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EXHORTATION
APOSTOLIQUE
EVANGELII GAUDIUM
DU PAPE
FRANÇOIS
AUX ÉVÊQUES
AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES
AUX PERSONNES CONSACRÉES
ET À TOUS LES FIDÈLES LAÏCS
SUR L'ANNONCE DE L'ÉVANGILE
DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI
EVANGELII GAUDIUM
DU PAPE
FRANÇOIS
AUX ÉVÊQUES
AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES
AUX PERSONNES CONSACRÉES
ET À TOUS LES FIDÈLES LAÏCS
SUR L'ANNONCE DE L'ÉVANGILE
DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI
TABLE DES MATIÈRES
1.
Une joie qui se renouvelle et se communique [2-8]
2. La douce et réconfortante joie d’évangéliser [9-13]
Une éternelle nouveauté [11-13]
3. La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi [14-18]
Propositions et limites de cette Exhortation [16-18]
2. La douce et réconfortante joie d’évangéliser [9-13]
Une éternelle nouveauté [11-13]
3. La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi [14-18]
Propositions et limites de cette Exhortation [16-18]
1.
Une Église « en sortie » / « en partance » [20-24]
Prendre l’initiative, s’impliquer, accompagner, porter du fruit et fêter [24]
2. Pastorale en conversion [25-33]
Un renouveau ecclésial qu’on ne peut différer [27-33]
3. À partir du cœur de l’Évangile [34-39]
4. La mission qui s’incarne dans les limites humaines [40-45]
5. Une mère au cœur ouvert [46-49]
Prendre l’initiative, s’impliquer, accompagner, porter du fruit et fêter [24]
2. Pastorale en conversion [25-33]
Un renouveau ecclésial qu’on ne peut différer [27-33]
3. À partir du cœur de l’Évangile [34-39]
4. La mission qui s’incarne dans les limites humaines [40-45]
5. Une mère au cœur ouvert [46-49]
1.
Quelques défis du monde actuel [52-75]
Non à une économie de l’exclusion [53-54]
Non à la nouvelle idolâtrie de l’argent [55-56]
Non à l’argent qui gouverne au lieu de servir [57-58]
Non à la disparité sociale qui engendre la violence [59-60]
Quelques défis culturels [61-67]
Défis de l’inculturation de la foi [68-70]
Défis des cultures urbaines [71-75]
Non à une économie de l’exclusion [53-54]
Non à la nouvelle idolâtrie de l’argent [55-56]
Non à l’argent qui gouverne au lieu de servir [57-58]
Non à la disparité sociale qui engendre la violence [59-60]
Quelques défis culturels [61-67]
Défis de l’inculturation de la foi [68-70]
Défis des cultures urbaines [71-75]
2.
Tentations des agents pastoraux [76-109]
Oui au défi d’une spiritualité missionnaire [78-80]
Non à l’acédie égoïste [81-83]
Non au pessimisme stérile [84-86]
Oui aux relations nouvelles engendrées par Jésus Christ [87-92]
Non à la mondanité spirituelle [93-97]
Non à la guerre entre nous [98-101]
Autres défis ecclésiaux [102-109]
Oui au défi d’une spiritualité missionnaire [78-80]
Non à l’acédie égoïste [81-83]
Non au pessimisme stérile [84-86]
Oui aux relations nouvelles engendrées par Jésus Christ [87-92]
Non à la mondanité spirituelle [93-97]
Non à la guerre entre nous [98-101]
Autres défis ecclésiaux [102-109]
1. Tout le Peuple de Dieu annonce l’Évangile [111-134]
Un peuple pour tous [112-114]
Un peuple aux multiples visages [115-118]
Nous sommes tous des disciples missionnaires [119-121]
La force évangélisatrice de la piété populaire [122-126]
De personne à personne [127-129]
Les charismes au service de la communion évangélisatrice [130-131]
Culture, pensée et éducation [132-134]
2.
L’homélie [135-144]
Le contexte liturgique [137-138]
La conversation d’une mère [139-141]
Des paroles qui font brûler les cœurs [142-144]
Le contexte liturgique [137-138]
La conversation d’une mère [139-141]
Des paroles qui font brûler les cœurs [142-144]
3. La préparation de la prédication [145-159]
Le culte de la vérité [146-148]
La personnalisation de la Parole [149-151]
La lecture spirituelle [152-153]
À l’écoute du peuple [154-155]
Instruments pédagogiques [156-159]
4.
Une évangélisation pour l’approfondissement du kerygme [160-175]
Une catéchèse kérygmatique et mystagogique [163-168]
L’accompagnement personnel des processus de croissance [169-173]
Au sujet de la Parole de Dieu [174-175]
Une catéchèse kérygmatique et mystagogique [163-168]
L’accompagnement personnel des processus de croissance [169-173]
Au sujet de la Parole de Dieu [174-175]
1.
Les répercussions communautaires et sociales du kerygme [177-185]
Confession de la foi et engagement social [178-179]
Le Royaume qui nous appelle [180-181]
L’enseignement de l’Église sur les questions sociales [182-185]
Confession de la foi et engagement social [178-179]
Le Royaume qui nous appelle [180-181]
L’enseignement de l’Église sur les questions sociales [182-185]
2.
L’intégration sociale des pauvres [186-216]
Unis à Dieu nous écoutons un cri [18 7-192]
Fidélité à l’Évangile pour ne pas courir en vain [193-196]
La place privilégiée des pauvres dans le peuple de Dieu [197-201]
Économie et distribution des revenus [202-208]
Avoir soin de la fragilité [209-216]
Unis à Dieu nous écoutons un cri [18 7-192]
Fidélité à l’Évangile pour ne pas courir en vain [193-196]
La place privilégiée des pauvres dans le peuple de Dieu [197-201]
Économie et distribution des revenus [202-208]
Avoir soin de la fragilité [209-216]
3.
Le bien commun et la paix sociale [217-237]
Le temps est supérieur à l’espace [222-225]
L’unité prévaut sur le conflit [226-230]
La réalité est plus importante que l’idée [231-233]
Le tout est supérieur à la partie [234-237]
Le temps est supérieur à l’espace [222-225]
L’unité prévaut sur le conflit [226-230]
La réalité est plus importante que l’idée [231-233]
Le tout est supérieur à la partie [234-237]
4.
Le dialogue social comme contribution à la paix [238-258]
Le dialogue entre la foi, la raison et les sciences [242-243]
Le dialogue œcuménique [244-246]
Les relations avec le judaïsme [247-249]
Le dialogue interreligieux [250-254]
Le dialogue social dans un contexte de liberté religieuse [255-258]
Le dialogue entre la foi, la raison et les sciences [242-243]
Le dialogue œcuménique [244-246]
Les relations avec le judaïsme [247-249]
Le dialogue interreligieux [250-254]
Le dialogue social dans un contexte de liberté religieuse [255-258]
1.
Motivations pour une impulsion missionnaire renouvelée [262-288]
La rencontre personnelle avec l’amour de Jésus qui nous sauve [264-267]
Le plaisir spirituel d’être un peuple [268-274]
L’action mystérieuse du Ressuscité et de son Esprit [275-280]
La force missionnaire de l’intercession [281-283]
La rencontre personnelle avec l’amour de Jésus qui nous sauve [264-267]
Le plaisir spirituel d’être un peuple [268-274]
L’action mystérieuse du Ressuscité et de son Esprit [275-280]
La force missionnaire de l’intercession [281-283]
2.
Marie, Mère de l’évangélisation [284-288]
Le don de Jésus à son peuple [285-286]
L’Étoile de la nouvelle évangélisation [287-288]
Le don de Jésus à son peuple [285-286]
L’Étoile de la nouvelle évangélisation [287-288]
1. La joie de l’Évangile
remplit le cœur et toute la vie de ceux qui rencontrent Jésus. Ceux qui se
laissent sauver par lui sont libérés du péché, de la tristesse, du vide
intérieur, de l’isolement. Avec Jésus Christ la joie naît et renaît toujours.
Dans cette Exhortation je désire m’adresser aux fidèles chrétiens, pour les
inviter à une nouvelle étape évangélisatrice marquée par cette joie et indiquer
des voies pour la marche de l’Église dans les prochaines années.
2. Le grand risque du monde d’aujourd’hui, avec son offre
de consommation multiple et écrasante, est une tristesse individualiste qui
vient du cœur bien installé et avare, de la recherche malade de plaisirs
superficiels, de la conscience isolée. Quand la vie intérieure se ferme sur ses
propres intérêts, il n’y a plus de place pour les autres, les pauvres n’entrent
plus, on n’écoute plus la voix de Dieu, on ne jouit plus de la douce joie de
son amour, l’enthousiasme de faire le bien ne palpite plus. Même les croyants
courent ce risque, certain et permanent. Beaucoup y succombent et se transforment en
personnes vexées, mécontentes, sans vie. Ce n’est pas le choix d’une vie digne
et pleine, ce n’est pas le désir de Dieu pour nous, ce n’est pas la vie dans
l’Esprit qui jaillit du cœur du Christ ressuscité.
3. J’invite chaque chrétien, en quelque lieu et situation
où il se trouve, à renouveler aujourd’hui même sa rencontre personnelle avec
Jésus Christ ou, au moins, à prendre la décision de se laisser rencontrer par
lui, de le chercher chaque jour sans cesse. Il n’y a pas de motif pour lequel
quelqu’un puisse penser que cette invitation n’est pas pour lui, parce que «
personne n’est exclus de la joie que nous apporte le Seigneur ».[1] Celui qui
risque, le Seigneur ne le déçoit pas, et quand quelqu’un fait un petit pas vers
Jésus, il découvre que celui-ci attendait déjà sa venue à bras ouverts. C’est
le moment pour dire à Jésus Christ : « Seigneur, je me suis laissé tromper, de
mille manières j’ai fui ton amour, cependant je suis ici une fois encore pour
renouveler mon alliance avec toi. J’ai besoin de toi. Rachète-moi de nouveau
Seigneur, accepte-moi encore une fois entre tes bras rédempteurs ». Cela nous
fait tant de bien de revenir à lui quand nous nous sommes perdus ! J’insiste
encore une fois : Dieu ne se fatigue jamais de pardonner, c’est nous qui nous
fatiguons de demander sa miséricorde. Celui qui nous a invités à pardonner «
soixante-dix fois sept fois » (Mt 18, 22) nous donne l’exemple : il
pardonne soixante-dix fois sept fois. Il revient nous charger sur ses épaules
une fois après l’autre. Personne ne pourra nous enlever la dignité que nous
confère cet amour infini et inébranlable. Il nous permet de relever la tête et
de recommencer, avec une tendresse qui ne nous déçoit jamais et qui peut
toujours nous rendre la joie.
Ne fuyons pas la résurrection de Jésus, ne nous donnons
jamais pour vaincus, advienne que pourra. Rien ne peut davantage que sa vie qui
nous pousse en avant !
4. Les livres de l’Ancien Testament avaient annoncé la joie
du salut, qui serait devenue surabondante dans les temps messianiques. Le
prophète Isaïe s’adresse au Messie attendu en le saluant avec joie : « Tu as
multiplié la nation, tu as fait croître sa joie » (9, 2). Et il
encourage les habitants de Sion à l’accueillir parmi les chants : « Pousse des
cris de joie, des clameurs » (12, 6). Qui l’a déjà vu à
l’horizon, le prophète l’invite à se convertir en messager pour les autres : « Monte
sur une haute montagne, messagère de Sion ; élève et force la voix, messagère
de Jérusalem » (40, 9). Toute la création participe à cette joie
du salut : « Cieux criez de joie, terre, exulte, que les montagnes poussent des
cris, car le Seigneur a consolé son peuple, il prend en pitié ses affligés »
(49, 13).
Voyant le jour du Seigneur, Zacharie invite à acclamer le
Roi qui arrive, « humble, monté sur un âne » : « Exulte avec force, fille de
Sion ! Crie de joie, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi vient à toi : il
est juste et victorieux » (Za 9, 9). Cependant, l’invitation la plus
contagieuse est peut-être celle du prophète Sophonie, qui nous montre Dieu
lui-même comme un centre lumineux de fête et de joie qui veut communiquer à son
peuple ce cri salvifique. Relire ce texte me remplit de vie : « Le Seigneur ton
Dieu est au milieu de toi, héros sauveur ! Il exultera pour toi de joie, il
tressaillera dans son amour ; il dansera pour toi avec des cris de joie » (3,
17).
C’est la joie qui se vit dans les petites choses de
l’existence quotidienne, comme réponse à l’invitation affectueuse de Dieu notre
Père : « Mon fils, dans la mesure où tu le peux, traite-toi bien […] Ne te
prive pas du bonheur d’un jour » (Si 14, 11.14). Que de tendresse
paternelle s’entrevoit derrière ces paroles !
5. L’Évangile, où resplendit glorieuse la Croix du Christ,
invite avec insistance à la
joie. Quelques exemples suffisent : « Réjouis-toi » est le
salut de l’ange à Marie (Lc 1, 28). La visite de Marie à Élisabeth fait
en sorte que Jean tressaille de joie dans le sein de sa mère (cf. Lc 1,
41). Dans son cantique, Marie proclame : « Mon esprit tressaille de joie en
Dieu mon Sauveur » (Lc 1, 47). Quand Jésus commence son ministère, Jean
s’exclame : « Telle est ma joie, et elle est complète » (Jn 3, 29).
Jésus lui-même « tressaillit de joie sous l’action de l’Esprit-Saint » (Lc
10, 21). Son message est source de joie : « Je vous dis cela pour que ma joie
soit en vous et que votre joie soit complète » (Jn 15, 11). Notre joie
chrétienne jaillit de la source de son cœur débordant. Il promet aux disciples
: « Vous serez tristes, mais votre tristesse se changera en joie » (Jn
16, 20). Et il insiste : « Je vous verrai de nouveau et votre cœur sera dans la
joie, et votre joie, nul ne vous l’enlèvera (Jn 16, 22). Par la suite,
les disciples, le voyant ressuscité « furent remplis de joie » (Jn 20,
20). Le Livre des Actes des Apôtres raconte que dans la première communauté ils
prenaient « leur nourriture avec allégresse » (Ac 2, 46). Là où les
disciples passaient « la joie fut vive » (8, 8), et eux, dans les persécutions
« étaient remplis de joie » (13, 52). Un eunuque, qui venait d’être baptisé,
poursuivit son chemin tout joyeux » (8, 39), et le gardien de prison « se
réjouit avec tous les siens d’avoir cru en Dieu » (16, 34). Pourquoi ne pas
entrer nous aussi dans ce fleuve de joie ?
6. Il y a des chrétiens qui semblent avoir un air de Carême
sans Pâques. Cependant, je reconnais que la joie ne se vit pas de la même façon
à toutes les étapes et dans toutes les circonstances de la vie, parfois très
dure. Elle s’adapte et se transforme, et elle demeure toujours au moins comme
un rayon de lumière qui naît de la certitude personnelle d’être infiniment
aimé, au-delà de tout. Je comprends les personnes qui deviennent tristes à
cause des graves difficultés qu’elles doivent supporter, cependant peu à peu,
il faut permettre à la joie de la foi de commencer à s’éveiller, comme une
confiance secrète mais ferme, même au milieu des pires soucis : « Mon âme est
exclue de la paix, j’ai oublié le bonheur ! […] Voici ce qu’à mon cœur je
rappellerai pour reprendre espoir : les faveurs du Seigneur ne sont pas finies,
ni ses compassions épuisées ; elles se renouvellent chaque matin, grande est sa
fidélité ! […] Il est bon d’attendre en silence le salut du Seigneur » (Lm
3, 17.21-23.26).
7. La tentation apparaît fréquemment sous forme d’excuses
et de récriminations, comme s’il devrait y avoir d’innombrables conditions pour
que la joie soit possible. Ceci arrive parce que « la société technique a pu
multiplier les occasions de plaisir, mais elle a bien du mal à secréter la joie
».[2] Je peux dire
que les joies les plus belles et les plus spontanées que j’ai vues au cours de
ma vie sont celles de personnes très pauvres qui ont peu de choses auxquelles
s’accrocher. Je me souviens aussi de la joie authentique de ceux qui, même dans
de grands engagements professionnels, ont su garder un cœur croyant, généreux
et simple. De diverses manières, ces joies puisent à la source de l’amour
toujours plus grand de Dieu qui s’est manifesté en Jésus Christ. Je ne me
lasserai jamais de répéter ces paroles de Benoît XVI
qui nous conduisent au cœur de l’Évangile : « À l’origine du fait d’être
chrétien il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la
rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel
horizon et par là son orientation décisive ».[3]
8. C’est seulement grâce à cette rencontre – ou nouvelle
rencontre – avec l’amour de Dieu, qui se convertit en heureuse
amitié, que nous sommes délivrés de notre conscience isolée et de
l’auto-référence. Nous parvenons à être pleinement humains quand nous sommes
plus qu’humains, quand nous permettons à Dieu de nous conduire au-delà de
nous-mêmes pour que nous parvenions à notre être le plus vrai. Là se trouve la
source de l’action évangélisatrice. Parce que, si quelqu’un a accueilli cet
amour qui lui redonne le sens de la vie, comment peut-il retenir le désir de le
communiquer aux autres ?
9. Le bien tend toujours à se communiquer. Chaque
expérience authentique de vérité et de beauté cherche par elle-même son
expansion, et chaque personne qui vit une profonde libération acquiert une plus
grande sensibilité devant les besoins des autres. Lorsqu’on le communique, le
bien s’enracine et se développe. C’est pourquoi, celui qui désire vivre avec
dignité et plénitude n’a pas d’autre voie que de reconnaître l’autre et
chercher son bien. Certaines expressions de saint Paul ne devraient pas alors
nous étonner : « L’amour du Christ nous presse » (2 Co 5, 14) ; «
Malheur à moi si je n’annonçais pas l’Évangile ! » (1 Co 9, 16).
10. Il nous est proposé de vivre à un niveau supérieur, et
pas pour autant avec une intensité moindre : « La vie augmente quand elle est
donnée et elle s’affaiblit dans l’isolement et l’aisance. De fait, ceux qui
tirent le plus de profit de la vie sont ceux qui mettent la sécurité de côté et
se passionnent pour la mission de communiquer la vie aux autres ».[4] Quand l’Église
appelle à l’engagement évangélisateur, elle ne fait rien d’autre que d’indiquer
aux chrétiens le vrai dynamisme de la réalisation personnelle : « Nous
découvrons ainsi une autre loi profonde de la réalité : que la vie s’obtient et
se mûrit dans la mesure où elle est livrée pour donner la vie aux autres. C’est
cela finalement la mission ».[5] Par
conséquent, un évangélisateur ne devrait pas avoir constamment une tête
d’enterrement. Retrouvons et augmentons la ferveur, « la douce et réconfortante
joie d’évangéliser, même lorsque c’est dans les larmes qu’il faut semer […] Que
le monde de notre temps qui cherche, tantôt dans l’angoisse, tantôt dans
l’espérance, puisse recevoir la Bonne Nouvelle, non d’évangélisateurs tristes et
découragés, impatients ou anxieux, mais de ministres de l’Évangile dont la vie
rayonne de ferveur, qui ont les premiers reçu en eux la joie du Christ ».[6]
11. Une annonce renouvelée donne aux croyants, même à ceux
qui sont tièdes ou qui ne pratiquent pas, une nouvelle joie dans la foi et une
fécondité évangélisatrice. En réalité, son centre ainsi que son essence, sont
toujours les mêmes : le Dieu qui a manifesté son amour immense dans le Christ
mort et ressuscité. Il rend ses fidèles toujours nouveaux, bien qu’ils soient
anciens : « Ils renouvellent leur force, ils déploient leurs ailes comme des
aigles, ils courent sans s’épuiser, ils marchent sans se fatiguer » (Is 40,
31). Le Christ est « la
Bonne Nouvelle éternelle » (Ap 14, 6), et il est « le
même hier et aujourd’hui et pour les siècles » (He 13, 8), mais sa
richesse et sa beauté sont inépuisables. Il est toujours jeune et source
constante de nouveauté. L’Église ne cesse pas de s’émerveiller de « l’abîme de
la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! » (Rm 11, 33).
Saint Jean de la Croix disait : « Cette épaisseur de sagesse et de science de
Dieu est si profonde et immense que, bien que l’âme en connaisse quelque chose,
elle peut pénétrer toujours plus en elle ».[7] Ou encore,
comme l’affirmait saint Irénée : « Dans sa venue, [le Christ] a porté avec lui
toute nouveauté ».[8] Il peut
toujours, avec sa nouveauté, renouveler notre vie et notre communauté, et même
si la proposition chrétienne traverse des époques d’obscurité et de faiblesse
ecclésiales, elle ne vieillit jamais. Jésus Christ peut aussi rompre les
schémas ennuyeux dans lesquels nous prétendons l’enfermer et il nous surprend
avec sa constante créativité divine. Chaque fois que nous cherchons à revenir à
la source pour récupérer la fraîcheur originale de l’Évangile, surgissent de
nouvelles voies, des méthodes créatives, d’autres formes d’expression, des
signes plus éloquents, des paroles chargées de sens renouvelé pour le monde
d’aujourd’hui. En réalité, toute action évangélisatrice authentique est
toujours « nouvelle ».
12. Bien que cette mission nous demande un engagement
généreux, ce serait une erreur de la comprendre comme une tâche personnelle héroïque,
puisque l’œuvre est avant tout la sienne, au-delà de ce que nous pouvons
découvrir et comprendre. Jésus est « le tout premier et le plus grand
évangélisateur ».[9] Dans toute
forme d’évangélisation, la primauté revient toujours à Dieu, qui a voulu nous
appeler à collaborer avec lui et nous stimuler avec la force de son Esprit. La
véritable nouveauté est celle que Dieu lui-même veut produire de façon
mystérieuse, celle qu’il inspire, celle qu’il provoque, celle qu’il oriente et
accompagne de mille manières. Dans toute la vie de l’Église, on doit toujours
manifester que l’initiative vient de Dieu, que c’est « lui qui nous a aimés le
premier » (1 Jn 4, 19) et que « c’est Dieu seul qui donne la croissance
» (1 Co 3, 7). Cette conviction nous permet de conserver la joie devant
une mission aussi exigeante qui est un défi prenant notre vie dans sa totalité.
Elle nous demande tout, mais en même temps elle nous offre tout.
13. Nous ne devrions pas non plus comprendre la nouveauté
de cette mission comme un déracinement, comme un oubli de l’histoire vivante
qui nous accueille et nous pousse en avant. La mémoire est une dimension de
notre foi que nous pourrions appeler « deutéronomique », par analogie avec la
mémoire d’Israël. Jésus nous laisse l’Eucharistie comme mémoire quotidienne de
l’Église, qui nous introduit toujours plus dans la Pâque (cf. Lc 22,
19). La joie évangélisatrice brille toujours sur le fond de la mémoire
reconnaissante : c’est une grâce que nous avons besoin de demander. Les Apôtres
n’ont jamais oublié le moment où Jésus toucha leur cœur : « C’était environ la
dixième heure » (Jn 1, 39). Avec Jésus, la mémoire nous montre une
véritable « multitude de témoins » (He 12, 1). Parmi eux, on distingue
quelques personnes qui ont pesé de façon spéciale pour faire germer notre joie
croyante : « Souvenez-vous de vos chefs, eux qui vous ont fait entendre la
parole de Dieu » (He 13, 7). Parfois, il s’agit de personnes simples et
proches qui nous ont initiés à la vie de la foi : « J’évoque le souvenir de la
foi sans détours qui est en toi, foi qui, d’abord, résida dans le cœur de ta
grand-mère Loïs et de ta mère Eunice » (2 Tm 1, 5). Le croyant est
fondamentalement « quelqu’un qui fait mémoire ».
