EXCLUSIF
Entretien avec le pape François : l’intégralité
recueilli par Guillaume Goubert et Sébastien Maillard (à
Rome), le 09/05/2016 à 12h35
Le pape François a accordé à
« La Croix » un entretien de plus d’une heure qui s’est tenu au
Vatican, à la résidence Sainte-Marthe, le lundi 9 mai. De nombreux thèmes
ont été abordés : les racines chrétiennes de l’Europe, les migrations, l’islam,
la laïcité, son idée de la France, les scandales de pédophilie.
L’Osservatore Romano
« Il faut intégrer les migrants »
La Croix :
Dans vos discours sur l’Europe, vous évoquez les « racines » du
continent, sans jamais pour autant les qualifier de chrétiennes. Vous
définissez plutôt « l’identité européenne » comme « dynamique et
multiculturelle ». Selon vous, l’expression de « racines
chrétiennes » est inappropriée pour l’Europe ?
Pape
François : Il faut parler de
racines au pluriel car il y en a tant. En ce sens, quand j’entends parler des
racines chrétiennes de l’Europe, j’en redoute parfois la tonalité, qui peut
être triomphaliste ou vengeresse. Cela devient alors du colonialisme.
Jean-Paul II en parlait avec une tonalité tranquille. L’Europe, oui, a des
racines chrétiennes. Le christianisme a pour devoir de les arroser, mais dans
un esprit de service comme pour le lavement des pieds. Le devoir du
christianisme pour l’Europe, c’est le service. Erich Przywara, grand maître de
Romano Guardini et de Hans Urs von Balthasar, nous l’enseigne : l’apport du
christianisme à une culture est celui du Christ avec le lavement des pieds,
c’est-à-dire le service et le don de la vie. Ce ne doit pas être un apport
colonialiste.
Vous avez posé un geste fort en ramenant
des réfugiés de Lesbos à Rome le 16 avril dernier. Mais l’Europe peut-elle
accueillir tant de migrants ?
Pape
François : C’est une question
juste et responsable parce qu’on ne peut pas ouvrir grand les portes de façon
irrationnelle. Mais la question de fond à se poser est pourquoi il y a
tant de migrants aujourd’hui. Quand je suis allé à Lampedusa, il y a trois ans,
ce phénomène commençait déjà. Le problème initial, ce sont les guerres au
Moyen-Orient et en Afrique et le sous-développement du continent africain, qui
provoque la faim. S’il y a des guerres, c’est parce qu’il y a des fabricants
d’armes – ce qui peut se justifier pour la défense – et surtout des trafiquants
d’armes. S’il y a autant de chômage, c’est à cause du manque d’investissements
pouvant procurer du travail, comme l’Afrique en a tant besoin. Cela soulève
plus largement la question d’un système économique mondial tombé dans
l’idolâtrie de l’argent. Plus de 80 % des richesses de l’humanité sont aux
mains d’environ 16 % de la population. Un marché complètement libre ne
fonctionne pas. Le marché en soi est une bonne chose mais il lui faut, en point
d’appui, un tiers, l’État, pour le contrôler et l’équilibrer. Ce qu’on
appelle l’économie sociale de marché.
Revenons aux
migrants. Le pire accueil est de les ghettoïser alors qu’il faut au contraire
les intégrer. À Bruxelles, les terroristes étaient des Belges, enfants de
migrants, mais ils venaient d’un ghetto. À Londres, le nouveau maire (Sadiq
Khan, fils de Pakistanais, musulman, NDLR) a prêté serment dans une
cathédrale et sera sans doute reçu par la reine. Cela montre pour l’Europe
l’importance de retrouver sa capacité d’intégrer. Je pense à Grégoire le Grand
(pape de 590 à 604, NDLR), qui a négocié avec ceux qu’on appelait les
barbares, qui se sont ensuite intégrés. Cette intégration est d’autant plus
nécessaire aujourd’hui que l’Europe connaît un grave problème de dénatalité, en
raison d’une recherche égoïste de bien-être. Un vide démographique s’installe.
