jeudi 5 mai 2016

saint Vincent Ferrier - extraits de ses oeuvres


EXTRAITS DE SERMONS


I. L'incarnation révélée à saint Joseph


Nous débutons par un extrait du sermon In vigilia nativitatis Christi. Nous suivons le prédicateur pas à pas, mais retranchons tout ce qu'il dit d'une cosmogonie maintenant passée de mode, à laquelle d'ailleurs il n'attache lui-même pas grande importance, et qui n’intéresserait plus un lecteur moderne. Il suppose, ce qui n'est nullement prouvé, que saint Joseph était vieux et âgé, alors que Marie était jeune et belle. L'exposé est très clair et se lit facilement.

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Différence entre la conception et la naissance.
La Sainte Écriture met une différence considérable entre la conception de Notre-Seigneur et sa naissance. Celle-ci, non seulement ne fut pas mystérieuse et cachée, mais il paraît évident, au contraire, que Dieu a voulu l'annoncer et la notifier au monde tant par le ministère des anges que par des signes célestes, comme l'étoile parue en Orient, par les animaux de la crèche, par les rois venus des régions orientales. Quant à la conception, tout au contraire, Dieu a semblé la couvrir d'un voile mystérieux. Il ne l'a révélée à personne au monde, ni aux patriarches, ni aux prophètes, ni aux saints. Seuls l'Archange Gabriel et la Vierge Marie en ont possédé le secret. Malgré cette différence évidente entre sa conception et sa naissance, malgré le mystère dont sa conception fut couverte à l'origine, elle se manifesta peu à peu, comme toute maternité devient évidente en approchant de son terme. Il en fut ainsi de la Sainte Vierge, dont la maternité, en raison de ses signes extérieurs, ne pouvait plus se dissimuler. Montrons donc que Joseph s'en rendit compte de trois façons.


I. Par le témoignage de ses sens

1. De la vue surtout. - Toute connaissance part d'une sensation. Par la vue, nous connaissons les couleurs, par l'ouïe les sons, par l'odorat les odeurs, par le goût les saveurs et par le toucher nous distinguons ce qui est dur ou mou, ce qui est chaud ou froid. Si vous demandez : Comment savez-vous cela ? On vous répond : Parce que je l'ai vu ou entendu ou senti, etc. Toute votre connaissance vient donc évidemment, d'ordinaire, des sens, et le philosophe nous atteste que les sens, et surtout la vue, lorsqu'ils sont dans leur état normal, ne se trompent jamais sur leur objet propre. C'est pour cela que les seigneurs juges établissent une différence considérable entre les témoins oculaires et les témoins qui ne rapportent que ce qu'ils ont entendu dire ou ce qu'ils croient le témoin oculaire l'emporte sur tous les autres. C'est ainsi que Notre-Seigneur reprochait aux Juifs de refuser de croire, en leur disant : Nous parlons de ce que nous savons et nous attestons ce que nous avons vu, mais vous ne recevez pas notre témoignage ! (Jean, III, 11)

2. Anxiété de Joseph. - Donc la future maternité de la Vierge Marie fut reconnue par Joseph, son époux. Vous savez comment après qu'elle eût conçu, Marie s'en alla toute joyeuse visiter sa cousine Elisabeth enceinte de Jean-Baptiste et dont l'ange lui avait annoncé la grossesse. Elle y demeura trois mois, dit saint Luc. Joseph vint la voir à son retour de Nazareth et constata sa future maternité déjà visible. Imaginez la stupéfaction de Joseph qui, non seulement ne s'était pas approché d'elle, mais que Marie, au dire des saints docteurs, avait elle-même engagé, après leurs épousailles, à faire le vœu de virginité comme elle l'avait fait elle-même. Constatant sa maternité prochaine, il n'en pouvait croire ses yeux.

3. Il constate la sainteté de sa femme. - Comme le dit saint Bernard, Joseph, qui connaissait la sainteté de Marie, ne pouvait croire qu'elle eût péché, et cependant, il ne pouvait se dissimuler sa maternité prochaine et l'impossibilité naturelle pour une femme de se trouver dans cet état, sans le concours des œuvres d'un homme. Son cœur était comme une olive entre deux meules. Prudent et sage comme il l'était, il savait qu'une femme légère se trahit toujours par l'absence d'une piété sincère, par sa loquacité, l'immodestie de ses manières, son amour de la bonne chère, sa paresse, sa vanité et son mépris pour son mari. Or, rien de tout cela en Marie, tout au contraire.

Elle est pieuse. - Il ne pouvait trouver femme plus pieuse et plus sainte, plus constamment appliquée à l'oraison, aux saintes lectures et à la contemplation, ce triple fondement sur lequel doit s'établir toute femme qui ne veut pas tomber.

Elle est silencieuse. - Une femme silencieuse est bonne. Pour peindre cet amour du silence chez Marie, on la représente avec les yeux plus grands que la bouche, afin de nous apprendre combien son âme avait de grands yeux pour contempler et considérer les merveilles de Dieu et combien sa bouche s'ouvrait peu pour parler.

Elle est modeste. - Elle ne se mettait jamais curieusement aux fenêtres. Elle ne sortait de chez elle que pour aller au Temple, s'y rendant avec une parfaite modestie, les yeux baissés et recueillis. Elle ne cherchait pas à se faire remarquer et ne regardait pas autour d'elle.

Elle est mortifiée. - Marie mangeait fort peu, seulement ce qui lui était nécessaire pour ne pas défaillir ; elle était sans cesse dans le jeûne et l'abstinence.

Elle est laborieuse. - Jamais oisive, elle s'occupait toujours à des œuvres saintes. Saint Jérôme dit qu'elle se levait la nuit pour prier. Ensuite elle filait, tissait, etc.

Elle est sans vanité. - Marie ne se souciait pas de parure : elle lavait son visage à l'eau pure de ses larmes. Sainte Anne, sa mère, la parait elle-même, et par déférence pour sa mère, elle s'habillait ainsi à la maison, jamais au dehors : C'est tout le contraire de ce que font nos jeunes filles modernes.

Elle est respectueuse envers son mari. - Malgré sa jeunesse, sa noblesse et sa beauté, malgré l'âge et la pauvreté de son époux, elle l'honorait plus qu'aucune femme au monde.

4. Crainte et tremblement. - Ainsi donc Joseph, loin de trouver aucun signe de perversion en Marie, y constatait, au contraire, toutes les vertus, tous les sentiments qui font les saintes femmes. Mais il avait beau se demander si, par hasard, la nature pouvait amener la maternité chez une femme sans l'œuvre de l'homme, il était obligé de constater que cela ne s'était jamais vu. Aussi était-il dans la plus cruelle perplexité et son cœur était broyé comme entre deux meules. D'un côté, il ne voulait pas la dénoncer, car elle eût été lapidée sur-le-champ. D'autre part, comme il était juste, il ne voulait pas se faire complice d'une faute ; et c'est pourquoi il se résolut à la renvoyer secrètement.
Voici donc démontré par le témoignage des sens que Marie allait devenir mère. Tirez-en cette leçon, bonnes gens, qu'il faut veiller avec soin, comme Joseph, avant de contracter mariage, pour découvrir tout empêchement possible de parenté, d'affinité ou autre.

II. Par 1e témoignage de la Sagesse divine

1. Comment connaître les mystères divins ?
D'après saint Thomas, les mystères, c'est-à-dire les secrets divins dont le principe réside dans la seule volonté libre de Dieu, ne peuvent être connus qu'autant qu'il plaît à Dieu de nous les révéler. C'est évident : ce que j'ai dans le cœur, vous ne pouvez le savoir sans que je vous le dise ; à plus forte raison, en est-il de même des pensées de Dieu. Les phénomènes qui se produisent selon les lois de la nature peuvent être prévus ; il suffit d'en connaître la cause naturelle. Le médecin peut prévoir l'heure de la mort d'un malade, parce que, si l'événement est encore futur, la cause qui doit le produire est déjà présente. Il n'en est pas ainsi de la libre volonté de Dieu. Joseph voyait bien l'état de son épouse, mais il n'avait aucun moyen naturel de découvrir la vérité de ce qui se passait ; la conception de Jésus n'avait aucune cause proportionnée dont elle pût être l'effet naturel : elle n'était produite ni par l'influence des constellations célestes, ni par aucune autre opération, que ce fut celle des anges, des éléments ou des hommes. Elle ne pouvait donc être connue que par révélation divine. Sachant combien Joseph était un homme d'éminente sainteté, combien il était juste et parfait, nous pouvons imaginer avec quelle ardeur il recourut à Dieu par la prière, pour qu'il plût à sa Miséricorde de l'éclairer sur les desseins de sa volonté. C'est ce que fit Joseph en effet. Il se mit d'abord en oraison et dit à Dieu : Seigneur, vous m'avez fait une grande grâce en me donnant pour épouse cette jeune fille, mais je vois qu'elle va devenir mère. Comment une si sainte femme peut-elle être dans cette situation ? À ces prières il mêlait d'abondantes larmes. Je crois bien aussi que, de son côté, Marie priait avec ferveur pour obtenir à son époux bien-aimé les consolations dont il avait besoin. Dieu allait exaucer ces prières si parfaites.

2. Solution d'une difficulté
Mais pourquoi Marie ne lui dit-elle pas ce qui en était quand elle vit sa tristesse et sa perplexité : car certainement il l'eût crue sur parole, bien qu'aujourd'hui peut-être un époux n'en croirait pas son épouse. Je réponds qu'il ne suffit pas, en effet, pour avoir le droit de révéler un secret confié à notre religion et qui est, d'ailleurs, bon, juste et saint, qu'il doive un jour être connu d'une autre manière. Aussi Marie qui avait la conscience la plus délicate, n'osa pas révéler ce secret dans la crainte d'offenser le roi du ciel. Quelle leçon pour tant de personnes irréfléchies qui ne savent pas se taire et qui, lorsque Dieu leur fait quelque grâce ou leur donne quelque lumière se hâtent de le publier partout, souvent fort mal, surtout quand elles prennent des illusions diaboliques pour des révélations d'en haut. Elles ressemblent à la poule qui ne parvient pas à se taire, et qui trahit l'œuf qu'elle vient de pondre, et qu'on lui ravit aussitôt.

III Par le témoignage des vertus spéciales de Marie

Aux approches de la naissance les femmes sont généralement maigres, pâles, dégoûtées de tout, capricieuses dans leurs envies. Marie ne l'était pas. Dès ce moment son visage s'illumina de rayons de gloire, surtout aux approches de ses couches. Trois raisons le démontrent.

1. La raison philosophique, c'est que le philosophe nous enseigne que tout agent naturel en produisant la forme substantielle, produit en même temps et dans la même mesure, les formes accidentelles qu'elle exige de sa nature : l'agent qui produit le feu produit par là même la chaleur et la lumière. Or, c'est de sa forme substantielle que Dieu a donné à Marie son divin Fils. Rien d'étonnant donc s'il lui donna cette gloire qui se reflétait sur le visage de sa mère, qui, alors apparut rayonnante de grâce et de beauté.

2. L'argument théologique se tire du 34° chap. de l'Exode, qui nous raconte que Moïse en s'entretenant avec Dieu sur la montagne, emporta sur son visage deux rayons de gloire tellement éblouissants que le peuple d'Israël ne pouvait plus le regarder en face.
Raisonnons maintenant. Si le visage de Moïse s'était illuminé de la sorte dans un simple entretien avec Dieu, à combien plus forte raison la conception du Christ devait-elle faire resplendir le visage de Marie.

3. Je le prouve enfin par l'expérience : un vase de cristal, qui est lui-même transparent et beau, le deviendra plus si l'on met à l'intérieur une lampe allumée. De même pour Marie, dont le corps était plus pur et plus beau qu'aucun vase de cristal, quand il reçut en lui la lumière qui illumine le monde, le fils de Dieu.
Ne nous étonnons pas par conséquent qu'en ce moment Marie fût devenue plus rayonnante et plus belle, au point qu'à cause de ce rayonnement sans doute, Joseph ne la connut pas (Mt. I, 25). Pensez aussi avec quelle humilité après la révélation divine, Joseph demandait pardon à Marie de l'avoir soupçonnée et lui disait : Ô femme bénie, pourquoi ne m'avez-vous rien dit ? Je vous aurais crue certainement. Et sa sainte épouse le consolait, en le félicitant d'avoir été choisi comme l'époux et le compagnon de la Mère de Dieu et comme le père nourricier de son Fils. Ô famille bénie ! Comme tous les deux se confondaient en ardentes adorations devant le Dieu incarné dans le sein virginal.
(Trad. de Scorbiac)


II. La fuite en Égypte


Il y a, dans la prédication de maître Vincent, tout un art de présenter et de commenter la vie de Notre-Seigneur Jésus-Christ. C'est un thème qui revient, souvent dans ses sermons, à tel point qu'un auteur anglais, signalé dans notre introduction, a réuni les différents aspects de la personnalité du Christ en une magnifique anthologie. « À ce propos, écrit le P. Gorce (Saint Vincent Ferrier, Pion, Paris 1924, p. 134), la variété d'accents de Vincent Ferrier est inépuisable. Il sait atteindre, pour dépeindre l'enfant Jésus, à une douceur limpide, à une grâce fondante ». On retrouve dans le développement de ces thèmes toute l'inspiration, la subtilité, l'art personnel de maître Vincent. Telle page, reproduite ici, et puisée dans la légende ou dans les apocryphes de la Vierge, pourrait figurer parmi les Fioretti. Il faut la lire avec une âme d enfant, pour en savourer la naïveté et la fraîcheur.

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THÈME : De l'Égypte j'ai rappelé mon fils. (Mt., Il, 15).
Présentement je dois vous entretenir de la fuite du Christ, quand, à cause d'Hérode il se réfugia en Égypte. C'est un sujet très pieux et, s'il plaît à Dieu, utile aux âmes. Mais avant tout, recourons à la protection de la bienheureuse Vierge Marie. Ave Maria.

De cette humble fuite du Christ nous dirons trois choses :
1° Comment elle fut révélée divinement.
2° Comment elle fut exécutée humainement.
3° Comment le retour eut lieu finalement.


I. Révélée divinement

1. Nécessité de cette révélation
Comment a-t-il pu se faire que le Christ qui était établi dans la terre promise où était adoré le seul Dieu, se soit réfugié dans l'Égypte, terre des infidèles où étaient adorées les idoles ?
C'est pour cela que la fuite du Christ ne devait avoir lieu que par révélation divine. Car si quelqu'un d'entre vous voulait passer du royaume catholique de Castille au royaume mauresque de Grenade, il devrait savoir que ce serait une affaire sérieuse. Et c'est pour cela qu'elle fut révélée... Et voici comment : Hérode savait que le Christ était né à Bethléem, et sentait que les Juifs, par crainte de lui, n'osaient pas parler ouvertement de la naissance du Christ vrai Messie, naissance accompagnée de tant de prodiges qu'ils avaient vus, mais qu'ils devaient dire en secret : Hérode ne tardera pas de tomber ; c'est pour cela qu'il cherchait à mettre à mort l'enfant. Et c'est la raison pour laquelle l'ange apparut, comme il est dit dans l'Evangile d'aujourd'hui : Voilà que l'Ange du Seigneur apparut en songe à Joseph et lui dit : « Lève-toi, prends l'enfant et sa mère, et fuis en Égypte ; et restes-y jusqu'à ce que je t'avertisse. Car Hérode va rechercher l'enfant pour le taire périr ». (Mt., II, 13).
C'est donc ainsi que la fuite du Christ fut divinement ordonnée par l'ange.

2. Pourquoi pendant le sommeil de Joseph ?
Mais pourquoi une chose aussi grande et aussi solennelle que la fuite du Christ d'une terre fidèle à une terre infidèle a-t-elle été faite en songe et non dans la veille, surtout que nous ne devons pas ajouter foi aux songes, selon la parole de l'Écriture : Vous n'observerez pas les songes (Lev., XIX, 26). Et ailleurs : Prends garde que se trouve au milieu de vous quelqu'un qui observe les songes (Deut., XVIII, 10). Si donc nous ne devons pas observer les songes, comment une chose aussi grave qu'une révélation divine a-t-elle été faite en songe ? Pour réponse, sachez que pour les révélations divines, il faut un cœur préparé, un cœur tranquille et non troublé par les affaires du monde. C'est ce que nous lisons dans les vies des Pères à propos des trois compagnons ...Les Juifs ont un cœur dissipé dans les affaires de ce monde, et c'est pour cela qu'ils ne peuvent pas recevoir la révélation divine qui les éclairerait, et qu'ils ne voient pas la vérité du salut.
Or, saint Joseph avait le cœur dissipé à cause de l'anxiété que lui causait le Fils de la Vierge, sachant que l'enfant était Fils de Dieu et qu'Hérode cherchait à le faire mourir. De plus, il était occupé à son travail d'artisan. La révélation fut donc faite à Joseph en songe, parce qu'alors il avait le cœur tranquille. Mais, dira-t-on, comment savoir que telle révélation faite en songe est divine ? C'est par la clarté du soleil qu'on sait qu'il fait jour. Et quand une révélation éclaire et donne des forces, on sait qu'elle est de Dieu. S'il y a doute, ce n'est pas Dieu qui en est l'auteur. Le saint homme Job nous apprend que la révélation se fait en songe : Dans l'horreur d'une vision nocturne (Job., IV, 13).

3. Pourquoi cette révélation a été faite non à Marie, mais à Joseph
La Vierge Marie avait le cœur tranquille, c'est pour cela que la révélation de la conception et de l'incarnation du Christ lui fut faite par l'ange, non en songe, mais dans la veille, et qu'elle dut être faite à elle plutôt qu'à Joseph. Ce.fut aussi parce qu'elle était plus sainte que Joseph et plus élevée en dignité et en perfection, étant la Mère du Fils de Dieu. Mais bien que Marie fût plus élevée en dignité et en toute perfection, cependant Dieu a voulu par cet exemple, apprendre que ce n'est pas à elles, mais aux maris à gouverner la maison, fussent-elles de noble race et leur mari de basse extraction : Que toutes les épouses des grands et des petits rendent honneur à leurs maris (Esth., I, 20). L'homme est le chef : et de même que le chef est au-dessus de tous les membres, ainsi le mari doit être au-dessus de l'épouse. Et comme changer de domicile pour passer d'un État dans un autre appartient à l'administration du mari, voilà pourquoi la révélation fut faite à Joseph plutôt qu'à Marie.


II Exécutée humainement

1. Le départ de nuit
La révélation reçue de l'ange, Joseph se lève en toute hâte, pouvant à peine respirer. La Vierge Marie avait coutume de se lever au milieu de la nuit, au dire de saint Jérôme, pour se livrer à la contemplation et à la prière : Au milieu de la nuit je me levais pour te louer (Ps. CXVIII, 62). Elle se rendit à l'oratoire de son Fils, qui goûtait un sommeil humain pendant que la divinité veillait. Joseph frappe doucement à sa porte. Elle ouvre et lui dit : Père, que désirez-vous ? Joseph hors d'haleine, pouvant à peine parler, lui dit de prendre l'enfant, car Hérode va chercher l'enfant pour le perdre (Mt., II. 13). Joseph s'occupa de sangler l'âne, et la Vierge prenant l'enfant qui dormait l'invoquait pour qu'il les dirigeât dans leur voyage. Et Joseph prit l'enfant et sa mère de nuit (Ibid., 14). Ils confièrent la clef de la maison à quelque voisin, et partirent tremblants à travers la ville, sans frapper à aucune porte.

2. Ils partent pour l'Égypte, et quelle Égypte !
A) CRUAUTE DES ÉGYPTIENS. - Quand ils furent hors de la ville, Marie demanda à Joseph si Dieu lui avait révélé où ils devaient aller, et il dit que c'était en Égypte. Marie en fut très affligée, à cause des trois vices qui régnaient en Egypte : la cruauté, l'immoralité et l'infidélité. Mais Dieu, dit la légende, lui envoya une consolation en route. Il était midi, et ils se reposaient sous un arbre où Dieu fit deux miracles. L'arbre qui avait des fruits pencha ses branches sur le sein de la Vierge, et Dieu fit sourdre une source d'eau. Marie en fut fortifiée, non seulement pour le service rendu, mais aussi pour sa signification. L'abaissement de l'arbre lui fit comprendre que leur cruauté baisserait, et le jaillissement de la source qu'ils les traiteraient bien pour leur consolation. Ceci est dirigé contre les Juifs qui n'ont pas voulu recevoir le Christ. Car alors fut accomplie la prophétie : Je t'aimerai, Seigneur, toi ma force, et mon refuge et mon libérateur (Ps., XVII, 2-3). - Le peuple que je n'ai pas connu m'a servi... Des fils étrangers m'ont menti (Ibid., 45-46).

B) PERVERSION DES ÉGYPTIENS. - Les Égyptiens étaient également pervertis. Mais alors. Dieu donna tant de grâces pudiques à la Vierge que tous les Egyptiens qui la voyaient devenaient chastes, à tel point qu'ils furent pleins de respect pour elle et ne se sentirent pour elle aucune inclination coupable, disent les commentateurs. La Vierge dès lors pouvait dire : Moi comme une vigne j'ai produit des fruits d'une odeur suave, et mes fleurs sont des fruits d'honneur et d'abondance (Eccli., XXIV, 23). Il est dit : Comme une vigne, car d'après les sciences naturelles la vigne répand une telle bonne odeur que nulle bête puante ne peut alors rester dans la vigne, mais s'en éloigne promptement. C'est ainsi que ces hommes à l'aspect de la Vierge chassèrent loin d'eux toute pensée impure. Ses fleurs sont des fruits d'honneur, car ils la traitèrent avec grand respect, et d'abondance, car ils ne la laissèrent manquer de rien.

C) IDOLÂTRIE DES EGYPTIENS. - Les Egyptiens vivaient dans l'infidélité. Et bien qu'il soit dur d'aller d'un pays religieux dans une terre infidèle, Dieu ne laissa pas de consoler Marie contre cette infidélité. Un historien raconte que lorsqu'ils se livraient à l'idolâtrie, Jésus vint en Egypte et leur prêcha qu'il fallait croire et adorer le seul vrai Dieu. Ils lui répondirent qu'ils n'adoreraient que s'ils voyaient de leurs yeux ce qu'il fallait adorer. Il leur dit : Puisque vous ne voulez adorer que ce que vous voyez, je vous annonce que Dieu prendra chair d'une jeune vierge ; dès lors vous pourrez le voir et l'adorer. Et voici à quel signe vous reconnaîtrez que Dieu se fait homme et naît d'une jeune vierge : c'est lorsque seront brisées toutes les idoles. Et aussitôt ils firent une statue de la Vierge tenant son enfant sur ses bras. Et quand le Christ naquit à Bethléem, subitement dans la terre d'Egypte tombèrent à terre et se brisèrent toutes les idoles. Ils connurent donc alors que devait être né le Fils de la jeune Vierge. Et dès lors la statue de la Vierge qui se tenait en bas fut placée en haut là où étaient les idoles. Et ils demandaient à la Vierge et à Joseph s'ils avaient entendu dire qu'une Vierge eût mis au monde un Fils. Ils lui demandèrent même si elle était cette heureuse Vierge et ils leur parlèrent de la fameuse statue, que la bienheureuse Vierge, nous pouvons raisonnablement le croire, leur exprima le désir de voir. Oracle contre l'Egypte. Voici que Yahvé, monté sur un léger nuage, vient en Egypte. Les idoles de l'Egypte tremblent devant lui et les Egyptiens sentent leur cœur défaillir (Is., XIX, I). Le nuage, c'est notre humanité ; car de même que le nuage se forme des vapeurs de la terre, et dès que le soleil parait se dissipe, ainsi notre humanité doit disparaître. Ce nuage est léger ; car si notre humanité est gravement appesantie par le péché, l'humanité du Christ est tout à fait légère, dégagée de tout poids du péché : Il n'a jamais fait de tort (Is., LIII, 9). Ce nuage était aussi léger, parce que le Christ était encore enfant.
Voilà donc comment la fuite du Christ s'est accomplie humainement.