14. À l’écoute de l’Esprit, qui nous aide à reconnaître,
communautairement, les signes des temps, du 7 au 28 octobre 2012, a été
célébrée la XIIIème
Assemblée générale ordinaire du Synode des Évêques sur le thème La
nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne. On y a
rappelé que la nouvelle évangélisation appelle chacun et se réalise
fondamentalement dans trois domaines.[10]
En premier lieu, mentionnons le domaine de la pastorale ordinaire, «
animée par le feu de l’Esprit, pour embraser les cœurs des fidèles qui
fréquentent régulièrement la Communauté et qui se rassemblent le jour du Seigneur
pour se nourrir de sa Parole et du Pain de la vie éternelle ».[11]
Il faut aussi inclure dans ce domaine les fidèles qui conservent une foi
catholique intense et sincère, en l’exprimant de diverses manières, bien
qu’ils ne participent pas fréquemment au culte. Cette pastorale s’oriente vers
la croissance des croyants, de telle sorte qu’ils répondent toujours mieux et
par toute leur vie à l’amour de Dieu. En second lieu, rappelons le domaine des
« personnes baptisées qui pourtant ne vivent pas les exigences du baptême
»,[12]
qui n’ont pas une appartenance du cœur à l’Église et ne font plus l’expérience
de la consolation de la foi. L’Église,
en mère toujours attentive, s’engage pour qu’elles vivent une conversion qui
leur restitue la joie de la foi et le désir de s’engager avec l’Évangile.
Enfin, remarquons que l’évangélisation est essentiellement
liée à la proclamation de l’Évangile à ceux qui ne connaissent pas Jésus Christ
ou l’ont toujours refusé. Beaucoup d’entre eux cherchent Dieu secrètement,
poussés par la nostalgie de son visage, même dans les pays d’ancienne tradition
chrétienne. Tous ont le droit de recevoir l’Évangile. Les chrétiens ont le
devoir de l’annoncer sans exclure personne, non pas comme quelqu’un qui impose
un nouveau devoir, mais bien comme quelqu’un qui partage une joie, qui indique
un bel horizon, qui offre un banquet désirable. L’Église ne grandit pas par
prosélytisme mais « par attraction ».[13]
15. Jean-Paul II
nous a invité à reconnaître qu’il « est nécessaire de rester tendus vers
l’annonce » à ceux qui sont éloignés du Christ, « car telle est la tâche
première de l’Église ».[14]
L’activité missionnaire « représente, aujourd’hui encore, le plus grand des
défis pour l’Église »[15]
et « la cause missionnaire doit avoir la première place ».[16]
Que se passerait-il si nous prenions réellement au sérieux ces paroles ? Nous
reconnaîtrions simplement que l’action missionnaire est le paradigme de
toute tâche de l’Église. Dans cette ligne, les évêques latino-américains
ont affirmé que « nous ne pouvons plus rester impassibles, dans une attente
passive, à l’intérieur de nos églises »,[17]
et qu’il est nécessaire de passer « d’une pastorale de simple conservation à
une pastorale vraiment missionnaire ».[18]
Cette tâche continue d’être la source des plus grandes joies pour l’Église : «
Il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour
quatre-vingt-dix-neuf justes, qui n’ont pas besoin de repentir » (Lc 15,
7).
16. J’ai accepté avec plaisir l’invitation des Pères
synodaux à rédiger la présente Exhortation.[19]
En le faisant, je recueille la richesse des travaux du Synode. J’ai aussi consulté
différentes personnes, et je compte en outre exprimer les préoccupations qui
m’habitent en ce moment concret de l’œuvre évangélisatrice de l’Église. Les
thèmes liés à l’évangélisation dans le monde actuel qui pourraient être
développés ici sont innombrables. Mais j’ai renoncé à traiter de façon
détaillée ces multiples questions qui doivent être l’objet d’étude et
d’approfondissement attentif. Je ne crois pas non plus qu’on doive attendre du
magistère papal une parole définitive ou complète sur toutes les questions qui
concernent l’Église et le monde. Il n’est pas opportun que le Pape remplace les
Épiscopats locaux dans le discernement de toutes les problématiques qui se
présentent sur leurs territoires. En ce sens, je sens la nécessité de
progresser dans une “décentralisation” salutaire.
17. Ici, j’ai choisi de proposer quelques lignes qui
puissent encourager et orienter dans toute l’Église une nouvelle étape
évangélisatrice, pleine de ferveur et de dynamisme. Dans ce cadre, et selon la
doctrine de la Constitution dogmatique Lumen
gentium, j’ai décidé, entre autres thèmes, de m’arrêter amplement sur
les questions suivantes :
a) La réforme de l’Église en ‘sortie’ missionnaire.
b) Les tentations des agents pastoraux.
c) L’Église comprise comme la totalité du peuple de
Dieu qui évangélise.
d) L’homélie et sa préparation.
e) L’insertion sociale des pauvres.
f) La paix et le dialogue social.
g) Les motivations spirituelles pour la tâche
missionnaire.
18. Je me suis étendu sur ces thèmes avec un développement
qui pourra peut-être paraître excessif. Je ne l’ai pas fait dans l’intention
d’offrir un traité, mais seulement pour montrer l’importante incidence pratique
de ces thèmes sur la mission actuelle de l’Église. Tous en effet aident à
tracer les contours d’un style évangélisateur déterminé que j’invite à assumer dans
l’accomplissement de toute activité. Et ainsi, de cette façon, nous pouvons
accueillir, dans notre travail quotidien, l’exhortation de la Parole de Dieu :
« Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, je le dis encore,
réjouissez-vous » (Ph 4, 4).
19. L’évangélisation obéit au mandat missionnaire de Jésus
: « Allez donc ! De toutes les nations faites des disciples, les baptisant au
nom du Père, et du Fils et du Saint Esprit, leur apprenant à observer tout ce
que je vous ai prescrit » (Mt 28, 19-20a). Dans ces versets, on présente
le moment où le Ressuscité envoie les siens prêcher l’Évangile en tout temps et
en tout lieu, pour que la foi en lui se répande en tout point de la terre.
20. Dans la Parole de Dieu apparaît constamment ce
dynamisme de “la sortie” que Dieu veut provoquer chez les croyants. Abraham
accepta l’appel à partir vers une terre nouvelle (cf. Gn 12,1-3). Moïse
écouta l’appel de Dieu : « Va, je t’envoie » (Ex 3,10) et fit sortir le
peuple vers la terre promise (cf. Ex 3, 17). À Jérémie il dit : « Vers
tous ceux à qui je t’enverrai, tu iras » (Jr 1, 7). Aujourd’hui, dans
cet “ allez ” de Jésus, sont présents les scénarios et les défis toujours
nouveaux de la mission évangélisatrice de l’Église, et nous sommes tous appelés
à cette nouvelle “sortie” missionnaire. Tout chrétien et toute communauté
discernera quel est le chemin que le Seigneur demande, mais nous sommes tous
invités à accepter cet appel : sortir de son propre confort et avoir le courage
de rejoindre toutes les périphéries qui ont besoin de la lumière de l’Évangile.
21. La joie de l’Évangile qui remplit la vie de la
communauté des disciples est une joie missionnaire. Les soixante-dix disciples
en font l’expérience, eux qui reviennent de la mission pleins de joie (cf. Lc
10, 17). Jésus la vit, lui qui exulte de joie dans l’Esprit Saint et loue le
Père parce que sa révélation rejoint les pauvres et les plus petits (cf. Lc
10, 21). Les premiers qui se convertissent la ressentent, remplis d’admiration,
en écoutant la prédication des Apôtres « chacun dans sa propre langue » (Ac
2, 6) à la Pentecôte.
Cette joie est un signe que l’Évangile a été annoncé et donne
du fruit. Mais elle a toujours la dynamique de l’exode et du don, du fait de
sortir de soi, de marcher et de semer toujours de nouveau, toujours plus loin.
Le Seigneur dit : « Allons ailleurs, dans les bourgs voisins, afin que j’y
prêche aussi, car c’est pour cela que je suis sorti » (Mc 1, 38). Quand
la semence a été semée en un lieu, il ne s’attarde pas là pour expliquer
davantage ou pour faire d’autres signes, au contraire l’Esprit le conduit à
partir vers d’autres villages.
22. La parole a en soi un potentiel que nous ne pouvons pas
prévoir. L’Évangile parle d’une semence qui, une fois semée, croît d’elle-même,
y compris quand l’agriculteur dort (cf. Mc 4, 26-29). L’Église doit
accepter cette liberté insaisissable de la Parole, qui est efficace à sa
manière, et sous des formes très diverses, telles qu’en nous échappant elle
dépasse souvent nos prévisions et bouleverse nos schémas.
23. L’intimité de l’Église avec Jésus est une intimité
itinérante, et la communion « se présente essentiellement comme communion
missionnaire ».[20]
Fidèle au modèle du maître, il est vital qu’aujourd’hui l’Église sorte pour
annoncer l’Évangile à tous, en tous lieux, en toutes occasions, sans hésitation,
sans répulsion et sans peur. La joie de l’Évangile est pour tout le peuple,
personne ne peut en être exclu. C’est ainsi que l’ange l’annonce aux pasteurs
de Bethléem : « Soyez sans crainte, car voici que je vous annonce une grande
joie qui sera celle de tout le peuple » (Lc 2, 10).
L’Apocalypse parle d’« une Bonne Nouvelle éternelle à annoncer à ceux qui
demeurent sur la terre, à toute nation, race, langue et peuple » (Ap 14,
6).
24. L’Église « en sortie » est la communauté des disciples
missionnaires qui prennent l’initiative, qui s’impliquent, qui accompagnent,
qui fructifient et qui fêtent. « Primerear – prendre l’initiative » :
veuillez m’excuser pour ce néologisme. La communauté évangélisatrice
expérimente que le Seigneur a pris l’initiative, il l’a précédée dans l’amour
(cf. 1Jn 4, 10), et en raison de cela, elle sait aller de l’avant, elle
sait prendre l’initiative sans crainte, aller à la rencontre, chercher ceux qui
sont loin et arriver aux croisées des chemins pour inviter les exclus. Pour
avoir expérimenté la miséricorde du Père et sa force de diffusion,elle vit un
désir inépuisable d’offrir la miséricorde. Osons un peu plus prendre
l’initiative ! En conséquence, l’Église sait “s’impliquer”. Jésus a lavé les
pieds de ses disciples. Le Seigneur s’implique et implique les siens, en se
mettant à genoux devant les autres pour les laver. Mais tout de suite après il
dit à ses disciples : « Heureux êtes-vous, si vous le faites » (Jn 13,
17). La communauté évangélisatrice, par ses œuvres et ses gestes, se met dans
la vie quotidienne des autres,elle raccourcit les distances, elle s’abaisse
jusqu’à l’humiliation si c’est nécessaire, et assume la vie humaine, touchant
la chair souffrante du Christ dans le peuple.Les évangélisateurs ont ainsi
“l’odeur des brebis” et celles-ci écoutent leur voix. Ensuite, la communauté
évangélisatrice se dispose à “accompagner”. Elle accompagne l’humanité en tous
ses processus, aussi durs et prolongés qu’ils puissent être. Elle connaît les
longues attentes et la patience apostolique. L’évangélisation a beaucoup de
patience, et elle évite de ne pas tenir compte des limites. Fidèle au don du
Seigneur, elle sait aussi “fructifier”. La communauté évangélisatrice est
toujours attentive aux fruits, parce que le Seigneur la veut féconde. Il prend
soin du grain et ne perd pas la paix à cause de l’ivraie. Le semeur, quand il
voit poindre l’ivraie parmi le grain n’a pas de réactions plaintives ni
alarmistes. Il trouve le moyen pour faire en sorte que la Parole s’incarne dans
une situation concrète et donne des fruits de vie nouvelle, bien qu’apparemment
ceux-ci soient imparfaits et inachevés. Le disciple sait offrir sa vie entière
et la jouer jusqu’au martyre comme témoignage de Jésus-Christ ; son rêve n’est
pas d’avoir beaucoup d’ennemis, mais plutôt que la Parole soit accueillie et
manifeste sa puissance libératrice et rénovatrice. Enfin, la communauté
évangélisatrice, joyeuse, sait toujours “fêter”. Elle célèbre et fête chaque
petite victoire, chaque pas en avant dans l’évangélisation. L’évangélisation
joyeuse se fait beauté dans la liturgie, dans l’exigence quotidienne de faire
progresser le bien. L’Église évangélise et s’évangélise elle-même par la beauté
de la liturgie, laquelle est aussi célébration de l’activité évangélisatrice et
source d’une impulsion renouvelée à se donner.
25. Je n’ignore pas qu’aujourd’hui les documents ne
provoquent pas le même intérêt qu’à d’autres époques, et qu’ils sont vite
oubliés. Cependant, je souligne que ce que je veux exprimer ici a une
signification programmatique et des conséquences importantes. J’espère que
toutes les communautés feront en sorte de mettre en œuvre les moyens
nécessaires pour avancer sur le chemin d’une conversion pastorale et
missionnaire, qui ne peut laisser les choses comme elles sont. Ce n’est pas
d’une « simple administration »[21]
dont nous avons besoin. Constituons-nous dans toutes les régions de la terre en
un « état permanent de mission ».[22]
26. Paul VI a
invité à élargir l’appel au renouveau, pour exprimer avec force qu’il ne
s’adressait pas seulement aux individus, mais à l’Église entière.
Rappelons-nous ce texte mémorable qui n’a pas perdu sa force interpellante : «
L’heure sonne pour l’Église d’approfondir la conscience qu’elle a d’elle-même,
de méditer sur le mystère qui est le sien […] De cette conscience éclairée et
agissante dérive un désir spontané de confronter à l’image idéale de l’Église,
telle que le Christ la vit, la voulut et l’aima, comme son Épouse sainte et
immaculée (cf. Ep 5,27), le visage réel que l’Église présente
aujourd’hui. […] De là naît un désir généreux et comme impatient de
renouvellement, c'est-à-dire de correction des défauts que cette conscience en
s’examinant à la lumière du modèle que le Christ nous en a laissé, dénonce et
rejette ».[23]
Le Concile
Vatican II a présenté la conversion ecclésiale comme l’ouverture à une
réforme permanente de soi par fidélité à Jésus-Christ : « Toute rénovation de
l’Église consiste essentiellement dans une fidélité plus grande à sa vocation
[…] L’Église au cours de son pèlerinage, est appelée par le Christ à cette
réforme permanente dont elle a perpétuellement besoin en tant qu’institution
humaine et terrestre ».[24]
Il y a des structures ecclésiales qui peuvent arriver à
favoriser un dynamisme évangélisateur ; également, les bonnes structures sont
utiles quand une vie les anime, les soutient et les guide. Sans une vie
nouvelle et un authentique esprit évangélique, sans “fidélité de l’Église à sa
propre vocation”, toute nouvelle structure se corrompt en peu de
temps.
27. J’imagine un choix missionnaire capable de transformer
toute chose, afin que les habitudes, les styles, les horaires, le langage et
toute structure ecclésiale devienne un canal adéquat pour l’évangélisation du
monde actuel, plus que pour l’auto-préservation. La réforme des structures, qui
exige la conversion pastorale, ne peut se comprendre qu’en ce sens : faire en
sorte qu’elles deviennent toutes plus missionnaires, que la pastorale ordinaire
en toutes ses instances soit plus expansive et ouverte, qu’elle mette les
agents pastoraux en constante attitude de “sortie” et favorise ainsi la réponse
positive de tous ceux auxquels Jésus offre son amitié. Comme le disait Jean-Paul II
aux évêques de l’Océanie, « tout renouvellement dans l’Église doit avoir pour
but la mission, afin de ne pas tomber dans le risque d’une Église centrée sur
elle-même ».[25]
28. La paroisse n’est pas une structure caduque ;
précisément parce qu’elle a une grande plasticité, elle peut prendre des formes
très diverses qui demandent la docilité et la créativité missionnaire du
pasteur et de la
communauté. Même si, certainement, elle n’est pas l’unique
institution évangélisatrice, si elle est capable de se réformer et de s’adapter
constamment, elle continuera à être « l’Église elle-même qui vit au milieu des
maisons de ses fils et de ses filles ».[26]
Cela suppose que réellement elle soit en contact avec les familles et avec la
vie du peuple et ne devienne pas une structure prolixe séparée des gens, ou un
groupe d’élus qui se regardent eux-mêmes. La paroisse est présence ecclésiale
sur le territoire, lieu de l’écoute de la Parole, de la croissance de la vie
chrétienne, du dialogue, de l’annonce, de la charité généreuse, de l’adoration
et de la célébration.[27]
À travers toutes ses activités, la paroisse encourage et forme ses membres pour
qu’ils soient des agents de l’évangélisation.[28]
Elle est communauté de communautés, sanctuaire où les assoiffés viennent boire
pour continuer à marcher, et centre d’un constant envoi missionnaire. Mais nous
devons reconnaître que l’appel à la révision et au renouveau des paroisses n’a
pas encore donné de fruits suffisants pour qu’elles soient encore plus proches
des gens, qu’elles soient des lieux de communion vivante et de participation,
et qu’elles s’orientent complètement vers la mission.
29. Les autres institutions ecclésiales, communautés de
base et petites communautés, mouvements et autres formes d’associations, sont
une richesse de l’Église que l’Esprit suscite pour évangéliser tous les milieux
et secteurs. Souvent elles apportent une nouvelle ferveur évangélisatrice et
une capacité de dialogue avec le monde qui rénovent l’Église. Mais il est très
salutaire qu’elles ne perdent pas le contact avec cette réalité si riche de la
paroisse du lieu, et qu’elles s’intègrent volontiers dans la pastorale
organique de l’Église particulière.[29]
Cette intégration évitera qu’elles demeurent seulement avec une partie de
l’Évangile et de l’Église, ou qu’elles se transforment en
nomades sans racines.
30. Chaque Église particulière, portion de l’Église
Catholique sous la conduite de son Évêque, est elle aussi appelée à la conversion
missionnaire. Elle est le sujet premier de l’évangélisation,[30]
en tant qu’elle est la manifestation concrète de l’unique Église en un lieu du
monde, et qu’en elle « est vraiment présente et agissante l’Église du Christ,
une, sainte, catholique et apostolique ».[31]
Elle est l’Église incarnée en un espace déterminé, dotée de tous les moyens de
salut donnés par le Christ, mais avec un visage local. Sa joie de communiquer
Jésus Christ s’exprime tant dans sa préoccupation de l’annoncer en d’autres
lieux qui en ont plus besoin, qu’en une constante sortie vers les périphéries
de son propre territoire ou vers de nouveaux milieux sociaux-culturels.[32]
Elle s’emploie à être toujours là où manquent le plus la lumière et la vie du
Ressuscité.[33]
Pour que cette impulsion missionnaire soit toujours plus intense, généreuse et
féconde, j’exhorte aussi chaque Église particulière à entrer dans un processus
résolu de discernement, de purification et de réforme.
31. L’évêque doit toujours favoriser la communion
missionnaire dans son Église diocésaine en poursuivant l’idéal des premières
communautés chrétiennes, dans lesquelles les croyants avaient un seul cœur et
une seule âme (cf. Ac 4, 32). Par conséquent, parfois il se mettra
devant pour indiquer la route et soutenir l’espérance du peuple, d’autres fois
il sera simplement au milieu de tous dans une proximité simple et
miséricordieuse, et en certaines circonstances il devra marcher derrière le
peuple, pour aider ceux qui sont restés en arrière et – surtout – parce que le
troupeau lui-même possède un odorat pour trouver de nouveaux chemins. Dans sa
mission de favoriser une communion dynamique, ouverte et missionnaire, il devra
stimuler et rechercher la maturation des organismes de participation proposés
par le Code de
droit Canonique [34]
et d’autres formes de dialogue pastoral, avec le désir d’écouter tout le monde,
et non pas seulement quelques-uns, toujours prompts à lui faire des
compliments. Mais l’objectif de ces processus participatifs ne sera pas
principalement l’organisation ecclésiale, mais le rêve missionnaire d’arriver à
tous.
32. Du moment que je suis appelé à vivre ce que je demande
aux autres, je dois aussi penser à une conversion de la papauté. Il me
revient, comme Évêque de Rome, de rester ouvert aux suggestions orientées vers
un exercice de mon ministère qui le rende plus fidèle à la signification que
Jésus-Christ entend lui donner, et aux nécessités actuelles de
l’évangélisation. Le Pape Jean-Paul II
demanda d’être aidé pour trouver une « forme d’exercice de la primauté ouverte
à une situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à l’essentiel de sa
mission ».[35]
Nous avons peu avancé en ce sens. La papauté aussi, et les structures centrales
de l’Église universelle, ont besoin d’écouter l’appel à une conversion
pastorale. Le Concile
Vatican II a affirmé que, d’une manière analogue aux antiques Églises
patriarcales, les conférences épiscopales peuvent « contribuer de façons
multiples et fécondes à ce que le sentiment collégial se réalise concrètement
».[36]
Mais ce souhait ne s’est pas pleinement réalisé, parce que n’a pas encore été
suffisamment explicité un statut des conférences épiscopales qui les conçoive
comme sujet d’attributions concrètes, y compris une certaine autorité
doctrinale authentique.[37]
Une excessive centralisation, au lieu d’aider, complique la vie de l’Église et
sa dynamique missionnaire.
33. La pastorale en terme missionnaire exige d’abandonner
le confortable critère pastoral du “on a toujours fait ainsi”. J’invite chacun
à être audacieux et créatif dans ce devoir de repenser les objectifs, les
structures, le style et les méthodes évangélisatrices de leurs propres
communautés. Une identification des fins sans une adéquate recherche
communautaire des moyens pour les atteindre est condamnée à se traduire en pure
imagination. J’exhorte chacun à appliquer avec générosité et courage les
orientations de ce document, sans interdictions ni peurs. L’important est de ne
pas marcher seul, mais de toujours compter sur les frères et spécialement sur
la conduite des évêques, dans un sage et réaliste discernement pastoral.
34. Si nous entendons tout mettre en terme missionnaire,
cela vaut aussi pour la façon de communiquer le message. Dans le monde
d’aujourd’hui, avec la rapidité des communications et la sélection selon
l’intérêt des contenus opérés par les médias, le message que nous annonçons
court plus que jamais le risque d’apparaître mutilé et réduit à quelques-uns de
ses aspects secondaires. Il en ressort que certaines questions qui font partie
de l’enseignement moral de l’Église demeurent en dehors du contexte qui leur
donne sens. Le problème le plus grand se vérifie quand le message que nous
annonçons semble alors identifié avec ces aspects secondaires qui, étant
pourtant importants, ne manifestent pas en eux seuls le cœur du message de
Jésus Christ. Donc, il convient d’être réalistes et de ne pas donner pour
acquis que nos interlocuteurs connaissent le fond complet de ce que nous disons
ou qu’ils peuvent relier notre discours au cœur essentiel de l’Évangile qui lui
confère sens, beauté et attrait.
35. Une pastorale en terme missionnaire n’est pas obsédée
par la transmission désarticulée d’une multitude de doctrines qu’on essaie
d’imposer à force d’insister. Quand on assume un objectif pastoral et un style
missionnaire, qui réellement arrivent à tous sans exceptions ni exclusions,
l’annonce se concentre sur l’essentiel, sur ce qui est plus beau, plus grand,
plus attirant et en même temps plus nécessaire. La proposition se simplifie,
sans perdre pour cela profondeur et vérité, et devient ainsi plus convaincante
et plus lumineuse.
36. Toutes les vérités révélées procèdent de la même source
divine et sont crues avec la même foi, mais certaines d’entre elles sont plus
importantes pour exprimer plus directement le cœur de l’Évangile. Dans ce cœur
fondamental resplendit la beauté de l’amour salvifique de Dieu manifesté en
Jésus Christ mort et ressuscité. En ce sens, le Concile
Vatican II a affirmé qu’ « il existe un ordre ou une ‘hiérarchie’ des
vérités de la doctrine catholique, en raison de leur rapport différent avec le
fondement de la foi chrétienne ».[38]
Ceci vaut autant pour les dogmes de foi que pour l’ensemble des enseignements
de l’Église, y compris l’enseignement moral.