En France toutefois, grâce à la politique familiale, cette tendance est
atténuée.
La crainte d’accueillir des migrants se
nourrit en partie d’une crainte de l’islam. Selon vous, la peur que suscite
cette religion en Europe est-elle justifiée ?
Pape
François : Je ne crois pas qu’il
y ait aujourd’hui une peur de l’islam, en tant que tel, mais de Daech et de sa
guerre de conquête, tirée en partie de l’islam. L’idée de conquête est
inhérente à l’âme de l’islam, il est vrai. Mais on pourrait interpréter, avec
la même idée de conquête, la fin de l’Évangile de Matthieu, où Jésus envoie ses
disciples dans toutes les nations.
Devant l’actuel
terrorisme islamiste, il conviendrait de s’interroger sur la manière dont a été
exporté un modèle de démocratie trop occidentale dans des pays où il y avait un
pouvoir fort, comme en Irak. Ou en Libye, à la structure tribale. On ne peut
avancer sans tenir compte de cette culture. Comme disait un Libyen il y a
quelque temps : « Autrefois, nous avions Kadhafi, maintenant, nous en
avons 50 ! »Sur le fond, la coexistence entre chrétiens et musulmans
est possible. Je viens d’un pays où ils cohabitent en bonne familiarité. Les
musulmans y vénèrent la Vierge Marie et saint Georges. Dans un pays d’Afrique,
on m’a rapporté que pour le Jubilé de la miséricorde, les musulmans font
longuement la queue à la cathédrale pour passer la porte sainte et prier la
Vierge Marie. En Centrafrique, avant la guerre, chrétiens et musulmans vivaient
ensemble et doivent le réapprendre aujourd’hui. Le Liban aussi montre que c’est
possible.
« Un Etat doit être laïque »
L’importance de l’islam aujourd’hui en
France comme l’ancrage historique chrétien du pays soulèvent des questions
récurrentes sur la place des religions dans l’espace public. Quelle est, selon
vous, une bonne laïcité ?
Pape
François : Un État doit être
laïque. Les États confessionnels finissent mal. Cela va contre l’Histoire. Je
crois qu’une laïcité accompagnée d’une solide loi garantissant la liberté
religieuse offre un cadre pour aller de l’avant. Nous sommes tous égaux, comme
fils de Dieu ou avec notre dignité de personne. Mais chacun doit avoir la
liberté d’extérioriser sa propre foi. Si une femme musulmane veut porter le
voile, elle doit pouvoir le faire. De même, si un catholique veut porter une
croix. On doit pouvoir professer sa foi non pas à côté mais au sein de la
culture. La petite critique que j’adresserais à la France à cet égard est
d’exagérer la laïcité. Cela provient d’une manière de considérer les religions
comme une sous-culture et non comme une culture à part entière. Je crains que
cette approche, qui se comprend par l’héritage des Lumières, ne demeure encore.
La France devrait faire un pas en avant à ce sujet pour accepter que
l’ouverture à la transcendance soit un droit pour tous.
Dans
ce cadre laïque, comment les catholiques devraient-ils défendre leurs
préoccupations sur des sujets de société, tels que l’euthanasie ou le mariage
entre personnes de même sexe ?
Pape
François : C’est au Parlement
qu’il faut discuter, argumenter, expliquer, raisonner. Ainsi grandit une
société. Une fois que la loi est votée, l’État doit respecter les consciences.
Dans chaque structure juridique, l’objection de conscience doit être présente
car c’est un droit humain. Y compris pour un fonctionnaire du gouvernement, qui
est une personne humaine. L’État doit aussi respecter les critiques.
C’est cela une
vraie laïcité. On ne peut pas balayer les arguments des catholiques, en leur disant :«
Vous parlez comme un prêtre. » Non, ils s’appuient sur la pensée chrétienne,
que la France a si remarquablement développée.
Que
représente la France pour vous ?