3. Leçon morale
On peut se demander ici si les Égyptiens en gardant et en adorant l'image de la Vierge avec son Fils méritaient le salut après leur mort ? Disons d'abord que c'est une hérésie de prétendre que chacun peut être sauvé en suivant sa religion. Mais il faut tenir compte aussi de la parole inspirée : Mes paroles ne sont-elles pas bienveillantes pour le juste qui marche droit ? (Mic., II, 7). Elles sont bienveillantes : elles ont de la saveur pour ceux qui sont bien disposés, mais non pour les autres. Celui qui a la fièvre n'apprécie pas la saveur d'un mets délicieux, mais bien celui qui est en bonne santé, qui l'apprécie et en mange. De même ceux qui à raison du péché sont mal disposés ne goûtent pas la vérité, mais bien ceux qui sont disposés par la vertu et pour qui les paroles de Dieu sont pleines de saveur.

III. Retour sagement ordonné

1. La vie en exil.
Le maître des Scolastiques dit que la Vierge avec son Fils resta exilée sept ans, et qu'après ces sept ans accomplis, voilà que l'Ange du Seigneur apparut en songe à Joseph, en Egypte, et lui dit : « Lève-toi, prends l'enfant et sa mère, et reviens au pays d'Israël : car ils sont morts, ceux qui en voulaient à la vie de l'enfant » (Mt., II, 20). Il y a là matière à contemplation...

2. Pourquoi la fuite devant Hérode ?
Les Juifs et les Mahométans nous disent : Si le Christ était Dieu, comme vous chrétiens l'affirmez, pourquoi a-t-il fui devant Hérode ? N'était-il pas de force à se défendre ? Oui, il le pouvait, mais il ne l'a pas voulu, parce qu'il est venu sur la terre humble et non orgueilleux. Prenons un exemple dans ce qui se passe dans le monde. Un homme se tient sur sa porte et voit venir son ennemi : il entre dans sa maison à l'exemple du Christ qui prend la fuite, il ne va pas à sa rencontre, ne veut pas même le voir ; n'a-t-il pas pris la fuite devant un lion ou un insensé ? A plus forte raison doit-on prendre la fuite devant celui qui est plus qu'insensé.

3. Pourquoi sept ans d'exil ?
Et non pas cinq ou six ? On répond que le monde a à passer par sept âges avant d'arriver à la terre promise éternelle. Le premier âge va d'Adam à Noé, le second de Noé à Abraham, etc., et quand sera accompli le septième âge dans lequel nous sommes maintenant, nous prendrons possession de la terre promise éternelle, de la gloire pour nos âmes et pour nos corps.
C'est pour cela qu'il a voulu être hors de sa terre sept ans. C'est aussi ce que dit le prophète : Comme passe le matin a passé le roi d'Israël. Quand Israël était enfant, je l'aimai, et de l'Egypte j'appelai mon fils (Osée, XI, 1-2). Ce roi c'était le Christ : il a passé comme le matin, parce que de même que le matin est chassé par l'ardeur du soleil, ainsi le Christ a été au matin, quand la Vierge l'a enfanté sans douleur dans une joie céleste, que rappellent la joie qu'apportent au monde l'aube du jour et le matin. Mais il a passé comme le matin, quand est venu le feu brûlant du jour, la persécution d'Hérode, qui l'a obligé à passer de Bethléem en Égypte.

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Conclusion.
Vous comprenez maintenant comment cette fuite a été révélée divinement, exécutée humainement, se terminant par le retour finalement. La prophétie s'est donc accomplie : De l'Egypte j'ai rappelé mon fils. Ce qui était à établir dans ce sermon. Deo grotias. (Trad. Cl. Bouvier).


III. L'apparition de Jésus à sa mère au matin de la Résurrection

Saint Vincent Ferrier pense que Notre-Seigneur ressuscité a réservé sa première apparition à sa très sainte Mère, et les motifs qu'il donne sont certes de nature à impressionner toute âme chrétienne. Il note toutefois que les évangélistes ne soufflent mot à ce sujet. Ce qui n'est pas exact. Saint Marc déclare que Jésus apparut en premier lieu à Marie de Magdala et lui confia un consolant message pour les apôtres. N'empêche que la touchante et délicieuse fresque que saint Vincent Ferrier trace de l'entrevue de la Vierge-Mère et du Christ rédempteur respire un sentiment profond et doux qui devait plaire à nos dévots aïeux et retiendra encore l'attention de l'âme religieuse moderne. L'interprétation psychologique de la scène est de toute beauté. Nous en relevons les points essentiels : La Vierge est seule à croire encore en son Fils... Elle a passé la nuit en prières... elle surveille l'aube par la fenêtre... elle attend... Et voilà que la modeste chambre est envahie... Le Christ rédempteur, irradié de goire, lui apparaït, accompagné de tous les justes de l'Ancienne Loi qui attendaient dans les larmes de l'exil la venue du Sauveur. Et tous ces justes, depuis les premiers humains jusqu'aux derniers prophètes, s'inclinent devant Marie, cette créature choisie dont les pieds ont écrasé la tête infernale du serpent. Tableau digne d'un pinceau de génie et que l'on aurait voulu voir retracé par Fra Angelico.

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Pourquoi le Christ ressuscité apparut à Marie.
Je dis que la Résurrection fut, par faveur spéciale, annoncée d'abord à la Vierge Marie. Plusieurs théologiens l'affirment, et saint Ambroise dit expressément, au livre des Vierges : Marie vit son Fils ressuscité et le vit la première.
Les évangélistes ne signalent pas le fait, parce qu'ils ne pensaient qu'à produire des témoins irrécusables. On aurait pu attaquer le témoignage de la Mère en faveur du Fils. Mais que le Christ ait apparu à sa Mère d'abord, trois raisons nous le prouvent.

D'abord, le précepte divin : Dans la Passion de son Fils, elle avait été torturée plus que tous. Le Christ l'avait dispensée des douleurs de l'enfantement, et plus tard lui épargna les douleurs de la mort qui surpassent toutes les autres douleurs, comme le dit saint Albert le Grand : La plus terrible douleur est la mort, parce que l'âme est arrachée tout entière comme un arbre. Mais toutes les douleurs de l'enfantement et de la mort l'envahirent lors de la Passion de son Fils. Or, l'Écriture dit (Eccl. 7, 27) : De tout ton cceur honore ton père et n'oublie jamais ce qu'a souffert ta mère. C'est pourquoi le Christ, si parfait observateur de toute loi, apparut à sa Mère d'abord :
1° parce qu'elle avait été plus torturée que les autres ;
2° à cause du mérite de sa foi. Il ressort trop clairement du texte évangélique que, au temps de la Passion, les apôtres et les disciples perdirent la foi, doutant s'Il était Dieu et le véritable Messie, bien qu'ils Le tinssent pour un saint prophète.
Seule, la Vierge Marie crut sans faiblir, en ce premier Samedi-Saint, et par là, mérita que l'Église de Dieu récitât un office particulier en son honneur chaque samedi. Or, l'Écriture dit : Le Seigneur se laisse trouver par ceux qui ne Lui refusent pas leur foi. (Sap. I, 2) Le Christ ressuscité dut donc apparaître à sa Mère avant tout.
3° à cause de l'intensité de son amour : il est certain que nulle mère n'aima son fils plus que la Vierge Marie n'aima Jésus-Christ. Comme Il dit Lui-même : Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et je l'aimerai et me manifesterai à lui. (Jean, XIV, 21)

Il s'en suit, pour ces trois raisons, que la première apparition fut pour la Vierge Marie, bien que les évangélistes n'en disent rien.

Entrevue de la Vierge Marie et du Christ Rédempteur.
Voyons maintenant comment cela eut lieu, et l'âme pieuse trouvera de consolantes douceurs à contempler ce mystère.
La Vierge était absolument certaine de la Résurrection de son Fils, puisqu'Il l'avait si ouvertement prédite ; mais elle ignorait l'heure qui, en effet, ne se trouve nulle part déterminée. Elle passa donc cette nuit, qui lui parut bien longue, à réfléchir sur l'heure possible de la Résurrection. Sachant que David a, plus que tous les autres prophètes, parlé de la Passion du Christ, elle parcourut le psautier, mais n'y trouva nulle indication de l'heure.
Cependant, au psaume 56, David, parlant en la personne du Père à son Fils, dit : Éveille-toi, ma gloire. Éveille-toi, harpe, cithare, que j'éveille l'aurore. (Ps : 56, 9)
Et la réponse du Fils est celle-ci : J'éveillerai l'aurore. Remarquez ces trois noms : Gloria, psalterium, cithara. Le Père appelle d'abord son Fils Gloria mea, parce qu'en toutes choses le Christ a par-dessus tout aimé et prouvé la gloire de son Père. Aussi disait-il lui-même : Je ne cherche pas ma gloire, mais j'honore mon Père. (Jean, 8, 50) C'est pourquoi le Père lui dit : Éveille-toi, ma gloire.

En second lieu, le Père l'appelle Psalterium. Le Psalterion a dix cordes : c'est un instrument d'appartement et dont on ne joue guère en public, à cause de ses faibles sons. Il figure la loi de Moïse qui est comme un instrument privé donné au seul peuple juif, composé de dix commandements comme de dix cordes. Le Christ obéit en tout à cette loi. Il s'en rend témoignage Lui-même, disant : Je ne suis pas venu abolir la Loi, mais l'accomplir. (Mt. 5, 17). Et c'est pourquoi son Père l'appelle Psalterium.

Enfin, le Père appelle son Fils Cithara. La lyre représente la loi évangélique aux sons plus clairs et de plus grande portée. Le monde entier l'entendit selon cette parole : Leur voix s'est étendue jusqu'aux limites du monde. (Ps. 19, 5)
Et le Fils répondit à son Père : Je réveillerai l’aurore.

Quand la Vierge Marie sut l'heure de la Résurrection, je vous laisse à penser avec quel empressement elle se leva pour voir si l'aurore venait. Elle constata que non, et acheva le psautier. Puis elle voulut s'assurer si d'autres prophètes n'avaient pas mentionné l'heure de la Résurrection. Elle trouva au chapitre 6 d'Osée ce texte dans lequel le prophète parle au nom des apôtres : Après deux jours il nous rendra la vie, le troisième jour il nous relèvera et nous vivrons en sa présence. Appliquons-nous à connaître Yahvé ; sa venue est certaine comme l'aurore. Remarquez l'expression Il nous rendra la vie. Les apôtres, en effet, avaient été frappés mortellement dans leur âme par leur incrédulité. – La Vierge alors se leva, disant : Ces témoins de l'heure où mon Fils doit ressusciter me suffisent ; et elle prépara la chambre et un siège, ajoutant : Là va venir s'asseoir mon Fils, et je pourrai converser avec lui. Puis elle regarda par la fenêtre, et vit que l'aurore commençait à poindre. Sa joie fut grande : Mon Fils va ressusciter, dit-elle. Puis, fléchissant les genoux, elle pria : Réveille-toi, sois devant moi et regarde, et toi, Yahvé, Dieu Sabaot, Dieu d'Israël, lève-toi. (Ps. 58, 6)

Et aussitôt, le Christ lui envoya l'ange Gabriel, disant : Vous qui avez annoncé à ma Mère l'incarnation du Verbe, annoncez-lui sa Résurrection. Sur-le-champ, l'ange vola vers la Vierge et lui dit : Reine du Ciel, réjouissez-vous ; car celui que vous avez mérité de porter dans votre sein est ressuscité selon sa promesse.
Le fait et les paroles ont été révélés au bienheureux Pape Grégoire qui ajouta ces mots : Priez Dieu pour nous. Aussitôt après le Christ se présenta, accompagné de tous les patriarches.
Si vous demandez comment ils pouvaient tenir tous dans cette petite chambre, je réponds que leur gloire est telle qu'ils auraient pu s'y trouver au nombre de plusieurs milliers, et même dans un espace moindre, par la vertu divine toujours à leur disposition comme l'insinue saint Thomas (Dist. 4e, art. 44). Et le Christ salua sa Mère, disant : La paix soit avec vous ! La Vierge alors, fléchissant les genoux, et pleine de larmes que faisait couler la joie, l'adora et baisa ses pieds et ses mains. Ô plaies bénies qui m'avez causé tant de douleurs ! Et le Christ, embrassant à son tour sa Mère, lui dit : Réjouissez-vous, ô ma Mère, car vous n'aurez désormais que de la joie. Puis il essuya ses larmes. Et il s'assit, et tous deux conversèrent doucement.
Oh ! Heureux qui eût pu assister à cet entretien ! Alors, elle dit à son Fils : Jusqu'ici, mon Fils, je vous rendais mon culte le samedi pour honorer le divin repos après la création du monde, à l'avenir, ce sera le dimanche, en mémoire de votre Résurrection, de votre repos et de votre gloire. Et le Christ approuva. Puis il raconta ce qu'il avait fait aux enfers, comme et il avait enchaîné Satan, et présenta à sa Mère les patriarches qu'il en avait ramenés. Et tous firent à la Vierge Marie un salut profond.

Je vous laisse à penser quels furents les sentiments d'Adam et d'Ève lorsqu'ils dirent à la Vierge Marie : Bénie soyez-vous, ô notre Fille et notre Maîtresse, vous dont parlait le Seigneur lorsqu'il dit au serpent : Je mettrai une hostilité entre toi et la femme. (Genèse, 3, 15). Ève ajouta : Par ma faute, j'ai fermé le paradis, mais vous, pleine de grâce, vous l'avez ouvert de nouveau. Et chaque prophète lui disait de son côté : J'ai prophétisé de vous en tel et tel passage de mon livre, etc. Et tous ensemble, la saluant humblement, s'écrièrent : Vous êtes la gloire de Jérusalem, la joie d'Israël et l'honneur de notre peuple. Et la Vierge leur rendit le salut en ces termes : Vous êtes une race élue, un sacerdoce royal, une nation sainte, un peuple acquis, pour annoncer les louanges de Celui qui vous a appelés des ténèbres à son admirable lumière. (I Petr., 2, 9) Et les anges, de nouveau chantèrent : Réjouissez-vous, Reine du Ciel.


IV. La Passion du Christ et la conversion des Juifs

Au temps de notre apôtre, il n'y avait pas que des chrétiens en Espagne. Vis-à-vis de ceux-ci, il y avait des infidèles : Maures et Juifs. Les premiers, cantonnés au sud, dans la province de Grenade, n'avaient que peu de rapports avec les Chrétiens. Il n'en était pas de même des Juifs, que l'on rencontrait un peu partout et qui avaient en mains la fortune et l'industrie. Cela portait parfois ombrage aux chrétiens qui, sous prétexte de guerre sainte, allaient jusqu'à les piller et les égorger. Maître Vincent, tout en partageant les idées de ses compatriotes sur le danger juif, était trop pénétré de la doctrine du Christ pour admettre la méthode brutale. Déjà, au temps de sa jeunesse, il avait déploré les pogroms qui ensanglantèrent Valencia. Au nom du christianisme il proclamait des idées beaucoup plus modernes que médiévales sur la tolérance. Il disait : « Les apôtres qui ont conquis le monde ne portaient ni lances ni couteaux. Les chrétiens ne doivent pas tuer les Juifs avec le couteau, entendez : tuer les erreurs qui empoisonnent leur âme et leur vie, mais avec des paroles, et pour cela les émeutes qu'ils font contre les Juifs, ils les font contre Dieu même, car les Juifs doivent venir d'eux-mêmes au baptême ». Cette tolérance de bon aloi lui gagna la sympathie de milliers de Juifs qui se mêlaient parmi ses auditeurs, si bien qu'on évalue à 25.000 le nombre des Juifs convertis par lui et à 8.000 celui des Musulmans. L'une de ses plus brillantes conversions fut celle d'un rabbin notable qui, sous le nom de Jérôme de Sainte-Foi, devint le médecin du pape Benoît XIII d'Avignon, et fut parmi ses anciens coreligionnaires le grand apôtre du christianisme. On retrouvera dans la page que nous citons et que nous empruntons à deux différents sermons, le zèle infatigable mais éclairé du prêcheur. Tous ses efforts tendent visiblement à éclairer ses auditeurs pour les convaincre à venir d'eux-mêmes au baptême. S'il ne réussit pas, tant pis, les Juifs sont responsables de leur conscience et peut-être que leur bonne foi sera agréée devant Dieu.

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L'aveuglement des Juifs.

THEME : Tout peuple qui voit, rend gloire à Dieu.
Lorsque les disciples entendirent Notre-Seigneur parler de sa Passion et de sa mort, ils ne comprirent pas, ignorant la raison pour laquelle il devait mourir.
Comprendre, c'est connaître les raisons et les causes.
Or, les Juifs qui, chaque jour m'entendent parler de la Passion, sont dans la même erreur ; quand ils retournent chez eux et dans leurs synagogues, ils relisent en vain leurs prophéties, parce qu'ils ignorent la cause. Cette cause, Juifs, la voici : en Dieu, la justice et la miséricorde ne sont pas des qualités comme chez nous ; mais bien son essence propre, c'est-à-dire lui-même.
C'est pourquoi si Dieu n'eût pas voulu racheter le monde par sa Passion, mais se fût contenté de dire : Je veux que la nature humaine soit sauvée, où serait sa justice ? De même, s'il eût dit : Je veux qu'elle soit perdue, où serait sa miséricorde ? D'un côté, il n'y aurait eu qu'infinie miséricorde, et de l'autre, qu'infinie justice, mais, à coup sûr, pas tous les deux à la fois.
Et c'est pourquoi il a voulu se montrer juste et miséricordieux tout ensemble ; c'est-à-dire que le, Fils de Dieu, qui était sans péché, devenu homme dans le sein de la Vierge Marie, a racheté la nature humaine perdue par le péché d'Adam à l'instigation d'Ève, vierge encore. En acceptant de mourir, il a été miséricordieux ; en payant le prix de sa rédemption, il a été plein de justice. David, prophétisant de l'un et de l'autre, dit : Les lacets de la mort m'enserraient, les filets du shéol me tenaient... Jahvé est justice et pitié. (Psaume 116, 3 et 5)
C'est ainsi que la miséricorde de Dieu se manifeste, en ne laissant pas périr le monde, et sa justice, en le rachetant par un prix suffisant. Or, personne ne pouvait payer ce prix que le Fils de Dieu, fait homme et mourant. Les cités de refuge, dont il est question au livre du Lévitique, figurent cette Passion du Christ, et c'est du sacerdoce de Jésus-Christ, vrai Messie, que parle tout ce chapitre.
David exprime en termes formels ce sacerdoce perpétuel dans le psaume Dixit Dominus : Yahvé l'a juré et ne s'en dédira point : « Tu es prêtre à jamais selon l'ordre de Melchisédech ! » (Psaume 110, 4)

Il n'y a pas et ne peut y avoir de prêtre perpétuel que Jésus-Christ.
Enfin, le psaume 21 est une histoire anticipée de la Passion du Christ, et ne peut s'entendre absolument que de lui ; aussi le Christ a-t-il voulu le redire durant sa Passion. Isaïe, au quatrième chant du Serviteur de Yahvé (52, 9 et 10), parle de Celui qui a été frappé à mort pour nos péchés, alors qu'il n'avait jamais fait de tort. Ce qui ne peut manifestement s'appliquer qu'au Christ, véritable Messie.
Ainsi donc, ô Juifs, ouvrez les yeux et ne restez pas volontairement aveugles en face de la vérité des Écritures. Si vous voulez être éclairés, rapprochez-vous de Dieu par le baptême. Ecoutez David, disant : Qui regarde vers lui resplendira : sur son visage point de honte. (Psaume 33, 6)


Application aux Juifs du paralytique de la piscine (appel au baptême).
Un paralytique attendait son tour, mais parce qu'il n'avait ni serviteur, ni aide pour le jeter dans la piscine, il resta bien là trente-huit ans sans pouvoir être guéri.
Le Christ ayant pitié de lui, lui dit : Voulez-vous être guéri ? Oui, répondit l'homme. Et il croyait, disent les interprètes, que Notre-Seigneur voulait simplement le prendre sur son dos et profiter de la venue de l'ange. Mais le Christ lui ordonna de prendre son grabat ; et aussitôt il fut guéri. Isaïe a prédit cela, ô Juifs, lorsqu'il dit : Tournez-vous vers moi pour être sauvés, car je suis Dieu sans égal ! (45,22)

Venons-en maintenant à deux applications pratiques et très belles de notre cas.
Tout d'abord celle-ci. Le Christ voulut guérir cet homme sans le secours de la piscine, préférablement aux autres, parce que les autres pouvaient profiter du moyen ordinaire et que ce malade ne le pouvait pas : ce qui signifie que ceux qui peuvent être conduits au baptême ne seront sauvés qu'à condition d'être baptisés. Si quelqu'un toutefois ne peut pas être conduit au baptême et qu'il ait, par ailleurs, un cœur ferme dans la foi chrétienne, en vue de recevoir le baptême si cela était possible, s'il vient à mourir, il est guéri de ses infirmités morales comme ce paralytique.
Si donc, ô Juifs, vous ne pouvez venir au baptême ni y conduire vos enfants, la foi chrétienne suffira pour vous sauver, sinon le paradis n'est pas pour vous, selon le mot de saint Paul : Lorsque l'ardeur y est, on est agréé pour ce qu'on a ; il n'est pas question de ce qu'on n'a pas. (2 Cor., 8, 12)
La seconde application vient de la parole de Notre-Seigneur au paralytique : Allez dans votre maison. Cette maison est le paradis, ouvert à ceux qui sont baptisés et guéris de leurs fautes.
Si donc, ô Juifs, vous n'êtes pas comme ceux qui sont baptisés ou tout au moins qui ont le désir du baptême, il n'y a pas à compter sur la demeure du paradis que Moïse n'a point promise dans l'ancienne loi, mais seulement une demeure terrestre et les biens de ce monde.


Au sujet des enfants morts sans baptême.
De même qu'il consola ses disciples après sa Résurrection, de même le Christ apporte aux enfants morts sans baptême cinq consolations, comme il y a cinq doigts dans la main :
1° la certitude de ne plus offenser Dieu, ce qui est une grande douceur à l'âme ;
2° la certitude de ne pas être damnés ;
3° la consolation d'être justes ;
4° de n'avoir aucune tristesse intérieure ;
5° l'espérance de ressusciter hommes faits, bien qu'alors tout petits enfants.


V. Les joies et les signes du repentir

Il n'est point de convertisseur d'âmes qui n'ait eu à parler du repentir. Pour préparer à cette amère tristesse de l'âme, les prédicateurs ont tonné, tempêté, menacé. Saint Vincent Ferrier l'a maintes fois fait en des prédications qui évoquaient les terribles jugements de Dieu. Mais après avoir brandi la menace, l'apôtre s'apaisait et évoquait la parabole du retour dans la maison du Père. Quand sonne l'heure du repentir : la mort s'éloigne et la vie spirituelle renaît. Quels sont les éléments générateurs du repentir, quelle en est la genèse, à quels signes peut-on la reconnaître ? Voilà le problème soulevé par le contact quotidien avec les âmes pécheresses. Ceux qui pleurent et qui expient, blessés par cette peine d'amour qu'est le repentir, trouveront dans ce qui suit une certitude d'espérance, de consolation et de paix. Vincent Ferrier leur découvre les abîmes et les joies de leur être purifié.