37. Saint Thomas d’Aquin enseignait que même dans le
message moral de l’Église il y a une hiérarchie, dans les vertus et dans
les actes qui en procèdent.[39]
Ici, ce qui compte c’est avant tout « la foi opérant par la charité » (Ga
5, 6). Les œuvres d’amour envers le prochain sont la manifestation extérieure
la plus parfaite de la grâce intérieure de l’Esprit : « L’élément principal de
la loi nouvelle c’est la grâce de l’Esprit Saint, grâce qui s’exprime dans la
foi agissant par la charité ».[40]
Par là il affirme que, quant à l’agir extérieur, la miséricorde est la plus
grande de toutes les vertus : « En elle-même la miséricorde est la plus grande
des vertus, car il lui appartient de donner aux autres, et, qui plus est, de
soulager leur indigence ; ce qui est éminemment le fait d’un être supérieur.
Ainsi se montrer miséricordieux est-il regardé comme le propre de Dieu, et
c’est par là surtout que se manifeste sa toute-puissance ».[41]
38. Il est important de tirer les conséquences pastorales
de l’enseignement conciliaire, qui recueille une ancienne conviction de
l’Église. D’abord il faut dire que, dans l’annonce de l’Évangile, il est
nécessaire de garder des proportions convenables. Ceci se reconnaît dans la
fréquence avec laquelle sont mentionnés certains thèmes et dans les accents mis
dans la prédication.
Par exemple, si un curé durant une année liturgique parle dix
fois sur la tempérance et seulement deux ou trois fois sur la charité ou sur la
justice, il se produit une disproportion, par laquelle ces vertus, qui
devraient être plus présentes dans la prédication et dans la catéchèse, sont
précisément obscurcies. La même chose se passe quand on parle plus de la loi que
de la grâce, plus de l’Église que de Jésus Christ, plus du Pape que de la
Parole de Dieu.
39. Ainsi, commele caractère organique entre les vertus
empêche d’exclure l’une d’elles de l’idéal chrétien, aucune vérité n’est niée.
Il ne faut pas mutiler l’intégralité du message de l’Évangile. En outre, chaque
vérité se comprend mieux si on la met en relation avec la totalité harmonieuse
du message chrétien, et dans ce contexte toutes les vérités ont leur importance
et s’éclairent réciproquement. Quand la prédication est fidèle à l’Évangile, la
centralité de certaines vérités se manifeste clairement et il en ressort avec
clarté que la prédication morale chrétienne n’est pas une éthique stoïcienne,
elle est plus qu’une ascèse, elle n’est pas une simple philosophie pratique ni
un catalogue de péchés et d’erreurs. L’Évangile invite avant tout à répondre au
Dieu qui nous aime et qui nous sauve, le reconnaissant dans les autres et
sortant de nous-mêmes pour chercher le bien de tous. Cette invitation n’est
obscurcie en aucune circonstance ! Toutes les vertus sont au service de cette
réponse d’amour. Si cette invitation ne resplendit pas avec force et attrait,
l’édifice moral de l’Église court le risque de devenir un château de cartes, et
là se trouve notre pire danger. Car alors ce ne sera pas vraiment l’Évangile
qu’on annonce, mais quelques accents doctrinaux ou moraux qui procèdent
d’options idéologiques déterminées. Le message courra le risque de perdre sa
fraîcheur et de ne plus avoir “le parfum de l’Évangile”.
40. L’Église qui est disciple-missionnaire, a besoin de
croître dans son interprétation de la Parole révélée et dans sa compréhension
de la vérité. La
tâche des exégètes et des théologiens aide à « mûrir le jugement de l’Église ».[42]
D’une autre façon les autres sciences le font aussi. Se référant aux sciences
sociales, par exemple, Jean-Paul II
a dit que l’Église prête attention à leurs contributions « pour tirer des
indications concrètes qui l’aident à remplir sa mission de Magistère ».[43]
En outre, au sein de l’Église, il y a d’innombrables questions autour
desquelles on recherche et on réfléchit avec une grande liberté. Les diverses
lignes de pensée philosophique, théologique et pastorale, si elles se laissent
harmoniser par l’Esprit dans le respect et dans l’amour, peuvent faire croître
l’Église, en ce qu’elles aident à mieux expliciter le très riche trésor de la
Parole. À ceux qui rêvent une doctrine monolithique défendue par tous sans
nuances, cela peut sembler une dispersion imparfaite. Mais la réalité est que
cette variété aide à manifester et à mieux développer les divers aspects de la
richesse inépuisable de l’Évangile.[44]
41. En même temps, les énormes et rapides changements
culturels demandent que nous prêtions une constante attention pour chercher à
exprimer la vérité de toujours dans un langage qui permette de reconnaître sa
permanente nouveauté. Car, dans le dépôt de la doctrine chrétienne « une chose
est la substance […] et une autre la manière de formuler son expression ».[45]
Parfois, en écoutant un langage complètement orthodoxe, celui que les fidèles
reçoivent, à cause du langage qu’ils utilisent et comprennent, c’est quelque
chose qui ne correspond pas au véritable Évangile de Jésus Christ. Avec la
sainte intention de leur communiquer la vérité sur Dieu et sur l’être humain,
en certaines occasions, nous leur donnons un faux dieu ou un idéal humain qui
n’est pas vraiment chrétien. De cette façon, nous sommes fidèles à une
formulation mais nous ne transmettons pas la substance. C’est le
risque le plus grave. Rappelons-nous que « l’expression de la vérité peut avoir
des formes multiples, et la rénovation des formes d’expression devient
nécessaire pour transmettre à l’homme d’aujourd’hui le message évangélique dans
son sens immuable ».[46]
42. Ceci a une grande importance dans l’annonce de
l’Évangile, si nous avons vraiment à cœur de faire mieux percevoir sa beauté et
de la faire accueillir par tous. De toute façon, nous ne pourrons jamais rendre
les enseignements de l’Église comme quelque chose de facilement compréhensible
et d’heureusement apprécié par tous. La foi conserve toujours un aspect de
croix, elle conserve quelque obscurité qui n’enlève pas la fermeté à son
adhésion. Il y a des choses qui se comprennent et s’apprécient seulement à
partir de cette adhésion qui est sœur de l’amour, au-delà de la clarté avec
laquelle on peut en saisir les raisons et les arguments. C’est pourquoi il faut
rappeler que tout enseignement de la doctrine doit se situer dans l’attitude
évangélisatrice qui éveille l’adhésion du cœur avec la proximité, l’amour et le
témoignage.
43. Dans son constant discernement, l’Église peut aussi
arriver à reconnaître des usages propres qui ne sont pas directement liés au
cœur de l’Évangile. Aujourd’hui, certains usages, très enracinés dans le cours
de l’histoire, ne sont plus désormais interprétés de la même façon et leur
message n’est pas habituellement perçu convenablement. Ils peuvent être beaux,
cependant maintenant ils ne rendent pas le même service pour la transmission de
l’Évangile. N’ayons pas peur de les revoir. De la même façon, il y a des normes
ou des préceptes ecclésiaux qui peuvent avoir été très efficaces à d’autres
époques, mais qui n’ont plus la même force éducative comme canaux de vie. Saint
Thomas d’Aquin soulignait que les préceptes donnés par le Christ et par les
Apôtres au Peuple de Dieu « sont très peu nombreux ».[47]
Citant saint Augustin, il notait qu’on doit exiger avec modération les
préceptes ajoutés par l’Église postérieurement « pour ne pas alourdir la vie
aux fidèles » et transformer notre religion en un esclavage, quand « la
miséricorde de Dieu a voulu qu’elle fût libre ».[48]
Cet avertissement, fait il y a plusieurs siècles, a une terrible actualité. Il
devrait être un des critères à considérer au moment de penser une réforme de
l’Église et de sa prédication qui permette réellement de parvenir à tous.
44. D’autre part, tant les pasteurs que tous les fidèles
qui accompagnent leurs frères dans la foi ou sur un chemin d’ouverture à Dieu,
ne peuvent pas oublier ce qu’enseigne le Catéchisme de l’Église
Catholique avec beaucoup de clarté : « L’imputabilité et la
responsabilité d’une action peuvent être diminuées voire supprimées par
l’ignorance, l’inadvertance, la violence, la crainte, les habitudes, les
affections immodérées et d’autres facteurs psychiques ou sociaux ».[49]
Par conséquent, sans diminuer la valeur de l’idéal
évangélique, il faut accompagner avec miséricorde et patience les étapes
possibles de croissance des personnes qui se construisent jour après jour.[50]
Aux prêtres je rappelle que le confessionnal ne doit pas être une salle de
torture mais le lieu de la miséricorde du Seigneur qui nous stimule à faire le
bien qui est possible. Un petit pas, au milieu de grandes limites humaines,
peut être plus apprécié de Dieu que la vie extérieurement correcte de celui qui
passe ses jours sans avoir à affronter d’importantes difficultés. La
consolation et l’aiguillon de l’amour salvifique de Dieu, qui œuvre
mystérieusement en toute personne, au-delà de ses défauts et de ses chutes,
doivent rejoindre chacun.
45. Nous voyons ainsi que l’engagement évangélisateur se
situe dans les limites du langage et des circonstances. Il cherche toujours à
mieux communiquer la vérité de l’Évangile dans un contexte déterminé, sans
renoncer à la vérité, au bien et à la lumière qu’il peut apporter quand la
perfection n’est pas possible. Un cœur missionnaire est conscient de ces
limites et se fait « faible avec les faibles […] tout à tous » (1Co 9,
22). Jamais il ne se ferme, jamais il ne se replie sur ses propres sécurités,
jamais il n’opte pour la rigidité auto-défensive. Il sait que lui-même doit
croître dans la compréhension de l’Évangile et dans le discernement des
sentiers de l’Esprit, et alors, il ne renonce pas au bien possible, même s’il
court le risque de se salir avec la boue de la route.
46. L’Église “en sortie” est une Église aux portes
ouvertes. Sortir vers les autres pour aller aux périphéries humaines ne veut
pas dire courir vers le monde sans direction et dans n’importe quel sens.
Souvent il vaut mieux ralentir le pas, mettre de côté l’appréhension pour
regarder dans les yeux et écouter, ou renoncer aux urgences pour accompagner
celui qui est resté sur le bord de la route. Parfois c’est être comme le père du fils
prodigue, qui laisse les portes ouvertes pour qu’il puisse entrer sans
difficultés quand il reviendra.
47. L’Église est appelée à être toujours la maison ouverte
du Père. Un des signes concrets de cette ouverture est d’avoir partout des
églises avec les portes ouvertes. De sorte que, si quelqu’un veut suivre une
motion de l’Esprit et s’approcher pour chercher Dieu, il ne rencontre pas la
froideur d’une porte close. Mais il y a d’autres portes qui ne doivent pas non
plus se fermer. Tous peuvent participer de quelque manière à la vie ecclésiale,
tous peuvent faire partie de la communauté, et même les portes des sacrements
ne devraient pas se fermer pour n’importe quelle raison. Ceci vaut surtout pour
ce sacrement qui est “ la porte”, le Baptême. L’Eucharistie, même si elle
constitue la plénitude de la vie sacramentelle, n’est pas un prix destiné aux
parfaits, mais un généreux remède et un aliment pour les faibles.[51]
Ces convictions ont aussi des conséquences pastorales que nous sommes appelés à
considérer avec prudence et audace. Nous nous comportons fréquemment comme des
contrôleurs de la grâce et non comme des facilitateurs. Mais l’Église n’est pas
une douane, elle est la maison paternelle où il y a de la place pour chacun
avec sa vie difficile.
48. Si l’Église entière assume ce dynamisme missionnaire,
elle doit parvenir à tous, sans exception. Mais qui devrait-elle privilégier ?
Quand quelqu’un lit l’Évangile, il trouve une orientation très claire : pas
tant les amis et voisins riches, mais surtout les pauvres et les infirmes, ceux
qui sont souvent méprisés et oubliés, « ceux qui n’ont pas de quoi te le rendre
» (Lc 14, 14). Aucun doute ni aucune explication, qui affaiblissent ce
message si clair, ne doivent subsister. Aujourd’hui et toujours, « les pauvres
sont les destinataires privilégiés de l’Évangile »,[52]
et l’évangélisation, adressée gratuitement à eux, est le signe du Royaume que
Jésus est venu apporter. Il faut affirmer sans détour qu’il existe un lien
inséparable entre notre foi et les pauvres. Ne les laissons jamais seuls.
49. Sortons, sortons pour offrir à tous la vie de
Jésus-Christ. Je répète ici pour toute l’Église ce que j’ai dit de nombreuses
fois aux prêtres et laïcs de Buenos Aires : je préfère une Église accidentée,
blessée et sale pour être sortie par les chemins, plutôt qu’une Église malade
de la fermeture et du confort de s’accrocher à ses propres sécurités. Je ne
veux pas une Église préoccupée d’être le centre et qui finit renfermée dans un
enchevêtrement de fixations et de procédures. Si quelque chose doit saintement
nous préoccuper et inquiéter notre conscience, c’est que tant de nos frères
vivent sans la force, la lumière et la consolation de l’amitié de Jésus-Christ,
sans une communauté de foi qui les accueille, sans un horizon de sens et de
vie. Plus que la peur de se tromper j’espère que nous anime la peur de nous
renfermer dans les structures qui nous donnent une fausse protection, dans les
normes qui nous transforment en juges implacables, dans les habitudes où nous
nous sentons tranquilles, alors que, dehors, il y a une multitude affamée, et
Jésus qui nous répète sans arrêt : « Donnez-leur vous-mêmes à manger » (Mc 6,
37).
50. Avant de parler de certaines questions fondamentales
relatives à l’action évangélisatrice, il convient de rappeler brièvement quel
est le contexte dans lequel nous devons vivre et agir. Aujourd’hui, on a
l’habitude de parler d’un “excès de diagnostic” qui n’est pas toujours
accompagné de propositions qui apportent des solutions et qui soient réellement
applicables. D’autre part, un regard purement sociologique, qui ait la
prétention d’embrasser toute la réalité avec sa méthodologie d’une façon seulement
hypothétiquement neutre et aseptisée ne nous servirait pas non plus. Ce que
j’entends offrir va plutôt dans la ligne d’un discernement évangélique. C’est
le regard du disciple missionnaire qui « est éclairé et affermi par l’Esprit
Saint ».[53]
51. Ce n’est pas la tâche du Pape de présenter une analyse
détaillée et complète de la réalité contemporaine, mais j’exhorte toutes les
communautés à avoir « l’attention constamment éveillée aux signes des temps ».[54]
Il s’agit d’une responsabilité grave, puisque certaines réalités du temps
présent, si elles ne trouvent pas de bonnes solutions, peuvent déclencher des
processus de déshumanisation sur lesquels il est ensuite difficile de revenir.
Il est opportun de clarifier ce qui peut être un fruit du Royaume et aussi ce
qui nuit au projet de Dieu. Cela implique non seulement de reconnaître et
d’interpréter les motions de l’esprit bon et de l’esprit mauvais, mais – et là
se situe la chose décisive – de choisir celles de l’esprit bon et de repousser
celles de l’esprit mauvais. Je donne pour supposées les différentes analyses
qu’ont offertes les autres documents du Magistère universel, ainsi que celles
proposées par les Épiscopats régionaux et nationaux. Dans cette Exhortation,
j’entends seulement m’arrêter brièvement, avec un regard pastoral, sur certains
aspects de la réalité qui peuvent arrêter ou affaiblir les dynamiques du
renouveau missionnaire de l’Église, soit parce qu’elles concernent la vie et la
dignité du peuple de Dieu, soit parce qu’elles ont aussi une influence sur les
sujets qui de façon plus directe font partie des institutions ecclésiales et
remplissent des tâches d’évangélisation.
52. L’humanité vit en ce moment un tournant historique que
nous pouvons voir dans les progrès qui se produisent dans différents domaines.
On doit louer les succès qui contribuent au bien-être des personnes, par
exemple dans le cadre de la santé, de l’éducation et de la communication. Nous
ne pouvons cependant pas oublier que la plus grande partie des hommes et des
femmes de notre temps vivent une précarité quotidienne, aux conséquences
funestes. Certaines pathologies augmentent. La crainte et la désespérance
s’emparent du cœur de nombreuses personnes, jusque dans les pays dits riches.
Fréquemment, la joie de vivre s’éteint, le manque de respect et la violence
augmentent, la disparité sociale devient toujours plus évidente. Il faut lutter
pour vivre et, souvent, pour vivre avec peu de dignité. Ce changement d’époque
a été causé par des bonds énormes qui, en qualité, quantité, rapidité et
accumulation, se vérifient dans le progrès scientifique, dans les innovations
technologiques et dans leurs rapides applications aux divers domaines de la
nature et de la vie. Nous
sommes à l’ère de la connaissance et de l’information, sources de nouvelles
formes d’un pouvoir très souvent anonyme.
53. De même que le commandement de “ne pas tuer” pose une
limite claire pour assurer la valeur de la vie humaine, aujourd’hui, nous
devons dire “non à une économie de l’exclusion et de la disparité sociale”. Une
telle économie tue. Il n’est pas possible que le fait qu’une personne âgée
réduite à vivre dans la rue, meure de froid ne soit pas une nouvelle, tandis
que la baisse de deux points en bourse en soit une. Voilà l’exclusion. On ne
peut plus tolérer le fait que la nourriture se jette, quand il y a des
personnes qui souffrent de la
faim. C’est la disparité sociale. Aujourd’hui, tout entre
dans le jeu de la compétitivité et de la loi du plus fort, où le puissant mange
le plus faible. Comme conséquence de cette situation, de grandes masses de
population se voient exclues et marginalisées : sans travail, sans
perspectives, sans voies de sortie. On considère l’être humain en lui-même
comme un bien de consommation, qu’on peut utiliser et ensuite jeter. Nous avons
mis en route la culture du “déchet” qui est même promue. Il ne s’agit plus
simplement du phénomène de l’exploitation et de l’oppression, mais de quelque
chose de nouveau : avec l’exclusion reste touchée, dans sa racine même,
l’appartenance à la société dans laquelle on vit, du moment qu’en elle on ne se
situe plus dans les bas-fonds, dans la périphérie, ou sans pouvoir, mais on est
dehors. Les exclus ne sont pas des ‘exploités’, mais des déchets, ‘des restes’.
54. Dans ce contexte, certains défendent encore les
théories de la “rechute favorable”, qui supposent que chaque croissance
économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire en soi une plus
grande équité et inclusion sociale dans le monde. Cette opinion, qui n’a jamais
été confirmée par les faits, exprime une confiance grossière et naïve dans la
bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes
sacralisés du système économique dominant. En même temps, les exclus continuent
à attendre. Pour pouvoir soutenir un style de vie qui exclut les autres, ou
pour pouvoir s’enthousiasmer avec cet idéal égoïste, on a développé une
mondialisation de l’indifférence. Presque sans nous en apercevoir, nous
devenons incapables d’éprouver de la compassion devant le cri de douleur des
autres, nous ne pleurons plus devant le drame des autres, leur prêter attention
ne nous intéresse pas, comme si tout nous était une responsabilité étrangère
qui n’est pas de notre ressort. La culture du bien-être nous anesthésie et nous
perdons notre calme si le marché offre quelque chose que nous n’avons pas
encore acheté, tandis que toutes ces vies brisées par manque de possibilités
nous semblent un simple spectacle qui ne nous trouble en aucune façon.
55. Une des causes de cette situation se trouve dans la
relation que nous avons établie avec l’argent, puisque nous acceptons
paisiblement sa prédominance sur nous et sur nos sociétés. La crise financière
que nous traversons nous fait oublier qu’elle a à son origine une crise
anthropologique profonde : la négation du primat de l’être humain ! Nous avons
créé de nouvelles idoles. L’adoration de l’antique veau d’or (cf. Ex 32,
1-35) a trouvé une nouvelle et impitoyable version dans le fétichisme de
l’argent et dans la dictature de l’économie sans visage et sans un but
véritablement humain. La crise mondiale qui investit la finance et l’économie
manifeste ses propres déséquilibres et, par-dessus tout, l’absence grave d’une
orientation anthropologique qui réduit l’être humain à un seul de ses besoins :
la consommation.
56. Alors que les gains d’un petit nombre s’accroissent
exponentiellement, ceux de la majorité se situent d’une façon toujours plus
éloignée du bien-être de cette heureuse minorité. Ce déséquilibre procède
d’idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation
financière. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de
veiller à la préservation du bien commun. Une nouvelle tyrannie invisible
s’instaure, parfois virtuelle, qui impose ses lois et ses règles, de façon
unilatérale et implacable. De plus, la dette et ses intérêts éloignent les pays
des possibilités praticables par leur économie et les citoyens de leur pouvoir
d’achat réel. S’ajoutent à tout cela une corruption ramifiée et une évasion
fiscale égoïste qui ont atteint des dimensions mondiales. L’appétit du pouvoir
et de l’avoir ne connaît pas de limites. Dans ce système, qui tend à tout
phagocyter dans le but d’accroître les bénéfices, tout ce qui est fragile,
comme l’environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché
divinisé, transformés en règle absolue.
57. Derrière ce comportement se cachent le refus de
l’éthique et le refus de Dieu. Habituellement, on regarde l’éthique avec un
certain mépris narquois. On la considère contreproductive, trop humaine, parce
qu’elle relativise l’argent et le pouvoir. On la perçoit comme une menace,
puisqu’elle condamne la manipulation et la dégradation de la personne. En
définitive, l’éthique renvoie à un Dieu qui attend une réponse exigeante, qui
se situe hors des catégories du marché. Pour celles-ci, si elles sont
absolutisées, Dieu est incontrôlable, non-manipulable, voire dangereux, parce
qu’il appelle l’être humain à sa pleine réalisation et à l’indépendance de
toute sorte d’esclavage. L’éthique – une éthique non idéologisée – permet de
créer un équilibre et un ordre social plus humain. En ce sens, j’exhorte les
experts financiers et les gouvernants des différents pays à considérer les
paroles d’un sage de l’antiquité : « Ne pas faire participer les pauvres à ses
propres biens, c’est les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos
biens que nous détenons, mais les leurs ».[55]
58. Une réforme financière qui n’ignore pas l’éthique
demanderait un changement vigoureux d’attitude de la part des dirigeants
politiques, que j’exhorte à affronter ce défi avec détermination et avec
clairvoyance, sans ignorer, naturellement, la spécificité de chaque contexte.
L’argent doit servir et non pas gouverner ! Le Pape aime tout le monde, riches
et pauvres, mais il a le devoir, au nom du Christ, de rappeler que les riches
doivent aider les pauvres, les respecter et les promouvoir. Je vous exhorte à
la solidarité désintéressée et à un retour de l’économie et de la finance à une
éthique en faveur de l’être humain.
59. De nos jours, de toutes parts on demande une plus
grande sécurité. Mais, tant que ne s’éliminent pas l’exclusion sociale et la
disparité sociale, dans la société et entre les divers peuples, il sera
impossible d’éradiquer la
violence. On accuse les pauvres et les populations les plus
pauvres de la violence, mais, sans égalité de chances, les différentes formes
d’agression et de guerre trouveront un terrain fertile qui tôt ou tard
provoquera l’explosion. Quand la société – locale, nationale ou mondiale –
abandonne dans la périphérie une partie d’elle-même, il n’y a ni programmes
politiques, ni forces de l’ordre ou d’intelligence qui puissent assurer
sans fin la
tranquillité. Cela n’arrive pas seulement parce que la
disparité sociale provoque la réaction violente de ceux qui sont exclus du système,
mais parce que le système social et économique est injuste à sa racine. De même
que le bien tend à se communiquer, de même le mal auquel on consent,
c’est-à-dire l’injustice, tend à répandre sa force nuisible et à démolir
silencieusement les bases de tout système politique et social, quelle que soit
sa solidité. Si toute action a des conséquences, un mal niché dans les
structures d’une société comporte toujours un potentiel de dissolution et de
mort. C’est le mal cristallisé dans les structures sociales injustes, dont on
ne peut pas attendre un avenir meilleur. Nous sommes loin de ce qu’on appelle
la “fin de l’histoire”, puisque les conditions d’un développement durable et
pacifique ne sont pas encore adéquatement implantées et réalisées.
