ou parties
principales à la pauvreté évangélique pratiquée par les apôtres :
1° Le renoncement effectif et
sincère à ses droits, même les plus légitimes.
2° La modération dans l'usage
des choses matérielles.
3° L'amour habituel de tout ce
que la pauvreté exige dans la pratique.
L'abstinence.
L'abstinence se base sur trois
points essentiels :
1° Affaiblir et énerver les désirs de la chair et ce
que l'Écriture appelle le souci des besoins de la vie.
2° Ne s'inquiéter ni de la
quantité ni de la qualité des aliments.
3° User avec sobriété de ce qui
nous est présenté.
Ce qu'il faut fuir.
Nous devons éviter et fuir avec
sain trois choses :
1° Hors de nous : la distraction
extérieure qui est inséparable des affaires.
2° Au dedans : tout
sentiment d'orgueil et d'ambition.
3° L'attachement excessif et déréglé aux biens de la
terre, les sentiments trop humains pour nous-mêmes, pour nos proches ou pour
notre Ordre.
Ce qu'il faut rechercher.
Nous devons particulièrement
rechercher trois choses :
1° Le mépris de nous-mêmes et
le désir d'être humilié et publiquement méprisé par les autres.
2° Une tendre compassion pour
Jésus crucifié.
3° La disposition à souffrir toutes sortes de
persécutions et l'acceptation même du martyre pour l'amour de Jésus-Christ et
de la vie évangélique.
Voilà trois choses à méditer et
à demander à Dieu tout le long du jour par des prières prolongées et
accompagnées de gémissements et d'ardents soupirs.
Ce qu'il faut méditer.
Il y a trois choses qui doivent
être l'objet principal de nos méditations :
1° Jésus-Christ dans son
Incarnation, dans sa Passion et dans ses autres mystères.
2° La vie des apôtres et celle
des saints qui ont vécu dans notre Ordre avec un vif désir d'imiter leurs
vertus.
3° La vie que mèneront plus
tard les hommes destinés à la prédication de l'Evangile.
XX Prophétie sur la venue des hommes
apostoliques
Saint Vincent Ferrier, à la
fin de son traité, prophétise la venue d'hommes apostoliques d'une très grande
sainteté. On ignore la teneur exacte de cette prophétie. Elle a néanmoins
retenu l'attention d'hommes très zélés et même de saints qui ont cru pouvoir
revendiquer la réalisation de cette « perspective » dans leur institut.
Une telle affirmation n'a rien de compromettant, et n'engage que leurs auteurs.
Il semble toutefois plus prudent de s'en tenir à la judicieuse remarque de
saint Vincent de Paul : « Saint Vincent Ferrier, disait-il,
s'encourageait en prévoyant qu'il devait venir des prêtres, qui, par la ferveur
de leur zèle, embraseraient toute la terre. Si nous ne méritons pas que Dieu
nous fasse la grâce d'être ces prêtres, demandons-Lui au moins qu'il nous
accorde d'en être les images et les précurseurs ». Rappelons-nous par
ailleurs les chapitres de cet ouvrage où l'auteur met le lecteur en garde
contre les pieuses illusions.
* *
*
Évocation d'un temps de
prospérité pour l'Église.
Vous devez jour et nuit vous
représenter l'état de ces hommes très pauvres, très simples et très doux,
oublieux d'eux-mêmes, unis par une ardente charité, n'ayant de pensée, de
parole, de goût que pour Jésus-Christ seul, et Jésus-Christ crucifié.
Uniquement préoccupés de la
gloire éternelle de Dieu et des élus, y aspirant de tout leur être, soupirant
sans cesse vers elle, attendant la mort avec un désir toujours plus ardent, à
l'exemple de saint Paul s'écriant : « Je désire mourir pour être avec
le Christ ».
Ces hommes auront part aux
immenses trésors et aux inépuisables richesses du Ciel. Ils seront envahis et
submergés par cette source ineffable de joies, et rassasiés de leur douceur
infinie.
C'est pourquoi dans vos
méditations il faut vous représenter ces hommes chantant déjà sur la terre le
cantique des anges sur la harpe de leur cœur, dans le ravissement de l'extase.
Cette représentation habituelle
vous donnera, plus qu'on ne saurait croire, l'ardent désir de voir l'avènement
de ces temps heureux.
Vous puiserez dans cette
perspective une clarté merveilleuse qui dissipera les nuages du doute et de
l'ignorance.