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THEME : Maître nous voulons avoir un signe de vous.
Les personnes pénitentes me demanderont peut-être un signe auquel elles pourront reconnaître que leur pénitence est agréable à Dieu.
Sachez d'abord que les docteurs discutent pour savoir si on peut être absolument certain d'être en grâce avec Dieu.
Il faut distinguer entre la certitude de science et la certitude conjecturale, comme on le fait pour la présence de l'âme dans le corps. On ne peut scientifiquement constater que l'âme est dans le corps, mais on le peut par conjecture, c'est-à-dire par les effets produits, comme la vue, l'ouïe et les autres sens. En effet, si le corps voit, c'est une preuve que l'âme habite le corps. (1)
Or, de même que Dieu a fait l'âme pour habiter le corps, de même il a fait la grâce pour habiter l'âme. Mais on ne peut savoir par raisons déductives si une âme est en grâce selon le mot du Sage (Eccl. 9, I) : J'ai compris que les justes, et les sages, et leurs œuvres, sont dans la main de Dieu. L'homme ne connaît ni l'amour, ni la haine.
Si ces sentiments, qu'il éprouve pourtant, restent pour lui une énigme, il peut savoir conjecturalement s'il est digne d'amour ou de haine par les effets produits, comparés à ceux des sens corporels.
Il peut le savoir par la vue, lorsque l'âme est heureuse de contempler Dieu, sa gloire et ses bienfaits ; par l'ouïe, lorsque l'âme se trouve consolée en entendant les prédications, la messe, la doctrine du salut. Et c'est pourquoi Notre-Seigneur disait aux Juifs (Jean, 8, 47) : Qui est de Dieu entend les paroles de Dieu ; si vous n'entendez pas, c'est que vous n'êtes pas de Dieu. De même par l'odorat, lorsque l'âme aspire avec plaisir les parfums de vertu, comme lorsque quelqu'un a pardonné à son ennemi, ou bien changé de vie. Elle rend alors grâce à Dieu de ce bien opéré. De même pour le goût, l'âme reçoit de la consolation et de la joie (lorsque, avant de communier, elle s'y prépare soigneusement, sachant se priver la veille en vue de cette communion).
On reconnaît encore que la grâce habite une âme lorsque, communiant ou priant, elle se désaltère à la rosée amère des larmes, ou lorsqu'elle vibre facilement au sens de Dieu ; quand, par exemple, venant à pécher même légèrement par un peu d'excès dans la nourriture, le rire ou le sommeil, elle est saisie d'un sentiment vif de repentir et de crainte de Dieu.
La parole fait encore reconnaître la vie d'une âme, lorsqu'elle parle volontiers de Dieu, qu'elle le loue, le prie avec goût, prononçant les paroles saintes et les formules de l'Office divin.
Les œuvres servent de preuves aussi lorsque l'âme trouve de la joie dans l'âpreté de la pénitence, dans l'austérité du jeûne et choses semblables ; et encore lorsqu'elle avance dans le bien, croissant en vertu, en piété et ne revenant jamais en arrière. Saint Paul disait de lui-même : C'est par la grâce de Dieu que je suis ce que je suis. Et dans le psaume 85, 8, il est dit : Fais-nous voir, Yahvé, ton amour, que nous soit donné ton salut !
Et c'est ainsi qu'en parlant des âmes pénitentes, on peut dire : Maître, donnez-nous un signe certain.


VI. Le sens caché des Écritures

Pour mener vingt ans durant sur les routes d'Europe cette vie d'apôtre ambulant, il faut que maître Vincent ait été doué d'une santé robuste. Ses biographes le laissent entendre. S'ils ne signalent pas qu'il fût malade, ils disent néanmoins qu'il fût comme tout mortel sujet à des inconvénients de tout genre. Et pour un prédicateur qui chaque jour doit donner son sermon, quel plus grand inconvénient qu'une complète extinction de voix. Il arriva donc que maître Vincent fut enroué. Cet inconvénient devint, quand il put reprendre la parole, le sujet d'un sermon plein de bonhomie sur le sens caché des Écritures. Il prit pour thème, ces paroles : Il leur découvrit le sens caché des Ecritures. Parlant de son extinction de voix, il exposa pourquoi Dieu l'avait permise. Ce n'est qu'un canevas, extrait du manuscrit autographe de Valence, mais qui laisse deviner l'esprit d'adaptation du prédicateur. On a nettement l'impression de sentir passer son souffle.

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THEME : Il leur découvrit le sens caché des Ecritures.
J'ai d'abord à vous faire connaître, bonnes gens, le secret de mon enrouement, et j'y vois une bonne matière à traiter pour l'instruction des Chrétiens et des Juifs. Disons donc : Ave Maria.


I Le sens.littéral du texte.
Expliquons tout de suite le sens littéral de mon texte, car il rappelle un grand miracle de Notre-Seigneur. Ses disciples étaient grossiers, peu ouverts à l'intelligence des Ecritures, des prophéties et des mystères, aussi son premier soin, après sa Résurrection, fut-il de leur découvrir le sens caché : et c'est un bien plus grand miracle d'ouvrir les yeux de l'intelligence que ceux du corps. C'était le jour de Pâques ; Notre-Seigneur apparut à ses disciples, les signa au front, disant : Que votre esprit s'ouvre. Et leur esprit fut ouvert. Il leur avait du reste annoncé cela : Je vous donnerai moi-même un langage et une sagesse, à quoi nul de vos adversaires ne pourra résister ni contredire (Luc, XXI, 15).

Et dans l'Ancien Testament : J'enfouis ce témoignage, je scelle cette révélation au cœur de mes disciples... Moi et les enfants que Yahvé m'a donnés, nous sommes des signes et des présages en Israël (Is., VIII, 16-17). Tel est le sens littéral du texte ; mais je veux l'appliquer à mon extinction de voix et vous en dire les raisons. Il y en a trois. La première est particulière et me regarde, la deuxième est générale et vous regarde, la troisième est spéciale et regarde les Juifs.


Il. Les applications du texte

1°) D'abord celle qui me regarde. Sachez qu'il n'y a pour ainsi dire qu'une vertu, l'humilité, sans laquelle les autres ne valent rien, car elles se perdent et s'en vont comme du blé par un sac troué. C'est pourquoi il faut être humble, sans hypocrisie, ni recherche de vaine gloire, avoir toujours le cœur ouvert à Dieu, et ne vouloir que son honneur. David et Saül nous en offrent des exemples, et on en trouve d'autres autorités, soit dans l'Ancien soit dans le Nouveau Testament. Il demeure prouvé par là que l'humilité seule conserve la créature dans l'amitié de Dieu. Et c'est pourquoi Dieu, quand il choisit quelqu'un pour son service, lui envoie des empêchements, juste en ce qu'il désire le plus, afin qu'il s'humilie et ne se perde pas par la vaine gloire. Moïse en est une preuve lorsque Dieu le rendît bègue. Seigneur, disait-il, qu'est ceci ? Depuis deux jours je ne puis parler, depuis que votre voix s'est fait entendre, ma langue est devenue comme paralysée. Or, Moïse avait précisément à parler au peuple, et il dut le faire par truchement, c'est-à-dire par son frère Aaron : et d'un cœur de lion qu'il avait et qui lui faisait opérer des prodiges, il n'eut plus qu'un cœur de fourmi ; et il était humilié, ne risquant plus rien de la vaine gloire. Saint Paul faisait des miracles et ressuscitait des morts, mais il ne pouvait se guérir de la concupiscence, et il disait : Pour que la grandeur de mes révélations ne m'enorgueillise pas, l'aiguillon de la chair m'est resté, et c'est comme le soufflet de Satan. Ainsi ces deux grands hommes avaient le frein obligé de l'humilité. À plus forte raison en ai-je besoin, moi chétif, et dois-je le dire : Dieu l'a voulu pour que mes nombreuses prédications ne m'inspirent aucune vaine gloire, et qu'ainsi je n'oublie pas que Dieu pourrait m'enlever la voix à jamais.

2°) La seconde regarde vos âmes. - Le, salut des âmes est le souci principal de Dieu. C'est pourquoi Dieu m'a envoyé cette extinction de voix, pour donner à un plus grand nombre d'âmes l'occasion de se convertir, en me forçant à prolonger ici mon séjour. Vous savez que j'étais parti de cette ville avec l'intention de ne plus revenir, mais j'ai dû retourner pour procurer tout ce bien qui s'est fait de nouveau par les confessions, les jeûnes, les disciplines des petits enfants même et des soldats... Je suis revenu de sept lieues de loin pour le salut de tant d'âmes : Pour eux, disait saint Paul, je souffre jusqu'à porter des chaînes comme un malfaiteur. Mais la parole de Dieu n'est pas enchaînée. C'est pourquoi j'endure tout pour les élus, afin qu'eux aussi obtiennent le salut qui est dans le Christ Jésus avec la gloire éternelle (2 Tim., II, 9). Et voilà l'explication de notre texte : Il leur découvrit le sens caché.

3°) La troisième raison est spéciale et regarde les Juifs. - Dieu promit à Abraham que de lui naîtrait le Messie, disant : En vous seront bénies toutes les nations (Gen., XXI, 18) ; les Juifs disent : « Nous sommes de la race d'Abraham, donc Dieu nous doit la bénédiction, c'est-à-dire le salut ». Mais tel n'est pas le sens véritable. Il est dit que les nations doivent être bénies dans la race d'Abraham, c'est-à-dire dans le Christ qui devait naître de cette race. Ils seront donc bénis, ceux qui obéiront à ce Christ, qui a pris son sang de la race d'Abraham. Mais comme les Juifs n'étaient pas encore très éclairés sur ce point, Dieu a voulu me faire retourner et m'a envoyé mon extinction de voix. Car nul obstacle ne m'eût arrêté, pas même une jambe cassée, ni l'obligation d'aller sur un âne pour prêcher. Et c'est pourquoi beaucoup ont été convertis ou se convertiront, ayant déjà la foi au cœur, d'après ce qu'ils ont entendu de l'Incarnation, de la Trinité, de la Passion.


III. Conclusion : Adresse aux chrétiens pour les néophytes.
Ainsi donc, bonnes gens, ne vous contentez pas, je vous en conjure, d'expliquer à ces néophytes les vérités de la foi, mais admettez-les aux emplois publics, lucratifs et honorables. Dites-leur ces paroles du livre des Nombres : Si vous venez avec nous, ces biens dont Yahvé nous gratifiera, nous vous en gratifierons (Num., X, 32).

Et voilà les raisons pour lesquelles Dieu a permis mon extinction de voix, et telle est la dernière explication de notre texte : Et il leur découvrit le sens caché des Écritures.


VII. Sur la persévérance

THÈME : Celui qui a commencé le bien en vous en poursuivra l'accomplissement (Philip. I, 6).
Trois enseignements sur ce sujet :
1° Notre persistance dans le bien vient de Jésus-Christ.
2° Le désistement de la vie spirituelle vient de nous,
3° La prière obtient la persévérance finale.

1. Le premier est exprimé en ce texte des physiques d'Aristote : Parmi les choses naturelles qui reçoivent une forme étrangère, les unes la gardent indéfiniment, les autres seulement tant que dure la présence de l'agent ; ce qui se voit, soit dans un flambeau allumé et de l'eau échauffée, soit dans l'air éclairé et un miroir réflecteur. C'est de cette seconde manière que la grâce est reçue d'en haut par l'âme, car tout son être vient de Dieu influant continuellement : C'est par grâce que vous êtes sauvés, dit saint Paul (Ephes., 2, 5). Et le Christ : Demeurez en moi, comme moi en vous. Je suis le cep, etc. (Jean 15, 4 sq.)

2. Le second enseignement est représenté par cette statue de Daniel (ch. 2) dont la tête était d'or pur, et qui renferme les cinq états de la vie de notre âme par gradation descendante, à savoir : 1° la perfection de la charité ardente ; 2° les œuvres et l'éclat de la chasteté qui demeurent malgré la ferveur tombée ; 3° quand les œuvres cessent et que la conscience est souillée, il reste encore l'habitude de parler de Dieu ; 4° vient ensuite l'obstination de la perversité ; 5° enfin toutes les dégradations de la chair. Êtes-vous à ce point dépourvus d'intelligence, que de commencer par l'esprit pour finir maintenant dans la chair ? (Gal., 3, 3) Vous qui ne savez pas ce que vous deviendrez demain : vous êtes une vapeur qui paraît un instant, puis disparaît. (Jacques, 4, 14)

3. Le troisième enseignement ressort de la libéralité de Dieu qui, volontiers, donne la persévérance. Il dit lui-même : Quel est d'entre vous le père auquel son fils demande un œuf et qui lui remettra un scorpion ? (Luc II, 12) Remarquez la forme de l'œuf qui n'a pas de fin et qui finalement, contenant un fruit, figure le don, la douceur, la qualité, la quantité, l'ulité, la fécondité de la persévérance. Tandis que le scorpion, ayant le venin dans la queue, indique la perte finale de la vie spirituelle. Dites donc avec le psaume 15 : Garde-moi, ô Dieu, mon refuge est en toi.


(1) Il ne faut pas considérer cette affirmation comme une démonstration de l'existence de l'âme dans le corps. L'intention première de Vincent Ferrier est de prêcher la présence de la grâce dans l'âme humaine. Le reste n'est qu'un appel oratoire à un thème philosophique popularisé. Il s'adresse à des gens qui croient à l'existence de l’âme dans le corps. Si l'âme quitte le corps, celui-ci ne peut plus voir. Donc, s'il voit, c'est que l'âme est présente. Elle est présente parce que faite pour le corps (autre thème répandu à l'époque de V. F.) : et ainsi la grâce est-elle faite pour l'âme. Il s'agit donc d'un exemple basé sur un parallélisme assez vague pour n'entraîner aucune conséquence grave. Il fait songer à la mauvaise comparaison du Symbole de saint Athanase : « Comme l’âme rationnelle et le corps ne font qu'un seul homme, ainsi Dieu et l'homme (la divinité et l'humanité) ne font qu'un seul Christ ».


TRAITÉ DE LA VIE SPIRITUELLE
PRÉFACE DE SAINT VINCENT FERRIER

Sollicité par des membres plus jeunes de sa famille dominicaine de composer un ouvrage d'ascétisme, saint Vincent Ferrier déclare ne pas faire œuvre de doctrine personnelle, mais traditionnelle. Il attache, comme on le verra, une grande importance à cette déclaration initiale.

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Matière du traité
Je n'expose dans ce livre que la doctrine traditionnelle des saints Docteurs. (1)
Cependant, pour établir mes affirmations et pour persuader, je n'apporte aucune citation de l'Écriture ni de quelque Docteur en particulier : car je veux être bref.
En second lieu, je ne m'adresse qu'à ceux qui sont désireux d'être agréables à Dieu.
Enfin : je prétends éclairer les humbles de cœur déjà persuadés, et refuse toute discussion avec les orgueilleux.

Cet avertissement vaut de l'or. L'auteur n'entend rien innover. Son ouvrage sera, comme on l'a si bien dit : le résumé, fait par un très grand saint, de la doctrine spirituelle des saints. À son insu, l'auteur se donne lui-même en exemple.

Les actes doivent précéder la parole.
Quiconque veut faire du bien aux âmes et les édifier par ses paroles, doit avant tout posséder en lui-même ce qu'il enseignera aux autres, sinon il réussira peu. Sa parole demeurera inefficace tant que ses auditeurs ne le verront pas pratiquer ce qu'il enseigne, et avoir plus de vertus qu'il n'en exige d'eux.

Ajoutons à cette préface de notre saint, une page enrichissante de la mystique de l'Orient chrétien.

La parole de l'action vivante.
Isaac de Syrie disait au VIIe Siècle : la parole de l'action vivante est très différente des mots de la beauté. Car même sans expérience la sagesse (humaine) sait orner ses paroles et parler de la vérité sans la connaître réellement. Plus d'un peut parler de la perfection sans en connaître les œuvres par expérience personnelle. Mais la parole qui procède de l'expérience est un bijou auquel on peut se fier. Et la parole qui n'est pas fondée sur le fait est une hypothèse de honte. C'est pour ainsi dire comme un peintre qui peint de l'eau sur un mur, mais n'est pas en mesure d'étancher sa soif, ou comme un homme qui fait des rêves merveilleux. Mais celui qui parle de la vertu par expérience vécue, celui-là donne à ses auditeurs des mots qu'il a acquis par sa peine, et la leçon qu'il sème dans les oreilles de ceux qui l'entendent semble sortir du tréfonds de son âme.


(1) L'examen des sources de ce traité a été fait par Sigismond Brettle dans San Vicente Ferrer und seine literarische Nachlass (Münster in Westf. 1924). Parmi les sources ignorées de lui, il faut citer Venlurino a Bergamo qui à son tour a emprunté à Jacques de Milan O.F.M. : Stimulus amoris. - Ces indications m'ont été aimablement communiquées par le P. Raymond Creijtens (Rome). cf. Arcbivum Fr. Praedic. 1950, p. 190.



PREMIÈRE PARTIE :
LES FONDEMENTS DE LA VIE SPIRITUELLE


I. La pauvreté volontaire


On sait que la petite Thérèse de Lisieux avait une formule bien simple pour parler de la perfection. Il faut, disait-elle, prendre l'ascenseur qui monte à la perfection. On appuie sur le bouton de l'intention d'amour, on ouvre son âme à l'amour, on agit et on s'élève ainsi dans l'amour. En termes exquis elle exprimait la mentalité à créer pour se détacher des choses d'ici-bas. D'après saint Vincent Ferrier, ce détachement doit être dans l'esprit, dans le cœur et dans la volonté. Dans l'esprit d'abord par l'absolu mépris de tout ce qui est terrestre ; dans le cœur, par le dégagement de toute affection, désir ou regret ; enfin dans la volonté, par l'usage aussi restreint que possible des biens terrestres. Tout cela requiert une ascèse de la vie spirituelle qui commence par la pauvreté volontaire.

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Le détachement des choses de la terre.
Avant tout, il est nécessaire que le serviteur de Jésus-Christ méprise les biens terrestres, les considère comme du fumier, et en limite l'usage aux besoins essentiels.
Réduisant ses besoins à peu il souffrira même quelque gêne par amour de la pauvreté, car, on l'a dit : « Ce qui est méritoire ce n'est pas d'être pauvre, mais, quand on est pauvre, d'aimer la pauvreté et de supporter joyeusement et allègrement pour Jésus les privations de cet état ». (1)

Le détachement apparent.
Hélas ! Combien ne sont pauvres que de nom ! Ils se glorifient d'être pauvres à la condition de ne manquer de rien. Ils se disent amis de la pauvreté, mais ils fuient de toutes leurs forces les inséparables compagnons de la pauvreté : la faim, la soif, le mépris, l'humiliation.
Tel n'était pas Celui qui, étant souverainement riche, s'est fait pauvre pour nous. Il n'était pas ainsi, notre Père saint Dominique, ni les apôtres qui nous ont instruits par leurs discours et par leurs exemples.

Comment pratiquer le dépouillement.
Ne demandez rien à personne, sauf en cas de véritable nécessité. N'acceptez pas de présents, même si on les offre avec instances, ni même sous prétexte de les distribuer aux pauvres ; et soyez sûr que votre désintéressement édifiera grandement ceux qui l'apprendront. Votre refus les portera plus facilement au mépris du monde et au soulagement d'autres pauvres.
Par le nécessaire, j'entends ce dont vous avez besoin présentement : une nourriture frugale, des vêtements simples, des chaussures modestes.
Je ne mets pas au nombre des choses nécessaires que vous possédiez des livres. Que de fois les livres servent de prétexte à une avarice coupable ! Les livres de la communauté, et ceux qu'on peut emprunter, doivent vous suffire. (2)

Les résultats du dépouillement.
Voulez-vous connaître clairement les effets de mes conseils ? Mettez-vous d'abord à les pratiquer humblement. Si vous voulez les contredire par esprit d'orgueil, vous n'y comprendrez rien. Car le Christ qui nous a enseigné l'humilité par son exemple, découvre aux humbles la vérité qu'Il cache aux superbes.


II. L'amour du silence


On ne saurait exagérer l'importance du silence comme préparatif pour épurer l'âme. Le recueillement exige le silence. C'est pourquoi celui-ci a toujours été considéré dans l'Ordre des Frères Prêcheurs comme le Pater Praedicatorum. Comment pourrait-on travailler intellectuellement, se concentrer, se recueillir, sans une zone de silence ?
L'expérience nous fait voir que le manque de silence nous ravit maintes fois la paix et la tranquillité de l'âme. N'a-t-on pas justement dit que le silence est d'or.

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Répression de la langue.
Après avoir établi la pauvreté à la base de votre vie spirituelle, à l'exemple de Jésus-Christ Lui-même, commençant son discours sur la montagne par ces mots : Bienheureux les pauvres en esprit, vous devez vous appliquer virilement à réprimer votre langue. Vous l'avez reçue pour dire des choses utiles : qu'elle s'abstienne donc de paroles oiseuses et frivoles.

Pratique du silence.
Pour mieux gouverner la langue, accoutumez-vous à ne parler que pour répondre, et seulement lorsqu'on vous posera des questions nécessaires ou utiles. Une question vaine ne mérite que le silence.
Si toutefois on vous dit des plaisanteries par manière de récréation, ne soyez pas chagrin, mais accueillez-les avec une certaine gaieté de cœur et un joyeux sourire. Gardez-vous néanmoins de parler, dût votre silence provoquer des murmures, de la tristesse, du blâme ; dussiez-vous passer auprès de vos interlocuteurs pour un être singulier, sévère et insupportable. Votre devoir alors est de prier Dieu avec ferveur de chasser de leur cœur tout sentiment d'amertume.
Parlez cependant si la nécessité vous y oblige et que la charité ou l'obéissance le demandent. Ayez soin alors de ne parler qu'après sérieuse réflexion, en peu de mots, humblement et à voix basse. Observez cette même règle si vous devez répondre à quelqu'un.

Ses heureux effets.
Sachez vous taire un temps, afin d'édifier le prochain et d'apprendre ainsi à parler comme il faut, quand le moment sera venu.
En attendant, priez Dieu de suppléer à votre silence en inspirant intérieurement à vos frères ce que l'obligation de dompter votre langue vous empêche pour le moment de leur communiquer.


III. La pureté de cœur


Ramenés par l'esprit de pauvreté et l'amour du silence au recueillement, il nous reste à purifier le fond de notre cœur. C'est la troisième étape dans le chemin de la vie spirituelle.