60. Les mécanismes de l’économie actuelle promeuvent une
exagération de la consommation, mais il résulte que l’esprit de consommation
effréné, uni à la disparité sociale, dégrade doublement le tissu social. De
cette manière, la disparité sociale engendre tôt ou tard une violence que la
course aux armements ne résout ni résoudra jamais. Elle sert seulement à
chercher à tromper ceux qui réclament une plus grande sécurité, comme si
aujourd’hui nous ne savions pas que les armes et la répression violente, au
lieu d’apporter des solutions, créent des conflits nouveaux et pires. Certains
se satisfont simplement en accusant les pauvres et les pays pauvres de leurs
maux, avec des généralisations indues, et prétendent trouver la solution dans
une “éducation” qui les rassure et les transforme en êtres apprivoisés et
inoffensifs. Cela devient encore plus irritant si ceux qui sont exclus voient
croître ce cancer social qui est la corruption profondément enracinée dans de
nombreux pays – dans les gouvernements, dans l’entreprise et dans les
institutions – quelle que soit l’idéologie politique des gouvernants.
61. Nous évangélisons aussi quand nous cherchons à
affronter les différents défis qui peuvent se présenter.[56]
Parfois, ils se manifestent dans des attaques authentiques contre la liberté
religieuse ou dans de nouvelles situations de persécutions des chrétiens qui,
dans certains pays, ont atteint des niveaux alarmants de haine et de violence.
Dans de nombreux endroits, il s’agit plutôt d’une indifférence relativiste
diffuse, liée à la déception et à la crise des idéologies se présentant comme
une réaction contre tout ce qui apparaît totalitaire. Cela ne porte pas
préjudice seulement à l’Église, mais aussi à la vie sociale en général. Nous
reconnaissons qu’une culture, où chacun veut être porteur de sa propre vérité
subjective, rend difficile aux citoyens d’avoir l’envie de participer à un
projet commun qui aille au-delà des intérêts et des désirs personnels.
62. Dans la culture dominante, la première place est
occupée par ce qui est extérieur, immédiat, visible, rapide, superficiel,
provisoire. Le réel laisse la place à l’apparence. En de nombreux pays, la
mondialisation a provoqué une détérioration accélérée des racines culturelles,
avec l’invasion de tendances appartenant à d’autres cultures, économiquement
développées mais éthiquement affaiblies. C’est ainsi que se sont exprimés les
Synodes des Évêques de différents continents. Les évêques africains, par
exemple, reprenant l’Encyclique Sollicitudo
rei socialis, il y a quelques années, ont signalé que, souvent, on veut
transformer les pays d’Afrique en simples « pièces d’un mécanisme, en parties
d’un engrenage gigantesque. Cela se vérifie souvent aussi dans le domaine des
moyens de communication sociale qui, étant la plupart du temps gérés par des
centres situés dans la
partie Nord du monde, ne tiennent pas toujours un juste
compte des priorités et des problèmes propres de ces pays et ne respectent pas
leur physionomie culturelle ».[57]
De la même manière, les évêques d’Asie ont souligné « les influences
extérieures qui pèsent sur les cultures asiatiques. De nouveaux modes de
comportement apparaissent par suite d’une exposition excessive aux médias […]
Il en résulte que les aspects négatifs des médias et des industries du
spectacle menacent les valeurs traditionnelles ».[58]
63. La foi catholique de nombreux peuples se trouve
aujourd’hui devant le défi de la prolifération de nouveaux mouvements
religieux, quelques-uns tendant au fondamentalisme et d’autres qui semblent
proposer une spiritualité sans Dieu. Ceci, d’une part est le résultat d’une
réaction humaine devant la société de consommation, matérialiste,
individualiste, et, d’autre part, est le fait de profiter des carences de la
population qui vit dans les périphéries et les zones appauvries, qui survit au
milieu de grandes souffrances humaines, et qui cherche des solutions immédiates
à ses propres besoins. Ces mouvements religieux, qui se caractérisent par leur
subtile pénétration, viennent remplir, dans l’individualisme dominant, un vide
laissé par le rationalisme qui sécularise. De plus, il faut reconnaître que, si
une partie des personnes baptisées ne fait pas l’expérience de sa propre
appartenance à l’Église, cela est peut-être dû aussi à certaines structures et
à un climat peu accueillant dans quelques-unes de nos paroisses et communautés,
ou à une attitude bureaucratique pour répondre aux problèmes, simples ou
complexes, de la vie de nos peuples. En beaucoup d’endroits il y a une
prédominance de l’aspect administratif sur l’aspect pastoral, comme aussi une
sacramentalisation sans autres formes d’évangélisation.
64. Le processus de sécularisation tend à réduire la foi et
l’Église au domaine privé et intime. De plus, avec la négation de toute
transcendance, il a produit une déformation éthique croissante, un
affaiblissement du sens du péché personnel et social, et une augmentation
progressive du relativisme, qui donnent lieu à une désorientation généralisée,
spécialement dans la phase de l’adolescence et de la jeunesse, très vulnérable
aux changements. Comme l’observent bien les Évêques des États-Unis d’Amérique,
alors que l’Église insiste sur l’existence de normes morales objectives,
valables pour tous, « il y en a qui présentent cet enseignement comme injuste,
voire opposé aux droits humains de base. Ces argumentations proviennent en
général d’une forme de relativisme moral, qui s’unit, non sans raison, à une
confiance dans les droits absolus des individus. Dans cette optique, on perçoit
l’Église comme si elle portait un préjudice particulier, et comme si elle
interférait avec la liberté individuelle ».[59]
Nous vivons dans une société de l’information qui nous sature sans discernement
de données, toutes au même niveau, et qui finit par nous conduire à une
terrible superficialité au moment d’aborder les questions morales. En
conséquence, une éducation qui enseigne à penser de manière critique et qui
offre un parcours de maturation dans les valeurs, est devenue nécessaire.
65. Malgré tout le courant séculariste qui envahit la
société, en de nombreux pays, – même là où le christianisme est minoritaire –
l’Église Catholique est une institution crédible devant l’opinion publique,
fiable en tout ce qui concerne le domaine de la solidarité et de la
préoccupation pour les plus nécessiteux. En bien des occasions, elle a servi de
médiatrice pour favoriser la solution de problèmes qui concernent la paix, la
concorde, l’environnement, la défense de la vie, les droits humains et civils,
etc. Et combien est grande la contribution des écoles et des universités
catholiques dans le monde entier ! Qu’il en soit ainsi est très positif. Mais
quand nous mettons sur le tapis d’autres questions qui suscitent un moindre
accueil public, il nous coûte de montrer que nous le faisons par fidélité aux
mêmes convictions sur la dignité de la personne humaine et sur le bien commun.
66. La famille traverse une crise culturelle profonde,
comme toutes les communautés et les liens sociaux. Dans le cas de la famille,
la fragilité des liens devient particulièrement grave parce qu’il s’agit de la
cellule fondamentale de la société, du lieu où l’on apprend à vivre ensemble
dans la différence et à appartenir aux autres et où les parents transmettent la
foi aux enfants. Le mariage tend à être vu comme une simple forme de
gratification affective qui peut se constituer de n’importe quelle façon et se
modifier selon la sensibilité de chacun. Mais la contribution indispensable du
mariage à la société dépasse le niveau de l’émotivité et des nécessités
contingentes du couple. Comme l’enseignent les Évêques français, elle ne naît
pas « du sentiment amoureux, par définition éphémère, mais de la profondeur de
l’engagement pris par les époux qui acceptent d’entrer dans une union de vie
totale ».[60]
67. L’individualisme post-moderne et mondialisé favorise un
style de vie qui affaiblit le développement et la stabilité des liens entre les
personnes, et qui dénature les liens familiaux. L’action pastorale doit montrer
encore mieux que la relation avec notre Père exige et encourage une communion
qui guérit, promeut et renforce les liens interpersonnels. Tandis que dans le
monde, spécialement dans certains pays, réapparaissent diverses formes de
guerre et de conflits, nous, les chrétiens, nous insistons sur la proposition
de reconnaître l’autre, de soigner les blessures, de construire des ponts, de
resserrer les relations et de nous aider « à porter les fardeaux les uns des
autres » (Ga 6,2). D’autre part, aujourd’hui, naissent de nombreuses
formes d’associations pour défendre des droits et pour atteindre de nobles
objectifs. De cette façon, se manifeste une soif de participation de nombreux
citoyens qui veulent être artisans du progrès social et culturel.
68. Le substrat chrétien de certains peuples – surtout occidentaux
– est une réalité vivante. Nous trouvons là, surtout chez les personnes qui
sont dans le besoin, une réserve morale qui garde les valeurs d’un authentique
humanisme chrétien. Un regard de foi sur la réalité ne peut oublier de
reconnaître ce que sème l’Esprit Saint. Cela signifierait ne pas avoir
confiance dans son action libre et généreuse, penser qu’il n’y a pas
d’authentiques valeurs chrétiennes là où une grande partie de la population a
reçu le Baptême et exprime sa foi et sa solidarité fraternelle de multiples
manières. Il faut reconnaître là beaucoup plus que des « semences du Verbe »,
étant donné qu’il s’agit d’une foi catholique authentique avec des modalités
propres d’expressions et d’appartenance à l’Église. Il n’est pas bien d’ignorer
l’importance décisive que revêt une culture marquée par la foi, parce que cette
culture évangélisée, au-delà de ses limites, a beaucoup plus de ressources
qu’une simple somme de croyants placés devant les attaques du sécularisme
actuel. Une culture populaire évangélisée contient des valeurs de foi et de
solidarité qui peuvent provoquer le développement d’une société plus juste et
croyante, et possède une sagesse propre qu’il faut savoir reconnaître avec un
regard plein de reconnaissance.
69. Le besoin d’évangéliser les cultures pour inculturer
l’Évangile est impérieux. Dans les pays de tradition catholique, il s’agira
d’accompagner, de prendre soin et de renforcer la richesse qui existe déjà, et
dans les pays d’autres traditions religieuses ou profondément sécularisés, il
s’agira de favoriser de nouveaux processus d’évangélisation de la culture, bien
qu’ils supposent des projets à très long terme. Nous ne pouvons pas ignorer,
toutefois, qu’il y a toujours un appel à la croissance. Chaque
culture et chaque groupe social a besoin de purification et de maturation. Dans
le cas de culture populaire de populations catholiques, nous pouvons
reconnaître certaines faiblesses qui doivent encore être guéries par l’Évangile
: le machisme, l’alcoolisme, la violence domestique, une faible participation à
l’Eucharistie, les croyances fatalistes ou superstitieuses qui font recourir à
la sorcellerie, etc. Mais c’est vraiment la piété populaire qui est le meilleur
point de départ pour les guérir et les libérer.
70. Il est aussi vrai que parfois, plus que sur l’impulsion
de la piété chrétienne, l’accent est mis sur les formes extérieures de
traditions de certains groupes, ou d’hypothétiques révélations privées
considérées comme indiscutables. Il existe un certain christianisme fait de
dévotions, précisément d’une manière individuelle et sentimentale de vivre la
foi, qui ne correspond pas en réalité à une authentique “piété populaire”.
Certains encouragent ces expressions sans se préoccuper de la promotion sociale
et de la formation des fidèles, et en certains cas, ils le font pour obtenir
des bénéfices économiques ou quelque pouvoir sur les autres. Nous ne pouvons
pas non plus ignorer que, au cours des dernières décennies, une rupture s’est
produite dans la transmission de la foi chrétienne entre les générations dans
le peuple catholique. Il est incontestable que beaucoup se sentent déçus et
cessent de s’identifier avec la tradition catholique, que le nombre des parents
qui ne baptisent pas leurs enfants et ne leur apprennent pas à prier augmente,
et qu’il y a un certain exode vers d’autres communautés de foi. Certaines
causes de cette rupture sont : le manque d’espaces de dialogue en famille,
l’influence des moyens de communication, le subjectivisme relativiste, l’esprit
de consommation effréné que stimule le marché, le manque d’accompagnement
pastoral des plus pauvres, l’absence d’un accueil cordial dans nos institutions
et notre difficulté à recréer l’adhésion mystique de la foi dans un scenario
religieux pluriel.
71. La nouvelle Jérusalem, la Cité sainte (Ap 21,
2-4) est le but vers lequel l’humanité tout entière est en marche. Il est
intéressant que la révélation nous dise que la plénitude de l’humanité et de
l’histoire se réalise dans une ville. Nous avons besoin de reconnaître la ville
à partir d’un regard contemplatif, c’est-à-dire un regard de foi qui découvre
ce Dieu qui habite dans ses maisons, dans ses rues, sur ses places. La présence
de Dieu accompagne la recherche sincère que des personnes et des groupes
accomplissent pour trouver appui et sens à leur vie. Dieu vit parmi les
citadins qui promeuvent la solidarité, la fraternité, le désir du bien, de
vérité, de justice. Cette présence ne doit pas être fabriquée, mais découverte,
dévoilée. Dieu ne se cache pas à ceux qui le cherchent d’un cœur sincère, bien
qu’ils le fassent à tâtons, de manière imprécise et diffuse.
72. Dans la ville, l’aspect religieux trouve une médiation
à travers différents styles de vie, des coutumes associées à un sens du temps,
du territoire et des relations qui diffère du style des populations rurales.
Dans la vie quotidienne, les citadins luttent très souvent pour survivre et,
dans cette lutte, se cache un sens profond de l’existence qui implique
habituellement aussi un profond sens religieux. Nous devons le considérer pour
obtenir un dialogue comme celui que le Seigneur réalisa avec la Samaritaine,
près du puits, où elle cherchait à étancher sa soif (cf. Jn 4, 7-26).
73. De nouvelles cultures continuent à naître dans ces énormes
géographies humaines où le chrétien n’a plus l’habitude d’être promoteur ou
générateur de sens, mais reçoit d’elles d’autres langages, symboles, messages
et paradigmes qui offrent de nouvelles orientations de vie, souvent en
opposition avec l’Évangile de Jésus. Une culture inédite palpite et se projette
dans la ville. Le
Synode a constaté qu’aujourd’hui, les transformations de ces
grandes aires et la culture qu’elles expriment sont un lieu privilégié de la
nouvelle évangélisation.[61]
Cela demande d’imaginer des espaces de prière et de communion avec des
caractéristiques innovantes, plus attirantes et significatives pour les
populations urbaines. Les milieux ruraux, à cause de l’influence des moyens de
communications de masse, ne sont pas étrangers à ces transformations
culturelles qui opèrent aussi des mutations significatives dans leurs manières
de vivre.
74. Une évangélisation qui éclaire les nouvelles manières
de se mettre en
relation avec Dieu, avec les autres et avec l’environnement, et qui suscite les
valeurs fondamentales devient nécessaire. Il est indispensable d’arriver là où
se forment les nouveaux récits et paradigmes, d’atteindre avec la Parole de
Jésus les éléments centraux les plus profonds de l’âme de la ville. Il ne faut pas
oublier que la ville est un milieu multiculturel. Dans les grandes villes, on
peut observer un tissu conjonctif où des groupes de personnes partagent les
mêmes modalités d’imaginer la vie et des imaginaires semblables, et se constituent en
nouveaux secteurs humains, en territoires culturels, en villes invisibles. Des
formes culturelles variées cohabitent de fait, mais exercent souvent des
pratiques de ségrégation et de violence. L’Église est appelée à se mettre au
service d’un dialogue difficile. D’autre part, il y a des citadins qui
obtiennent des moyens adéquats pour le développement de leur vie personnelle et
familiale, mais il y a un très grand nombre de “non citadins”, des “citadins à
moitié” ou des “restes urbains”. La ville produit une sorte d’ambivalence
permanente, parce que, tandis qu’elle offre à ses citadins d’infinies
possibilités, de nombreuses difficultés apparaissent pour le plein
développement de la vie de beaucoup. Ces contradictions provoquent des
souffrances déchirantes. Dans de nombreuses parties du monde, les villes sont
des scènes de protestation de masse où des milliers d’habitants réclament
liberté, participation, justice et différentes revendications qui, si elles ne
sont pas convenablement interprétées, ne peuvent être réduites au silence par
la force.
75. Nous ne pouvons ignorer que dans les villes le trafic
de drogue et de personnes, l’abus et l’exploitation de mineurs, l’abandon des
personnes âgées et malades, diverses formes de corruption et de criminalité
augmentent facilement. En même temps, ce qui pourrait être un précieux espace
de rencontre et de solidarité, se transforme souvent en lieu de fuite et de
méfiance réciproque. Les maisons et les quartiers se construisent davantage
pour isoler et protéger que pour relier et intégrer. La proclamation de
l’Évangile sera une base pour rétablir la dignité de la vie humaine dans ces
contextes, parce que Jésus veut répandre dans les villes la vie en abondance
(cf. Jn 10, 10). Le sens unitaire et complet de la vie humaine que
l’Évangile propose est le meilleur remède aux maux de la ville, bien que nous
devions considérer qu’un programme et un style uniforme et rigide
d’évangélisation ne sont pas adaptés à cette réalité. Mais vivre jusqu’au bout
ce qui est humain et s’introduire au cœur des défis comme ferment de
témoignage, dans n’importe quelle culture, dans n’importe quelle ville, perfectionne
le chrétien et féconde la ville.
76. J’éprouve une immense gratitude pour l’engagement de
toutes les personnes qui travaillent dans l’Église. Je ne veux pas m’arrêter
maintenant à exposer les activités des différents agents pastoraux, des évêques
jusqu’au plus humble et caché des services ecclésiaux. Je préfèrerais plutôt
réfléchir sur les défis que, tous, ils doivent affronter actuellement dans le
contexte de la culture mondialisée. Cependant, je dois dire en premier lieu et
en toute justice, que l’apport de l’Église dans le monde actuel est immense.
Notre douleur et notre honte pour les péchés de certains des membres de
l’Église, et aussi pour les nôtres, ne doivent pas faire oublier tous les
chrétiens qui donnent leur vie par amour : ils aident beaucoup de personnes à
se soigner ou à mourir en paix dans des hôpitaux précaires, accompagnent les
personnes devenues esclaves de différentes dépendances dans les lieux les plus
pauvres de la terre, se dépensent dans l’éducation des enfants et des jeunes,
prennent soin des personnes âgées abandonnées de tous, cherchent à communiquer
des valeurs dans des milieux hostiles, se dévouent autrement de différentes
manières qui montrent l’amour immense pour l’humanité que le Dieu fait homme
nous inspire. Je rends grâce pour le bel exemple que me donnent beaucoup de
chrétiens qui offrent leur vie et leur temps avec joie. Ce témoignage me fait
beaucoup de bien et me soutient dans mon aspiration personnelle à dépasser
l’égoïsme pour me donner davantage.
77. Malgré cela, comme enfants de cette époque, nous sommes
tous de quelque façon sous l’influence de la culture actuelle mondialisée qui,
même en nous présentant des valeurs et de nouvelles possibilités, peut aussi
nous limiter, nous conditionner et jusqu’à nous rendre malades. Je reconnais
que nous avons besoin de créer des espaces adaptés pour motiver et régénérer
les agents pastoraux, « des lieux où ressourcer sa foi en Jésus crucifié et
ressuscité, où partager ses questions les plus profondes et les préoccupations
quotidiennes, où faire en profondeur et avec des critères évangéliques le
discernement sur sa propre existence et expérience, afin d’orienter vers le
bien et le beau ses choix individuels et sociaux ».[62]
En même temps, je désire attirer l’attention sur certaines tentations qui
aujourd’hui atteignent spécialement les agents pastoraux.
78. Aujourd’hui, on peut rencontrer chez beaucoup d’agents
pastoraux, y compris des personnes consacrées, une préoccupation exagérée pour
les espaces personnels d’autonomie et de détente, qui les conduit à vivre leurs
tâches comme un simple appendice de la vie, comme si elles ne faisaient pas
partie de leur identité. En même temps, la vie spirituelle se confond avec des
moments religieux qui offrent un certain soulagement, mais qui ne nourrissent
pas la rencontre avec les autres, l’engagement dans le monde, la passion pour
l’évangélisation. Ainsi, on peut trouver chez beaucoup d’agents de
l’évangélisation, bien qu’ils prient, une accentuation de l’individualisme, une
crise d’identité et une baisse de ferveur. Ce sont trois maux qui
se nourrissent l’un l’autre.
79. La culture médiatique et quelques milieux intellectuels
transmettent parfois une défiance marquée par rapport au message de l’Église,
et un certain désenchantement. Comme conséquence, beaucoup d’agents pastoraux,
même s’ils prient, développent une sorte de complexe d’infériorité, qui les
conduit à relativiser ou à occulter leur identité chrétienne et leurs
convictions. Un cercle vicieux se forme alors, puisqu’ainsi ils ne sont pas
heureux de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font, ils ne se sentent pas
identifiés à la mission évangélisatrice, et cela affaiblit l’engagement. Ils
finissent par étouffer la joie de la mission par une espèce d’obsession pour
être comme tous les autres et pour avoir ce que les autres possèdent. De cette
façon, la tâche de l’évangélisation devient forcée et ils lui consacrent peu
d’efforts et un temps très limité.
80. Au-delà d’un style spirituel ou de la ligne
particulière de pensée qu’ils peuvent avoir, un relativisme encore plus
dangereux que le relativisme doctrinal se développe chez les agents pastoraux.
Il a à voir avec les choix plus profonds et sincères qui déterminent une forme
de vie. Ce relativisme pratique consiste à agir comme si Dieu n’existait pas, à
décider comme si les pauvres n’existaient pas, à rêver comme si les autres
n’existaient pas, à travailler comme si tous ceux qui n’avaient pas reçu
l’annonce n’existaient pas. Il faut souligner le fait que, même celui qui
apparemment dispose de solides convictions doctrinales et spirituelles, tombe
souvent dans un style de vie qui porte à s’attacher à des sécurités
économiques, ou à des espaces de pouvoir et de gloire humaine qu’il se procure
de n’importe quelle manière, au lieu de donner sa vie pour les autres dans la mission. Ne nous
laissons pas voler l’enthousiasme missionnaire !
81. Quand nous avons davantage besoin d’un dynamisme
missionnaire qui apporte sel et lumière au monde, beaucoup de laïcs craignent
que quelqu’un les invite à réaliser une tâche apostolique, et cherchent à fuir
tout engagement qui pourrait leur ôter leur temps libre. Aujourd’hui, par
exemple, il est devenu très difficile de trouver des catéchistes formés pour
les paroisses et qui persévèrent dans leur tâche durant plusieurs années. Mais
quelque chose de semblable arrive avec les prêtres, qui se préoccupent avec
obsession de leur temps personnel. Fréquemment, cela est dû au fait que les
personnes éprouvent le besoin impérieux de préserver leurs espaces d’autonomie,
comme si un engagement d’évangélisation était un venin dangereux au lieu d’être
une réponse joyeuse à l’amour de Dieu qui nous convoque à la mission et nous
rend complets et féconds. Certaines personnes font de la résistance pour éprouver
jusqu’au bout le goût de la mission et restent enveloppées dans une acédie
paralysante.
82. Le problème n’est pas toujours l’excès d’activité, mais
ce sont surtout les activités mal vécues, sans les motivations appropriées,
sans une spiritualité qui imprègne l’action et la rende désirable. De là
découle que les devoirs fatiguent démesurément et parfois nous tombons malades.
Il ne s’agit pas d’une fatigue sereine, mais tendue, pénible, insatisfaite, et
en définitive non acceptée. Cette acédie pastorale peut avoir différentes
origines. Certains y tombent parce qu’ils conduisent des projets irréalisables
et ne vivent pas volontiers celui qu’ils pourraient faire tranquillement.
D’autres, parce qu’ils n’acceptent pas l’évolution difficile des processus et veulent
que tout tombe du ciel. D’autres, parce qu’ils s’attachent à certains projets
et à des rêves de succès cultivés par leur vanité. D’autres pour avoir perdu le
contact réel avec les gens, dans une dépersonnalisation de la pastorale qui
porte à donner une plus grande attention à l’organisation qu’aux personnes, si
bien que le “tableau de marche” les enthousiasme plus que la marche elle-même.