Vous verrez tout dans une pure
lumière et discernerez tous les maux de notre époque.
Vous comprendrez la mystérieuse
ordonnance de tous les Ordres religieux qui sont nés depuis la venue de
Notre-Seigneur Jésus-Christ au monde, ou naîtront dans l'Église jusqu'à la fin
des siècles et jusqu'à la consommation de la gloire du Christ, notre Sauveur et
souverain Dieu.
Portez toujours dans votre cœur
ce Dieu crucifié afin qu'il vous admette un jour à la participation de sa
gloire éternelle. AMEN.
Aux martyrs espagnols.
Voici maintenant deux
extraits d'un poème-postface de Paul Claudel, qui vient admirablement compléter
le tableau évoqué par saint Vincent Ferrier. Lorsqu'en 1936 commença la guerre
fratricide d'Espagne, de nombreux Espagnols se réfugièrent à l'étranger pour
éviter la persécution. D'autres, pour s'opposer à ceux qui se disaient
eux-mêmes les ennemis de la divinité, confessèrent publiquement leur foi.
Ceux-ci obtinrent par milliers la gloire du martyre « avec toute la sainte
et glorieuse signification de ce nom ». (Pie XI).
Passant, qui tourneras une à
une les pages de ce livre sincère, (1)
Lis tout, enregistre dans ton
cœur, mais contiens ton épouvante et ta colère !
C'est la même chose, c'est
pareil, c'est ce que l'on a fait à nos anciens,
C'est ce qui est arrivé du
temps d'Henry VIII, du temps de Néron et de Dioclétien.
Le calice qu'ont bu nos pères,
est-ce que nous ne le boirons pas la même chose ?
La couronne d'épines pour eux,
pour nous seuls ce sera-t-il une couronne de roses ?
Le sel qu'on nous a mis sur la
langue jadis, c'était le goût de ce nouveau baptême !
Est-ce possible, ô mon Dieu,
qu'à la fin vous nous laissiez cet honneur suprême
De vous donner, nous aussi,
pauvres gens, quelque chose, et d'être présents !
Et de dire que c'est vrai, et
que Vous êtes le fils de Dieu avec notre sang !
La merveille que vous existiez,
il est vrai, ça ne peut se payer avec autre chose qu'avec du sang !
L'Évangile de Jésus-Christ que
j'ai reçu, ça ne pouvait pas être impunément !
Dans ce monde qui ne croit pas,
c'est pas vrai que l'on puisse croire impunément !
Ce n'est pas pour notre confort
seulement que Tu T'es donné la peine de naître !
*
- C'est fait ! l'œuvre est
consommée, et la terre par tous ses pores a bu le sang dont elle était altérée.
Le ciel a bu et la messe des
cent mille martyrs, toute la terre est profonde à la digérer.
L'assassin en titubant rentre
chez lui et il regarde sa main droite avec stupeur,
Le saint a pris solennellement
possession de sa part qui est la meilleure.
Tout une fois de plus est
consommé et dans le ciel il s'est fait un silence d'une demi-heure.
Et nous aussi, la tête
découverte, en silence, ô mon âme, fais silence devant la terre
ensemencée !
La terre au fond de son
entraille a conçu et déjà le recommencement a commencé.
Le temps du labourage est fini,
c'est celui maintenant de la semaille.
Le temps de l'amputation pour
l'arbre a fini et c'est le temps maintenant des représailles.
L'idée sous la terre qui a
germé, et de toutes parts dans ton cœur, sainte Espagne, la représaille immense
de l'amour !
Les pieds dans le pétrole et le
sang, je crois en Toi, Seigneur, et en ce jour un jour qui sera Ton jour !
J'étends la main droite vers
Toi pour jurer entre l'action de grâces et le carnage.
« Ton corps est
véritablement une nourriture et Ton sang véritablement est un breuvage ».
De cette chair qui a été
pressée, la Tienne, et de ce sang qui a été répandu,
Pas une parcelle n'a péri, pas
une goutte qui ait été perdue,
L'hiver sur nos sillons
continue, mais le printemps déjà a fait explosion dans les étoiles !
Et tout ce qui a été versé, les
anges respectueusement l'ont recueilli et porté à l'intérieur du Voile !
Paul CLAUDEL.
Branques, 10 mai
1937.
(1) Extrait
du beau livre La persécution religieuse en Espagne, de xxx, traduction
de Francis de Miomandre. Plon. Paria, 1939.
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