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La parfaite pureté de cœur.
Lorsque la pauvreté volontaire et le silence auront banni de votre cœur les nombreuses sollicitudes qui étouffent les semences de vertus que l'inspiration divine ne cesse d'y jeter, il vous reste à déployer des efforts plus vigoureux encore pour acquérir les vertus qui vous amèneront à la pureté de cœur. Suivant la parole du Sauveur, cette pureté est telle qu'elle ouvre l'esprit à la lumière intérieure et le rend capable de contempler les choses de Dieu. Elle établit l'âme dans un tel repos et une telle paix que Celui dont la paix est la demeure daignera habiter Lui-même en vous.
Il ne s'agit pas de cette pureté qui bannit seulement du cœur ces pensées criminelles défendues à tous, mais de cette parfaite pureté de cœur qui écarte, autant qu'il est possible ici-bas, tout ce qui est opposé à Dieu pour ramener à Lui seul toutes nos pensées et tous nos désirs.
Or, pour obtenir cette pureté céleste et en quelque sorte divine, puisque Celui qui s'attache à Dieu est un seul esprit avec Lui, plusieurs choses sont nécessaires.


Comment s'obtient la parfaite pureté de cœur : par le renoncement à la volonté propre.
En premier lieu, employez-vous à vous renoncer vous-même, selon le précepte du Sauveur : Si quelqu'un veut venir après moi, qu'il se renonce lui-même.
Cela veut dire qu'il faut se mortifier en tout, fouler aux pieds, pour ainsi dire, votre propre volonté, la contredire en tout, et embrasser de bon cœur la volonté des autres, chaque fois que celle-ci est licite, permise et honnête.

– Dans les choses matérielles
En règle générale, lorsqu'il s'agit des choses matérielles destinées aux besoins du corps, ne suivez jamais votre appréciation personnelle contre celle des autres, celle-ci fût-elle même moins judicieuse. Souffrez plutôt toutes les incommodités pour conserver la paix intérieure de l'esprit toujours troublé dans ces petits débats où l'attachement aux vues personnelles et aux propres décisions provoque des pensées et des contestations non charitabes.

– Dans les choses spirituelles.
Même dans les choses spirituelles ou qui s'y rapportent, réglez-vous sur la volonté des autres pourvu que celle-ci soit bonne, la vôtre parût-elle meilleure et plus parfaite. Car vous perdrez plus en diminuant en vous l'humilité, la tranquillité et la paix par vos querelles, que vous ne pourriez gagner à pratiquer n'importe quelle vertu selon votre gré et contre celui des autres.
Cela doit s'entendre de vos familiers dans l'exercice de la vertu, de vos émules dans le désir de perfection, et non pas de ceux qui appellent le bien mal et le mal bien. Car pour ceux-ci, ils passent leur temps à scruter et à condamner les paroles et les actions des autres au lieu de corriger leurs propres défauts. Leur jugement dans les choses spirituelles ne vous affecte pas ; mais dans les choses matérielles, c'est différent. Ici vous avez tout intérêt à agir selon leur bon plaisir, quel qu'il soit.


Le saint abandon.
Parfois, alors que Dieu vous inspirera quelques bonnes œuvres pour sa gloire, votre avancement spirituel ou l'utilité du prochain, on y mettra obstacle, ou même vous en empêchera entièrement. Que ce soit le fait de vos supérieurs, de vos égaux ou de vos inférieurs, ne vous amusez pas à discuter. Rentrez en vous-même, et, là, plus attaché que jamais à votre Dieu, dites-Lui : Seigneur, je souffre violence, répondez pour moi.
Ne vous attristez point de ce contretemps : Dieu ne l'aurait point permis s'il ne devait, en fin de compte, tourner à votre avantage et à celui des autres.
Bien plus : ce que vous ne voyez pas encore, vous le verrez plus tard ; vous comprendrez alors que ce qui apparemment entravait vos pieux desseins les aura en réalité servis. Que d'exemples je pourrais vous citer tirés de la Sainte Écriture, celui de Joseph et de tant d'autres, si je ne m'étais interdit de le faire. Croyez-en mon expérience, elle vous en garantit la parfaite exactitude.
D'autres fois c'est Dieu lui-même qui mettra obstacle à vos efforts pour sa gloire en vous envoyant une maladie ou en faisant surgir un autre événement.
Ne vous en attristez point. Recevez tout avec une âme égale et confiez-vous entièrement entre les mains de Celui qui sait mieux que vous-même ce qui vous est utile et qui travaille continuellement à vous élever vers Lui, peut-être à votre insu, pourvu que vous vous abandonniez à Lui sans réserve.
Que tout votre soin soit donc de conserver la paix et la tranquillité du cœur. Qu'aucun événement ne vous afflige, sinon vos péchés, ceux des autres ou ce qui pourrait conduire au péché. Ne soyez pas en peine de tous les accidents qui peuvent survenir.
Réprimez tout sentiment d'indignation en présence des fautes d'autrui. Ayez de l'affection et de la pitié pour tous, vous souvenant toujours que vous feriez peut-être bien pis qu'eux, si le Christ Jésus ne vous soutenait de sa grâce.


Mortification de l'amour-propre.

– Par le support des injures
Tenez-vous prêt à accepter pour le nom de Jésus tous les opprobres, toutes les peines, toutes les contradictions, sinon vous ne pourriez être son disciple.
Quant au moindre désir de grandeur, sous quelque prétexte que ce soit, de charité ou autre chose, c'est la tête du serpent infernal qui se dresse : tout de suite il faut l'écraser avec le bâton de la croix, vous souvenant de l'humilité et de la cruelle Passion de l'Homme-Dieu qui a fui les honneurs de la royauté pour souffrir la croix sans regarder à la honte.
Toute humaine louange est un poison mortel qu'il faut fuir avec horreur. Réjouissez-vous donc si on vous méprise et soyez intimement persuadé du bien fondé de ce mépris, car vous ne méritez que dédain.

– Par la considération de notre misère
Ne perdez jamais de vue vos défauts ni vos péchés et tâchez d'en pénétrer la misère. Quant aux défauts du prochain, faites en sorte de ne pas les voir, jetez-les derrière vous. Si vous ne pouvez vous empêcher de les remarquer, diminuez-les, excusez-les miséricordieusement, et ingéniez-vous à porter secours à vos frères. (3)
Détournez ainsi les yeux du corps et de l'esprit de la vue des autres afin que vous puissiez vous considérer vous-même avec plus d'attention.

– L'imperfection de nos bonnes œuvres
Examinez-vous avec soin et jugez-vous loyalement. Que chacune de vos actions, de vos paroles, de vos pensées soit passée au crible pour y trouver matière à componction. Dites-vous que le bien que vous faites est loin d'être parfait, qu'il y manque la ferveur nécessaire, qu'il est toujours souillé d'imperfections nombreuses, de sorte que toute votre justice peut à bon droit être comparée à un linge sale et dégoûtant.


Humilité à l'égard de Dieu.
Reprenez-vous sévèrement vous-même et à toute heure. Ne laissez passer sans un blâme sévère ni vos négligences en paroles et en œuvres, ni même vos pensées non seulement mauvaises mais inutiles, et tenez-vous pour plus vil et plus misérable devant Dieu à cause de vos imperfections que n'importe quel pécheur coupable de n'importe quels péchés, comme digne d'être puni et exclu des joies célestes, si Dieu vous traitait selon sa justice et non selon sa miséricorde, puisque vous ayant donné plus de grâces qu'à d'autres, il ne trouve en vous qu'ingratitude.
En outre repassez souvent dans votre mémoire avec un vif sentiment de crainte que tout ce que vous avez de disposition au bien, de grâce ou de désir de la vertu, vous ne le tenez pas de vous-même, mais de la seule miséricorde du Christ qui eût pu, s'il l'eût voulu, enrichir de ces faveurs le dernier des mortels et vous laisser dans un abîme de boue et de misère.


Humilité à l'égard du prochain.
Soyez tous les jours de plus en plus persuadé qu'il n'est point de pécheur si chargé de crimes qui ne servît Dieu mieux que vous et qui ne fût plus reconnaissant de ses bienfaits, s'il avait reçu les mêmes grâces dont Il vous a comblé par une bonté toute gratuite. Vous pouvez donc, sans vous tromper, vous regarder comme le plus vil et le plus bas des hommes et craindre avec raison d'être rejeté de la présence de Dieu à cause de vos ingratitudes.
Loin de moi cependant d'affirmer que vous deviez vous croire pour cela hors de la grâce de Dieu et en état de péché mortel, bien que d'autres soient peut-être chargés d'une infinité de péchés. Qu'en savons-nous au fond ? Notre jugement est trompeur et beaucoup de choses nous sont cachées, nous ignorons par conséquent si Dieu n'a pas touché leur cœur en un moment, leur donnant la grâce d'une contrition parfaite. (4)

Lorsque votre humilité vous comparera aux autres pécheurs, il n'est pas indiqué d'entrer dans le détail de leurs désordres. C'est assez de les considérer en général, pour leur comparer votre ingratitude. Si néanmoins vous voulez les examiner en détail, vous pourrez en quelque manière vous les approprier, en gourmandant ainsi votre conscience : Cet homme est homicide ; ne le suis-je pas aussi, moi, qui tant de fois ai tué mon âme ? Cet autre est fornicateur et adultère ; et moi ne le suis-je pas davantage, qui tout le jour détourne mon attention de Dieu et cède aux suggestions diaboliques ? Et ainsi de suite. (5)


La nécessité de la componction.
Si toutefois vous remarquez que cet exercice de componction vous porte au désespoir, laissez cet exercice et livrez-vous à l'espérance par la considération de la bonté et de la clémence de votre Dieu qui déjà vous a prévenu de tant de bienfaits et voudra certainement achever en vous l'ouvrage qu'Il a commencé.
D'ordinaire l'homme spirituel qui a déjà quelque expérience de Dieu ne tombera pas en cette tentation de désespoir lorsque dans sa ferveur il se reproche son ingratitude et sa faiblesse. Cela peut néanmoins se produire et de fait arrive souvent aux commençants, surtout à ceux que Dieu a délivrés de grands dangers et de nombreux péchés.


IV. L’union divine


L'humilité est source de lumière, « elle ouvre les yeux de notre âme à la lumière de Dieu », dit saint Vincent Ferrier. L'humilité conduit à la pureté de cceur ; la pureté de cœur à l'union divine par la contemplation. Notre auteur va maintenant décrire les heureux effets de la pureté de cœur.

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Union divine par la contemplation.
Par ce long travail de réflexion vous formerez en vous cette excellente vertu, mère et gardienne de toutes les autres, l'humilité ; laquelle à son tour, purifiant votre cœur de toute pensée superflue, lui ouvre les yeux et les rend capables de contempler la majesté du Seigneur.
En effet, quand on se replie sur sa bassesse pour s'anéantir, se mépriser, se reprendre, se détester et se déplaire profondément à soi-même, on est si bien occupé des affaires de son âme qu'on n'est plus en état de penser à autre chose. On en oublie tout ce qu'on a pu autrefois voir, entendre ou accomplir, tout ce qui est du temps s'évanouit. On commence à se recueillir et se retourner sur soi-même d'une manière si admirable qu'on approche de la justice de son origine et de la pureté des esprits.
Ainsi, toute repliée sur elle-même, l'âme s'ouvre davantage aux puissances contemplatives et se dispose graduellement par une ascension mystérieuse à la contemplation des anges et de la divinité. Et dans cette contemplation l'âme s'enflamme d'un tel amour pour les biens célestes qu'elle regarde les choses de la terre comme un pur néant.
C'est alors que s'allume dans le cœur la parfaite charité. Son feu ardent y consume toute la rouille des péchés et remplit si totalement le cœur que la vanité n'y trouve plus d'accès. Désormais pensées, paroles, actions procèdent de l'amour.


Principe de sécurité et âme de tout apostolat.
L'homme dans ce bienheureux état peut entreprendre l'exercice de l'apostolat en toute sécurité, sans danger de vaine gloire. Car, encore une fois, la vanité ne peut se glisser là où règne la charité.
Pourrait-il d'ailleurs être tenté par quelque avantage temporel, lui qui les regarde comme une ordure ? Le désir de la louange pourrait-il l'ébranler, lui qui devant Dieu se regarde comme un vil fumier, comme un être digne d'abomination, un misérable pécheur capable de tomber dans les pires désordres si la main secourable de son Créateur ne le retenait sans cesse ?
Comment pourrait-il se glorifier de ses bonnes œuvres, lui qui voit plus clair que le jour qu'il est radicalement impuissant pour le bien si d'heure en heure il n'y est poussé et engagé par la grâce toute-puissante de Dieu ? Comment s'attribuerait-il quoi que ce soit comme venant de lui-même, lui qui a expérimenté cent et cent fois son impuissance en toute œuvre, grande ou petite, alors même qu'il le voulait ; tandis que d'autres fois, sans le vouloir pour ainsi dire et sans se mettre en peine et presque sans y penser, il s'est senti saisi d'une admirable ferveur et capable de réaliser ce qui dépassait ses forces ?

Dieu permet effectivement, pendant longtemps quelquefois, ces constatations d'impuissance au bien, afin que nous apprenions à nous humilier, à ne jamais nous glorifier en nous-mêmes, mais à rapporter à Dieu, non seulement par une certaine routine, mais dans la sincérité de notre cœur, tout le bien qui se fait.
C'est facile à celui qui, instruit par sa propre expérience, voit clairement les données du problème : incapacité de faire aucune action, bien plus incapacité même de prononcer le nom de Jésus, si ce n'est par la vertu de l'Esprit-Saint et par la grâce de Celui qui a dit : Sans Moi vous ne pouvez rien faire.

Que cette pensée vous fasse louer Dieu de toute votre âme et dire : Seigneur, toutes nos œuvres, c'est Vous qui les avez faites en nous, et avec le Psalmiste : Ce n'est pas à nous, Seigneur, ce n'est pas à nous, mais à votre nom, qu'il faut donner la gloire.

Il n'y a donc rien à craindre de la vaine gloire pour celui que la vraie gloire de Dieu et le zèle des âmes occupent tout entier. (6)


Résumé de la doctrine spirituelle.
Voilà un rapide abrégé des choses nécessaires à celui qui veut mener une vie parfaite et dont tout le dessein est de travailler utilement et sans danger au salut de son âme.
Cet exposé pourrait suffire à un homme éclairé qui aurait reçu l'intelligence des choses de Dieu et qui se serait longtemps exercé dans les œuvres de la vie spirituelle. Car on peut réduire aux trois principes, que je viens d'exposer ici brièvement : la pauvreté volontaire, l'amour du silence, la parfaite pureté de cœur – tous les autres exercices de la vie spirituelle parfaite. Leur pratique lui apprendrait facilement comment accomplir tous les autres actes extérieurs.
Mais comme tous ne sont pas à même de comprendre un résumé, nous insisterons quelque peu sur le détail des actes particuliers des vertus.



(1) La pauvreté évangélique ne s'identifie pas avec telle ou telle forme de pauvreté effective déterminée. Elle est avant tout une disposition d'un cœur uniquement occupé du primat de Dieu et de son Royaume et libre à l'égard de toutes les choses créées. Cette disposition radicale néanmoins se concrétise souvent dans da pauvreté effective comme moyen : c’est alors l'ascétisme. Psichari en relevait l'utilité, quand il disait : Il n'y a rien qui nous dispose davantage à la prière, que de vivre d'une poignée de dattes et d'eau claire.
(2) À l'époque de Vincent les livres étaient rares et chers. Le dominicain qui par vocation est adonné à l'étude ne peut évidemment s'en passer. La bibliothèque du couvent doit lui fournir ces instruments de travail. En pratique néanmoins le religieux d'aujourd'hui devra pouvoir disposer de livres en propre. Le prêt de livres est une nécessité du ministère, de l'apostolat. Vincent d'ailleurs aimait les livres. Il paraît que pendant ses pérégrinations il emportait avec lui les énormes manuscrits de la Somme de saint Thomas, qu'il aurait couverts d'annotations. L'authenticité Vicentine de ces gloses n'est toutefois pas prouvée.
(3) D'après les Constitutions de d'Ordre des Frères Prêcheurs, tout Frère témoin d'un écart d'un autre Frère «  doit supposer le bien, ou au moins de bonnes intentions, parce que souvent les jugements humains sont sujets à l'erreur ». C'est parce que l'esprit humain a une très grande propension à juger et juge souvent sur une impression, sur un soupçon, sur un indice vague qui rend l'induction hâtive, incomplète et partant fausse ou non charitable, que les auteurs spirituels insistent tant sur la défense de juger, estimant à juste titre cette défense un point fondamental de la doctrine de Notre-Seigneur. Saint François de Sales résume : C'est le fait d'une âme inutile, de s'amuser à l'examen de la vie d'autrui, Introd. Vie dévote (III, ch. XXVIII).
(4) Un mystique de Syrie du VIIe siècle, Simon de Taibuthe, faisant remarquer que les chrétiens ne doivent juger personne, ni une fille publique, ni les fautes, ni les hommes déréglés, mais plutôt les regarder tous avec un esprit sans soupçon et un regard pur, a cette belle formule : « Quand la grâce nous visite, la lumière de l'amour du prochain qui se répand sur le miroir de notre âme est si grande que nous ne pouvons voir dans le monde ni pécheurs, ni scélérats ».
(5) Isaac le Syrien, au VIIe siècle, affirmait dans sa doctrine mystique que la vie spirituelle ne peut être reçue et goûtée que dans la plus profonde humilité du cœur. « Quand tu es en prière devant Dieu, deviens dans ton jugement sur toi-même comme une fourmi, un ver de terre ou un scarabée. Ne parle pas devant Dieu comme un savant, mais balbutie devant lui, approche-toi de lui avec des pensées d'enfant, et marche devant lui afin que tu aies part aux soins paternels que les pères donnent à leurs petits enfants. Car il est écrit : Dieu garde les petits enfants ». Cité d'après d'édition anglaise Mystic treatises of Isaac of Nineveh, traduit par Bedian.
(6) Le prédicateur, s'il est doué, est exposé à la tentation de la vaine gloire. Au cours de ses prédications, Vincent Ferrier connut un succès fou. Un jour de particulier triomphe, quelqu'un de sa troupe lut demanda : Maître Vincent, que fait en cette occurence la vanité ? — Elle va et vient, répondit notre saint, mais par la grâce de Dieu elle n'entre pas ».



DEUXIÈME PARTIE :
LA PRATIQUE DE LA VIE SPIRITUELLE



V. Le directeur de conscience


On a souvent comparé la vie spirituelle à un voyage. L'homme vient de Dieu et retourne vers Lui. Ce chemin du retour s'accomplit par des voies inconnues ou incertaines, ce qui nécessite l'intervention d'un guide. La nécessité d'un guide spirituel est une vérité approuvée par l'autorité et la doctrine traditionnelle de l'Église. Notre auteur nous rappelle cette importante vérité en constatant toutefois qu'il est bien difficile de trouver un bon directeur. Sainte Thérèse d'Avila au XVIe siècle espagnol, s'appuyant sur une pratique déjà existante, affirmera très catégoriquement la nécessité pour les laïcs, désireux de vivre plus pleinement leur vie chrétienne, d'un guide particulièrement compétent. « Même aux personnes étrangères à l'état religieux, il serait très avantageux d'avoir un guide dont elles suivent les avis, afin de ne faire en rien leur propre volonté ; car c'est là d'ordinaire la cause de notre perte ». (Château Intérieur, 3e Demeure, ch. II). Et dans la Vie, ch. XIII : « Mon opinion est et sera toujours que tout chrétien doit, lorsqu'il le peut, communiquer avec les hommes doctes ; et plus ils le seront, mieux cela vaudra. Ceux qui marchent par les voies de l'oraison en ont plus besoin que les autres ; et celà, à proportion qu'ils seront plus spirituels ».

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La nécessité d'un directeur.
Chose certaine : celui qui tend à la perfection y arrivera plus facilement et plus vite s'il a un directeur auquel il obéit en toutes choses, petites et grandes. Tout seul, même avec une intelligence très vive et les meilleurs livres de spiritualité, il y parviendra moins aisément.
Bien plus, jamais Notre-Seigneur n'accordera sa grâce, sans laquelle on ne peut rien, à celui qui, ayant à sa disposition un directeur de conscience capable de l'instruire, néglige ce secours, persuadé qu'il se suffit à lui-même et qu'il peut trouver tout seul la voie du salut. C'est que l'obéissance est la voie royale qui mène sûrement les hommes au sommet de cette échelle mystérieuse où le Seigneur paraît s'appuyer.


L'exemple des saints.
C'est la voie qu'ont suivie les saints Pères du désert, et tous ceux qui sont parvenus à la perfection ont cheminé par là. Si, par une grâce spéciale, Dieu a directement instruit certaines âmes, c'est qu'alors sa bonté a remédié au manque de directeur. Il en use de la sorte dans ces cas, pourvu qu'on ait recours à Lui d'un cœur humble et fervent.


Rareté des bons directeurs.
Il est infiniment regrettable que de nos jours si peu de gens soient capables d'enseigner la perfection. Pire encore, si quelqu'un veut suivre les voies de Dieu, beaucoup l'en détourneront et bien peu l'aideront.
Dans ce cas, il faut recourir à Dieu de toute son âme et Lui demander par des prières pressantes et humbles de vouloir remplir Lui-même l'office de directeur. Oui, il faut se jeter dans ses bras, s'abandonner à Lui comme un orphelin, afin qu'Il vous reçoive avec bonté, car Il ne veut la mort de personne, mais que tous arrivent à la connaissance de la vérité.
À vous donc qui désirez ardemment trouver Dieu et aspirez à la perfection afin d'être plus utile aux autres, j'adresse ma parole. Je m'adresse à vous qui allez à Dieu d'un cœur simple et sans aucune duplicité, qui visez au plus parfait dans la vertu et souhaitez parvenir à la gloire éternelle par la voie de l'humilité.


VI. L'obéissance

Les trois principes de base de la vie spirituelle risquent d'être vite oubliés, si on n'en fait l'application à la vie pratique. Saint Vincent le sait, et c'est pourquoi il se fait dans son livre de plus en plus pratique. Il aborde le thème de l'obéissance, dont l'acte de vertu se rattache à Dieu directement, puisqu'il relève de la vertu de religion. Ce qu'il en dit regarde surtout le religieux, mais il sera facile d'en retenir l'esprit de foi qui doit animer aussi l'obéissance dans le monde.

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Obéissance aux règles.
Ayant établi en soi les bases premières de l'édifice spirituel, la pauvreté et le silence, que l'athlète du Christ ceigne ses reins et se prépare à suivre en tout et partout le chemin et la règle de l'obéissance, inébranlablement.
Qu'il observe exactement la règle, les constitutions, les rubriques ordinaires et extraordinaires, en tout lieu et en tout temps, au dedans, au dehors, au réfectoire, au dortoir, au chœur, pour les inclinations et les prostrations marquées, faisant ce qu'il y a à faire, se levant et se tenant debout quand il faut.


Obéissance aux supérieurs.
Pour tous ces actes qu'il observe à la lettre les ordonnances des supérieurs, se souvenant sans cesse de cette parole de Jésus : Qui vous écoute, m'écoute ; qui vous méprise, me méprise.


VII. Le comportement extérieur

Notre intérieur étant réglé par l'esprit d'obéissance, il faudra encore régler notre comportement extérieur selon une forte discipline.

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Nécessité d'une discipline du corps.
L'athlète du Christ devra ensuite régler son extérieur de telle manière que son corps soit totalement au service de Jésus-Christ.
Il faut pour cela que règne en tous ses actes et mouvements extérieurs une certaine bienséance qui soit la suite de la régularité religieuse. Car vous ne pourrez jamais réprimer les révoltes intérieures de l'âme si vous n'avez auparavant soumis votre corps à une discipline si exacte qu'elle l'empêche de faire non seulement une action, mais le moindre mouvement déplacés.
Dans cette discipline que vous vous imposerez, attaquez-vous d'abord à vaincre la gourmandise. Car si vous n'êtes maître de ce vice, en vain travaillerez-vous à acquérir les autres vertus.
Voici donc ce que vous devez observer.