D’autres tombent dans l’acédie parce qu’ils ne savent pas attendre, ils veulent
dominer le rythme de la vie. L’impatience
d’aujourd’hui d’arriver à des résultats immédiats fait que les agents pastoraux
n’acceptent pas facilement le sens de certaines contradictions, un échec
apparent, une critique, une croix.
83. Ainsi prend forme la plus grande menace, « c’est le triste
pragmatisme de la vie quotidienne de l’Église, dans lequel apparemment tout
arrive normalement, alors qu’en réalité, la foi s’affaiblit et dégénère dans la
mesquinerie ».[63]
La psychologie de la tombe, qui transforme peu à peu les chrétiens en momies de
musée, se développe. Déçus par la réalité, par l’Église ou par eux-mêmes, ils
vivent la tentation constante de s’attacher à une tristesse douceâtre, sans
espérance, qui envahit leur cœur comme « le plus précieux des élixirs du démon
».[64]
Appelés à éclairer et à communiquer la vie, ils se laissent finalement séduire
par des choses qui engendrent seulement obscurité et lassitude intérieure, et
qui affaiblissent le dynamisme apostolique. Pour tout cela je me permets
d’insister : ne nous laissons pas voler la joie de l’évangélisation !
84. La joie de l’Évangile est celle que rien et personne ne
pourra jamais enlever (cf. Jn 16, 22). Les maux de notre monde – et ceux
de l’Église – ne devraient pas être des excuses pour réduire notre engagement
et notre ferveur. Prenons-les comme des défis pour croître. En outre, le regard
de foi est capable de reconnaître la lumière que l’Esprit Saint répand toujours
dans l’obscurité, sans oublier que « là où le péché s’est multiplié, la grâce a
surabondé » (Rm 5, 20). Notre foi est appelée à voir que l’eau peut être
transformée en vin, et à découvrir le grain qui grandit au milieu de l’ivraie.
À cinquante ans du Concile
Vatican II, même si nous éprouvons de la douleur pour les misères de notre
époque et même si nous sommes loin des optimismes naïfs, le plus grand réalisme
ne doit signifier ni une confiance moindre en l’Esprit ni une moindre
générosité. En ce sens, nous pouvons écoutons de nouveau les paroles du
bienheureux Jean
XXIII, en ce jour mémorable du 11 octobre 1962 : « Il arrive souvent que
(…) nos oreilles soient offensées en apprenant ce que disent certains qui, bien
qu’enflammés de zèle religieux, manquent de justesse de jugement et de
pondération dans leur façon de voir les choses. Dans la situation actuelle de
la société, ils ne voient que ruines et calamités (…) Il nous semble nécessaire
de dire notre complet désaccord avec ces prophètes de malheur, qui annoncent
toujours des catastrophes, comme si le monde était près de sa fin. Dans le cours
actuel des événements, alors que la société humaine semble à un tournant, il
vaut mieux reconnaître les desseins mystérieux de la Providence divine qui, à
travers la succession des temps et les travaux des hommes, la plupart du temps
contre toute attente, atteignent leur fin et disposent tout avec sagesse pour
le bien de l’Église, même les événements contraires ».[65]
85. Une des plus sérieuses tentations qui étouffent la
ferveur et l’audace est le sens de l’échec, qui nous transforment en
pessimistes mécontents et déçus au visage assombri. Personne ne peut engager
une bataille si auparavant il n’espère pas pleinement la victoire. Celui
qui commence sans confiance a perdu d’avance la moitié de la bataille et
enfouit ses talents. Même si c’est avec une douloureuse prise de conscience de
ses propres limites, il faut avancer sans se tenir pour battu, et se rappeler
ce qu’a dit le Seigneur à saint Paul : « Ma grâce te suffit : car la puissance
se déploie dans la faiblesse » (2 Co 12, 9). Le triomphe chrétien est
toujours une croix, mais une croix qui en même temps est un étendard de
victoire, qu’on porte avec une tendresse combative contre les assauts du mal.
Le mauvais esprit de l’échec est frère de la tentation de séparer prématurément
le grain de l’ivraie, produit d’un manque de confiance anxieux et égocentrique.
86. Il est évident que s’est produite dans certaines
régions une “désertification” spirituelle, fruit du projet de sociétés qui
veulent se construire sans Dieu ou qui détruisent leurs racines chrétiennes. Là
« le monde chrétien devient stérile, et s’épuise comme une terre surexploitée,
qui se transforme en
sable ».[66]
Dans d’autres pays, la violente résistance au christianisme oblige les
chrétiens à vivre leur foi presqu’en cachette dans le pays qu’ils aiment. C’est
une autre forme très douloureuse de désert. Même sa propre famille ou son
propre milieu de travail peuvent être cet environnement aride où on doit conserver
la foi et chercher à la
répandre. Mais « c’est justement à partir de l’expérience de
ce désert, de ce vide, que nous pouvons découvrir de nouveau la joie de croire,
son importance vitale pour nous, les hommes et les femmes. Dans le désert, on
redécouvre la valeur de ce qui est essentiel pour vivre ; ainsi dans le monde
contemporain les signes de la soif de Dieu, du sens ultime de la vie, sont
innombrables bien que souvent exprimés de façon implicite ou négative. Et, dans
le désert, il faut surtout des personnes de foi qui, par l’exemple de leur vie,
montrent le chemin vers la Terre promise et ainsi tiennent en éveil l’espérance
».[67]
Dans tous les cas, en pareilles circonstances, nous sommes appelés à être des
personnes-amphores pour donner à boire aux autres. Parfois, l’amphore se transforme en une
lourde croix, mais c’est justement sur la Croix que le Seigneur, transpercé,
s’est donné à nous comme source d’eau vive. Ne nous laissons pas voler
l’espérance !
87. De nos jours, alors que les réseaux et les instruments
de la communication humaine ont atteint un niveau de développement inédit, nous
ressentons la nécessité de découvrir et de transmettre la “mystique” de vivre
ensemble, de se mélanger, de se rencontrer, de se prendre dans les bras, de se
soutenir, de participer à cette marée un peu chaotique qui peut se transformer en une
véritable expérience de fraternité, en une caravane solidaire, en un saint
pèlerinage. Ainsi, les plus grandes possibilités de communication se transformeront en
plus grandes possibilités de rencontre et de solidarité entre tous. Si nous
pouvions suivre ce chemin, ce serait une très bonne chose, très régénératrice,
très libératrice, très génératrice d’espérance ! Sortir de soi-même pour s’unir
aux autres fait du bien. S’enfermer sur soi-même signifie goûter au venin amer
de l’immanence, et en tout choix égoïste que nous faisons, l’humanité aura le
dessous.
88. L’idéal chrétien invitera toujours à dépasser le
soupçon, le manque de confiance permanent, la peur d’être envahi, les
comportements défensifs que le monde actuel nous impose. Beaucoup essaient de
fuir les autres pour une vie privée confortable, ou pour le cercle restreint
des plus intimes, et renoncent au réalisme de la dimension sociale de
l’Évangile. Car, de même que certains voudraient un Christ purement spirituel,
sans chair ni croix, de même ils visent des relations interpersonnelles
seulement à travers des appareils sophistiqués, des écrans et des systèmes
qu’on peut mettre en marche et arrêter sur commande. Pendant ce temps-là
l’Évangile nous invite toujours à courir le risque de la rencontre avec le
visage de l’autre, avec sa présence physique qui interpelle, avec sa souffrance
et ses demandes, avec sa joie contagieuse dans un constant corps à corps. La
foi authentique dans le Fils de Dieu fait chair est inséparable du don de soi,
de l’appartenance à la communauté, du service, de la réconciliation avec la
chair des autres. Dans son incarnation, le Fils de Dieu nous a invités à la
révolution de la tendresse.
89. L’isolement, qui est une forme de l’immanentisme, peut
s’exprimer dans une fausse autonomie qui exclut Dieu et qui pourtant peut aussi
trouver dans le religieux une forme d’esprit de consommation spirituelle à la
portée de son individualisme maladif. Le retour au sacré et la recherche spirituelle
qui caractérisent notre époque, sont des phénomènes ambigus. Mais plus que
l’athéisme, aujourd’hui nous sommes face au défi de répondre adéquatement à la
soif de Dieu de beaucoup de personnes, afin qu’elles ne cherchent pas à
l’assouvir avec des propositions aliénantes ou avec un Jésus Christ sans chair
et sans un engagement avec l’autre. Si elles ne trouvent pas dans l’Église une
spiritualité qui les guérisse, les libère, les comble de vie et de paix et les
appelle en même temps à la communion solidaire et à la fécondité missionnaire,
elles finiront par être trompées par des propositions qui n’humanisent pas ni
ne rendent gloire à Dieu.
90. Les formes propres à la religiosité populaire sont
incarnées, parce qu’elles sont nées de l’incarnation de la foi chrétienne dans
une culture populaire. Pour cela même, elles incluent une relation personnelle,
non pas avec des énergies qui harmonisent mais avec Dieu, avec Jésus Christ,
avec Marie, avec un saint. Ils ont un corps, ils ont des visages. Les formes propres
à la religiosité populaire sont adaptées pour nourrir des potentialités
relationnelles et non pas tant des fuites individualistes. En d’autres secteurs
de nos sociétés grandit l’engouement pour diverses formes de “spiritualité du
bien-être” sans communauté, pour une “théologie de la prospérité” sans
engagements fraternels, ou pour des expériences subjectives sans visage, qui se
réduisent à une recherche intérieure immanentiste.
91. Un défi important est de montrer que la solution ne
consistera jamais dans la fuite d’une relation personnelle et engagée avec
Dieu, et qui nous engage en même temps avec les autres. C’est ce qui se passe
aujourd’hui quand les croyants font en sorte de se cacher et de se soustraire
au regard des autres, et quand subtilement ils s’enfuient d’un lieu à l’autre
ou d’une tâche à l’autre, sans créer des liens profonds et stables : « Imaginatio
locorum et mutatio multos fefellit ».[68]
C’est un faux remède qui rend malade le cœur et parfois le corps. Il est
nécessaire d’aider à reconnaître que l’unique voie consiste dans le fait
d’apprendre à rencontrer les autres en adoptant le comportement juste, en les
appréciant et en les acceptant comme des compagnons de route, sans résistances
intérieures. Mieux encore, il s’agit d’apprendre à découvrir Jésus dans le
visage des autres, dans leur voix, dans leurs demandes. C’est aussi apprendre à
souffrir en embrassant Jésus crucifié quand nous subissons des agressions
injustes ou des ingratitudes, sans jamais nous lasser de choisir la fraternité.[69]
92. Il y a là la vraie guérison, du moment que notre façon
d’être en relation avec les autres, en nous guérissant réellement au lieu de
nous rendre malade, est une fraternité mystique, contemplative, qui sait
regarder la grandeur sacrée du prochain, découvrir Dieu en chaque être humain,
qui sait supporter les désagréments du vivre ensemble en s’accrochant à l’amour
de Dieu, qui sait ouvrir le cœur à l’amour divin pour chercher le bonheur des
autres comme le fait leur Père qui est bon. En cette époque précisément, et
aussi là où se trouve un « petit troupeau » (Lc 12, 32), les disciples
du Seigneur sont appelés à vivre comme une communauté qui soit sel de la terre
et lumière du monde (cf. Mt 5, 13-16). Ils sont appelés à
témoigner de leur appartenance évangélisatrice de façon toujours nouvelle.[70]
Ne nous laissons pas voler la communauté !
93. La mondanité spirituelle, qui se cache derrière des
apparences de religiosité et même d’amour de l’Église, consiste à rechercher,
au lieu de la gloire du Seigneur, la gloire humaine et le bien être personnel.
C’est ce que le Seigneur reprochait aux pharisiens : « Comment pouvez-vous
croire, vous qui recevez la gloire les uns des autres, et ne cherchez pas la
gloire qui vient du Dieu unique ? » (Jn 5, 44). Il s’agit d’une manière
subtile de rechercher « ses propres intérêts, non ceux de Jésus-Christ » (Ph
2, 21). Elle prend de nombreuses formes, suivant le type de personne et la
circonstance dans laquelle elle s’insinue. Du moment qu’elle est liée à la
recherche de l’apparence, elle ne s’accompagne pas toujours de péchés publics,
et, extérieurement, tout semble correct. Mais si elle envahissait l’Église, «
elle serait infiniment plus désastreuse qu’une quelconque autre mondanité simplement
morale ».[71]
94. Cette mondanité peut s’alimenter spécialement de deux manières
profondément liées entre elles. L’une est l’attrait du gnosticisme, une foi
renfermée dans le subjectivisme, où seule compte une expérience déterminée ou
une série de raisonnements et de connaissances que l’on considère comme pouvant
réconforter et éclairer, mais où le sujet reste en définitive fermé dans
l’immanence de sa propre raison ou de ses sentiments. L’autre est le
néo-pélagianisme autoréférentiel et prométhéen de ceux qui, en définitive, font
confiance uniquement à leurs propres forces et se sentent supérieurs aux autres
parce qu’ils observent des normes déterminées ou parce qu’ils sont
inébranlablement fidèles à un certain style catholique justement propre au
passé. C’est une présumée sécurité doctrinale ou disciplinaire qui donne lieu à
un élitisme narcissique et autoritaire, où, au lieu d’évangéliser, on analyse
et classifie les autres, et, au lieu de faciliter l’accès à la grâce, les
énergies s’usent dans le contrôle. Dans les deux cas, ni Jésus-Christ, ni les
autres n’intéressent vraiment. Ce sont les manifestations d’un immanentisme
anthropocentrique. Il n’est pas possible d’imaginer que de ces formes
réductrices de christianisme, puisse surgir un authentique dynamisme
évangélisateur.
95. Cette obscure mondanité se manifeste par de nombreuses
attitudes apparemment opposées mais avec la même prétention de “dominer
l’espace de l’Église”. Dans certaines d’entre elles on note un soin
ostentatoire de la liturgie, de la doctrine ou du prestige de l’Église, mais
sans que la réelle insertion de l’Évangile dans le Peuple de Dieu et dans les
besoins concrets de l’histoire ne les préoccupe. De cette façon la vie de
l’Église se transforme
en une pièce de musée, ou devient la propriété d’un petit
nombre. Dans d’autres, la même mondanité spirituelle se cache derrière la
fascination de pouvoir montrer des conquêtes sociales et politiques, ou dans
une vaine gloire liée à la gestion d’affaires pratiques, ou dans une attraction
vers les dynamiques d’auto-estime et de réalisation autoréférentielle. Elle peut
aussi se traduire par diverses manières de se montrer soi-même engagé dans une
intense vie sociale, remplie de voyages, de réunions, de dîners, de réceptions.
Ou bien elle s’exerce par un fonctionnalisme de manager, chargé de
statistiques, de planifications, d’évaluations, où le principal bénéficiaire
n’est pas le Peuple de Dieu mais plutôt l’Église en tant qu’organisation. Dans
tous les cas, elle est privée du sceau du Christ incarné, crucifié et
ressuscité, elle se
renferme en groupes d’élites, elle ne va pas réellement à la
recherche de ceux qui sont loin, ni des immenses multitudes assoiffées du
Christ. Il n’y a plus de ferveur évangélique, mais la fausse jouissance d’une
autosatisfaction égocentrique.
96. Dans ce contexte, se nourrit la vaine gloire de ceux
qui se contentent d’avoir quelque pouvoir et qui préfèrent être des généraux
d’armées défaites plutôt que de simples soldats d’un escadron qui continue à
combattre. Combien de fois rêvons-nous de plans apostoliques, expansionnistes,
méticuleux et bien dessinés, typiques des généraux défaits ! Ainsi nous renions
notre histoire d’Église, qui est glorieuse en tant qu’elle est histoire de
sacrifices, d’espérance, de lutte quotidienne, de vie dépensée dans le service,
de constance dans le travail pénible, parce que tout travail est accompli à la
“sueur de notre front”. À l’inverse, nous nous attardons comme des vaniteux qui
disent ce “qu’on devrait faire” – le péché du “on devrait faire” – comme des
maîtres spirituels et des experts en pastorale qui donnent des instructions
tout en restant au dehors. Nous entretenonssans fin notre imagination et nous
perdons le contact avec la réalité douloureuse de notre peuple fidèle.
97. Celui qui est tombé dans cette mondanité regarde de
haut et de loin, il refuse la prophétie des frères, il élimine celui qui lui
fait une demande, il fait ressortir continuellement les erreurs des autres et
est obsédé par l’apparence. Il a réduit la référence du cœur à l’horizon fermé
de son immanence et de ses intérêts et, en conséquence, il n’apprend rien de
ses propres péchés et n’est pas authentiquement ouvert au pardon. C’est une
terrible corruption sous l’apparence du bien. Il faut l’éviter en mettant
l’Église en mouvement de sortie de soi, de mission centrée en Jésus Christ,
d’engagement envers les pauvres. Que Dieu nous libère d’une Église mondaine
sous des drapés spirituels et pastoraux ! Cette mondanité asphyxiante se guérit en savourant
l’air pur du Saint Esprit, qui nous libère de rester centrés sur nous-mêmes,
cachés derrière une apparence religieuse vide de Dieu. Ne nous laissons pas
voler l’Évangile !
98. À l’intérieur du Peuple de Dieu et dans les diverses
communautés, que de guerres ! Dans le quartier, sur le lieu de travail, que de
guerres par envies et jalousies, et aussi entre chrétiens ! La mondanité
spirituelle porte certains chrétiens à être en guerre contre d’autres chrétiens
qui font obstacle à leur recherche de pouvoir, de prestige, de plaisir ou de
sécurité économique. De plus, certains cessent de vivre une appartenance
cordiale à l’Église, pour nourrir un esprit de controverse. Plutôt que
d’appartenir à l’Église entière, avec sa riche variété, ils appartiennent à tel
ou tel groupe qui se sent différent ou spécial.
99. Le monde est déchiré par les guerres et par la
violence, ou blessé par un individualisme diffus qui divise les êtres humains
et les met l’un contre l’autre dans la poursuite de leur propre bien-être. En
plusieurs pays ressurgissent des conflits et de vieilles divisions que l’on
croyait en partie dépassées. Je désire demander spécialement aux chrétiens de
toutes les communautés du monde un témoignage de communion fraternelle qui
devienne attrayant et lumineux. Que tous puissent admirer comment vous prenez
soin les uns des autres, comment vous vous encouragez mutuellement et comment
vous vous accompagnez : « À ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples
: si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (Jn 13,35). C’est ce
que Jésus a demandé au Père dans une intense prière : « Qu’ils soient un en
nous, afin que le monde croie » (Jn 17,21). Attention à la tentation de
l’envie ! Nous sommes sur la même barque et nous allons vers le même port !
Demandons la grâce de nous réjouir des fruits des autres, qui sont ceux de tous.
100. À ceux qui sont blessés par d’anciennes divisions il
semble difficile d’accepter que nous les exhortions au pardon et à la
réconciliation, parce qu’ils pensent que nous ignorons leur souffrance ou que
nous prétendons leur faire perdre leur mémoire et leurs idéaux. Mais s’ils
voient le témoignage de communautés authentiquement fraternelles et
réconciliées, cela est toujours une lumière qui attire. Par conséquent, cela me
fait très mal de voir comment, dans certaines communautés chrétiennes, et même entre
personnes consacrées, on donne de la place à diverses formes de haine, de
division, de calomnie, de diffamation, de vengeance, de jalousie, de désir
d’imposer ses propres idées à n’importe quel prix, jusqu’à des persécutions qui
ressemblent à une implacable chasse aux sorcières. Qui voulons-nous évangéliser
avec de tels comportements ?
101. Demandons au Seigneur de nous faire comprendre la loi
de l’amour. Qu’il est bon de posséder cette loi ! Comme cela nous fait du bien
de nous aimer les uns les autres au-delà de tout ! Oui, au-delà de tout ! À
chacun de nous est adressée l’exhortation paulinienne : « Ne te laisse pas
vaincre par le mal, sois vainqueur du mal par le bien » (Rm 12, 21). Et
aussi : « Ne nous lassons pas de faire le bien » (Ga 6, 9). Nous avons
tous des sympathies et des antipathies, et peut-être justement en ce moment
sommes-nous fâchés contre quelqu’un. Disons au moins au Seigneur : “Seigneur,
je suis fâché contre celui-ci ou celle-là. Je te prie pour lui et pour elle”.
Prier pour la personne contre laquelle nous sommes irrités c’est un beau pas
vers l’amour, et c’est un acte d’évangélisation. Faisons-le aujourd’hui ! Ne
nous laissons pas voler l’idéal de l’amour fraternel !
102. Les laïcs sont simplement l’immense majorité du peuple
de Dieu. À leur service, il y a une minorité : les ministres ordonnés. La
conscience de l’identité et de la mission du laïc dans l’Église s’est accrue.
Nous disposons d’un laïcat nombreux, bien qu’insuffisant, avec un sens
communautaire bien enraciné et une grande fidélité à l’engagement de la
charité, de la catéchèse, de la célébration de la foi. Mais la prise de
conscience de cette responsabilité de laïc qui naît du Baptême et de la
Confirmation ne se manifeste pas de la même façon chez tous. Dans certains cas
parce qu’ils ne sont pas formés pour assumer des responsabilités importantes,
dans d’autres cas pour n’avoir pas trouvé d’espaces dans leurs Églises
particulières afin de pouvoir s’exprimer et agir, à cause d’un cléricalisme
excessif qui les maintient en marge des décisions. Aussi, même si on note une
plus grande participation de beaucoup aux ministères laïcs, cet engagement ne
se reflète pas dans la pénétration des valeurs chrétiennes dans le monde
social, politique et économique. Il se limite bien des fois à des tâches
internes à l’Église sans un réel engagement pour la mise en œuvre de l’Évangile
en vue de la transformation de la société. La formation des laïcs et
l’évangélisation des catégories professionnelles et intellectuelles
représentent un défi pastoral important.
103. L’Église reconnaît l’apport indispensable de la femme
à la société, par sa sensibilité, son intuition et certaines capacités propres
qui appartiennent habituellement plus aux femmes qu’aux hommes. Par exemple,
l’attention féminine particulière envers les autres, qui s’exprime de façon
spéciale, bien que non exclusive, dans la maternité. Je vois
avec joie combien de nombreuses femmes partagent des responsabilités pastorales
avec les prêtres, apportent leur contribution à l’accompagnement des personnes,
des familles ou des groupes et offrent de nouveaux apports à la réflexion
théologique. Mais il faut encore élargir les espaces pour une présence féminine
plus incisive dans l’Église. Parce que « le génie féminin est nécessaire dans
toutes les expressions de la vie sociale ; par conséquent, la présence des
femmes dans le secteur du travail aussi doit être garantie »[72]
et dans les divers lieux où sont prises des décisions importantes, aussi bien
dans l’Église que dans les structures sociales.
104. Les revendications des droits légitimes des femmes, à
partir de la ferme conviction que les hommes et les femmes ont la même dignité,
posent à l’Église des questions profondes qui la défient et que l’on ne peut
éluder superficiellement. Le sacerdoce réservé aux hommes, comme signe du
Christ Époux qui se livre dans l’Eucharistie, est une question qui ne se
discute pas, mais peut devenir un motif de conflit particulier si on identifie
trop la puissance sacramentelle avec le pouvoir. Il ne faut pas oublier que
lorsque nous parlons de pouvoir sacerdotal « nous sommes dans le concept de la fonction,
non de la dignité et de la sainteté ».[73]
Le sacerdoce ministériel est un des moyens que Jésus utilise au service de son
peuple, mais la grande dignité vient du Baptême, qui est accessible à tous. La
configuration du prêtre au Christ-Tête – c’est-à-dire comme source principale
de la grâce – n’entraîne pas une exaltation qui le place en haut de tout le
reste. Dans l’Église, les fonctions « ne justifient aucune supériorité des uns
sur les autres ».[74]
De fait, une femme, Marie, est plus importante que les évêques. Même quand on
considère la fonction du sacerdoce ministériel comme “hiérarchique”, il
convient de bien avoir présent qu’« elle est totalement ordonnée à la sainteté
des membres du Christ ».[75]
Sa clé et son point d’appui fondamental ne sont pas le pouvoir entendu comme
domination, mais la puissance d’administrer le sacrement de l’Eucharistie ; de
là dérive son autorité, qui est toujours un service du peuple. C’est un grand
défi qui se présente ici aux pasteurs et aux théologiens, qui pourraient aider
à mieux reconnaître ce que cela implique par rapport au rôle possible de la
femme là où se prennent des décisions importantes, dans les divers milieux de
l’Église.