Pape
François : (en français) La
fille aînée de l’Église… mais pas la plus fidèle ! (rires) Dans les années
1950, on disait aussi « France, pays de mission ». En ce sens, elle est une
périphérie à évangéliser. Mais il faut être juste avec la France. L’Église y
possède une capacité créatrice. La France est aussi une terre de grands saints,
de grands penseurs : Jean Guitton, Maurice Blondel, Emmanuel Levinas – qui
n’était pas catholique –, Jacques Maritain. Je pense également à la profondeur
de la littérature.
J’apprécie aussi
comment la culture française a imprégné la spiritualité jésuite par rapport au
courant espagnol, plus ascétique. Le courant français, qui a commencé avec
Pierre Favre, tout en insistant toujours sur le discernement de l’esprit, donne
une autre saveur. Avec les grands spirituels français : Louis Lallemant,
Jean-Pierre de Caussade. Et avec les grands théologiens français, qui ont tant
aidé la Compagnie de Jésus : Henri de Lubac et Michel de Certeau. Ces deux
derniers me plaisent beaucoup : deux jésuites qui sont créatifs. En somme,
voilà ce qui me fascine avec la France. D’un côté, cette laïcité exagérée,
l’héritage de la Révolution française et, de l’autre, tant de grands saints.
Quel est
celui ou celle que vous préférez ?
Pape
François : Sainte Thérèse de
Lisieux.
Vous avez
promis de venir en France. Quand un tel voyage serait-il envisageable ?
Pape
François : J’ai reçu il y a peu
une lettre d’invitation du président François Hollande. La Conférence
épiscopale m’a aussi invité. Je ne sais pas quand aura lieu ce voyage car
l’année prochaine est électorale en France et, en général, la pratique du
Saint-Siège est de ne pas accomplir un tel déplacement en cette période. L’an
dernier, quelques hypothèses ont commencé à être émises en vue d’un tel voyage,
comprenant un passage à Paris et dans sa banlieue, à Lourdes et par une ville
où aucun pape ne s’est rendu, Marseille par exemple, qui représente une porte
ouverte sur le monde.
L’Église
en France connaît une grave crise des vocations sacerdotales. Comment faire
aujourd’hui avec si peu de prêtres ?
Pape
François : La Corée offre un
exemple historique. Ce pays a été évangélisé par des missionnaires venus de
Chine qui y sont ensuite repartis. Puis, durant deux siècles, la Corée a été
évangélisée par des laïcs. C’est une terre de saints et de martyrs avec
aujourd’hui une Église forte. Pour évangéliser, il n’y a pas nécessairement
besoin de prêtres. Le baptême donne la force d’évangéliser. Et l’Esprit Saint,
reçu au baptême, pousse à sortir, à porter le message chrétien, avec courage et
patience.
C’est l’Esprit
Saint le protagoniste de ce que fait l’Église, son moteur. Trop de chrétiens
l’ignorent. Un danger à l’inverse pour l’Église est le cléricalisme. C’est un
péché qui se commet à deux, comme le tango ! Les prêtres veulent cléricaliser
les laïcs et les laïcs demandent à être cléricalisés, par facilité. À Buenos
Aires, j’ai connu de nombreux bons curés qui, voyant un laïc capable, s’exclamaient
aussitôt : « Faisons-en un diacre ! » Non, il faut le laisser laïc. Le
cléricalisme est en particulier important en Amérique latine. Si la piété
populaire y est forte, c’est justement parce qu’elle est la seule initiative
des laïcs qui ne soit pas cléricale. Elle reste incomprise du clergé.
L’Église
en France, en particulier à Lyon, est actuellement frappée par des scandales de
pédophilie remontant du passé. Que doit-elle faire devant cette situation ?