La sobriété : règles générales.
D'abord contentez-vous de la nourriture commune qu'on donne à vos frères, et ne vous procurez aucun mets spécial. Si des séculiers veulent vous envoyer un plat pour votre usage personnel, n'acceptez d'aucune façon ; s'ils veulent l'offrir au couvent, libre à eux.
Vos frères vous invitent-ils à dîner hors du réfectoire conventuel, refusez. Mangez toujours au couvent, en y observant les jeûnes que la règle prescrit, tant que vos forces le permettent.
Si vous tombez malade, acceptez les adoucissements nécessaires, sans rien vous procurer par vous-même, mais acceptant de bonne grâce ce qui vous est servi.
Pour éviter tout excès dans le boire et le manger, examinez avec attention votre tempérament et constatez ce qu'il exige de nourriture afin de discerner le nécessaire du superflu.
En règle générale mangez autant de pain qu'exige votre constitution, surtout en temps de jeûne ; et méfiez-vous du démon lorsqu'il vous pousse à agir autrement.


Les nécessités vitales.
Voici comment distinguer le nécessaire du superflu.
Aux jours où l'on fait deux repas, vous sentez-vous alourdi après None au point de ne pouvoir prier, lire ou écrire, c'est qu'il y a eu quelque excès. Ressentez-vous la même lourdeur après Matines, quand vous avez dîné, et après Complies, les jours de jeûne, c'est que la cause est la même. Mangez donc autant de pain qu'il vous en faut, de façon pourtant qu'après le repas vous puissiez lire, écrire ou prier.
Si cependant à cette heure-là vous vous sentiez moins disposé à ces exercices qu'aux autres heures, ce n'est pas nécessairement une marque d'excès pourvu que vous ne sentiez pas cet appesantissement dont j'ai parlé.
Examinez donc selon cette méthode ou toute autre que le Seigneur pourrait vous inspirer dans vos prières, ce qu'exige votre tempérament. Puis soyez fidèle à observer la mesure que vous vous êtes prescrite. Surveillez toujours ce que vous mangez à table. Et si jamais il vous arrive de faire un petit excès, punissez-vous par une pénitence appropriée.


La boisson.
Il est difficile de fixer des règles précises quant à la boisson. Essayez de vous restreindre peu à peu, en buvant chaque jour un peu moins, en évitant toutefois d'avoir trop soif jour et nuit. Vous pouvez aisément restreindre la boisson à l'indispensable, quand vous aurez mangé du potage. Ne buvez pas en dehors des repas, si ce n'est le soir en temps de jeûne et alors en très petite quantité, ou bien à la suite d'un voyage ou de quelque autre fatigue.
Si vous prenez du vin, mêlez-y un peu d'eau ; et s'il est fort, coupez-le de moitié ou même davantage.
Vous n'aurez qu'à retrancher ou augmenter selon que Dieu vous l'inspirera.


La sanctification des repas.

– Avant le repas.
Au signal de la cloche, lavez-vous les mains avec gravité, asseyez-vous dans le cloître jusqu'à ce qu'on sonne l'autre petite cloche qui doit vous faire entrer au réfectoire. Bénissez alors le Seigneur en chantant de toutes vos forces, tout en gardant la modestie dans la voix et dans votre extérieur. Ensuite prenez votre place à table et pensez avec un saint effroi que vous allez manger les péchés du peuple. (1)
Disposez votre cœur à profiter de la lecture qui se fait pendant le repas ou, si on ne lit pas, à faire quelque méditation pieuse, car il ne faut pas être tout entier à l'action matérielle de manger. Pendant que le corps se nourrit, l'âme aussi doit avoir son aliment.

– Pendant le repas.
Tenez-vous décemment à table, disposant votre habit comme il faut et retroussant la chape sur les genoux. Faites un pacte avec vos yeux pour ne jamais regarder vos voisins de table, mais ne voir que ce qu'on vous servira.
Aussitôt assis ne vous pressez pas de couper le pain. Attendez un moment, au moins le temps de dire un Pater et un Ave pour les âmes délaissées du purgatoire.
Tout en mangeant, maintenez la modestie dans vos mouvements et votre attitude.
Avez-vous le choix entre du pain frais et du pain dur, du blanc, du noir ou d'autre qualité, prenez le plus proche, et de préférence celui qui vous plaît le moins.
Ne demandez jamais rien à table, mais laissez les autres le demander pour vous. S'ils ne le font pas, attendez patiemment.
N'appuyez pas les coudes sur la table, mais seulement les mains. N'écartez pas vos jambes, et ne mettez pas les pieds l'un sur l'autre.
N'acceptez pas double portion ni quelque mets que les autres religieux ne reçoivent pas, fût-il même envoyé par le Prieur en personne. N'y touchez pas, mais cachez-le adroitement parmi les restes ou dans le plat.
C'est une coutume agréable à Dieu de réserver toujours un peu de son potage pour le donner au Christ dans la personne des pauvres. De même pour le pain. Réservez-Lui les meilleurs morceaux, et non quelques méchantes croûtes.
Ne vous inquiétez pas si quelques-uns murmurent de votre conduite, pourvu que votre Supérieur l'autorise.
Réservez donc généralement au Christ pauvre un peu de tout ce que vous mangez, et que ce soient les meilleurs morceaux. Car il y en a qui ne Lui donnent que les rebuts, comme aux pourceaux.
Si avec une des portions servies vous pouvez manger suffisamment de pain, gardez le reste pour le Christ.
La grâce aidant, vous pourrez pratiquer une abstinence admirable aussi agréable à Dieu qu'ignorée des hommes.
Par exemple : tel mets vous paraît-il insipide et sans goût faute de sel ou d'un autre condiment, laissez-le tel quel sans vouloir l'assaisonner, en souvenir de Jésus abreuvé de fiel et de vinaigre. Résistez à la sensualité. De même privez-vous des sauces dont le seul but est d'exciter le plaisir de manger.
Toutes les fois qu'à la fin des repas on vous offre un dessert, du fromage, des fruits, un vin plus relevé, des liqueurs, etc., laissez-les pour l'amour de Dieu. Ces choses ne sont point nécessaires à la santé, et parfois même nuisibles : car ce qui flatte le goût n'est pas toujours utile.
Si vous vous abstenez de ces bons morceaux pour l'amour du Seigneur Jésus, nul doute qu'Il ne vous prépare Lui-même la douceur de ses consolations spirituelles, et que vous ne trouviez agréables les autres aliments dont vous vous contenterez pour Lui.
Pour vous rendre cette abstinence facile, pensez en allant à table, qu'à cause de vos péchés vous devriez jeûner au pain sec et à l'eau ; que le pain devrait être votre seule nourriture et que vous ne prenez le reste que pour mieux le faire passer. Cette mortification rendra délicieux ce qu'on ajoutera à votre pain.
Evitez de faire comme une grande soupe dans votre plat ; trempez-y seulement votre pain.
Si vous n'avez rien avec votre pain, vous pouvez le manger tout entier, la moitié, ou un peu plus. Quand vous devrez faire deux repas, mangez-en autant qu'il faut pour vous soutenir.
Il y a quantité de pratiques semblables qu'il me serait difficile de vous indiquer toutes, mais que Jésus vous apprendra si vous Le priez avec ferveur et mettez en Lui toute votre confiance. Impossible d'exprimer les innombrables industries divines dont vous profiterez, si vous y êtes attentif.
Ne soyez pas de ceux qui s'attardent à table. Terminez votre repas dès que possible pour être plus attentif à la lecture qui se fait.

– Après le repas.
En vous levant de table, rendez grâces de tout cœur au Très-Haut qui vous a fait part de ses biens et qui vous a donné la force de vaincre la sensualité. N'épargnez point votre voix pour louer et bénir de votre mieux le Dispensateur de tous biens.
Comptez, mon cher frère, qu'il y a une infinité de pauvres qui croiraient faire un repas délicieux s'ils avaient seulement le pain que Dieu vous a départi, sans les autres aliments. Considérez que c'est le Christ qui vous a tout donné, et même que c'est Lui qui vous a servi à table. Voyez donc avec quelle retenue, quel respect, quelle gravité et quelle crainte vous devez être dans un lieu où Dieu est présent et vous sert en personne.
Que vous seriez heureux, s'il vous était donné de découvrir ces choses par les yeux de l'esprit ! Vous verriez le Christ Jésus, suivi d'une multitude de saints, parcourir le réfectoire.


Pour persévérer dans l'abstinence et la sobriété.
Les moyens que donne Saint Vincent Ferrier pour persévérer dans l'abstinence et la sobriété se ramènent aux trois dispositions essentielles à toute vertu, à savoir : tout attendre de Dieu, être défiant de soi-même, ménager le prochain.

Voulez-vous continuer à vivre dans la sobriété et l'abstinence, soyez défiant de vous-même. Reconnaissez que Dieu seul vous donne la vertu, et demandez-Lui la grâce de persévérer dans sa pratique.
Pour ne pas tomber, évitez de juger et de condamner les autres. Arrière toute indignation ou scandale si vous voyez quelqu'un ne pas observer les convenances dans le manger. Ayez-en pitié, priez pour lui, excusez-le autant que c'est possible. Rappelez-vous que ni vous ni lui ne pouvez rien, tant que la grâce de Dieu distribuée non selon les mérites, mais selon sa miséricorde, ne vous aide.
De telles pensées vous donneront la fermeté dans l'abstinence.
Pourquoi, après avoir commencé parfaitement et fait de réels progrès, tant de gens se laissent-ils abattre par la fatigue du corps et la tiédeur de l'esprit ? Uniquement à cause de la présomption et de l'orgueil. Présumant trop d'eux-mêmes, ils s'indignent contre les autres et les condamnent dans leur cœur. Que s'en suit-il ? Dieu leur retire sa grâce et ils perdent leur première ferveur. Ou bien, négligeant toute prudence, ils vont au delà de leurs forces et contractent quelque infirmité. Alors trop occupés de leur petite santé, ils dépassent les justes bornes de la discrétion en sens contraire, et deviennent plus délicats et plus intempérants que ceux qu'ils gourmandaient. J'ai pu maintes fois le constater. En effet, Dieu permet ordinairement que celui qui condamne son frère avec témérité tombe dans la même faute qu'il a reprise, et parfois dans une faute plus grave.
Servez donc Dieu avec crainte. Et lorsque vous éprouverez de l'orgueil au souvenir des bienfaits dont le Très-Haut vous a comblé, armez-vous contre vous-même d'une sainte indignation et faites-vous d'amers reproches de peur que le Seigneur n'entre en colère et que vous ne périssiez en vous écartant de la voie de la justice. Faites ainsi, et vous demeurerez ferme dans la vertu.
Tels sont les moyens très agréables au Seigneur de combattre la gourmandise.
Hélas ! Il y en a peu qui savent se modérer. Ils mangent trop ou trop peu, et ne tiennent pas compte dans cette action de toutes les circonstances nécessaires.


VIII. Le sommeil et les veilles

La seconde chose à régler dans notre comportement extérieur regarde le sommeil et les veilles. Une vie bien ordonnée a besoin d'un repos réparateur. Il faut donc le regarder comme sacré. Les conseils que donne notre saint sont de tout bon sens.

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La discrétion nécessaire.
Appliquez-vous à régler le sommeil et les veilles selon la discrétion, car il est fort difficile de ne point tomber ici dans les extrêmes.
Deux excès surtout sont dangereux pour le corps et par conséquent pour l'âme si l'on dépasse les bornes de la discrétion : de trop grandes abstinences et des veilles désordonnées.
Dans l'exercice des autres vertus, l'excès n'est pas tant à craindre. C'est pourquoi le démon use de toute son adresse : s'il voit un homme fervent, il lui suggère de grandes abstinences et des veilles prolongées pour le faire tomber dans une si grande faiblesse, qu'étant malade et bon à rien, il soit obligé dans la suite, comme je l'ai déjà dit, à manger et à dormir plus que les autres. Jamais une telle personne n'osera reprendre ni ses veilles ni ses abstinences, sachant trop bien les résultats fâcheux qu'elles ont eus pour sa santé. Le diable d'ailleurs lui soufflera : « Ne fais pas pénitence, car c'est elle qui t'a rendu malade ! » Inspiration mensongère, puisque le mal n'est pas venu précisément du jeûne ni des veilles, mais de l'indiscrétion dans la pratique de tels exercices.
Un homme simple, sans expérience des sophismes du démon n'y voit que du feu, alors que sous prétexte de le porter au bien le tentateur lui dit : « Que de péchés tu as commis ! Pourras-tu jamais les expier ? » Ou, si cet homme n'a pas de grandes fautes à se reprocher, il lui représente ce qu'ont voulu souffrir les martyrs et les Pères du désert. Notre débutant dans la vie spirituelle ne saurait se persuader que ces pensées, revêtues de l'apparence du bien, puissent ne pas venir de Dieu.


Obéissance et humilité.
Ainsi il se fourvoie, surtout lorsqu'il n'a pas soin de recourir au Seigneur par de ferventes prières, accompagnées de sentiments d'humilité et de crainte. Car s'il priait, Dieu l'exaucerait et le dirigerait Lui-même en l'absence d'un guide capable.
En effet celui qui vit sous la sainte obéissance et est continuellement instruit et redressé par son père spirituel est à l'abri de ces illusions, même si par extraordinaire le directeur vient à se tromper. Dans ce cas Dieu lui fera la grâce, à cause de son humilité et de son obéissance, de disposer tout pour son bien. On pourrait le prouver par beaucoup d'exemples.


Conseils pour la sanctification du sommeil.
Pour rendre utile le repos, saint Vincent Ferrier propose de nous fixer quelques saintes pensées et d'en occuper un moment notre esprit avant de nous endormir. Les pensées à faire ainsi fructifier pendant la nuit sont les pensées de Dieu. On les trouvera au réveil toutes vivantes dans l'esprit et dans le cœur. Rien de plus juste : dans un sens plus profond qu'on ne pense, la nuit porte conseil.

Voici donc ce que vous pourrez faire touchant le sommeil et les veilles.
L'été, après le repas de midi, lorsqu'on aura sonné la cloche qui annonce le silence, prenez un peu de repos. Ce temps est moins favorable aux exercices de piété. Vous pourrez plus facilement veiller la nuit, si vous vous reposez à cette heure.
En règle générale, toutes les fois que vous désirez dormir, ayez soin de méditer quelque psaume ou quelque autre bonne pensée qui se présente à l'esprit et qui vous reviendra quand votre sommeil sera interrompu.
Ordinairement couchez-vous le soir de bonne heure : car ceux qui veillent tard manquent d'attention et de dévotion à l'office des Matines de nuit ; ils sont somnolents, appesantis, tièdes, et quelquefois incapables d'assister à l'office.
Habituez-vous à faire quelques courtes prières, quelque lecture ou quelque pieuse méditation le soir avant de vous endormir.
Entre autres méditations, j'estimerais davantage, si votre dévotion vous y porte, celles qui regardent les souffrances que Jésus endura durant sa Passion. (2) Pensez donc, selon la méthode de saint Bernard, à ce qu'on a fait souffrir à Jésus en ces moments où vous allez vous reposer. Vous pouvez observer cette même pratique aux autres heures du jour ou de la nuit, selon la méthode précitée ou selon que l'Esprit de Dieu vous l'inspirera. Car tous n'ont pas la même dévotion et chacun est différemment porté à la ferveur. À certains il suffit d'habiter avec simplicité au creux des rochers, comme dit l'Écriture.
Personne cependant, quelle que soit sa supériorité d'esprit, ne doit rien négliger de ce qui peut exciter à la dévotion.


Le lever : discrétion dans l'austérité.
Ce paragraphe fait partie du chapitre où saint Vincent Ferrier donne les règles à observer dans la récitation de l'office liturgique. A la suite des Pères Bernadot et A. Sinués Ruiz, nous l'intercalons ici sans toutefois modifier en rien le texte lui-même.

La nuit donc, au signal de l'horloge ou à tout autre signal vous appelant à l'office de Matines, secouez toute paresse, levez-vous aussi vite que si votre lit était en feu. Mettez-vous à genoux et faites une courte mais fervente prière, au moins un Ave Maria ou toute autre oraison capable d'exciter votre esprit à la ferveur.
Remarquez que l'on se lève bien plus promptement et même avec un certain empressement, si l'on dort sur un lit dur et tout habillé.
Un serviteur de Dieu doit fuir avec grand soin toute mollesse et bien-être dans la couche, sans dépasser toutefois les bornes de la discrétion.
Servez-vous d'une simple paillasse munie d'une couverture, et qu'elle vous soit d'autant plus agréable qu'elle sera plus dure. Pour vous défendre du froid, prenez une ou deux couvertures suivant la saison ou la nécessité. Garnissez votre oreiller de paille, et jamais de plumes. Bannissez de plus les délicatesses de tous genres, comme d'avoir du linge près de votre visage, au cou ou à la ceinture, choses nullement nécessaires si ce n'est dans les nuits d'été à cause de la sueur. La nature n'a pas besoin de ces précautions, que de mauvaises coutumes seules ont introduites.
Dormez tout habillé comme vous l'êtes pendant le jour. Contentez-vous d'ôter vos souliers et de desserrer votre ceinture. Vous pouvez toutefois, dans les grandes chaleurs de l'été, ôter votre chape et ne garder que le scapulaire.
Si vous observez ces conseils, vous vous en trouverez bien : vous vous lèverez sans peine, et même avec joie et empressement.


IX. La lecture et l'étude

L'auteur en arrive maintenant aux devoirs d'état des religieux consacrés à l'apostolat. Contempler et faire profiter les autres du fruit de ses contemplations. Telle est la devise de l'Ordre auquel appartient saint Vincent Ferrier. Le Frère Prêcheur doit être avant tout un intellectuel. Il manquerait absolument à sa vocation en négligeant l'étude. C'est un devoir professionnel. Mais l'étude peut dessécher le cœur, elle peut égarer l'esprit dans les dédales de la connaissance. Comment éviter ces dangers ? En établissant l'âme dans l'unité. Si nous voulons vivifier et féconder notre étude, il faudra l'interrompre, la prolonger, la pénétrer par la prière, soit qu'une simple aspiration nous ramène vers Dieu, soit que, cessant le travail, nous nous mettions à genoux auprès de notre bureau, soit que, cédant à une ferveur plus grande encore, nous nous rendions quelques instants à l'église. On trouve ici, en bref, l'utilité des visites au Saint Sacrement.

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Tout ramener au Christ.
En vos lectures et vos études il faut toujours ramener votre pensée au Christ, en vous entretenant avec Lui et Lui demandant l'intelligence et le sens des choses.
Pendant que vous étudiez, détournez pour un moment les yeux de votre livre afin de vous recueillir et de vous cacher un instant dans les plaies de Jésus-Christ. Puis reprenez l'étude.
Parfois arrêtez l'étude pour vous mettre à genoux et faire une brève et brûlante prière.
Suivez les inspirations de votre cœur et quittez votre cellule, allez à l'église, au cloître, au chapitre, etc., selon que l'Esprit de Dieu vous y porte.
Par une prière vocale, une oraison jaculatoire, un gémissement ou ardent soupir de votre cœur, implorez le nom du Seigneur, présentez-Lui vos vœux et vos désirs. Appelez aussi les saints à votre aide.
Ces élans spirituels peuvent venir à toute heure, et sans qu'un psaume ni une prière vocale ne les aient provoqués. Cependant ils surgissent souvent d'un verset des psaumes, d'un passage de la Sainte Écriture, d'un pieux ouvrage, ou même de nos propres pensées et de nos désirs, selon que Dieu nous inspire intérieurement.
Cette ferveur d'âme dure généralement peu. Lorsqu'elle sera passée, rappelez dans votre mémoire ce que vous étiez en train d'étudier auparavant. Vous en aurez alors une intelligence plus claire.


Alternance de prière et d'étude.
Reprenez ensuite votre étude ou lecture, puis revenez à la prière. Faites ces choses alternativement (3). En changeant ainsi d'exercices, vous aurez le cœur plus fervent dans la prière et l'esprit plus vif dans l'étude.
Cette ferveur de dévotion peut se produire indifféremment à toute heure, selon que daigne l'accorder Celui qui dispose suavement toute chose comme Il veut. Cependant, Dieu l'accorde d'ordinaire après Matines plutôt que dans un autre temps.
Ainsi ne veillez pas tard si cela se peut, afin de réserver pour l'étude et la prière du matin les forces vives de votre âme.


X. L'office choral

L'office canonial est un élément essentiel dans la vie contemplative des cloîtres. Saint Dominique, précisant les moyens ordonnés au but de son Ordre, a placé la récitation solennelle de l'Office. Cette récitation a lieu dans l'église, au chœur, Il n'en est pas de même du petit office ou office de la Bienheureuse Vierge Marie, qui peut se dire en tout endroit, et que saint Vincent Ferrier regarde comme une préparation au Grand Office. Il n'était pas de règle (dominicaine) tous les jours et n'oblige actuellement que les membres des Fraternités du Tiers-Ordre, mais non sous peine de péché.

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Récitation de l'office de la Sainte Vierge.
Lorsqu'on dit l'office de la sainte Vierge, demeurez pour le dire à la porte de votre cellule, debout, sans vous appuyer, et récitez-le d'une voix claire, l'esprit attentif et l'âme joyeuse comme si Notre-Dame était visiblement présente devant vous.
Cet exercice terminé, si vous n'avez plus rien à faire dans votre cellule, allez à l'église ou au cloître ou en tout autre lieu propice à votre dévotion.
Faites grande attention de ne pas laisser l'esprit vide, lorsque vous sortez de votre cellule ou que vous y retournez. Occupez-le de choses célestes, méditant les psaumes ou quelque pieuse pensée. Vous pouvez aussi vous rendre au chœur avant l'Office et prévoir ce qu'on doit y réciter, afin que le moment venu vous soyez tout attention et ferveur.


La grande prière liturgique au chœur.

Comment psalmodier.
Quand on aura sonné pour Matines et qu'on aura fait les inclinations ou prostrations prescrites, psalmodiez debout, sans vous appuyer, vaillants de corps et d'esprit en la présence de Dieu. Chantez ses divines louanges avec joie en compagnie des anges certainement présents, et pensant à l'obligation où vous êtes de les révérer sans cesse, car ils contemplent la face du Père Tout-Puissant que nous voyons encore dans un miroir d'une manière confuse.
Chantez de toutes vos forces, en réglant votre voix avec une juste modération. N'omettez rien de l'office, ni des psaumes, ni des versets, ni des notes du chant. Si vous n'avez pas autant de voix que les autres, chantez tout de même, mais d'une voix plus basse. Si c'est possible, servez-vous d'un livre pour chanter les psaumes et les hymnes, afin que votre esprit s'y applique davantage et que vous y puisiez plus de consolation et de joie spirituelle.
Pendant que vous avez l'esprit occupé aux psaumes et autres prières, ayez soin de ne rien laisser paraître au dehors, dans votre attitude ou le son de votre voix, qui trahisse de la légèreté. Alors surtout cette action toute spirituelle devra être empreinte de gravité et de bienséance, car la joie spirituelle dégénère vite en légèreté si on ne la réprime par le frein de la discrétion.
Faites tous vos efforts pour psalmodier d'esprit et de cceur. Ce n'est pas un petit travail, surtout pour le commençant qui n'est pas encore fortifié dans la grâce de Dieu, de se préserver des distractions pendant la psalmodie.
Occupez toujours votre place habituelle au chœur, à moins qu'il ne vienne quelqu'un à qui vous deviez la céder.