105. La pastorale de la jeunesse, telle que nous étions
habitués à la développer, a souffert du choc des changements sociaux. Dans les
structures habituelles, les jeunes ne trouvent pas souvent de réponses à leurs
inquiétudes, à leurs besoins, à leurs questions et à leurs blessures. Il nous
coûte à nous, les adultes, de les écouter avec patience, de comprendre leurs
inquiétudes ou leurs demandes, et d’apprendre à parler avec eux dans le langage
qu’ils comprennent. Pour cette même raison, les propositions éducatives ne
produisent pas les fruits espérés. La prolifération et la croissance des
associations et mouvements essentiellement de jeunes peuvent s’interpréter
comme une action de l’Esprit qui ouvre des voies nouvelles en syntonie avec
leurs attentes et avec la recherche d’une spiritualité profonde et d’un sens
d’appartenance plus concret. Il est nécessaire toutefois, de rendre plus stable
la participation de ces groupements à la pastorale d’ensemble de l’Église.[76]
106. Même s’il n’est pas toujours facile d’approcher les
jeunes, des progrès ont été réalisés dans deux domaines : la conscience que
toute la communauté les évangélise et les éduque, et l’urgence qu’ils soient
davantage des protagonistes. Il faut reconnaître que, dans le contexte actuel
de crise de l’engagement et des liens communautaires, nombreux sont les jeunes
qui offrent leur aide solidaire face aux maux du monde et entreprennent
différentes formes de militance et de volontariat. Certains participent à la
vie de l’Église, donnent vie à des groupes de service et à diverses initiatives
missionnaires dans leurs diocèses ou en d’autres lieux. Qu’il est beau que des
jeunes soient “pèlerins de la foi”, heureux de porter Jésus dans chaque rue,
sur chaque place, dans chaque coin de la terre !
107. En de nombreux endroits les vocations au sacerdoce et
à la vie consacrée deviennent rares. Souvent, dans les communautés cela est dû
à l’absence d’une ferveur apostolique contagieuse, et pour cette raison elles
n’enthousiasment pas et ne suscitent pas d’attirance. Là où il y a vie,
ferveur, envie de porter le Christ aux autres, surgissent des vocations
authentiques. Même dans les paroisses où les prêtres sont peu engagés et
joyeux, c’est la vie fraternelle et fervente de la communauté qui réveille le
désir de se consacrer entièrement à Dieu et à l’évangélisation, surtout si
cette communauté vivante prie avec insistance pour les vocations et a le
courage de proposer à ses jeunes un chemin de consécration spéciale. D’autre
part, malgré la pénurie des vocations, nous avons aujourd’hui une conscience
plus claire de la nécessité d’une meilleure sélection des candidats au
sacerdoce. On ne peut remplir les séminaires sur la base de n’importe quelles
motivations, d’autant moins si celles-ci sont liées à une insécurité affective,
à une recherche de formes de pouvoir, de gloire humaine ou de bien-être
économique.
108. Comme je l’ai déjà dit, je n’ai pas voulu offrir une
analyse complète, mais j’invite les communautés à compléter et à enrichir ces
perspectives à partir de la conscience des défis qui leur sont propres et de
ceux qui leur sont proches. Lorsqu’elles le feront, j’espère qu’elles tiendront
compte que, chaque fois que nous cherchons à lire les signes des temps dans la
réalité actuelle, il est opportun d’écouter les jeunes et les personnes âgées.
Les deux sont l’espérance des peuples. Les personnes âgées apportent la mémoire
et la sagesse de l’expérience, qui invite à ne pas répéter de façon stupide les
mêmes erreurs que dans le passé. Les jeunes nous appellent à réveiller et à
faire grandir l’espérance, parce qu’ils portent en eux les nouvelles tendances
de l’humanité et nous ouvrent à l’avenir, de sorte que nous ne restions pas
ancrés dans la nostalgie des structures et des habitudes qui ne sont plus
porteuses de vie dans le monde actuel.
109. Les défis existent pour être relevés. Soyons
réalistes, mais sans perdre la joie, l’audace et le dévouement plein
d’espérance ! Ne nous laissons pas voler la force missionnaire !
110. Après avoir pris en considération certains défis de la
réalité actuelle, je désire rappeler maintenant la tâche qui nous presse quelle
que soit l’époque et quel que soit le lieu, car « il ne peut y avoir de
véritable évangélisation sans annonce explicite que Jésus est le
Seigneur », et sans qu’il n’existe un « primat de l’annonce de Jésus Christ
dans toute activité d’évangélisation ».[77]
Recueillant les préoccupations des évêques de l’Asie, Jean-Paul II affirma que,
si l’Église « doit accomplir son destin providentiel, alors l’évangélisation,
comme une prédication joyeuse, patiente et progressive de la mort salvifique et
de la résurrection de Jésus-Christ, doit être une priorité absolue ».[78]
Cela vaut pour tous.
111. L’évangélisation est la tâche de l’Église. Mais ce
sujet de l’évangélisation est bien plus qu’une institution organique et
hiérarchique, car avant tout c’est un peuple qui est en marche vers Dieu. Il
s’agit certainement d’un mystère qui plonge ses racines dans la Trinité,
mais qui a son caractère concret historique dans un peuple pèlerin et
évangélisateur, qui transcende toujours toute expression institutionnelle même
nécessaire. Je propose de m’arrêter un peu sur cette façon de comprendre
l’Église, qui a son fondement ultime dans la libre et gratuite initiative de
Dieu.
112. Le salut que Dieu nous offre est œuvre de sa
miséricorde. Il n’y a pas d’action humaine, aussi bonne soit-elle, qui nous
fasse mériter un si grand don. Dieu, par pure grâce, nous attire pour nous unir
à lui.[79]
Il envoie son Esprit dans nos cœurs pour faire de nous ses fils, pour nous
transformer et pour nous rendre capables de répondre par notre vie à son amour.
L’Église est envoyée par Jésus Christ comme sacrement de salut offert par Dieu[80].
Par ses actions évangélisatrices, elle collabore comme instrument de la grâce
divine qui opère sans cesse au-delà de toute supervision possible. Benoît XVI
l’a bien exprimé en ouvrant les réflexions du Synode : « Il est (…) important
de toujours savoir que le premier mot, l’initiative véritable, l’activité
véritable vient de Dieu et c’est seulement en s’insérant dans cette initiative
divine, c’est seulement en implorant cette initiative divine, que nous pouvons
devenir nous aussi – avec Lui et en Lui – des évangélisateurs ».[81]
Le principe du primat de la grâce doit être un phare qui illumine
constamment nos réflexions sur l’évangélisation.
113. Ce salut, que Dieu réalise et que l’Église annonce
joyeusement, est destiné à tous,[82]
et Dieu a donné naissance à un chemin pour s’unir chacun des êtres humains de
tous les temps. Il a choisi de les convoquer comme peuple et non pas comme des
êtres isolés.[83]
Personne ne se sauve tout seul, c’est-à-dire, ni comme individu isolé ni par
ses propres forces. Dieu nous attire en tenant compte de la trame complexe des
relations interpersonnelles que comporte la vie dans une communauté humaine. Ce
peuple que Dieu s’est choisi et a convoqué est l’Église. Jésus ne dit pas aux
Apôtres de former un groupe exclusif, un groupe d’élite. Jésus dit : «
Allez donc, de toutes les nations faites des disciples » (Mt 28, 19).
Saint Paul affirme qu’au sein du peuple de Dieu, dans l’Église, « il n’y a ni
Juif ni Grec […] car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3,
28). Je voudrais dire à ceux qui se sentent loin de Dieu et de l’Église, à ceux
qui sont craintifs et indifférents : Le Seigneur t’appelle toi aussi à faire
partie de son peuple et il le fait avec grand respect et amour !
114. Être Église c’est être peuple de Dieu, en accord avec
le grand projet d’amour du Père. Cela appelle à être le ferment de Dieu au sein
de l’humanité. Cela veut dire annoncer et porter le salut de Dieu dans notre
monde, qui souvent se perd, a besoin de réponses qui donnent courage et
espérance, ainsi qu’une nouvelle vigueur dans la marche. L’Église doit
être le lieu de la miséricorde gratuite, où tout le monde peut se sentir
accueilli, aimé, pardonné et encouragé à vivre selon la bonne vie de
l’Évangile.
115. Ce peuple de Dieu s’incarne dans les peuples de la
terre, chacun de ses membres a sa propre culture. La notion de culture est un
précieux outil pour comprendre les diverses expressions de la vie chrétienne
présentes dans le peuple de Dieu. Il s’agit du style de vie d’une société
précise, de la manière propre qu’ont ses membres de tisser des relations entre
eux, avec les autres créatures et avec Dieu. Comprise ainsi, la culture
embrasse la totalité de la vie d’un peuple.[84]
Chaque peuple, dans son évolution historique, promeut sa propre culture avec
une autonomie légitime.[85]
On doit cela au fait que la personne humaine « de par sa nature même, a
absolument besoin d’une vie sociale »,[86]
et elle se réfère toujours à la société, où elle vit d’une façon concrète sa
relation avec la réalité. L’être
humain est toujours culturellement situé : « nature et culture sont liées de
façon aussi étroite que possible ».[87]
La grâce suppose la culture, et le don de Dieu s’incarne dans la culture de la
personne qui la reçoit.
116. En ces deux millénaires de christianisme,
d’innombrables peuples ont reçu la grâce de la foi, l’ont fait fleurir dans
leur vie quotidienne et l’ont transmise selon leurs modalités culturelles
propres. Quand une communauté accueille l’annonce du salut, l’Esprit Saint
féconde sa culture avec la force transformante de l’Évangile. De sorte que,
comme nous pouvons le voir dans l’histoire de l’Église, le christianisme n’a
pas un modèle culturel unique, mais « tout en restant pleinement lui-même, dans
l’absolue fidélité à l’annonce évangélique et à la tradition ecclésiale, il
revêtira aussi le visage des innombrables cultures et des innombrables peuples
où il est accueilli et enraciné ».[88]
Chez les divers peuples, qui expérimentent le don de Dieu selon leur propre
culture, l’Église exprime sa catholicité authentique et montre « la beauté de
ce visage multiforme ».[89]
Dans les expressions chrétiennes d’un peuple évangélisé, l’Esprit Saint
embellit l’Église, en lui indiquant de nouveaux aspects de la Révélation et en
lui donnant un nouveau visage. Par l’inculturation, l’Église « introduit les
peuples avec leurs cultures dans sa propre communauté »,[90]
parce que « toute culture offre des valeurs et des modèles positifs qui
peuvent enrichir la manière dont l’Évangile est annoncé, compris et vécu ».[91]
Ainsi, « l’Église, accueillant les valeurs des différentes cultures, devient la
“sponsa ornata monilibus suis”, “l’épouse qui se pare de ses bijoux”
(cf. Is 61, 10) ».[92]
117. Bien comprise, la diversité culturelle ne menace pas
l’unité de l’Église. C’est l’Esprit Saint, envoyé par le Père et le Fils, qui
transforme nos cœurs et nous rend capables d’entrer dans la communion parfaite
de la Sainte Trinité
où tout trouve son unité. Il construit la communion et l’harmonie du peuple de
Dieu. L’Esprit Saint lui-même est l’harmonie, de même qu’il est le lien d’amour
entre le Père et le Fils.[93]
C’est lui qui suscite une grande richesse diversifiée de dons et en même temps
construit une unité qui n’est jamais uniformité mais une harmonie multiforme
qui attire. L’évangélisation reconnaît avec joie ces multiples richesses que
l’Esprit engendre dans l’Église. Ce n’est pas faire justice à la logique de
l’incarnation que de penser à un christianisme monoculturel et monocorde. S’il
est bien vrai que certaines cultures ont été étroitement liées à la prédication
de l’Évangile et au développement d’une pensée chrétienne, le message révélé ne
s’identifie à aucune d’entre elles et il a un contenu transculturel. C’est pourquoi,
en évangélisant de nouvelles cultures ou des cultures qui n’ont pas accueilli
la prédication chrétienne, il n’est pas indispensable d’imposer une forme
culturelle particulière, aussi belle et antique qu’elle soit, avec la
proposition de l’Évangile. Le message que nous annonçons a toujours un
revêtement culturel, mais parfois dans l’Église nous tombons dans une
sacralisation vaniteuse de la propre culture, avec laquelle nous pouvons
manifester plus de fanatisme qu’une authentique ferveur évangélisatrice.
118. Les évêques de l’Océanie ont ainsi demandé que chez
eux l’Église « fasse comprendre et présente la vérité du Christ en s’inspirant
des traditions et des cultures de la région » et ils ont souhaité que « tous
les missionnaires travaillent en harmonie avec les chrétiens autochtones pour
faire en sorte que la foi et la vie de l’Église soient exprimées selon des
formes légitimes appropriées à chaque culture ».[94]
Nous ne pouvons pas prétendre que tous les peuples de tous les continents, en
exprimant la foi chrétienne, imitent les modalités adoptées par les peuples
européens à un moment précis de leur histoire, car la foi ne peut pas être
enfermée dans les limites de la compréhension et de l’expression d’une culture
particulière.[95]
Il est indiscutable qu’une seule culture n’épuise pas le mystère de la
rédemption du Christ.
119. Dans tous les baptisés, du premier au dernier, agit la
force sanctificatrice de l’Esprit qui incite à évangéliser. Le Peuple de Dieu
est saint à cause de cette onction que le rend infaillible “in credendo”.
Cela signifie que quand il croit il ne se trompe pas, même s’il ne trouve pas
les paroles pour exprimer sa foi. L’Esprit le guide dans la vérité et le
conduit au salut.[96]
Comme faisant partie de son mystère d’amour pour l’humanité, Dieu dote la
totalité des fidèles d’un instinct de la foi – le sensus fidei –
qui les aide à discerner ce qui vient réellement de Dieu. La présence de
l’Esprit donne aux chrétiens une certaine connaturalité avec les réalités
divines et une sagesse qui leur permet de les comprendre de manière intuitive,
même s’ils ne disposent pas des moyens appropriés pour les exprimer avec
précision.
120. En vertu du Baptême reçu, chaque membre du Peuple de
Dieu est devenu disciple missionnaire (cf. Mt 28, 19). Chaque baptisé,
quelle que soit sa fonction dans l’Église et le niveau d’instruction de sa foi,
est un sujet actif de l’évangélisation, et il serait inadéquat de penser à un
schéma d’évangélisation utilisé pour des acteurs qualifiés, où le reste du
peuple fidèle serait seulement destiné à bénéficier de leursactions. La
nouvelle évangélisation doit impliquer que chaque baptisé soit protagoniste
d’une façon nouvelle. Cette conviction se transforme en un
appel adressé à chaque chrétien, pour que personne ne renonce à son engagement
pour l’évangélisation, car s’il a vraiment fait l’expérience de l’amour de Dieu
qui le sauve, il n’a pas besoin de beaucoup de temps de préparation pour aller
l’annoncer, il ne peut pas attendre d’avoir reçu beaucoup de leçons ou de
longues instructions. Tout chrétien est missionnaire dans la mesure où il a
rencontré l’amour de Dieu en Jésus Christ ; nous ne disons plus que nous sommes
« disciples » et « missionnaires », mais toujours que nous sommes «
disciples-missionnaires ». Si nous n’en sommes pas convaincus, regardons les
premiers disciples, qui immédiatement, après avoir reconnu le regard de Jésus,
allèrent proclamer pleins de joie : « Nous avons trouvé le Messie » (Jn 1,
41). La samaritaine, à peine eut-elle fini son dialogue avec Jésus, devint
missionnaire, et beaucoup de samaritains crurent en Jésus « à cause de la
parole de la femme » (Jn 4, 39). Saint Paul aussi, à partir de sa
rencontre avec Jésus Christ, « aussitôt se mit à prêcher Jésus » (Ac 9,
20 ). Et nous, qu’attendons-nous ?
121. Assurément, nous sommes tous appelés à grandir comme
évangélisateurs. En même temps employons-nous à une meilleure formation, à un
approfondissement de notre amour et à un témoignage plus clair de l’Évangile.
En ce sens, nous devons tous accepter que les autres nous évangélisent
constamment ; mais cela ne signifie pas que nous devons renoncer à la mission
d’évangélisation, mais plutôt que nous devons trouver le mode de communiquer
Jésus qui corresponde à la situation dans laquelle nous nous trouvons. Dans
tous les cas, nous sommes tous appelés à offrir aux autres le témoignage
explicite de l’amour salvifique du Seigneur, qui, bien au-delà de nos
imperfections, nous donne sa proximité, sa Parole, sa force, et donne sens à
notre vie. Ton cœur sait que la vie n’est pas la même sans lui, alors ce que tu
as découvert, ce qui t’aide à vivre et te donne une espérance, c’est cela que
tu dois communiquer aux autres. Notre imperfection ne doit pas être une excuse
; au contraire, la mission est un stimulant constant pour ne pas s’installer
dans la médiocrité et pour continuer à grandir. Le témoignage de foi que tout
chrétien est appelé à donner, implique d’affirmer, comme saint Paul : « Non que
je sois déjà au but, ni déjà devenu parfait ; mais je poursuis ma course […] et
je cours vers le but » (Ph 3, 12-13).
122. De la sorte, nous pouvons penser que les divers
peuples, chez qui l’Évangile a été inculturé, sont des sujets collectifs
actifs, agents de l’évangélisation. Ceci se vérifie parce que chaque peuple est
le créateur de sa culture et le protagoniste de son histoire. La culture est
quelque chose de dynamique, qu’un peuple recrée constamment, et chaque génération
transmet à la suivante un ensemble de comportements relatifs aux diverses
situations existentielles, qu’elle doit élaborer de nouveau face à ses propres
défis. L’être humain « est à la fois fils et père de la culture dans laquelle
il est immergé ».[97]
Quand un peuple a inculturé l’Évangile, dans son processus de transmission
culturelle, il transmet aussi la foi de manières toujours nouvelles ; d’où
l’importance de l’évangélisation comprise comme inculturation. Chaque portion
du peuple de Dieu, en traduisant dans sa vie le don de Dieu selon son génie
propre, rend témoignage à la foi reçue et l’enrichit de nouvelles expressions
qui sont éloquentes. On peut dire que « le peuple s’évangélise continuellement
lui-même ».[98]
D’où l’importance particulière de la piété populaire, expression authentique de
l’action missionnaire spontanée du peuple de Dieu. Il s’agit d’une réalité en
développement permanent où l’Esprit Saint est l’agent premier.[99]
123. Dans la piété populaire, on peut comprendre comment la
foi reçue s’est incarnée dans une culture et continue à se transmettre.
Regardée avec méfiance pendant un temps, elle a été l’objet d’une
revalorisation dans les décennies postérieures au Concile. Ce fut Paul VI, dans
son Exhortation apostolique Evangelii
Nuntiandi qui donna une impulsion décisive en ce sens. Il y explique
que la piété populaire « traduit une soif de Dieu que seuls les simples et les
pauvres peuvent connaître »[100]
et qu’elle « rend capable de générosité et de sacrifice jusqu’à l’héroïsme
lorsqu’il s’agit de manifester la foi ».[101]
Plus près de nous, Benoît XVI, en Amérique latine, a signalé qu’il s’agit «
d’un précieux trésor de l’Église catholique » et qu’en elle « apparaît l’âme
des peuples latino-américains ».[102]
124. Dans le Document d’Aparecida sont décrites les
richesses que l’Esprit Saint déploie dans la piété populaire avec ses
initiatives gratuites. En ce continent bien-aimé, où un grand nombre de
chrétiens expriment leur foi à travers la piété populaire, les évêques
l’appellent aussi « spiritualité populaire » ou « mystique populaire ».[103]
Il s’agit d’une véritable « spiritualité incarnée dans la culture des simples
».[104]
Elle n’est pas vide de contenus, mais elle les révèle et les exprime plus par
voie symbolique que par l’usage de la raison instrumentale, et, dans l’acte de
foi, elle accentue davantage le credere in Deum que le credere Deum.[105]
« C’est une manière légitime de vivre la foi, une façon de se sentir partie
prenante de l’Église, et une manière d’être missionnaire »[106]
; elle porte en elle la grâce de la mission, du sortir de soi et d’être
pèlerins : « le fait de marcher ensemble vers les sanctuaires, et de participer
à d’autres manifestations de la piété populaire, en amenant aussi les enfants
ou en invitant d’autres personnes, est en soi un acte d’évangélisation ».[107]
Ne contraignons pas et ne prétendons pas contrôler cette force missionnaire !
125. Pour comprendre cette réalité il faut s’en approcher
avec le regard du Bon Pasteur, qui ne cherche pas à juger mais à aimer. C’est
seulement à partir d’une connaturalité affective que donne l’amour que nous
pouvons apprécier la vie théologale présente dans la piété des peuples
chrétiens, spécialement dans les pauvres. Je pense à la foi solide de ces mères
au pied du lit de leur enfant malade qui s’appliquent au Rosaire bien qu’elles
ne sachent pas ébaucher les phrases du Credo ; ou à tous ces actes chargés
d’espérance manifestés par une bougie que l’on allume dans un humble foyer pour
demander l’aide de Marie, ou à ces regards d’amour profond vers le Christ
crucifié. Celui qui aime le saint peuple fidèle de Dieu ne peut pas regarder
ces actions seulement comme une recherche naturelle de la divinité. Ce sont les
manifestations d’une vie théologale animée par l’action de l’Esprit Saint qui a
été répandu dans nos cœurs (cf. Rm 5, 5).
126. Dans la piété populaire, puisqu’elle est fruit de
l’Évangile inculturé, se trouve une force activement évangélisatrice que nous
ne pouvons pas sous-estimer : ce serait comme méconnaître l’œuvre de l’Esprit
Saint. Nous sommes plutôt appelés à l’encourager et à la fortifier pour
approfondir le processus d’inculturation qui est une réalité jamais achevée.
Les expressions de la piété populaire ont beaucoup à nous apprendre, et, pour
qui sait les lire, elles sont un lieu théologique auquel nous devons
prêter attention, en particulier au moment où nous pensons à la nouvelle
évangélisation.
127. Maintenant que l’Église veut vivre un profond
renouveau missionnaire, il y a une forme de prédication qui nous revient à tous
comme tâche quotidienne. Il s’agit de porter l’Évangile aux personnes avec
lesquelles chacun a à faire, tant les plus proches que celles qui sont
inconnues. C’est la prédication informelle que l’on peut réaliser dans une conversation,
et c’est aussi celle que fait un missionnaire quand il visite une maison. Être
disciple c’est avoir la disposition permanente de porter l’amour de Jésus aux
autres, et cela se fait spontanément en tout lieu : dans la rue, sur la place,
au travail, en chemin.