Pape
François : Il est vrai qu’il
n’est pas facile de juger des faits après des décennies, dans un autre
contexte. La réalité n’est pas toujours claire. Mais pour l’Église, en ce
domaine, il ne peut y avoir de prescription. Par ces abus, un prêtre qui a
vocation de conduire vers Dieu un enfant le détruit. Il dissémine le mal, le
ressentiment, la douleur. Comme avait dit Benoît XVI, la tolérance doit
être de zéro. D’après les éléments dont je dispose, je crois qu’à Lyon le
cardinal Barbarin a pris les mesures qui s’imposaient, qu’il a bien pris les choses
en main. C’est un courageux, un créatif, un missionnaire. Nous devons
maintenant attendre la suite de la procédure devant la justice civile.
Le
cardinal Barbarin ne doit donc pas démissionner ?
Pape
François : Non, ce serait un
contresens, une imprudence. On verra après la conclusion du procès. Mais
maintenant, ce serait se dire coupable.
« Nous sommes tous sortis différents du Synode »
Vous avez
reçu, le 1er avril dernier, Mgr Bernard Fellay, supérieur
général de la Fraternité sacerdotale Saint-Pie-X. La réintégration des
lefebvristes dans l’Église est-elle de nouveau envisagée ?
Pape
François : À Buenos Aires, j’ai
toujours parlé avec eux. Ils me saluaient, me demandaient une bénédiction à
genoux. Ils se disent catholiques. Ils aiment l’Église. Mgr Fellay est un homme
avec qui on peut dialoguer. Ce n’est pas le cas d’autres éléments un peu
étranges, comme Mgr Williamson, ou d’autres qui se sont radicalisés. Je pense,
comme je l’avais formulé en Argentine, que ce sont des catholiques en chemin
vers la pleine communion. Durant cette Année de la miséricorde, il m’a semblé
que je devais autoriser leurs confesseurs à pardonner le péché d’avortement.
Ils m’ont remercié de ce geste. Avant, Benoît XVI, qu’ils respectent
beaucoup, avait libéralisé la messe selon le rite tridentin. On dialogue bien,
on fait un bon travail.
Seriez-vous
prêt à leur accorder un statut de prélature personnelle ?
Pape
François : Ce serait une
solution possible mais auparavant, il faut établir un accord fondamental avec
eux. Le concile Vatican II a sa valeur. On avance lentement, avec
patience.
Vous avez
convoqué deux Synodes sur la famille. Ce long processus a-t-il, selon vous,
changé l’Église ?
Pape
François : C’est un processus
commencé par le consistoire (de février 2014, NDLR) introduit par le
cardinal Kasper, avant un Synode extraordinaire en octobre la même année, suivi
d’un an de réflexion et d’un Synode ordinaire. Je crois que nous sommes tous
sortis de ce processus différents de lorsque nous y sommes entrés. Moi
également. Dans l’exhortation post-synodale (Amoris laetitia, avril 2016,
NDLR), j’ai cherché à respecter au maximum le Synode. Vous n’y trouverez pas
des précisions canoniques sur ce qu’on peut ou doit faire ou non. C’est une
réflexion sereine, pacifique, sur la beauté de l’amour, comment éduquer les
enfants, se préparer au mariage… Elle valorise des responsabilités qui
pourraient être accompagnées par le Conseil pontifical pour les laïcs, sous la
forme de lignes directrices.
Au-delà de ce
processus, nous devons penser à la véritable synodalité, du moins à ce que
signifie la synodalité catholique. Les évêques sont cum Pietro, sub Pietro
(avec le successeur de Pierre et sous le successeur de Pierre, NDLR). Ceci
diffère de la synodalité orthodoxe et de celle des Églises gréco-catholiques,
où le patriarche ne compte que pour une voix. Le concile Vatican II donne
un idéal de communion synodale et épiscopale. On doit encore le faire grandir,
y compris au niveau paroissial au regard de ce qui est prescrit. Il y a des
paroisses qui ne sont dotées ni d’un conseil pastoral ni d’un conseil des
affaires économiques alors que le code de droit canonique les y oblige. La
synodalité se joue là aussi.
recueilli
par Guillaume Goubert et Sébastien Maillard (à Rome)
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