– Calme et modestie.
Si vous voyez faire quelque faute au chœur, tâchez d'y suppléer, ou par vous-même ou par un autre.
Ce serait chose agréable à Dieu de prévoir les rubriques et le chant du lendemain et d'être prêt à réparer les oublis ou négligences des autres.
Y a-t-il une contestation touchant la lecture ou le chant, ne vous en mêlez pas, fûssiez-vous même sûr d'en savoir le fin mot. À quoi bon discuter de vétilles, comme certains font parfois ? C'est un moindre mal de se tromper que d'ergoter.
Pourtant si par un mot vous pouviez corriger une erreur, vous devez le dire, surtout si vous êtes des plus anciens. Mais si vous sentez l'impatience vous agiter, vous ferez mieux d'apaiser cette agitation intérieure que de reprendre les autres.
Quelqu'un fait-il des fautes dans la lecture, le chant ou d'autre manière, gardez-vous de murmurer ou de le reprendre ; cette correction est un signe d'orgueil. Quelle que soit la faute, ne donnez aucun signe extérieur de mécontentement : ce serait la marque d'un esprit enflé d'orgueil.
Lorsque plusieurs s'empressent pour corriger une erreur, laissez-les faire sans vous en mêler. Si personne n'intervient, c'est alors à vous de le faire, mais modestement. Mieux vaudrait évidemment prévenir la faute que de la réparer par après.
Ne lisez jamais deux leçons ou deux répons de suite, quand vous êtes nombreux au chœur. Le nombre de religieux est-il si limité qu'il n'y a pas moyen de faire autrement, allez-y. Si vous êtes jeune, gardez-vous de suppléer à la place des anciens.
Evitez de regarder de côté et d'autre pour voir ce que font vos voisins ; mais baissez les yeux vers la terre, élevez-les vers le ciel, fermez-les tout à fait, ou fixez-les sur le livre.
Durant l'office divin, soit assis, soit debout, n'ayez point la main sous le menton, mais sous le scapulaire ou la chape. Ne croisez pas les pieds et n'écartez pas les jambes, mais tenez-vous dans la modestie que demande la présence de Dieu. Soyez décent. Tous ces petits riens peuvent être des suggestions du diable pour vous distraire de l'office et vous porter à la tiédeur.


Pas de discussions.
Vous qui me lisez : faites bien attention. Les actions que je viens d'énumérer peuvent être sujettes à caution selon les circonstances. Abstenez-vous de les blâmer si elles ne correspondent pas à votre optique, par exemple quand vous entendez une remarque au chœur à propos d'une erreur, car il est permis aux anciens de la relever.
Cependant il faut maintenir la loi générale qu'un serviteur de Dieu ne doit pas disputer. Il y a moins d'inconvénient à supporter une erreur avec patience que de s'amuser à contester, surtout au chœur où de telles disputes sont scandaleuses et empêchent l'attention et la tranquillité intérieure.
Il faut interpréter de la même façon ce que j'ai dit des lectures et du chant. Il peut arriver, en effet, qu'une âme sente un élan de ferveur que le chant pourrait ralentir. Mieux vaut en de telles circonstances réciter l'office à voix basse, du moins s'il y a assez de religieux pour chanter.
Et ainsi de suite pour de nombreux cas imprévisibles, sur lesquels Dieu vous inspirera beaucoup mieux que moi, pourvu que vous vous attachiez à Lui d'un cœur dégagé et simple. (4)
On ne doit pas facilement s'en rapporter à ses propres vues quand il s'agit de s'éloigner des voies communes, à moins que par une pratique prolongée des vertus on n'ait obtenu l'esprit de discernement.


XI. La prédication

Dans ce chapitre, saint Vincent Ferrier s'adresse directement à l'apôtre, et trouve pour parler de la prédication des accents chaleureux. La marque du véritable zèle, c'est d'être bon. On ne fait du bien qu'en aimant les âmes. « Le vrai zèle est enfant de la charité, car c'en est l'ardeur », dit saint François de Sales. Ecoutons la manifestation de ce sentiment chez notre apôtre. C'est un des points culminants de sa conscience apostolique.

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 Comment il faut prêcher.
Dans les sermons et les exhortations, employez un langage simple et familier pour expliquer clairement aux fidèles ce qu'ils doivent faire.
Autant que possible partez d'exemples concrets afin que le pécheur, chargé des péchés que vous reprenez, se sente atteint en plein cceur. (5)
Mais parlez de telle sorte que vos paroles paraissent sortir non d'une bouche orgueilleuse et hostile, mais bien des entrailles de la charité et d'une compassion paternelle. Soyez comme un père qui s'apitoie sur ses enfants coupables, qui les pleure quand ils sont malades, qui se désole quand ils sont tombés dans une fosse profonde, et qui fait tous ses efforts pour les délivrer de ces périls. Ou plutôt ayez le cœur d'une mère qui caresse ses enfants. Et réjouissez-vous de leurs progrès et de l'espérance qu'ils ont de mériter la gloire du Paradis.


L'esprit de douceur.
C'est par l'esprit de douceur que vous ferez du bien à vos auditeurs, tandis qu'ils seront peu touchés si vous vous contentez de considérations générales sur les vices et les vertus.


XII. La confession

La lettre de ce chapitre vise directement le prêtre dans le ministère des confessions. Saint Vincent Ferrier qui, pendant les vingt années de pérégrinations à travers l'Europe, se confessait tous les jours, y attache une très grande importance. Il est d'avis que l'esprit de douceur doit avant tout présider à ce ministère qui effraie tant de personnes. Prêtres et laïcs auront tout intérêt à se pénétrer des enseignements recommandés ici.

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De la douceur envers le prochain.
Usez des mêmes moyens dans les confessions.
Que vous ayez à encourager les âmes faibles et timides ou à épouvanter les cœurs endurcis dans le péché, montrez à tous une charité profonde.
Que le pécheur sente toujours dans vos paroles le souffle d'une charité toute pure.
C'est pourquoi, si vous avez quelque reproche à faire, faites-le toujours précéder de quelques paroles douces. (6)
Vous donc qui désirez être utile aux autres, commencez par recourir à Dieu de tout votre cœur et demandez-Lui avec simplicité cette charité divine, qui est la somme des vertus et le moyen efficace d'atteindre le but que vous vous proposez.


XIII. Remèdes contre quelques tentations spirituelles

Qu'on veuille bien remarquer l'actualité des règles tracées dans ce chapitre. Les journaux relatent de temps en temps des manifestations troublantes qui, en raison de leur caractère inusité, stimulent la curiosité. Les journalistes à l'affût de nouvelles sensationnelles et de peur de rater le coche, communiquent ces informations, les regardant et les commentant, tantôt avec une crainte respectueuse, tantôt avec scepticisme ou mépris. Des controverses naissent qui opposent sur le plan spirituel et scientifique : des théologiens, médecins, psychologues, philologues et historiens. Beaucoup de chrétiens en ressentent une émotion vive et parfois inquiète, chacun selon son caractère, ses tendances, sa formation intellectuelle. Qu'on le sache bien : si stupéfiantes que soient certaines informations, déclarations, révélations, elles n'engagent aucunement les destinées de l'Église et le chrétien n'est aucunement tenu d'y croire. On ne peut toutefois ignorer qu'il plaît parfois au Seigneur d'accorder à quelques âmes fidèles des faveurs particulières, à titre personnel, pour le soutien dans leur lutte spirituelle et parfois pour produire des fruits spirituels chez d'autres. Cette possibilité étant admise, il faut se rappeler le conseil que donne à ce sujet saint Paul : «  Ne méprisez pas les prophéties, mais examinez toutes choses et retenez ce qui est bon  ». (Thess., V, 2). L'Eglise se donne toujours un délai avant de se prononcer sur l'authenticité de visions, extases, révélations privées, etc. Même reconnue, cette authenticité ne sera pas encore pour autant un article de foi. On remarquera combien saint Vincent Ferrier, véritable thaumaturge lui-même, insiste sur la nécessité d'une grande prudence...

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Pour la gloire de Notre-Seigneur Jésus-Christ, je vous indiquerai les remèdes contre quelques tentations spirituelles, très communes en ce temps-ci, et que Dieu permet pour la purification et l'épreuve de ses élus.
Ces tentations n'attaquent apparemment aucun des principaux articles de la foi, l'homme clairvoyant toutefois reconnaît vite qu'elles vont à détruire ces dogmes de la religion et qu'elles préparent le règne de l'Antéchrist.
Je ne les exposerai pas en détail pour n'être à personne une occasion de chute ou de scandale, mais je vous dirai de quelle prudence vous devez user pour n'être pas détourné de votre voie.
Ces tentations sont de deux sortes : elles surgissent des suggestions et illusions du démon qui trompe l'homme dans la conduite qu'il doit tenir à l'égard de Dieu et dans tout ce qui se rapporte à Lui ; ensuite de la doctrine corrompue et de la manière de vie de ceux qui sont déjà tombés dans ces tentations.
Je vous indiquerai donc comment vous devez vous conduire à l'égard de Dieu et de tout ce qui se rapporte à Lui, et quelle doit être votre conduite à l'égard des hommes, touchant leur doctrine et leur manière de vivre.

1. Illusions produites par le démon.

Voici donc les remèdes contre les tentations spirituelles provenant des illusions diaboliques.

– Tendance à rechercher des voies extraordinaires.
Premier remède. Ceux qui veulent vivre dans la soumission due à Dieu ne doivent pas désirer obtenir par leurs prières, leurs méditations ou autres bonnes œuvres, des visions, des révélations ou des sentiments surnaturels dépassant le cours ordinaire des choses de ceux qui craignent Dieu et qui L'aiment sincèrement. Car un pareil désir qui dépasse le cours ordinaire ne peut venir que d'un fond d'orgueil, de présomption, d'une vaine curiosité à l'égard des choses de Dieu, et enfin d'une foi très fragile.
C'est pour punir de tels désirs, et par un effet de sa justice, que Dieu abandonne une âme et la laisse tomber dans les illusions et les tentations du démon qui la séduit en des fausses visions et des révélations trompeuses.
Et voilà la source des tentations spirituelles les plus communes de notre temps ; tentations que le malin esprit enracine dans l'âme de ceux qu'on peut appeler les messagers de l'Antéchrist, comme vous le verrez dans la suite de mon exposé.
Sachez que les véritables révélations et les sentiments extraordinaires par lesquels on connaît les secrets de Dieu ne sont pas le fruit de ces désirs, pas plus que d'aucun effort humain. Mais c'est l'effet seulement de la pure bonté de Dieu se donnant à une âme profondément humble, qui désire ardemment Le connaître et est pénétrée pour Lui d'un souverain respect.
Il ne faut donc pas s'exercer à l'humilité et à la crainte de Dieu pour obtenir des visions, des révélations, des sentiments extraordinaires ; ce serait tomber dans le péché même que le désir de ces choses fait commettre.

– Illusions des fausses consolations.
Deuxième remède. Quand vous priez ou que vous contemplez, chassez de votre âme toute consolation, si petite soit-elle, si par hasard vous remarquez qu'elle se fonde sur un sentiment de présomption et d'estime de vous-même. Cela vous mènerait infailliblement à désirer honneur et réputation et vous ferait croire que vous méritez d'être honoré et loué en ce monde et dans l'autre.
Car, sachez-le bien, l'âme qui prend plaisir à ces fausses consolations tombe dans plusieurs erreurs funestes. Par un juste jugement Dieu permet au démon d'accroître ces sortes de goûts spirituels, de les rendre fréquents et d'imprimer dans cette âme des sentiments tout à fait faux, dangereux, qu'elle prend abusivement pour des communications véritables.
Hélas ! Mon Dieu, que de personnes séduites par ces illusions !
Tenez pour certain que la plupart des ravissements, des extases, ou plutôt des fureurs de l'Antéchrist viennent de là.
Ainsi n'admettez, quand vous priez ou que vous contemplez, d'autre consolation dans votre âme que celle produite par la parfaite connaissance de votre néant et de votre imperfection ; connaissance qui vous fera persévérer dans la salutaire impression d'humilité, et qui vous inspirera un profond respect pour la grandeur et la sublimité de Dieu, avec un ardent désir de son honneur et de sa gloire. Vous aurez là des consolations qui ne trompent pas.

– Pénétration des secrets de Dieu.
Troisième remède. Tout sentiment, même élevé, toute vision, même sublime, du moment qu'ils blessent quelque article de foi ou les bonnes mœurs, particulièrement s'ils sont contraires à l'humilité ou à la pureté, ne peuvent venir que du démon : ayez-les en horreur.
Et lors même que votre vision ne vous inspire rien de semblable, qu'elle vous donne au contraire la certitude de venir de Dieu et vous pousse à Lui être agréable, même dans ce dernier cas, ne vous appuyez pas sur elle.

– Attachement à des personnes de haute sainteté.
Quatrième remède. Ne vous attachez pas à autrui, quelle que soit sa piété, sa sainteté de vie, l'élévation de son intelligence ou autres capacités, et ne suivez jamais ses conseils ou ses exemples, si vous pressentez que ses avis ne sont pas selon Dieu ou selon les règles de la prudence, et qu'ils ne sont conformes ni à la loi de Dieu, ni à ce que les Saintes Écritures et les saints nous ont enseigné et prêché.
En méprisant de tels conseils, ne craignez pas de tomber dans l'orgueil ou la présomption ; votre conduite est louable, puisque vous agissez par zèle et amour de la vérité.

– Fréquentation des visionnaires.
Cinquième remède. Fuyez et évitez la société et la familiarité de ceux et de celles qui sèment et répandent les tentations dont je parle, qui les défendent et les louent.
N'écoutez ni leurs paroles ni leurs explications, n'assistez pas à leurs réunions et ne désirez pas voir ce qu'ils font. Car le démon pourrait bien se servir de cette curiosité pour vous faire remarquer en leurs paroles et leurs gestes tant de signes extérieurs de perfection que peut-être vous y ajouteriez foi et vous vous engageriez dans les principes de leurs erreurs.

2. Remèdes aux fausses révélations.

Je vous apprendrai encore les remèdes à employer à l'égard des personnes qui propagent les dites tentations par leur vie et par leurs doctrines.

– Méfiance envers les révélations privées.
Premier remède. Estimez peu leurs visions, leurs sentiments extraordinaires, leurs extases, leurs ravissements. Bien plus, vous disent-elles quelque chose de contraire à la foi, à la Sainte Écriture ou aux bonnes mœurs, ayez en horreur toutes ces visions et sentiments extraordinaires, les considérant comme de pures folies et néfastes illusions.
Si cependant leurs paroles, leurs jugements, leurs conseils sont conformes à la foi, à la révélation, aux exemples des saints et aux bonnes mœurs, alors ne les méprisez pas, car vous vous exposeriez à mépriser les choses de Dieu. Encore faut-il alors rester sur une prudente réserve, car souvent, surtout dans les tentations spirituelles, le faux est caché sous les apparences du vrai, la malice sous les apparences de la vertu. Souvent le démon se sert de tout cela pour répandre ainsi son venin mortel dans un plus grand nombre d'âmes sans défiance.
Je suis persuadé que la meilleure conduite dans ces occasions est de ne point s'arrêter à toutes ces choses extraordinaires, malgré leur apparence de bien et de vérité. Laissez-les pour ce qu'elles sont, à moins qu'elles arrivent à des personnes d'une probité si grande, d'une prudence si parfaite et d'une humilité si reconnue, qu'on est certain qu'ils ne sont pas le jouet de leur propre imagination ni les dupes du diable.
Même alors, encore qu'il soit bon d'approuver les visions et les sentiments surnaturels de personnes si recommandables, vous leur ferez crédit non pas tant parce que ce sont des visions mais parce qu'elles sont conformes à la foi catholique, aux bonnes mœurs, aux paroles et à la doctrine des saints.

– Réfléchir avant d'agir.
Deuxième remède. Supposons qu'une voix intérieure, – une révélation ou un mouvement extraordinaire – vous pousse à entreprendre quelque chose de considérable, surtout une œuvre importante sortant de vos habitudes, et dont vous n'êtes pas certain si elle plaît à Dieu ou dont la légitimité vous paraît douteuse pour certains motifs : prenez conseil avant d'agir. Examinez toutes les circonstances de votre entreprise, en particulier le but, pour pouvoir connaître si elle est agréable à Dieu.
Même alors vous n'êtes pas seul juge. Consultez si possible la Sainte Écriture, et joignez-y les exemples des saints que nous pouvons imiter. J'insiste sur les mots exemples que nous pouvons imiter, car selon le sentiment de saint Grégoire les saints ne sont pas imitables en tout. Ils ont parfois fait des choses, bonnes en elles-mêmes et par rapport à eux, mais que nous ne devons pas imiter. Elles commandent notre admiration et notre respect, pas plus.
Enfin si vous n'arrivez pas à tirer la chose au clair, demandez conseil à des personnes de vie et de doctrine sûres ; leur avis vous fera connaître la vérité.

– Envisager la voie normale.
Troisième remède. Si vous êtes exempt de ces tentations au point de ne les avoir jamais ressenties, ou si les ayant éprouvées vous en avez été délivré, élevez votre cceur et votre esprit vers Dieu pour reconnaître humblement la grâce qui vous a été faite.
Gardez-vous d'attribuer à vos forces, à votre sagesse, à vos mérites, à votre conduite ou au hasard, ce que vous tenez simplement et gratuitement de sa Divine Majesté. C'est Elle qu'il faut souvent ou pour mieux dire continuellement remercier.
Les saints enseignent que c'est principalement pour punir les criminelles pensées d'orgueil que Dieu retire sa grâce de l'homme et qu'il le laisse en proie aux tentations et aux mensonges du diable.

– Ne pas entreprendre une chose grave dans le doute.
Quatrième remède. Passez-vous par une de ces tentations qui vous mettent dans le doute, n'entreprenez de votre propre initiative aucune action notable qui sorte de vos habitudes. Réprimez les désirs de votre cœur et de votre volonté, attendant avec humilité, crainte et respect que Dieu vous éclaire. Car si, dans le doute où vous êtes, vous entrepreniez de vous-même une chose grave que vous n'eussiez pas coutume de faire, cette action n'aboutirait à rien de bon. Je ne parle ici que des choses graves et inaccoutumées qu'il ne faut jamais entreprendre dans le doute.

– S'en tenir aux pratiques ordinaires de la vie spirituelle.
Cinquième remède. Avez-vous commencé une bonne œuvre avant que se produise cette tentation, que celle-ci ne vous empêche pas de l'achever. Surtout n'omettez pas la prière, la confession, la communion, les jeûnes et autres œuvres de piété que vous avez coutume de faire, quand même vous n'y trouveriez ni goût ni consolation.

– Soumission totale à la volonté de Dieu.
Sixième remède. Si vous êtes tourmenté dans ces occasions, élevez votre cœur et votre esprit vers Dieu en Le priant humblement de faire ce qui sera le plus utile à son service et à sa gloire et à votre propre salut. Soumettez votre volonté à son bon plaisir. Et si le Seigneur permet que vous passiez par ces tentations, acceptez-les de bonne grâce en Lui demandant de ne jamais L'offenser.


(1) Allusion à Osée, IV, 8 : manger les péchés du peuple, c'est-à-dire les aumônes charitablement offertes par les fidèles pour l'expiation de leurs péchés.
(2) Si l'âme ne goûte pas sciemment aux souffrances du Christ, elle ne communie pas au Christ, disait Isaac le Syrien. – Etant encore novice à Valence, Vincent priait devant un crucifix. Ému de compassion devant l'extrême douleur de l'Homme-Dieu, il s'écria soudain : « Oh, mon seigneur, est-il possible que vous ayez tant souffert ? – Et le divin Crucifié de lui répondre : Oui, Vincent, et bien plus encore que tu ne crois ». Son âme avait déjà compris que la Passion du Christ est au centre de la vie spirituelle.
(3) Les idées sans les vertus sont une lumière stérile. L'équilibre de la science et de la vertu est indispensable au conducteur d'hommes. Aimez la science, dit saint Augustin, mais préférez-lui la charité. (Sermon 354, 6). Cette admirable réaction de la piété sur les études et de l'étude sur la piété nous empêchera de ressembler à ceux qui toujours à s'instruire, ne sont jamais capables de parvenir à la connaissance de la vérité. (2 Tim., 3, 7) - Saint Thomas d'Aquin a déclaré qu'il avait plus appris devant le tabernacle et au pied du crucifix que dans les livres. Vincent Ferrier lui fait écho. Avant d'être l'orateur des foules, l'Ange pacificateur de l'Europe, le réformateur social, il était l'homme d'oraison.
(4) Dans le récit romancé de sa conversion En Route, Huysmans a finement noté ces moments privilégiés de la vie de la grâce, nullement réservés aux grands mystiques, puisque beaucoup d'âmes les connaissent l'une ou l'autre fois dans leur vie : « Quand je restais seul dans les églises, j'ai souvent entendu des conseils inattendus, des ordres muets, et je l'avoue : c'est vraiment écrasant de sentir en soi la pénétration d'un être invisible... : c'est la pénétration incessante d'une volonté étrangère, l'imprégnation d'un désir clair et d'une délicatesse sans importunité, une ferme et en même temps douce impulsion de l'âme ». – Voici une anecdote qui illustre délicieusement ce que Vincent Ferrier suggère. Un jour d'été, aux environs de 1630, non loin de Vannes, Mme Le Charpentier du Tertrei emmène sa femme de chambre pour l'accompagner an bain : « Elle l'aperçoit en un instant toute recueillie et renfermée au-dedans d'elle-même sans dire aucune parole : de quoi la reprenant, elle d'apostrophe : « Eh bien, grosse étourdie, à quoi rêves-tu encore ? » Elle, comme si on l’eût réveillée d'un profond sommeil, lui dit avec une grande douceur et simplicité qu'elle pensait aux suprêmes angoisses... qui avaient pénétré le Cœur du Fils de Dieu, passant par le torrent de Cédron dont cette eau l'avait fait souvenir ». H. Brémond, Hist. du sentiment rel. en France, t. V, p. 127.
(5) Orateur-né et fin psychologue, saint Vincent Ferrier avait le don de lire dans les âmes. C'est du moins l'impression qu'il faisait en prêchant. Il parlait comme si le secret des cœurs lui était dévoilé. Quand il décrivait certaines fautes morales, beaucoup d'auditeurs se disaient : « Il me vise personnellement, il connaît mes péchés ». En plus de la sainteté, il y avait dans l'orateur cette puissance d'évocation qui fait que les coupablées étaient atteints en plein cœur.
(6) Toute cette page rejoint le texte de saint Jacques sur la vraie et fausse sagesse : « Est-il quelqu'un de sage et d'expérimenté parmi vous ? Qu'il fasse voir par une bonne conduite des actes empreints de douceur et de sagesse. Si vous avez au cœur, au contraire, une amère jalousie et un esprit de chicane, ne vous vantez pas, ne mentez pas contre la vérité. Pareille sagesse ne descend pas d'en-haut : elle est terrestre, animale, démoniaque. Car, où il y a jalousie et chicane, il y a désordre et toutes sortes de mauvaises actions. Tandis que la sagesse d'en-haut est tout d'abord pure, puis pacifique, indulgente, bienveillante, pleine de pitié et de bons fruits, sans partialité, sans hypocrisie. Un fruit de justice est semé dans la paix pour ceux qui produisent la paix ». Jacques, III, 13-18.