128. Dans cette prédication, toujours respectueuse et
aimable, le premier moment consiste en un dialogue personnel, où l’autre
personne s’exprime et partage ses joies, ses espérances, ses préoccupations
pour les personnes qui lui sont chères, et beaucoup de choses qu’elle porte
dans son cœur. C’est seulement après cette conversation, qu’il est possible de
présenter la Parole, que ce soit par la lecture de quelque passage de
l’Écriture ou de manière narrative, mais toujours en rappelant l’annonce
fondamentale : l’amour personnel de Dieu qui s’est fait homme, s’est livré pour
nous, et qui, vivant, offre son salut et son amitié. C’est l’annonce qui se
partage dans une attitude humble, de témoignage, de celui qui toujours sait
apprendre, avec la conscience que le message est si riche et si profond qu’il
nous dépasse toujours. Parfois il s’exprime de manière plus directe, d’autres
fois à travers un témoignage personnel, un récit, un geste, ou la forme que
l’Esprit Saint lui-même peut susciter en une circonstance concrète. Si cela
semble prudent et si les conditions sont réunies, il est bon que cette
rencontre fraternelle et missionnaire se conclue par une brève prière qui
rejoigne les préoccupations que la personne a manifestées. Ainsi, elle percevra
mieux qu’elle a été écoutée et comprise, que sa situation a été remise entre
les mains de Dieu, et elle reconnaîtra que la Parole de Dieu parle réellement à
sa propre existence.
129. Il ne faut pas penser que l’annonce évangélique doive
se transmettre toujours par des formules déterminées et figées, ou avec des
paroles précises qui expriment un contenu absolument invariable. Elle se
transmet sous des formes très diverses qu’il serait impossible de décrire ou de
cataloguer, dont le peuple de Dieu, avec ses innombrables gestes et signes, est
le sujet collectif. Par conséquent, si l’Évangile s’est incarné dans une
culture, il ne se communique pas seulement par l’annonce de personne à
personne. Cela doit nous faire penser que, dans les pays où le christianisme est
minoritaire, en plus d’encourager chaque baptisé à annoncer l’Évangile, les
Églises particulières doivent développer activement des formes, au moins
initiales, d’inculturation. Ce à quoi on doit tendre, en définitive, c’est que
la prédication de l’Évangile, exprimée par des catégories propres à la culture
où il est annoncé, provoque une nouvelle synthèse avec cette culture. Bien que
ces processus soient toujours lents, parfois la crainte nous paralyse trop. Si
nous laissons les doutes et les peurs étouffer toute audace, il est possible
qu’au lieu d’être créatifs, nous restions simplement tranquilles sans provoquer
aucune avancée et, dans ce cas, nous ne serons pas participants aux processus
historiques par notre coopération, mais nous serons simplement spectateurs
d’une stagnation stérile de l’Église.
130. L’Esprit Saint enrichit toute l’Église qui évangélise
aussi par divers charismes. Ce sont des dons pour renouveler et édifier
l’Église.[108]
Ils ne sont pas un patrimoine fermé, livré à un groupe pour qu’il le garde ; il
s’agit plutôt de cadeaux de l’Esprit intégrés au corps ecclésial, attirés vers
le centre qui est le Christ, d’où ils partent en une impulsion évangélisatrice.
Un signe clair de l’authenticité d’un charisme est son ecclésialité, sa
capacité de s’intégrer harmonieusement dans la vie du peuple saint de Dieu,
pour le bien de tous. Une véritable nouveauté suscitée par l’Esprit n’a pas
besoin de porter ombrage aux autres spiritualités et dons pour s’affirmer
elle-même. Plus un charisme tournera son regard vers le cœur de l’Évangile plus
son exercice sera ecclésial. Même si cela coûte, c’est dans la communion qu’un
charisme se révèle authentiquement et mystérieusement fécond. Si elle vit ce
défi, l’Église peut être un modèle pour la paix dans le monde.
131. Les différences entre les personnes et les communautés
sont parfois inconfortables, mais l’Esprit Saint, qui suscite cette diversité,
peut tirer de tout quelque chose de bon, et le transformer en un dynamisme
évangélisateur qui agit par attraction. La diversité doit toujours être
réconciliée avec l’aide de l’Esprit Saint ; lui seul peut susciter la
diversité, la pluralité, la multiplicité et, en même temps, réaliser l’unité.
En revanche, quand c’est nous qui prétendons être la diversité et que nous nous
enfermons dans nos particularismes, dans nos exclusivismes, nous provoquons la
division ; d’autre part, quand c’est nous qui voulons construire l’unité avec
nos plans humains, nous finissons par imposer l’uniformité, l’homologation.
Ceci n’aide pas à la mission de l’Église.
132. L’annonce à la culture implique aussi une annonce aux
cultures professionnelles, scientifiques et académiques. Il s’agit de la
rencontre entre la foi, la raison et les sciences qui vise à développer un
nouveau discours sur la crédibilité, une apologétique originale[109]
qui aide à créer les dispositions pour que l’Évangile soit écouté par tous.
Quand certaines catégories de la raison et des sciences sont accueillies dans
l’annonce du message, ces catégories elles-mêmes deviennent des instruments
d’évangélisation ; c’est l’eau changée en vin. C’est ce qui une fois adopté,
n’est pas seulement racheté, mais devient instrument de l’Esprit pour éclairer
et rénover le monde.
133. Du moment que la préoccupation de l’évangélisateur de
rejoindre toute personne ne suffit pas, et que l’Évangile doit aussi être annoncé
aux cultures dans leur ensemble,la théologie – et pas seulement la théologie
pastorale – en dialogue avec les autres sciences et expériences humaines revêt
une grande importance pour penser comment faire parvenir la proposition de
l’Évangile à la diversité des contextes culturels et des destinataires.[110]
Engagée dans l’évangélisation, l’Église apprécie et encourage le charisme des
théologiens et leur effort dans la recherche théologique qui promeut le
dialogue avec le monde de la culture et de la science. Je fais appel
aux théologiens afin qu’ils accomplissent ce service comme faisant partie de la
mission salvifique de l’Église. Mais il est nécessaire, qu’à cette fin, ils
aient à cœur la finalité évangélisatrice de l’Église et de la théologie
elle-même, et qu’ils ne se contentent pas d’une théologie de bureau.
134. Les Universités sont un milieu privilégié pour penser
et développer cet engagement d’évangélisation de manière interdisciplinaire et
intégrée. Les écoles catholiques qui se proposent toujours de conjuguer la
tâche éducative avec l’annonce explicite de l’Évangile constituent un apport de
valeur à l’évangélisation de la culture, même dans les pays et les villes où
une situation défavorable nous encourage à faire preuve de créativité pour
trouver les chemins adéquats.[111]
135. Considérons maintenant la prédication dans la
liturgie, qui demande une sérieuse évaluation de la part des pasteurs. Je
m’attarderai en particulier, et avec un certain soin, à l’homélie et à sa
préparation, car les réclamations à l’égard de ce grand ministère sont
nombreuses, et nous ne pouvons pas faire la sourde oreille. L’homélie est la
pierre de touche pour évaluer la proximité et la capacité de rencontre d’un
pasteur avec son peuple. De fait, nous savons que les fidèles lui donnent
beaucoup d’importance ; et ceux-ci, comme les ministres ordonnés eux-mêmes,
souffrent souvent, les uns d’écouter, les autres de prêcher. Il est triste
qu’il en soit ainsi. L’homélie peut être vraiment une intense et heureuse
expérience de l’Esprit, une rencontre réconfortante avec la Parole, une source
constante de renouveau et de croissance.
136. Renouvelons notre confiance dans la prédication, qui
se fonde sur la conviction que c’est Dieu qui veut rejoindre les autres à
travers le prédicateur, et qu’il déploie sa puissance à travers la parole
humaine. Saint Paul parle avec force de la nécessité de prêcher, parce que le
Seigneur a aussi voulu rejoindre les autres par notre parole (cf. Rm 10,
14-17). Par la parole, notre Seigneur s’est conquis le cœur des gens. Ils
venaient l’écouter de partout (cf. Mc 1, 45). Ils restaient émerveillés,
“buvant” ses enseignements (cf. Mc 6, 2). Ils sentaient qu’il leur
parlait comme quelqu’un qui a autorité (cf. Mc 1, 27). Avec la parole,
les Apôtres, qu’il a institués « pour être ses compagnons et les envoyer
prêcher » (Mc 3, 14), attiraient tous les peuples dans le sein de
l’Église (cf. Mc 16, 15.20).
137. Il faut se rappeler maintenant que « la proclamation
liturgique de la Parole de Dieu, surtout dans le cadre de l’assemblée
eucharistique, est moins un moment de méditation et de catéchèse que le
dialogue de Dieu avec son peuple, dialogue où sont proclamées les merveilles du
salut et continuellement proposées les exigences de l’Alliance ».[112]
L’homélie a une valeur spéciale qui provient de son contexte eucharistique, qui
dépasse toutes les catéchèses parce qu’elle est le moment le plus élevé du
dialogue entre Dieu et son peuple, avant la communion sacramentelle. L’homélie
reprend ce dialogue qui est déjà engagé entre le Seigneur et son peuple. Celui
qui prêche doit discerner le cœur de sa communauté pour chercher où est vivant
et ardent le désir de Dieu, et aussi où ce dialogue, qui était amoureux, a été
étouffé ou n’a pas pu donner de fruit.
138. L’homélie ne peut pas être un spectacle de
divertissement, elle ne répond pas à la logique des moyens médiatiques, mais
elle doit donner ferveur et sens à la célébration. C’est un genre particulier,
puisqu’il s’agit d’une prédication dans le cadre d’une célébration liturgique
; par conséquent elle doit être brève et éviter de ressembler à une conférence
ou à un cours. Le prédicateur peut être capable de maintenir l’intérêt des gens
durant une heure, mais alors sa parole devient plus importante que la
célébration de la foi. Si
l’homélie se prolonge trop, elle nuit à deux caractéristiques de la célébration
liturgique : l’harmonie entre ses parties et son rythme. Quand la prédication
se réalise dans le contexte liturgique, elle s’intègre comme une partie de
l’offrande qui est remise au Père et comme médiation de la grâce que le Christ
répand dans la
célébration. Ce contexte même exige que la prédication
oriente l’assemblée, et aussi le prédicateur, vers une communion avec le Christ
dans l’Eucharistie qui transforme la vie. Ceci demande que la parole du prédicateur ne
prenne pas une place excessive, de manière à ce que le Seigneur brille
davantage que le ministre.
139. Nous avons dit que le Peuple de Dieu, par l’action
constante de l’Esprit en lui, s’évangélise continuellement lui-même.
Qu’implique cette conviction pour le prédicateur ? Elle nous rappelle que
l’Église est mère et qu’elle prêche au peuple comme une mère parle à son
enfant, sachant que l’enfant a confiance que tout ce qu’elle lui enseigne sera
pour son bien parce qu’il se sait aimé. De plus, la mère sait reconnaître tout
ce que Dieu a semé chez son enfant, elle écoute ses préoccupations et apprend
de lui. L’esprit d’amour qui règne dans une famille guide autant la mère que
l’enfant dans leur dialogue, où l’on enseigne et apprend, où l’on se corrige et
apprécie les bonnes choses. Il en est ainsi également dans l’homélie. L’Esprit,
qui a inspiré les Évangiles et qui agit dans le peuple de Dieu, inspire aussi
comment on doit écouter la foi du peuple, et comment on doit prêcher à chaque
Eucharistie. La prédication chrétienne, par conséquent, trouve au cœur de la
culture du peuple une source d’eau vive, tant pour savoir ce qu’elle doit dire
que pour trouver la manière appropriée de le dire. De même qu’on aime que l’on
nous parle dans notre langue maternelle, de même aussi, dans la foi, nous
aimons que l’on nous parle avec les termes de la “culture maternelle”, avec les
termes du dialecte maternel (cf. 2M, 21.27), et le cœur se dispose à
mieux écouter. Cette langue est un ton qui transmet courage, souffle, force et
impulsion.
140. On doit favoriser et cultiver ce milieu maternel et
ecclésial dans lequel se développe le dialogue du Seigneur avec son peuple,
moyennant la proximité de cœur du prédicateur, la chaleur de son ton de voix,
la douceur du style de ses phrases, la joie de ses gestes. Même dans les cas où
l’homélie est un peu ennuyeuse, si cet esprit maternel et ecclésial est
perceptible, elle sera toujours féconde, comme les conseils ennuyeux d’une mère
donnent du fruit avec le temps dans le cœur de ses enfants.
141. On reste admiratif des moyens qu’emploie le Seigneur
pour dialoguer avec son peuple, pour révéler son mystère à tous, pour captiver
les gens simples avec des enseignements si élevés et si exigeants. Je crois que
le secret se cache dans ce regard de Jésus vers le peuple, au-delà de ses
faiblesses et de ses chutes : « Sois sans crainte petit troupeau, car votre
Père s’est complu à vous donner le Royaume » (Lc 12, 32) ; Jésus prêche
dans cet esprit. Plein de joie dans l’Esprit, il bénit le Père qui attire les
petits : « Je te bénis Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché
cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits » (Lc
10, 21). Le Seigneur se complaît vraiment à dialoguer avec son peuple, et le
prédicateur doit faire sentir aux gens ce plaisir du Seigneur.
142. Un dialogue est beaucoup plus que la communication
d’une vérité. Il se réalise par le goût de parler et par le bien concret qui se
communique entre ceux qui s’aiment au moyen des paroles. C’est un bien qui ne
consiste pas en des choses, mais dans les personnes elles-mêmes qui se donnent
mutuellement dans le dialogue. La prédication purement moraliste ou
endoctrinante, comme aussi celle qui se transforme en un
cours d’exégèse, réduit cette communication entre les cœurs qui se fait dans
l’homélie et qui doit avoir un caractère quasi sacramentel : « La foi naît de
ce qu’on entend dire et ce qu’on entend dire vient de la parole du Christ » (Rm
10, 17). Dans l’homélie, la vérité accompagne la beauté et le bien. Pour que la
beauté des images que le Seigneur utilise pour stimuler à la pratique du bien
se communique, il ne doit pas s’agir de vérités abstraites ou de froids
syllogismes. La mémoire du peuple fidèle, comme celle de Marie, doit rester
débordante des merveilles de Dieu. Son cœur, ouvert à l’espérance d’une
pratique joyeuse et possible de l’amour qui lui a été annoncé, sent que chaque
parole de l’Écriture est avant tout un don, avant d’être une exigence.
143. Le défi d’une prédication inculturée consiste à
transmettre la synthèse du message évangélique, et non des idées ou des valeurs
décousues. Là où se trouve ta synthèse, là se trouve ton cœur. La différence
entre faire la lumière sur la synthèse et faire la lumière sur des idées
décousues entre elles est la même qu’il y a entre l’ennui et l’ardeur du cœur.
Le prédicateur a la très belle et difficile mission d’unir les cœurs qui
s’aiment : celui du Seigneur et ceux de son peuple. Le dialogue entre Dieu et
son peuple renforce encore plus l’Alliance qu’il y a entre eux et resserre le
lien de la charité.
Durant le temps de l’homélie, les cœurs des croyants font
silence et Le laissent leur parler. Le Seigneur et son peuple se parlent de
mille manières directement, sans intermédiaires. Cependant, dans l’homélie ils
veulent que quelqu’un serve d’instrument et exprime leurs sentiments, de
manière à ce qu’ensuite, chacun puisse choisir comment continuer sa
conversation. La parole est essentiellement médiatrice et demande non seulement
les deux qui dialoguent, mais aussi un prédicateur qui la repropose comme
telle, convaincu que « ce n’est pas nous que nous proclamons, mais le Christ
Jésus, Seigneur ; nous ne sommes, nous, que vos serviteurs, à cause de Jésus »
(2 Co 4, 5).
144. Parler avec le cœur implique de le tenir, non
seulement ardent, mais aussi éclairé par l’intégrité de la Révélation et par le
chemin que cette Parole a parcouru dans le cœur de l’Église et de notre peuple
fidèle au cours de l’histoire. L’identité chrétienne, qui est l’étreinte
baptismale que nous a donnée le Père quand nous étions petits, nous fait
aspirer ardemment, comme des enfants prodigues – et préférés en Marie – à
l’autre étreinte, celle du Père miséricordieux qui nous attend dans la gloire. Faire en
sorte que notre peuple se sente comme entre ces deux étreintes est la tâche
difficile mais belle de celui qui prêche l’Évangile.
145. La préparation de la prédication est une tâche si
importante qu’il convient d’y consacrer un temps prolongé d’étude, de prière,
de réflexion et de créativité pastorale. Avec beaucoup d’affection, je désire
m’attarder à proposer un itinéraire de préparation de l’homélie. Ce sont des
indications qui pour certains pourront paraître évidentes, mais je considère
opportun de les suggérer pour rappeler la nécessité de consacrer le temps
nécessaire à ce précieux ministère. Certains curés soutiennent souvent que cela
n’est pas possible en raison de la multitude des tâches qu’ils doivent remplir
; cependant, j’ose demander que chaque semaine, un temps personnel et
communautaire suffisamment prolongé soit consacré à cette tâche, même s’il faut
donner moins de temps à d’autres engagements, même importants. La confiance en
l’Esprit Saint qui agit dans la prédication n’est pas purement passive, mais
active et créative. Elle implique de s’offrir comme instrument (cf. Rm
12, 1), avec toutes ses capacités, pour qu’elles puissent être utilisées par
Dieu. Un prédicateur qui ne se prépare pas n’est pas “spirituel”, il est
malhonnête et irresponsable envers les dons qu’il a reçus.
146. Le premier pas, après avoir invoqué l’Esprit Saint,
consiste à prêter toute l’attention au texte biblique, qui doit être le
fondement de la
prédication. Quand on s’attarde à chercher à comprendre quel
est le message d’un texte, on exerce le « culte de la vérité ».[113]
C’est l’humilité du cœur qui reconnaît que la Parole nous transcende toujours,
que nous n’en sommes « ni les maîtres, ni les propriétaires, mais les
dépositaires, les hérauts, les serviteurs».[114]
Cette attitude de vénération humble et émerveillée de la Parole s’exprime en
prenant du temps pour l’étudier avec la plus grande attention et avec une
sainte crainte de la
manipuler. Pour pouvoir interpréter un texte biblique, il
faut de la patience, abandonner toute inquiétude et y consacrer temps, intérêt
et dévouement gratuit. Il faut laisser de côté toute préoccupation qui
nous assaille pour entrer dans un autre domaine d’attention sereine. Ce n’est
pas la peine de se consacrer à lire un texte biblique si on veut obtenir des
résultats rapides, faciles ou immédiats. C’est pourquoi, la préparation de la
prédication demande de l’amour. On consacre un temps gratuit et sans hâte
uniquement aux choses et aux personnes qu’on aime ; et ici il s’agit d’aimer
Dieu qui a voulu nous parler. À partir de cet amour, on peut consacrer
tout le temps nécessaire, avec l’attitude du disciple : « Parle Seigneur, ton
serviteur écoute » (1S 3, 9).
147. Avant tout il convient d’être sûr de comprendre
convenablement la signification des paroles que nous lisons. Je veux
insister sur quelque chose qui semble évident mais qui n’est pas toujours pris
en compte : le texte biblique que nous étudions a deux ou trois mille ans, son
langage est très différent de celui que nous utilisons aujourd’hui. Bien qu’il
nous semble comprendre les paroles qui sont traduites dans notre langue, cela
ne signifie pas que nous comprenions correctement ce qu’a voulu exprimer
l’écrivain sacré. Les différents moyens qu’offre l’analyse littéraire sont connus
: prêter attention aux mots qui sont répétés ou mis en relief, reconnaître la
structure et le dynamisme propre d’un texte, considérer la place qu’occupent
les personnages, etc. Mais le but n’est pas de comprendre tous les petits
détails d’un texte, le plus important est de découvrir quel est le message principal,
celui qui structure le texte et lui donne unité. Si le prédicateur ne fait pas
cet effort, il est possible que même sa prédication n’ait ni unité ni ordre ;
son discours sera seulement une somme d’idées variées sans lien les unes avec
les autres qui ne réussiront pas à mobiliser les auditeurs. Le message central
est celui que l’auteur a voulu transmettre en premier lieu, ce qui implique non
seulement de reconnaître une idée, mais aussi l’effet que cet auteur a voulu
produire. Si un texte a été écrit pour consoler, il ne devrait pas être utilisé
pour corriger des erreurs ; s’il a été écrit pour exhorter, il ne devrait pas
être utilisé pour instruire ; s’il a été écrit pour enseigner quelque chose sur
Dieu, il ne devrait pas être utilisé pour expliquer différentes idées
théologiques ; s’il a été écrit pour motiver la louange ou la tâche
missionnaire, ne l’utilisons pas pour informer des dernières nouvelles.
148. Certainement, pour comprendre de façon adéquate le
sens du message central d’un texte, il est nécessaire de le mettre en connexion
avec l’enseignement de toute la Bible, transmise par l’Église. C’est là un
principe important de l’interprétation de la Bible, qui tient compte du fait
que l’Esprit Saint n’a pas inspiré seulement une partie, mais la Bible tout
entière, et que pour certaines questions, le peuple a grandi dans sa
compréhension de la volonté de Dieu à partir de l’expérience vécue. De cette
façon, on évite les interprétations fausses ou partielles, qui contredisent
d’autres enseignements de la même Écriture. Mais cela ne signifie pas affaiblir
l’accent propre et spécifique du texte sur lequel on doit prêcher. Un des
défauts d’une prédication lassante et inefficace est justement celui de ne pas
être en mesure de transmettre la force propre du texte proclamé.
149. Le prédicateur « doit tout d’abord acquérir une grande
familiarité personnelle avec la Parole de Dieu. Il ne lui suffit pas d’en
connaître l’aspect linguistique ou exégétique, ce qui est cependant nécessaire.
Il lui faut accueillir la Parole avec un cœur docile et priant, pour qu’elle
pénètre à fond dans ses pensées et ses sentiments et engendre en lui un esprit
nouveau »[115].
Cela nous fait du bien de renouveler chaque jour, chaque dimanche, notre
ferveur en préparant l’homélie, et en vérifiant si grandit en nous l’amour de
la Parole que nous prêchons. Il ne faut pas oublier qu’« en particulier, la
sainteté plus ou moins réelle du ministre a une véritable influence sur sa
façon d’annoncer la Parole ».[116]
Comme l’affirme saint Paul, « nous prêchons, cherchant à plaire non pas aux
hommes mais à Dieu qui éprouve nos cœurs » (1 Th 2, 4). Si nous avons
les premiers ce vif désir d’écouter la Parole que nous devons prêcher, elle se
transmettra d’une façon ou d’une autre au Peuple de Dieu : « C’est du
trop-plein du cœur que la bouche parle » (Mt 12, 34). Les lectures du
dimanche résonneront dans toute leur splendeur dans le cœur du peuple, si elles
ont ainsi résonné en premier lieu dans le cœur du pasteur.
150. Jésus s’irritait devant ces supposés maîtres, très
exigeants pour les autres, qui enseignaient la Parole de Dieu, mais ne se
laissaient pas éclairer par elle : « Ils lient de pesants fardeaux et les
imposent aux épaules des gens, mais eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt
» (Mt 23, 4). L’Apôtre Jacques exhortait : « Ne soyez pas nombreux, mes
frères, à devenir docteurs. Vous le savez, nous n’en recevrons qu’un jugement
plus sévère » (Jc 3, 1). Quiconque veut prêcher, doit d’abord être
disposé à se laisser toucher par la Parole et à la faire devenir chair dans son
existence concrète. De cette façon, la prédication consistera dans cette
activité si intense et féconde qui est de « transmettre aux autres ce qu’on a
contemplé »[117].
Pour tout cela, avant de préparer concrètement ce que l’on dira dans la
prédication, on doit accepter d’être blessé d’abord par cette Parole qui
blessera les autres, parce que c’est une Parole vivante et efficace, qui,
comme un glaive « pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de
l’esprit, des articulations et des moelles, et peut juger les sentiments et les
pensées du cœur » (He 4, 12). Cela revêt une importance pastorale. À
notre époque aussi, les gens préfèrent écouter les témoins : « ils ont soif
d’authenticité […] Le monde réclame des évangélisateurs qui lui parlent d’un
Dieu qu’ils connaissent et fréquentent comme s’ils voyaient l’invisible ».[118]
151. Il ne nous est pas demandé d’être immaculés, mais
plutôt que nous soyons toujours en croissance, que nous vivions le désir profond
de progresser sur la voie de l’Évangile, et que nous ne baissions pas les bras.