TROISIÈME PARTIE :
LES EXIGENCES DE LA VIE SPIRITUELLE
OU LA MONTÉE DES ÂMES



XIV. La volonté de progrès ou l'aspiration à la perfection

Etant donné que tout chrétien est obligé de marcher vers la perfection : « Soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait ». (Matt. V, 48), il est essentiel à la vie spirituelle d'être toujours en état de progrès. C'est de cet état que parle saint Vincent dans la troisième partie que nous avons intitulée Les exigences de la vie spirituelle ou la montée des âmes. Notre auteur nous propose dans un premier chapitre quatorze motifs de tendre à une pratique de la charité plus parfaite que celle à laquelle on est arrivé, et dans un deuxième chapitre il en fait l'application aux différentes catégories de chrétiens.

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*

Constatant avec joie vos heureux débuts à bien faire et votre soin particulier à honorer Dieu, je souhaite vous aider à persévérer et à monter plus haut, ou du moins à vous en suggérer le désir. C'est pourquoi je vous proposerai un ensemble de motifs propres à exciter votre cœur à une vie plus parfaite. Ne croyez pas toutefois pouvoir y atteindre par vos propres forces.

L'amour dû à Dieu.
PREMIER MOTIF - Considérez combien Dieu mérite d'être aimé et honoré à cause de sa bonté, de sa sagesse et de ses autres perfections innombrables et infinies.
En les considérant vous comprendrez aisément que ce que vous avez fait pour son service et que vous croyez être beaucoup, est en réalité très peu de chose, et rien même, en comparaison de ce qu'il serait juste de faire pour Lui être agréable.
Je place ce motif le premier parce que, avant tout, nos actions doivent avoir en vue l'honneur de Dieu, sa crainte et son amour, Lui seul méritant par Lui-même d'être aimé au-dessus de toute créature.

La Passion du Sauveur.
DEUXIÈME MOTIF - Réfléchissez sur les mépris, les injures, les privations, les douleurs et la très amère Passion que le Fils de Dieu a bien voulu endurer pour vous. Si vous l'aimez et l'honorez dans cette vue, vous verrez combien peu vous avez fait pour Lui jusqu'ici en regard de ce que vous devriez faire pour Lui témoigner votre amour et votre respect. (1)
Ce motif est plus parfait et plus élevé que ceux qui vont suivre, aussi l'ai-je placé au second rang.

Le désir de la perfection.
TROISIÈME MOTIF - Pensez à la pureté de vie et à la perfection à laquelle vous oblige la Loi de Dieu. Elle exige de vous, avec une entière exemption de tout vice et de tout péché, la plénitude des vertus. C'est en effet ce que demande le précepte d'aimer Dieu de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces. Pensez-y, et vous verrez aussitôt votre faiblesse et la distance qui vous sépare de l'innocence et de la perfection que vous devriez avoir.

Le souvenir des bienfaits de Dieu.
QUATRIÈME MOTIF - Rappelez-vous la multitude et la grandeur des bienfaits de Dieu, les faveurs temporelles et spirituelles qu'Il distribue à ses créatures et à vous en particulier, et vous sentirez que tout ce que vous faites ou que vous pourrez faire pour Dieu à l'avenir, n'est rien en regard des largesses dont Il vous comble avec une libéralité et une bonté infinies.

Le bonheur du ciel.
CINQUIÈME MOTIF - Tâchez de pénétrer la sublimité et la noblesse de la récompense et de la gloire promise et préparée à ceux qui glorifient le Seigneur par leurs vertus. La magnificence de cette gloire sera proportionnée à notre activité vertueuse. (2)
Nos mérites n'ont évidemment aucune proportion avec une si grande gloire, et c'est pourquoi nous désirerons de tout notre cœur de pouvoir faire à l'avenir plus d'œuvres vertueuses et parfaites que nous n'en avons faites dans le passé.

La beauté de la vertu et la laideur du péché.
SIXIÈME MOTIF - Appliquez-vous à saisir la beauté et la noblesse de la vertu, la dignité qu'elle confère à l'âme qui en est ornée, et par opposition la laideur du péché et la bassesse honteuse du vice.
Et si vous êtes sage, vous ferez tous vos efforts pour acquérir plus de vertus et pour éviter plus soigneusement le vice.

L'exemple des saints.
SEPTIÈME MOTIF - Considérez la sublimité et la perfection de la vie des saints, le nombre et l'excellence des vertus qu'ils ont pratiquées. Quelle différence avec la langueur de notre vie et l'imperfection de nos œuvres !

Notre passé à expier.
HUITIÈME MOTIF - Que le sens du péché nous fasse saisir la gravité et le nombre de nos offenses contre Dieu. Nous serons alors persuadés que toutes nos œuvres, si bonnes soient-elles, n'ont guère de proportion avec nos offenses ni avec les satisfactions dont nous sommes redevables à la justice de Dieu.

Nos faiblesses toujours possibles.
NEUVIÈME MOTIF - Tout homme qui examine les nombreux périls que suscitent les tentations de la chair, du monde et du démon, tâchera de prendre le parti le plus sûr pour leur échapper. Il s'excitera à être plus ferme et à pratiquer la vertu plus parfaitement afin de se prémunir davantage contre toutes ces tentations.

La crainte des jugements divins.
DIXIÈME MOTIF - Pensez à la rigueur des jugements de Dieu. Préparez-vous à paraître devant le Juge Suprême avec beaucoup de bonnes œuvres et de satisfactions pour vos péchés, car vous en aurez grandement besoin. Vous conviendrez que vos bonnes œuvres et votre pénitence sont bien peu de chose en comparaison de ce que vous auriez dû faire.

L'incertitude du jour de la mort.
ONZIÈME MOTIF - Méditez sur la brièveté de la vie et sur l'approche (plus ou moins éloignée) de la mort qui vous surprendra à l'heure où vous vous y attendrez le moins, et après laquelle vous ne pourrez plus mériter ni rien faire pour obtenir la rémission de vos péchés. Cette pensée vous portera à un zèle plus généreux dans vos œuvres et à une pénitence plus rigoureuse que celle déjà commencée.

Ferveur sans cesse renouvelée.
DOUZIÈME MOTIF - Quels que soient les résultats de votre activité vertueuse et les progrès réalisés, si vous ne désirez une vie toujours plus parfaite et ne vous efforcez d'y parvenir, c'est que vous n'avez pu éviter entièrement l'orgueil ni la présomption, pas plus que la négligence et la tiédeur. Or la présence de ces deux vices entraîne toujours le danger de tomber dans une foule de désordres spirituels ; ce que je pourrais vous montrer par un grand nombre de preuves, si je ne craignais d'être trop long.
Je me contenterai de vous dire que, pour vous délivrer de ces maux, il vous faut faire des efforts constants pour atteindre une vie plus sublime et plus parfaite que celle où vous êtes arrivé.
Saint Bernard, expliquant le psaume Qui habitat, dit à ceux qui commencent par beaucoup de ferveur, mais qui dans la suite, se croyant être quelque chose, tombent dans l'affaiblissement et la tiédeur : « Ah ! Si vous saviez le peu de bien qu'il y a en vous, et que ce peu même vous le perdriez vite si Celui qui vous l'a donné ne le conservait par sa grâce ! »

La profondeur des jugements de Dieu.
TREIZIÈME MOTIF - Pensez aux insondables jugements de Dieu sur certaines personnes qui, après avoir persévéré longtemps dans une grande sainteté et une haute perfection, ont fait des chutes funestes : le Seigneur les ayant abandonnées à cause de quelques vices cachés dont elles ne se croyaient pas coupables.
Cette considération, je n'en doute pas, vous servira beaucoup, quelle que soit votre perfection de vie, à purifier chaque jour vos affections et vos intentions, à vous corriger plus soigneusement que jamais de tous vos défauts, à devenir sans cesse plus parfait et plus saint, dans la crainte qu'il n'y ait en vous quelque péché secret qui vous fasse abandonner Dieu.

La peur de l'enfer.
QUATORZIÈME MOTIF - Repassez souvent dans votre esprit les tourments de l'enfer réservés aux damnés et aux pécheurs. Cette réflexion vous fera trouver légères toutes les pénitences, humiliations, pauvreté, enfin tout ce qu'on peut souffrir ici-bas pour Dieu afin d'échapper à ces peines.
La crainte et le danger où vous êtes de tomber dans ces supplices ne cesseront de vous pousser à une vie plus sainte et plus parfaite. (3)


XV. La volonté de progrès
dans les différentes catégories de chrétiens


Éclaircissement et application de cette volonté de progrès.
Je n'ai fait que toucher rapidement les motifs qui peuvent porter à la perfection sans les expliquer, afin que vous vous habituiez à méditer beaucoup sur peu de mots, et que chacune de ces raisons vous fournisse d'amples sujets de méditation et de réflexion.
Mais pour que ces motifs vous soient vraiment profitables, il ne suffit pas d'en occuper intellectuellement l'esprit, il faut surtout les faire passer dans le cœur par une affection qui mette en branle la volonté et lui fasse accomplir ce qu'ils auront conseillé.
Pour votre aide, je repasserai en peu de mots chacune de ces raisons afin de vous faire comprendre qu'elles ne produiront quelque effet dans votre âme que si elles sont pénétrées de sentiments et d'affections conformes à leur objet.

Ceux qui contemplent.
PREMIÈRE CATÉGORIE - Ce premier motif n'agit que sur les grandes âmes. Ce sont celles qui, par l'élévation de leur esprit et de leurs pensées, pénètrent et se complaisent dans la contemplation de la noblesse, de la perfection et de la majesté divines, et s'emploient de toutes leurs forces à aimer et honorer Dieu comme Il le mérite.

Ceux qui méditent.
DEUXIÈME CATÉGORIE - Ce second motif touche surtout les âmes sensibles qui éprouvent une dévotion affectueuse envers la charité et la bonté infinies du Fils de Dieu, dont il nous a donné tant de marques dans sa douloureuse Passion. Ces âmes ressentent un désir ardent de correspondre à la bonté et à l'amour divins.

Ceux qui désirent.
TROISIÈME CATÉGORIE. - Ce troisième motif sera utile à ceux qui comprennent l'étendue de la perfection que le Seigneur demande à toute créature, et qui tâcheront d'accomplir généreusement ses divins commandements en désirant atteindre cette haute perfection.

Ceux qui remercient.
QUATRIÈME CATÉGORIE. - Ce motif agit sur les âmes reconnaissantes. Pénétrées de la grandeur des bienfaits et des grâces qu'elles ont reçus de Dieu, elles s'efforcent de proportionner leurs services aux faveurs reçues.

Ceux qui espèrent.
CINQUIÈME CATÉGORIE. - Ce motif n'excite que les âmes qui ont un grand désir de la gloire du Ciel et qui l'attendent d'une confiance si ferme que son espoir les pousse à faire toutes sortes d'œuvres vertueuses pour obtenir cette gloire.

Ceux qui apprécient.
SIXIÈME CATÉGORIE. - Le sixième motif sera efficace aux âmes pénétrées d'horreur pour tout vice et péché, d'amour ardent pour la perfection et la justice, et d'estime pour les dons de la grâce, sentiments que toute âme doit posséder jusqu'en ses profondeurs.

Ceux qui imitent.
SEPTIEME CATÉGORIE. - Le septième motif n'est applicable qu'à ceux qui, remplis d'admiration pour la vie des saints, désirent les imiter. Surtout les saints qui ont été les plus parfaits : d'abord la très sainte Vierge Marie, puis saint Jean-Baptiste, saint Jean l'Évangéliste, les apôtres et tant d'autres qu'il serait trop long d'énumérer.

Ceux qui réparent.
HUITIÈME CATÉGORIE. - Ce motif touchera les âmes qui sentent le poids des offenses commises contre Dieu et se retournent contre elles-mêmes, désireuses qu'elles sont de rendre justice à Dieu par toutes sortes d'œuvres méritoires.

Ceux qui fuient.
NEUVIÈME CATÉGORIE. - Le neuvième motif ne convient qu'aux âmes conscientes de leur faiblesse et du péril qu'elles courent de succomber aux tentations qui les environnent de toutes parts. Cette pensée les détermine à fuir les occasions d'offenser Dieu pour s'abriter sous sa divine protection.

Ceux qui tremblent.
DIXIÈME CATÉGORIE. - Le dixième motif convient à ceux qui, connaissant leurs péchés, tremblent à la pensée du jugement qui sera prononcé au dernier jour contre les pécheurs impénitents.

Ceux qui craignent.
ONZIÈME CATÉGORIE. - Le onzième motif est applicable aux âmes effrayées par la mort et décidées à s'y préparer par des œuvres méritoires.

Ceux qui vibrent.
DOUZIÈME CATÉGORIE. - Le douzième motif s'adresse à ceux qui vibrent. Ce sont ceux qui comprennent que se mettre à la pratique de la vertu sans vibrer pour une perfection toujours plus grande, suppose une confiance excessive et de la négligence. Aussi font-ils tout pour éviter ces vices.

Ceux qui s'observent.
TREIZIÈME CATEGORIE. - Le treizième motif est utile à ceux qui, soucieux de faire leur salut, s'observent dans la crainte d'être privés de la grâce.

Ceux qui ont peur.
QUATORZIÈME CATEGORIE. - Ce dernier motif aura son effet dans les âmes effrayées des peines éternelles qu'elles ont méritées par leurs fautes. Pour y échapper, elles s'amendent par la pénitence.

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Conclusion en deux points.
Deux points résument chacun des motifs précités : premièrement, le sentiment de notre imperfection et de notre néant ; deuxièmement, le désir efficace de mener une vie plus parfaite.
Ces deux sentiments sont intimement liés, de sorte que le sentiment de notre imperfection et de notre néant ne doit exister qu'accompagné du désir et de l'effort d'arriver à une perfection plus grande, et vice-versa.



(1) Des milliers d'âmes ferventes ont avancé à pas de géant en méditant l'humanité souffrante de Notre-Seigneur. Vincent disait aux prêtres : « Dès votre réveil, à l'œuvre divine ! Identifiez-vous au Christ. À telle heure, il était conduit devant Pilate, à telle heure, les Juifs criaient sur lui. À telle autre, il expirait. » - La meilleure méthode à suivre est celle que la Sagesse éternelle enseigna au bienheureux Henri Suzo : « On ne doit pas méditer sur mes souffrances légère ment et à la hâte, quand on a le temps et le loisir, mais il faut le faire avec amour et les considérer avec douleur, autrement le cœur est aussi peu touché par cette méditation que le palais ne goûte la douceur du bois de réglisse qui n'est pas broyé et mâché. » (Sag. étern, ch 14). C'est vrai d'ailleurs de toute méditation superficielle et hâtive : elle reste au bois de réglisse, mais ne le broie ni le mâche.
(2) Vincent Ferrier affirme que celui qui ne s'énamoure pas en ce monde de la gloire du ciel, passera par le purgatoire pour apprendre à le désirer « comme il est arrivé tout dernièrement à un homme, un rude pénitent, qui apparut après sa mort à un ami, lui révélant qu'il se trouvait en purgatoire malgré l'austérité de sa vie, parce qu'il n'avait jamais été épris de la gloire du ciel ».
(3) Vincent ne damnait pas volontiers et aurait voulu sauver tout le monde, même Judas. Il déclarait qu'au moment de rendre l'âme, le traître s'était repenti. Opinion risquée, mais non hérétique, qui rejoint, ce mot mystérieux que sainte Gertrude avait entendu de son Seigneur : « Ni de Salomon, ni de Judas, je ne te dirai ce que j'ai fait, pour qu'on n'abuse pas de ma miséricorde ».

  





APPENDICES ET POSTFACE
EXERCICES SPIRITUELS
MAXIMES ET VISION D'AVENIR


XVI. Les deux principes de la vie spirituelle


Le traité de la vie spirituelle se termine par quelques appendices indépendants les uns des autres où l'auteur résume sa pensée sous différentes formes que l'on pourrait considérer comme des exercices spirituels. Ici, il ramène la doctrine spirituelle à ses deux principes fondamentaux : se renoncer dans l'humilité et s'unir à la sainte humanité de Notre-Seigneur.

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Celui qui veut échapper aux pièges et aux tentations de l'Antéchrist ou du diable, particulièrement à la fin de sa vie, doit exciter deux sentiments dans son cœur.


Lucidité sur soi-même conditionnée par l'humilité.
Le premier sentiment est de s'estimer comme un cadavre fourmillant de vers et en proie à la pourriture ; un cadavre dont la puanteur excite le dégoût au point que ceux qui l'approchent se bouchent le nez pour ne point sentir et détournent la tête pour ne point voir une telle horreur.
C'est ainsi, mon cher frère, que vous et moi devons chaque jour agir.
Moi plus que vous, car, je le reconnais avec justice, tout mon être, corps et âme, n'est qu'infection. Il n'y a en moi que la lie et la pourriture de mes péchés et de mes iniquités, dont la puanteur et l'infection doivent faire horreur. Chose encore plus fâcheuse : cette corruption se renouvelle et s'accroît chaque jour en moi.
À ce sentiment de sa propre abjection l'âme fidèle doit joindre une confusion profonde en la présence de Dieu qui voit tout et qui la jugera un jour très sévèrement. Elle ne saurait donc ressentir trop de douleur d'avoir offensé Dieu, d'avoir perdu la grâce que le Sang du Christ lui avait acquise sur la Croix et conférée au baptême.
Et cette confusion, qu'elle porte devant elle-même et devant Dieu, elle doit aussi la porter devant tout le monde.
Elle doit s'en pénétrer non seulement devant les anges et les saintes âmes du ciel et de la terre, mais encore devant tous les hommes.
Elle doit par conséquent accepter leur mépris pour ce qu'elle dit ou fait, leur éloignement d'elle pour ne pas la voir et pour ne pas sentir l'odeur de sa corruption, et l'exclusion de leur société comme un cadavre infect ou un lépreux repoussant. Et cela, jusqu'au moment où la grâce de Dieu daignera la visiter et la faire rentrer en elle-même.
Quant à son corps, qu'elle soit bien convaincue que les hommes ne lui feraient aucun tort mais la traiteraient comme elle le mérite, s'ils lui arrachaient les yeux, lui coupaient les mains, le nez, les oreilles, s'ils le torturaient dans tous ses sens et dans tous ses membres : parce qu'elle s'est servie de tout cela pour offenser Dieu, son créateur.
Il faut aussi qu'elle désire d'être abandonnée et méprisée. Qu'elle supporte avec une extrême joie et allégresse et endure patiemment tous les reproches, hontes, diffamations, blâmes et humiliations de toutes sortes.


Lucidité sur Dieu par l'union à la sainte humanité du Christ.
Il faut en second lieu avoir beaucoup de défiance de soi-même. Avoir le sentiment que toutes nos bonnes œuvres et que toute notre vie passée ne sont rien, pour se tourner entièrement vers Notre-Seigneur Jésus-Christ et se jeter entre les bras de ce divin Sauveur, qui a voulu être pauvre, humble, abreuvé d'insultes et de mépris, et mourir d'une mort très cruelle par amour pour nous.
Mourons donc à tous nos sentiments humains et que Jésus crucifié vive dans notre cœur et dans notre âme. Laissons-nous complètement transformer et transfigurer au point de n'avoir plus d'autre sentiment dans le cœur que le sien, de ne voir, sentir, entendre que Jésus suspendu pour nous à la Croix, suivant en cela l'exemple de la sainte Vierge. De sorte que, morts au monde, nous ne vivions que dans la foi.
Oui, c'est dans la foi que l'âme sera vivante jusqu'au jour de cette résurrection bienheureuse, où le Seigneur comblera de joie spirituelle et des dons de l'Esprit et nous-mêmes et tous ceux en qui doit se renouveler la vie des apôtres et l'état de sainteté de l'Eglise.
Ayez donc soin de vous exercer à la prière, à la méditation et aux saintes affections, pour vous rendre digne des vertus et de la grâce de Dieu.


XVII. La gymnastique spirituelle


Il ne suffit pas de posséder /a lucidité sur soi et la lucidité sur Dieu, il faut encore travailler à la maintenir. Or, on ne la maintient que par une gymnastique spirituelle de chaque jour. Ce sera, résumée en quatre points, l'attitude habituelle du chrétien envers Dieu, envers lui-même, envers le prochain, et envers les choses temporelles.

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Les dispositions à l'égard de Dieu.
Les sentiments où vous devez vous exercer à l'égard de Dieu se réduisent principalement à sept, qui sont :
1. Un amour très vif et très ardent.
2. Une crainte souveraine.
3. L'honneur et le respect qui Lui sont dus.
4. Un zèle persévérant pour son service.
5. L'action de grâces et la louange.
6. Une obéissance prompte et universelle.
7. Un goût aussi vif que possible des choses du ciel.
Ces dispositions du cœur il faut sans cesse les demander au bon Dieu en disant :
Seigneur Jésus, faites que mon esprit, mon cœur et jusqu'à la moëlle de mes os, soient pénétrés d'amour, de crainte et de respect pour vous ; que je brûle d'un zèle ardent pour votre gloire, de sorte que j'éprouve l'horreur la plus violente contre tous les outrages qu'on a pu vous faire, surtout contre ceux dont j'ai moi-même été la cause ou que d'autres ont faits à mon occasion.
Faites-moi comprendre, qu'étant votre créature, je dois vous adorer humblement comme mon Seigneur et mon souverain Maître, et vous rendre continuellement grâce pour les bienfaits sans nombre que j'ai reçus de votre miséricorde.
Faites que je vous loue et que je vous bénisse toujours et en toutes choses avec un cœur rempli d'allégresse et de jubilation, et que, vous obéissant en toutes choses, je puisse goûter un jour la douceur infinie de votre table, avec les anges et les apôtres, quelque indigne que je sois d'une si grande grâce à cause de mes continuelles ingratitudes.

Les dispositions à l'égard de nous-mêmes.
Par rapport à vous-même exercez-vous en sept autres dispositions :
1. Premièrement, vous humilier sans cesse pour vos vices et vos défauts.
2. Deuxièmement, pleurer et déplorer avec une douleur vive et amère les péchés que vous avez commis, parce qu'ils ont offensé Dieu et souillé votre âme.
3. Troisièmement, souhaiter d'être méprisé, humilié et foulé aux pieds de tout le monde comme un objet vil et corrompu.
4. Quatrièmement, macérer sans pitié votre corps et désirer qu'il soit encore plus impitoyablement traité comme une souillure de péché, bien plus comme un égoût, une sentine et un sépulcre où se trouvent amassées toutes les horreurs.
5. Cinquièmement, avoir une haine implacable contre le péché, et contre les sources et les mauvaises inclinations qui le produisent.
6. Sixièmement, veiller énergiquement sur tous vos sens, toutes vos actions et toutes les puissances de votre âme, afin de les tenir toujours prêts et disposés à toute sorte de bien.
7. Septièmement, garder en toutes choses cette parfaite discrétion ou modération, qui sait vous faire observer la juste mesure entre le trop et le trop peu, l'excès et le défaut, le superflu et le nécessaire, de sorte que vous fassiez tout dans la bienséance et dans l'ordre.

Les dispositions à l'égard du prochain.
Tâchez aussi de former en vous-même sept autres dispositions à l'égard du prochain :
1. Premièrement, une tendre compassion qui vous fasse ressentir les maux et les incommodités du prochain comme vous ressentez les vôtres.
2. Deuxièmement, une douce joie du bien qui lui arrive comme s'il vous arrivait à vous-même.
3. Troisièmement, le support patient et le cordial pardon des offenses qu'il pourrait vous faire.
4. Quatrièmement, une affabilité pleine de bienveillance pour tous, qui vous fait leur souhaiter tout bien et que vous montrez dans vos actes et dans vos paroles.
5. Cinquièmement, un humble respect par lequel vous préférez les autres à vous-même, que vous honorez et à qui vous vous soumettez de bon cœur comme à vos maîtres.
6. Sixièmement, la paix et l'union avec tout le monde, partageant autant que vous le pouvez et que Dieu le permet l'avis des autres, et voulant ce qu'ils veulent quand c'est juste et raisonnable, de sorte que vous ne fassiez qu'un avec eux.
7. Septièmement, le sacrifice de votre vie pour le salut de vos frères, à l'exemple de Notre-Seigneur. Priez et travaillez jour et nuit à faire aimer Jésus par les hommes et à les rendre dignes d'être aimés de Jésus.

N'allez toutefois pas conclure de ce qui précède qu'il ne faut pas éviter et fuir la compagnie des gens vicieux. Au contraire, rien n'est plus dangereux que leur commerce. Chaque fois que la société des méchants et des tièdes peut être un obstacle à votre perfection ou la retarder, vous devez les fuir comme des bêtes dangereuses et venimeuses. Car il n'est point de charbon si incandescent qui ne s'éteigne dans l'eau et ne se refroidisse ; comme aussi il n'en est point de si froid qui ne s'allume au contact d'autres charbons enflammés.
Mais si la compagnie de ces hommes n'offre aucun péril pour vous, détournez simplement les yeux pour ne point voir leurs défauts, ou, si vous ne pouvez vous empêcher de les voir, supportez-les avec compassion comme les vôtres.

Les dispositions à l'égard des choses temporelles.
Afin de pouvoir vous conduire d'une manière utile et parfaite à l'égard des choses de l'éternité et des choses du temps, tâchez de regarder celles-ci de quatre façons :
1. D'abord, considérez-vous comme un pèlerin et un étranger, et regardez toutes ces choses comme vous étant étrangères au point que vous n'ayez pas plus d'attachement à vos habits que vous n'en auriez pour ce que possède une personne habitant l'Inde.
2. Ensuite, dans les choses qui servent à la vie, redoutez l'abondance comme un poison, ou comme une mer semée d'écueils prête à vous engloutir.
3. En troisième lieu, aimez dans les choses nécessaires à votre usage personnel éprouver l'indigence et la pauvreté, car c'est l'échelle mystérieuse qui fait monter avec sûreté aux éternelles richesses du paradis.
4. Enfin, fuyez la compagnie, le commerce et le faste des riches et des grands, sans toutefois les mépriser. Mettez votre gloire à fréquenter les pauvres. Que votre joie soit de vous souvenir d'eux, de les voir, de converser avec eux, si dénués de tout et si méprisés qu'ils puissent être, car ils sont l'image du Christ. Dites-vous bien que leur société vaut celle des rois et que c'est pour vous un singulier honneur et une véritable joie de pouvoir les approcher.


XVIII. Le véritable service de Dieu

Les religieux ne sont pas appelés à une perfection autre que celle des chrétiens. On peut être saint dans n'importe quel état de vie. Et dans chaque état de vie des degrés différents de perfection sont possibles, correspondant à ce qu'on appelle communément : la vie de purification initiale, la vie illuminative et la vie unitive. L'échelle de perfection que donne saint Vincent Ferrier doit être pensée dans cette perspective. Nous donnons le texte de saint Vincent Ferrier, et le faisons suivre d'une brève explication, d'une pratique, et d'un renvoi à des chapitres de L'Imitation.

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Vie de perfection initiale.

1. TEXTE - Quinze perfections sont nécessaires à celui qui veut se consacrer entièrement au service de, Notre-Seigneur Jésus-Christ dans la vie spirituelle.
La première, une claire et parfaite connaissance de ses propres défauts et manquements.
Explication - La connaissance de soi est une condition préalable à l'humilité. Me demander : qui suis-je ? n'est donc pas une question vaine. Il y a en moi un ami du bien, mais il y a aussi un être d'orgueil, de sensualité, de violence, de paresse, de mensonge, de duplicité, etc. Connaître mes limites et pleurer mes misères, c'est le principe du salut.
Pratique - Les âmes fortes essaient de se connaître pour se conduire. Comment identifier mon âme avec ce qu'il y a en elle de meilleur et de pire ? Par le recueillement, l'examen de conscience, la confession, la correction fraternelle.
« Veille sur toi-même, dit l'Apôtre, et mets-y de la constance. Ce faisant, tu te sauveras ». (I Tim., 4, 16).
Renvoi - Des humbles sentiments qu'il faut avoir de soi-même. Liv. I, ch. 2. De la considération de soi-même. Liv. II, ch. 5.

2. TEXTE - La seconde perfection est une ardente et persévérante résistance aux mauvaises inclinations, aux désirs et passions contraires à la raison.
Explication - Nous avons tous notre naturel et nos penchants. Qu'ils pèsent parfois sur nous et nous troublent de leurs sollicitations, n'est pas encore une faute. Servir Dieu, ce n'est pas n'éprouver jamais l'aiguillon de la chair, mais le contrôler ou le dominer.
Pratique - Peu importe mon naturel et le poids de ses penchants. L'homme spirituel peut obtenir la libération sur ce qui l'opprime en eux.
Renvoi - Des moyens d'acquérir la paix et du zèle pour notre avancement. Liv. I, ch. Xl. De la manière de se former à la patience et de la lutte contre les passions. Liv. III, ch. XII.

3. TEXTE. - La troisième perfection est une vive crainte des péchés commis depuis qu'on est au monde, parce qu'on ne sait point si l'on a satisfait par une pénitence suffisante ni si l'on est rentré en grâce avec Dieu.
Explication - La profondeur de cette formule ne se comprend que si l'on possède le sens du péché. Une fois Dieu trouvé ou retrouvé par le pardon, celui qui veut être parfait ne cesse de regretter ses fautes. C'est qu'effectivement il a offensé Dieu et reste affolé de ce qu'il a fait.
Pratique - La contrition est un climat du cœur. On le trouve chez les convertis repentants qui sans cesse crient : « Seigneur, vous ne rejetterez point un cœur contrit et humilié ». (Ps. IV)
Renvoi - Il faut marcher devant Dieu dans la vérité et l'humilité. Liv. III, ch. IV.

4. TEXTE. - La quatrième perfection est une grande frayeur que notre fragilité ne nous fasse retomber dans les mêmes désordres et peut-être dans de plus graves.
Explication - Il est d'autant plus nécessaire de se remémorer notre fragilité que notre temps paraît l'ignorer tragiquement. Le culte de la jouissance, du bien-être, tend à pourrir les hommes et les expose inévitablement à des désordres irréparables. Le moyen à notre portée pour nous préserver des chutes futures est de nous enraciner dans une sainte et filiale crainte de Dieu.
Pratique - Il y a des petites choses qui sont grandes. On est un homme spirituel quand on sait découvrir cet aspect de grandeur dans des choses en apparence minimes. Quand on tâche d'éviter d'offenser Dieu en de petites choses. La chasse au péché véniel tient de là sa noblesse.
Renvoi - Il faut considérer les secrets jugements de Dieu, afin de ne pas s'enorgueillir de ses bonnes œuvres. Liv. III, ch. XIV.

5. TEXTE. - La cinquième perfection est de tenir sous une forte discipline et une sévère surveillance les sens extérieurs, afin que le corps soit soumis à l'âme pour le service de Jésus-Christ.
Explication - La vie parfaite suppose d'incessants renoncements : mortification dans les choses même permises. Les sacrifices consentis surnaturellement assouplissent l'âme.
Pratique - Ne pas donner satisfaction aux désirs de la chair, car les désirs de la chair sont contraires à ceux de l'esprit. « Ceux qui appartiennent au Christ Jésus ont crucifié leur chair avec ses passions et ses convoitises. Si nous vivons par l'esprit, suivons aussi l'esprit ». (Galates, V, 25).
Renvoi - Du chemin royal de la sainte Croix. Liv. II, ch. XII.

6. TEXTE. - La sixième perfection est une grande force et une vaillante patience dans les tentations et les épreuves.
Explication - De temps à autre la souffrance nous touche : un malaise, une adversité, une infirmité, une ruine, un deuil. Quelle grâce, si nous voulons voir Dieu dans l'épreuve !
Pratique - Ne pas se révolter ni crier à l'injustice. « Souffrir est une courte souffrance ; avoir souffert est une longue joie ». (Henri Suzo).
Renvoi - On n'est jamais, en cette vie, à l'abri de la tentation. Liv. III, ch. XXXV. De l'utilité des contrariétés, ibid. ch. XII. De la résistance à la tentation, ibid. ch. XIII.

7. TEXTE. - La septième perfection est la fuite courageuse de toute personne et de toute créature qui pourrait être cause ou occasion de péché, ou seulement de quelque imperfection et de quelque affaiblissement dans la vie spirituelle. Évitons ces personnes comme nous fuirions le démon.
Explication - Le monde est « livré à la malice », dit saint Jean, et l'homme spirituel constate chaque jour que les relations humaines distraient si facilement notre cœur de Dieu. Il faut donc éviter les relations qui peuvent diminuer la ferveur de l'esprit.
Pratique - « Le ciel est autour de nous comme l'atmosphère autour de l'enfant au sein de sa mère. Si nous ne l'habitons point, comme le veut l'apôtre, ce n'est pas question de distance, c'est question d'état. Un état d'âme libéré, purifié, surélevé par rapport aux préoccupations terriennes : c'est tout ce qui manque à notre vie selon l'esprit ».(Sertillanges).
Renvoi - Laisser toute créature afin de pouvoir trouver le Créateur. Liv. III, ch. XXXI.


Accès à la vie illuminative.

8. TEXTE. - La huitième perfection est de porter la Croix de Jésus-Christ qui a quatre branches : celle de la mortification des vices, celle de l'abandon des biens temporels, celle du renoncement aux affections charnelles de parents et amis, et finalement celle du mépris et de l'abnégation de soi-même.
Explication - Ces quatre bras doivent détruire les quatre principales causes de l'aveuglement spirituel, à savoir : les passions, l'intérêt, l'affection désordonnée des parents et l'amour-propre déréglé.
Pratique - La pauvreté selon 1'esprit est faite d'un renoncement du cœur.
Renvoi - La grâce de Dieu ne se communique pas à ceux qui ont le goût des choses de la terre. Liv. III, ch. LIII.

9. TEXTE. - La neuvième perfection est un souvenir prolongé et permanent des bienfaits reçus de Dieu jusqu'à ce jour.
Explication - Ces bienfaits sont nombreux : biens du corps, biens de l'âme, biens de l'esprit, don de la foi, avertissements providentiels, promesses de bonheur, etc.
Pratique - Vivre en action de grâces. Beaucoup de chrétiens prient pour demander, c'est bien. Mais après avoir tant reçu, ne faudrait-il pas remercier ? Hilarem datorem diligit Deus. Donnons-Lui notre gratitude.
Renvoi - Du souvenir des innombrables bienfaits de Dieu. Liv. III, ch. XXII.

10. TEXTE. - La dixième perfection est de persévérer dans la prière jour et nuit.
Explication - La prière c'est le contact avec Celui qui sera notre vie permanente. Cette vie, déjà commencée ici-bas, s'entretient par la prière de tous les instants, que ce soient des prières vocales, des oraisons jaculatoires, des pensées affectueuses.
Pratique - Il est très facile de se tourner vers Dieu et de penser à Lui. Là où est notre pensée, là aussi est notre amour.
Renvoi - Celui qui aime Dieu le goûte en tout et par-dessus tout. Liv. III, ch. XXXIV. De l'amour de la solitude et du silence. Liv. I, ch. XX.


La voie des parfaits.

11. TEXTE. - La onzième perfection consiste à savourer et à désirer continuellement les suavités divines.
Explication - L'âme est arrivée au stade du saint amour de Dieu. Cet amour de Dieu n'est pas une petite chose. Il ne s'agit pas seulement d'avoir des élans d'amour et de pousser des soupirs, mais d'un amour à la fois affectif et effectif.
Pratique - L'amour est le vrai levier des âmes comme l'auteur de l'imitation l'a mis en relief dans :
Renvoi - Des merveilleux effets de l'amour divin. Liv. III, ch. V.

12. TEXTE. - La douzième perfection est un insatiable désir d'exalter notre sainte foi, c'est-à-dire de faire connaître, aimer et craindre le Christ Jésus par tous les hommes.
Explication - Celui qui aime Dieu désire spontanément Le voir connu, aimé et servi de tous, afin qu'ils jouissent également des suavités divines.
Pratique - Un zèle ardent et judicieux du salut des âmes.
Renvoi - Avec combien de respect il faut recevoir Jésus-Christ. Liv. IV, ch. I. Tendres et ardents désirs de Le recevoir. Ibid., ch. XVII.

13. TEXTE. - La treizième perfection est une miséricordieuse compassion pour le prochain dans tous ses besoins et dans toutes les circonstances.
Explication - Aimer Dieu sans aimer le prochain est un mensonge. L'amour du prochain conserve et fortifie l'amour de Dieu. Tout ce qu'on fait pour le prochain par amour de Dieu, Dieu le regarde comme fait à Lui-même.
Pratique. - Toutes les œuvres de charité matérielle et spirituelle.
Renvoi - Il faut supporter les défauts des autres. Liv. I, ch. XVI. Éviter les jugements téméraires. Ibid., ch. XIV. Des œuvres faites pour un motif de charité. Ibid., ch. XV.

14. TEXTE. - La quatorzième perfection est de rendre toujours grâce à Dieu, de Le glorifier en toutes choses, et de louer sans cesse Notre-Seigneur Jésus-Christ.
Explication - L'ingratitude dessèche le cœur. Nous sommes incomparablement plus redevables à Dieu qu'à nos semblables. La reconnaissance nous élève et nous obtient des grâces encore plus grandes.
Pratique - Imitons la très sainte Mère de Dieu qui, d'après saint Antonin de Florence, avait toujours sur les lèvres ces douces paroles : Deo gratias.
Renvoi - Nous devons nous offrir à Dieu avec tout ce que nous avons et prier pour tous. Liv. IV, ch. IX.

15. TEXTE - La quinzième perfection enfin consiste, après avoir fait tout ce qui précède, à être persuadé qu'on n'a fait que bien peu, et à avouer du fond du cœur :
Seigneur Jésus, mon Dieu, je ne suis rien, je ne puis rien, je ne vaux rien. Je vous sers bien mal et je suis un serviteur inutile.
Explication - L'humilité est un grand art. Il élève celui qui le pratique. « Quiconque s'abaisse sera élevé », dit Notre-Seigneur.
Pratique - Ne pas se glorifier du bien qu'on fait, mais tout ramener à Dieu.
Renvoi. - Du petit nombre de ceux qui aiment la Croix de Jésus. Liv. II, ch. XI.


XIX Les cinq tercets de la vie spirituelle

En ce dernier chapitre, saint Vincent Ferrier condense en cinq tercets plusieurs avis utiles. Ce sont des maximes faciles à retenir.

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 La pauvreté.
Il y a trois bases ou parties principales à la pauvreté évangélique pratiquée par les apôtres :
1° Le renoncement effectif et sincère à ses droits, même les plus légitimes.
2° La modération dans l'usage des choses matérielles.
3° L'amour habituel de tout ce que la pauvreté exige dans la pratique.

L'abstinence.
L'abstinence se base sur trois points essentiels :
1° Affaiblir et énerver les désirs de la chair et ce que l'Écriture appelle le souci des besoins de la vie.
2° Ne s'inquiéter ni de la quantité ni de la qualité des aliments.
3° User avec sobriété de ce qui nous est présenté.

Ce qu'il faut fuir.
Nous devons éviter et fuir avec sain trois choses :
1° Hors de nous : la distraction extérieure qui est inséparable des affaires.
2° Au dedans : tout sentiment d'orgueil et d'ambition.
3° L'attachement excessif et déréglé aux biens de la terre, les sentiments trop humains pour nous-mêmes, pour nos proches ou pour notre Ordre.

Ce qu'il faut rechercher.
Nous devons particulièrement rechercher trois choses :
1° Le mépris de nous-mêmes et le désir d'être humilié et publiquement méprisé par les autres.
2° Une tendre compassion pour Jésus crucifié.
3° La disposition à souffrir toutes sortes de persécutions et l'acceptation même du martyre pour l'amour de Jésus-Christ et de la vie évangélique.

Voilà trois choses à méditer et à demander à Dieu tout le long du jour par des prières prolongées et accompagnées de gémissements et d'ardents soupirs.

Ce qu'il faut méditer.
Il y a trois choses qui doivent être l'objet principal de nos méditations :
1° Jésus-Christ dans son Incarnation, dans sa Passion et dans ses autres mystères.
2° La vie des apôtres et celle des saints qui ont vécu dans notre Ordre avec un vif désir d'imiter leurs vertus.
3° La vie que mèneront plus tard les hommes destinés à la prédication de l'Evangile.


XX Prophétie sur la venue des hommes apostoliques

Saint Vincent Ferrier, à la fin de son traité, prophétise la venue d'hommes apostoliques d'une très grande sainteté. On ignore la teneur exacte de cette prophétie. Elle a néanmoins retenu l'attention d'hommes très zélés et même de saints qui ont cru pouvoir revendiquer la réalisation de cette « perspective » dans leur institut. Une telle affirmation n'a rien de compromettant, et n'engage que leurs auteurs. Il semble toutefois plus prudent de s'en tenir à la judicieuse remarque de saint Vincent de Paul : « Saint Vincent Ferrier, disait-il, s'encourageait en prévoyant qu'il devait venir des prêtres, qui, par la ferveur de leur zèle, embraseraient toute la terre. Si nous ne méritons pas que Dieu nous fasse la grâce d'être ces prêtres, demandons-Lui au moins qu'il nous accorde d'en être les images et les précurseurs ». Rappelons-nous par ailleurs les chapitres de cet ouvrage où l'auteur met le lecteur en garde contre les pieuses illusions.

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Évocation d'un temps de prospérité pour l'Église.
Vous devez jour et nuit vous représenter l'état de ces hommes très pauvres, très simples et très doux, oublieux d'eux-mêmes, unis par une ardente charité, n'ayant de pensée, de parole, de goût que pour Jésus-Christ seul, et Jésus-Christ crucifié.
Uniquement préoccupés de la gloire éternelle de Dieu et des élus, y aspirant de tout leur être, soupirant sans cesse vers elle, attendant la mort avec un désir toujours plus ardent, à l'exemple de saint Paul s'écriant : « Je désire mourir pour être avec le Christ ».
Ces hommes auront part aux immenses trésors et aux inépuisables richesses du Ciel. Ils seront envahis et submergés par cette source ineffable de joies, et rassasiés de leur douceur infinie.
C'est pourquoi dans vos méditations il faut vous représenter ces hommes chantant déjà sur la terre le cantique des anges sur la harpe de leur cœur, dans le ravissement de l'extase.
Cette représentation habituelle vous donnera, plus qu'on ne saurait croire, l'ardent désir de voir l'avènement de ces temps heureux.
Vous puiserez dans cette perspective une clarté merveilleuse qui dissipera les nuages du doute et de l'ignorance.
Vous verrez tout dans une pure lumière et discernerez tous les maux de notre époque.
Vous comprendrez la mystérieuse ordonnance de tous les Ordres religieux qui sont nés depuis la venue de Notre-Seigneur Jésus-Christ au monde, ou naîtront dans l'Église jusqu'à la fin des siècles et jusqu'à la consommation de la gloire du Christ, notre Sauveur et souverain Dieu.
Portez toujours dans votre cœur ce Dieu crucifié afin qu'il vous admette un jour à la participation de sa gloire éternelle. AMEN.


Aux martyrs espagnols.
Voici maintenant deux extraits d'un poème-postface de Paul Claudel, qui vient admirablement compléter le tableau évoqué par saint Vincent Ferrier. Lorsqu'en 1936 commença la guerre fratricide d'Espagne, de nombreux Espagnols se réfugièrent à l'étranger pour éviter la persécution. D'autres, pour s'opposer à ceux qui se disaient eux-mêmes les ennemis de la divinité, confessèrent publiquement leur foi. Ceux-ci obtinrent par milliers la gloire du martyre « avec toute la sainte et glorieuse signification de ce nom ». (Pie XI).

Passant, qui tourneras une à une les pages de ce livre sincère, (1)
Lis tout, enregistre dans ton cœur, mais contiens ton épouvante et ta colère !
C'est la même chose, c'est pareil, c'est ce que l'on a fait à nos anciens,
C'est ce qui est arrivé du temps d'Henry VIII, du temps de Néron et de Dioclétien.
Le calice qu'ont bu nos pères, est-ce que nous ne le boirons pas la même chose ?
La couronne d'épines pour eux, pour nous seuls ce sera-t-il une couronne de roses ?
Le sel qu'on nous a mis sur la langue jadis, c'était le goût de ce nouveau baptême !
Est-ce possible, ô mon Dieu, qu'à la fin vous nous laissiez cet honneur suprême
De vous donner, nous aussi, pauvres gens, quelque chose, et d'être présents !
Et de dire que c'est vrai, et que Vous êtes le fils de Dieu avec notre sang !
La merveille que vous existiez, il est vrai, ça ne peut se payer avec autre chose qu'avec du sang !
L'Évangile de Jésus-Christ que j'ai reçu, ça ne pouvait pas être impunément !
Dans ce monde qui ne croit pas, c'est pas vrai que l'on puisse croire impunément !
Ce n'est pas pour notre confort seulement que Tu T'es donné la peine de naître !

*
- C'est fait ! l'œuvre est consommée, et la terre par tous ses pores a bu le sang dont elle était altérée.
Le ciel a bu et la messe des cent mille martyrs, toute la terre est profonde à la digérer.
L'assassin en titubant rentre chez lui et il regarde sa main droite avec stupeur,
Le saint a pris solennellement possession de sa part qui est la meilleure.
Tout une fois de plus est consommé et dans le ciel il s'est fait un silence d'une demi-heure.
Et nous aussi, la tête découverte, en silence, ô mon âme, fais silence devant la terre ensemencée !
La terre au fond de son entraille a conçu et déjà le recommencement a commencé.
Le temps du labourage est fini, c'est celui maintenant de la semaille.
Le temps de l'amputation pour l'arbre a fini et c'est le temps maintenant des représailles.
L'idée sous la terre qui a germé, et de toutes parts dans ton cœur, sainte Espagne, la représaille immense de l'amour !
Les pieds dans le pétrole et le sang, je crois en Toi, Seigneur, et en ce jour un jour qui sera Ton jour !
J'étends la main droite vers Toi pour jurer entre l'action de grâces et le carnage.
« Ton corps est véritablement une nourriture et Ton sang véritablement est un breuvage ».
De cette chair qui a été pressée, la Tienne, et de ce sang qui a été répandu,
Pas une parcelle n'a péri, pas une goutte qui ait été perdue,
L'hiver sur nos sillons continue, mais le printemps déjà a fait explosion dans les étoiles !
Et tout ce qui a été versé, les anges respectueusement l'ont recueilli et porté à l'intérieur du Voile !
Paul CLAUDEL.
Branques, 10 mai 1937.



(1) Extrait du beau livre La persécution religieuse en Espagne, de xxx, traduction de Francis de Miomandre. Plon. Paria, 1939.



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