Il est indispensable que le prédicateur ait la certitude que Dieu l’aime, que
Jésus Christ l’a sauvé, que son amour a toujours le dernier mot. Devant tant de
beauté, il sentira de nombreuses fois que sa vie ne lui rend pas pleinement
gloire et il désirera sincèrement mieux répondre à un amour si grand. Mais s’il
ne s’arrête pas pour écouter la Parole avec une ouverture sincère, s’il ne fait
pas en sorte qu’elle touche sa vie, qu’elle le remette en question, qu’elle
l’exhorte, qu’elle le secoue, s’il ne consacre pas du temps pour prier avec la
Parole, alors, il sera un faux prophète, un escroc ou un charlatan sans
consistance. En tous cas, à partir de la reconnaissance de sa pauvreté et avec
le désir de s’engager davantage, il pourra toujours donner Jésus Christ, disant
comme Pierre : « De l’argent ou de l’or, je n’en ai pas, mais ce que j’ai, je
te le donne » (Ac 3, 6). Le Seigneur veut nous utiliser comme des
êtres vivants, libres et créatifs, qui se laissent pénétrer par sa Parole avant
de la transmettre ; son message doit passer vraiment à travers le prédicateur,
non seulement à travers la raison, mais en prenant possession de tout son être.
L’Esprit Saint, qui a inspiré la Parole, est celui qui « aujourd’hui comme aux
débuts de l’Église, agit en chaque évangélisateur qui se laisse posséder et
conduire par lui, et met dans sa bouche les mots que seul il ne pourrait
trouver».[119]
152. Il existe une modalité concrète pour écouter ce que le
Seigneur veut nous dire dans sa Parole et pour nous laisser transformer par son
Esprit. Et c’est ce que nous appelons ‘lectio divina’. Elle consiste
dans la lecture de la Parole de Dieu à l’intérieur d’un moment de prière pour
lui permettre de nous illuminer et de nous renouveler. Cette lecture orante de
la Bible n’est pas séparée de l’étude que le prédicateur accomplit pour
identifier le message central du texte ; au contraire, il doit partir de là,
pour chercher à découvrir ce que dit ce message lui-même à sa vie. La
lecture spirituelle d’un texte doit partir de sa signification littérale.
Autrement, on fera facilement dire au texte ce qui convient, ce qui sert pour
confirmer ses propres décisions, ce qui s’adapte à ses propres schémas mentaux.
Cela serait, en définitive, utiliser quelque chose de sacré à son propre
avantage et transférer cette confusion au peuple de Dieu. Il ne faut jamais
oublier que parfois, « Satan lui-même se déguise bien en ange de lumière » (2
Co 11, 14).
153. En présence de Dieu, dans une lecture calme du texte,
il est bien de se demander par exemple : « Seigneur, qu’est-ce que ce texte me
dit à moi ? Qu’est-ce que tu veux changer dans ma vie avec ce message ?
Qu’est-ce qui m’ennuie dans ce texte ? Pourquoi cela ne m’intéresse-t-il pas ?
» ou : « Qu’est-ce qui me plaît, qu’est-ce qui me stimule dans cette Parole ?
Qu’est-ce qui m’attire ? Pourquoi est-ce que cela m’attire ? ». Quand on
cherche à écouter le Seigneur, il est normal d’avoir des tentations. Une
d’elles est simplement de se sentir gêné ou oppressé, et de se fermer sur soi-même
; une autre tentation très commune est de commencer à penser à ce que le texte
dit aux autres, pour éviter de l’appliquer à sa propre vie. Il arrive aussi
qu’on commence à chercher des excuses qui permettent d’affaiblir le message
spécifique d’un texte. D’autres fois, on retient que Dieu exige de nous une
décision trop importante, que nous ne sommes pas encore en mesure de prendre.
Cela porte beaucoup de personnes à perdre la joie de la rencontre avec la
Parole, mais cela voudrait dire oublier que personne n’est plus patient que
Dieu le Père, que personne ne comprend et ne sait attendre comme lui. Il invite
toujours à faire un pas de plus, mais il n’exige pas une réponse complète si
nous n’avons pas encore parcouru le chemin qui la rend possible. Il désire
simplement que nous regardions avec sincérité notre existence et que nous la
présentions sans feinte à ses yeux, que nous soyons disposés à continuer de
grandir, et que nous lui demandions ce que nous ne réussissons pas encore à
obtenir.
154. Le prédicateur doit aussi se mettre à l’écoute du
peuple, pour découvrir ce que les fidèles ont besoin de s’entendre dire. Un
prédicateur est un contemplatif de la Parole et aussi un contemplatif du
peuple. De cette façon, il découvre « les aspirations, les richesses et
limites, les façons de prier, d’aimer, de considérer la vie et le monde qui
marquent tel ou tel ensemble humain », prenant en considération « le peuple concret
avec ses signes et ses symboles et répondant aux questions qu’il pose ».[120]
Il s’agit de relier le message du texte biblique à une situation humaine, à
quelque chose qu’ils vivent, à une expérience qui a besoin de la lumière de la Parole. Cette
préoccupation ne répond pas à une attitude opportuniste ou diplomatique, mais
elle est profondément religieuse et pastorale. Au fond, il y a une « sensibilité
spirituelle pour lire dans les événements le message de Dieu »[121]
et cela est beaucoup plus que trouver quelque chose d’intéressant à dire. Ce
que l’on cherche à découvrir est « ce que le Seigneur a à dire dans
cette circonstance ».[122]
Donc la préparation de la prédication se transforme en un
exercice de discernement évangélique, dans lequel on cherche à
reconnaître – à la lumière de l’Esprit – « un appel que Dieu fait retentir dans
la situation historique elle-même ; aussi, en elle et par elle, Dieu appelle le
croyant ».[123]
155. Dans cette recherche, il est possible de recourir
simplement à certaines expériences humaines fréquentes, comme la joie d’une
rencontre nouvelle, les déceptions, la peur de la solitude, la compassion pour
la douleur d’autrui, l’insécurité devant l’avenir, la préoccupation pour une
personne chère, etc. ; il faut cependant avoir une sensibilité plus grande pour
reconnaître ce qui intéresse réellement leur vie. Rappelons qu’on n’a jamais
besoin de répondre à des questions que personne ne se pose ; il n’est
pas non plus opportun d’offrir des chroniques de l’actualité pour susciter de
l’intérêt : pour cela il y a déjà les programmes télévisés. Il est quand même
possible de partir d’un fait pour que la Parole puisse résonner avec force dans
son invitation à la conversion, à l’adoration, à des attitudes concrètes de
fraternité et de service, etc., puisque certaines personnes aiment parfois
entendre dans la prédication des commentaires sur la réalité, mais sans pour
cela se laisser interpeller personnellement.
156. Certains croient pouvoir être de bons prédicateurs
parce qu’ils savent ce qu’ils doivent dire, mais ils négligent le comment,
la manière concrète de développer une prédication. Ils se fâchent quand les
autres ne les écoutent pas ou ne les apprécient pas, mais peut-être ne se
sont-ils pas occupés de chercher la manière adéquate de présenter le message.
Rappelons-nous que « l’importance évidente du contenu de l’évangélisation ne
doit pas cacher l’importance des voies et des moyens ».[124]
La préoccupation pour les modalités de la prédication est elle aussi une
attitude profondément spirituelle. Elle signifie répondre à l’amour de Dieu, en
se dévouant avec toutes nos capacités et notre créativité à la mission qu’il
nous confie ; mais c’est aussi un exercice d’amour délicat pour le prochain,
parce que nous ne voulons pas offrir aux autres quelque chose de mauvaise
qualité. Dans la Bible, par exemple, nous trouvons la recommandation de
préparer la prédication pour lui assurer une mesure correcte : « Résume ton
discours. Dis beaucoup en peu de mots » (Si 32, 8).
157. Seulement à titre d’exemples, rappelons quelques
moyens pratiques qui peuvent enrichir une prédication et la rendre plus
attirante. Un des efforts les plus nécessaires est d’apprendre à utiliser des
images dans la prédication, c’est-à-dire à parler avec des images. Parfois, on
utilise des exemples pour rendre plus compréhensible quelque chose qu’on
souhaite expliquer, mais ces exemples s’adressent souvent seulement au
raisonnement ; les images, au contraire, aident à apprécier et à accepter le
message qu’on veut transmettre. Une image attrayante fait que le message est
ressenti comme quelque chose de familier, de proche, de possible, en lien avec sa propre vie. Une
image adéquate peut porter à goûter le message que l’on désire transmettre,
réveille un désir et motive la volonté dans la direction de l’Évangile. Une
bonne homélie, comme me disait un vieux maître, doit contenir “une idée, un
sentiment, une image”.
158. Paul VI
disait déjà que les fidèles « attendent beaucoup de cette prédication et de
fait en reçoivent beaucoup de fruits, pourvu qu’elle soit simple, claire,
directe, adaptée ».[125]
La simplicité a à voir avec le langage utilisé. Il doit être le langage que les
destinataires comprennent pour ne pas courir le risque de parler dans le vide.
Il arrive fréquemment que les prédicateurs se servent de paroles qu’ils ont
apprises durant leurs études et dans des milieux déterminés, mais qui ne font
pas partie du langage commun des personnes qui les écoutent. Ce sont des
paroles propres à la théologie ou à la catéchèse, dont la signification n’est
pas compréhensible pour la majorité des chrétiens. Le plus grand risque pour un
prédicateur est de s’habituer à son propre langage et de penser que tous les
autres l’utilisent et le comprennent spontanément. Si l’on veut s’adapter au
langage des autres pour pouvoir les atteindre avec la Parole, on doit écouter
beaucoup, il faut partager la vie des gens et y prêter volontiers attention. La
simplicité et la clarté sont deux choses différentes. Le langage peut être très
simple, mais la prédication peut être peu claire. Elle peut devenir
incompréhensible à cause de son désordre, par manque de logique, ou parce
qu’elle traite en même temps différents thèmes. Par conséquent une autre tâche
nécessaire est de faire en sorte que la prédication ait une unité thématique,
un ordre clair et des liens entre les phrases, pour que les personnes puissent
suivre facilement le prédicateur et recueillir la logique de ce qu’il dit.
159. Une autre caractéristique est le langage positif. Il
ne dit pas tant ce qu’il ne faut pas faire, mais il propose plutôt ce que nous
pouvons faire mieux. Dans tous les cas, s’il indique quelque chose de négatif,
il cherche toujours à montrer aussi une valeur positive qui attire, pour ne pas
s’arrêter à la lamentation, à la critique ou au remords. En outre, une
prédication positive offre toujours l’espérance, oriente vers l’avenir, ne nous
laisse pas prisonniers de la négativité. Quelle bonne chose que prêtres,
diacres et laïcs se réunissent périodiquement pour trouver ensemble les
instruments qui rendent la prédication plus attrayante !
160. Le mandat missionnaire du Seigneur comprend l’appel à
la croissance de la foi quand il indique : « leur apprenant à observer
tout ce que je vous ai prescrit » (Mt 28, 20). Ainsi apparaît clairement
que la première annonce doit donner lieu aussi à un chemin de formation et de
maturation. L’évangélisation cherche aussi la croissance, ce qui implique de
prendre très au sérieux chaque personne et le projet que le Seigneur a sur
elle. Chaque être humain a toujours plus besoin du Christ, et l’évangélisation
ne devrait pas accepter que quelqu’un se contente de peu, mais qu’il puisse
dire pleinement : « Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi »
(Ga 2, 20).
161. Il ne serait pas correct d’interpréter cet appel à la
croissance exclusivement ou prioritairement comme une formation doctrinale. Il
s’agit d’« observer » ce que le Seigneur nous a indiqué, comme réponse à son
amour, d’où ressort, avec toutes les vertus, ce commandement nouveau qui est le
premier, le plus grand, celui qui nous identifie le mieux comme disciples : «
Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous
ai aimés » (Jn 15, 12). Il est évident que, lorsque les auteurs du
Nouveau Testament veulent réduire à une dernière synthèse, au plus essentiel,
le message moral chrétien, ils nous présentent l’incontournable exigence de
l’amour du prochain : « Celui qui aime autrui a de ce fait accompli la
loi… La charité est donc la loi dans sa plénitude » (Rm 13, 8.10). Ainsi
pour saint Paul, le précepte de l’amour ne résume pas seulement la loi, mais il
est le cœur et la raison de l’être :« Une seule formule contient toute la Loi
en sa plénitude : Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Ga 5,
14). Et il présente à ses communautés la vie chrétienne comme un chemin de
croissance dans l’amour : « Que le Seigneur vous fasse croître et abonder dans
l’amour que vous avez les uns envers les autres » (1 Th 3, 12). Aussi
saint Jacques exhorte les chrétiens à accomplir « la Loi royale suivant
l’Écriture : Tu aimeras ton prochain comme toi-même, alors vous faites
bien » (2, 8), pour n’enfreindre aucun précepte.
162. D’autre part, ce chemin de réponse et de croissance
est toujours précédé du don, parce que cette autre demande du Seigneur le
précède : « les baptisant au nom… » (Mt 28,19). L’adoption en tant que
fils que le Père offre gratuitement et l’initiative du don de sa grâce (cf. Ep
2, 8-9 ; 1 Co 4, 7) sont la condition de la possibilité de cette
sanctification permanente qui plaît à Dieu et lui rend gloire. Il s’agit de se
laisser transformer dans le Christ par une vie progressive « selon l’Esprit » (Rm
8, 5).
163. L’éducation et la catéchèse sont au service de cette
croissance. Nous avons déjà à notre disposition différents textes magistériels
et matériaux sur la catéchèse offerts par le Saint-Siège et par les différents
Épiscopats. Je rappelle l’Exhortation apostolique Catechesi
tradendae (1979), le Directoire
général pour la catéchèse (1997) et d’autres documents dont il n’est
pas nécessaire de répéter ici le contenu actuel. Je voudrais m’arrêter
seulement sur certaines considérations qu’il me semble opportun de souligner.
164. Nous avons redécouvert que, dans la catéchèse aussi,
la première annonce ou “kérygme” a un rôle fondamental, qui doit être au
centre de l’activité évangélisatrice et de tout objectif de renouveau
ecclésial. Le kérygme est trinitaire. C’est le feu de l’Esprit qui se
donne sous forme de langues et nous fait croire en Jésus Christ, qui par sa
mort et sa résurrection nous révèle et nous communique l’infinie miséricorde du
Père. Sur la bouche du catéchiste revient toujours la première annonce : “Jésus
Christ t’aime, il a donné sa vie pour te sauver, et maintenant il est vivant à
tes côtés chaque jour pour t’éclairer, pour te fortifier, pour te libérer”.
Quand nous disons que cette annonce est “la première”, cela ne veut pas dire
qu’elle se trouve au début et qu’après elle est oubliée ou remplacée par
d’autres contenus qui la
dépassent. Elle est première au sens qualitatif, parce
qu’elle est l’annonce principale, celle que l’on doit toujours écouter
de nouveau de différentes façons et que l’on doit toujours annoncer de nouveau
durant la catéchèse sous une forme ou une autre, à toutes ses étapes et ses
moments.[126]
Pour cela aussi « le prêtre, comme l’Église, doit prendre de plus en plus conscience du
besoin permanent qu’il a d’être évangélisé ».[127]
165. On ne doit pas penser que dans la catéchèse le kérygme
soit abandonné en faveur d’une formation qui prétendrait être plus
“solide”. Il n’y a rien de plus solide, de plus profond, de plus sûr, de plus
consistant et de plus sage que cette annonce. Toute la formation chrétienne est
avant tout l’approfondissement du kérygme qui se fait chair toujours
plus et toujours mieux, qui n’omet jamais d’éclairer l’engagement catéchétique,
et qui permet de comprendre convenablement la signification de n’importe quel
thème que l’on développe dans
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EXHORTATION
APOSTOLIQUE
EVANGELII GAUDIUM
DU PAPE
FRANÇOIS
AUX ÉVÊQUES
AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES
AUX PERSONNES CONSACRÉES
ET À TOUS LES FIDÈLES LAÏCS
SUR L'ANNONCE DE L'ÉVANGILE
DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI
EVANGELII GAUDIUM
DU PAPE
FRANÇOIS
AUX ÉVÊQUES
AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES
AUX PERSONNES CONSACRÉES
ET À TOUS LES FIDÈLES LAÏCS
SUR L'ANNONCE DE L'ÉVANGILE
DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI
TABLE DES MATIÈRES
1.
Une joie qui se renouvelle et se communique [2-8]
2. La douce et réconfortante joie d’évangéliser [9-13]
Une éternelle nouveauté [11-13]
3. La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi [14-18]
Propositions et limites de cette Exhortation [16-18]
2. La douce et réconfortante joie d’évangéliser [9-13]
Une éternelle nouveauté [11-13]
3. La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi [14-18]
Propositions et limites de cette Exhortation [16-18]
1.
Une Église « en sortie » / « en partance » [20-24]
Prendre l’initiative, s’impliquer, accompagner, porter du fruit et fêter [24]
2. Pastorale en conversion [25-33]
Un renouveau ecclésial qu’on ne peut différer [27-33]
3. À partir du cœur de l’Évangile [34-39]
4. La mission qui s’incarne dans les limites humaines [40-45]
5. Une mère au cœur ouvert [46-49]
Prendre l’initiative, s’impliquer, accompagner, porter du fruit et fêter [24]
2. Pastorale en conversion [25-33]
Un renouveau ecclésial qu’on ne peut différer [27-33]
3. À partir du cœur de l’Évangile [34-39]
4. La mission qui s’incarne dans les limites humaines [40-45]
5. Une mère au cœur ouvert [46-49]
1.
Quelques défis du monde actuel [52-75]
Non à une économie de l’exclusion [53-54]
Non à la nouvelle idolâtrie de l’argent [55-56]
Non à l’argent qui gouverne au lieu de servir [57-58]
Non à la disparité sociale qui engendre la violence [59-60]
Quelques défis culturels [61-67]
Défis de l’inculturation de la foi [68-70]
Défis des cultures urbaines [71-75]
Non à une économie de l’exclusion [53-54]
Non à la nouvelle idolâtrie de l’argent [55-56]
Non à l’argent qui gouverne au lieu de servir [57-58]
Non à la disparité sociale qui engendre la violence [59-60]
Quelques défis culturels [61-67]
Défis de l’inculturation de la foi [68-70]
Défis des cultures urbaines [71-75]
2.
Tentations des agents pastoraux [76-109]
Oui au défi d’une spiritualité missionnaire [78-80]
Non à l’acédie égoïste [81-83]
Non au pessimisme stérile [84-86]
Oui aux relations nouvelles engendrées par Jésus Christ [87-92]
Non à la mondanité spirituelle [93-97]
Non à la guerre entre nous [98-101]
Autres défis ecclésiaux [102-109]
Oui au défi d’une spiritualité missionnaire [78-80]
Non à l’acédie égoïste [81-83]
Non au pessimisme stérile [84-86]
Oui aux relations nouvelles engendrées par Jésus Christ [87-92]
Non à la mondanité spirituelle [93-97]
Non à la guerre entre nous [98-101]
Autres défis ecclésiaux [102-109]
1. Tout le Peuple de Dieu annonce l’Évangile [111-134]
Un peuple pour tous [112-114]
Un peuple aux multiples visages [115-118]
Nous sommes tous des disciples missionnaires [119-121]
La force évangélisatrice de la piété populaire [122-126]
De personne à personne [127-129]
Les charismes au service de la communion évangélisatrice [130-131]
Culture, pensée et éducation [132-134]
2.
L’homélie [135-144]
Le contexte liturgique [137-138]
La conversation d’une mère [139-141]
Des paroles qui font brûler les cœurs [142-144]
Le contexte liturgique [137-138]
La conversation d’une mère [139-141]
Des paroles qui font brûler les cœurs [142-144]
3. La préparation de la prédication [145-159]
Le culte de la vérité [146-148]
La personnalisation de la Parole [149-151]
La lecture spirituelle [152-153]
À l’écoute du peuple [154-155]
Instruments pédagogiques [156-159]
4.
Une évangélisation pour l’approfondissement du kerygme [160-175]
Une catéchèse kérygmatique et mystagogique [163-168]
L’accompagnement personnel des processus de croissance [169-173]
Au sujet de la Parole de Dieu [174-175]
Une catéchèse kérygmatique et mystagogique [163-168]
L’accompagnement personnel des processus de croissance [169-173]
Au sujet de la Parole de Dieu [174-175]
1.
Les répercussions communautaires et sociales du kerygme [177-185]
Confession de la foi et engagement social [178-179]
Le Royaume qui nous appelle [180-181]
L’enseignement de l’Église sur les questions sociales [182-185]
Confession de la foi et engagement social [178-179]
Le Royaume qui nous appelle [180-181]
L’enseignement de l’Église sur les questions sociales [182-185]
2.
L’intégration sociale des pauvres [186-216]
Unis à Dieu nous écoutons un cri [18 7-192]
Fidélité à l’Évangile pour ne pas courir en vain [193-196]
La place privilégiée des pauvres dans le peuple de Dieu [197-201]
Économie et distribution des revenus [202-208]
Avoir soin de la fragilité [209-216]
Unis à Dieu nous écoutons un cri [18 7-192]
Fidélité à l’Évangile pour ne pas courir en vain [193-196]
La place privilégiée des pauvres dans le peuple de Dieu [197-201]
Économie et distribution des revenus [202-208]
Avoir soin de la fragilité [209-216]
3.
Le bien commun et la paix sociale [217-237]
Le temps est supérieur à l’espace [222-225]
L’unité prévaut sur le conflit [226-230]
La réalité est plus importante que l’idée [231-233]
Le tout est supérieur à la partie [234-237]
Le temps est supérieur à l’espace [222-225]
L’unité prévaut sur le conflit [226-230]
La réalité est plus importante que l’idée [231-233]
Le tout est supérieur à la partie [234-237]
4.
Le dialogue social comme contribution à la paix [238-258]
Le dialogue entre la foi, la raison et les sciences [242-243]
Le dialogue œcuménique [244-246]
Les relations avec le judaïsme [247-249]
Le dialogue interreligieux [250-254]
Le dialogue social dans un contexte de liberté religieuse [255-258]
Le dialogue entre la foi, la raison et les sciences [242-243]
Le dialogue œcuménique [244-246]
Les relations avec le judaïsme [247-249]
Le dialogue interreligieux [250-254]
Le dialogue social dans un contexte de liberté religieuse [255-258]
1.
Motivations pour une impulsion missionnaire renouvelée [262-288]
La rencontre personnelle avec l’amour de Jésus qui nous sauve [264-267]
Le plaisir spirituel d’être un peuple [268-274]
L’action mystérieuse du Ressuscité et de son Esprit [275-280]
La force missionnaire de l’intercession [281-283]
La rencontre personnelle avec l’amour de Jésus qui nous sauve [264-267]
Le plaisir spirituel d’être un peuple [268-274]
L’action mystérieuse du Ressuscité et de son Esprit [275-280]
La force missionnaire de l’intercession [281-283]
2.
Marie, Mère de l’évangélisation [284-288]
Le don de Jésus à son peuple [285-286]
L’Étoile de la nouvelle évangélisation [287-288]
Le don de Jésus à son peuple [285-286]
L’Étoile de la nouvelle évangélisation [287-288]
1. La joie de l’Évangile
remplit le cœur et toute la vie de ceux qui rencontrent Jésus. Ceux qui se
laissent sauver par lui sont libérés du péché, de la tristesse, du vide
intérieur, de l’isolement. Avec Jésus Christ la joie naît et renaît toujours.
Dans cette Exhortation je désire m’adresser aux fidèles chrétiens, pour les
inviter à une nouvelle étape évangélisatrice marquée par cette joie et indiquer
des voies pour la marche de l’Église dans les prochaines années.
2. Le grand risque du monde d’aujourd’hui, avec son offre
de consommation multiple et écrasante, est une tristesse individualiste qui
vient du cœur bien installé et avare, de la recherche malade de plaisirs
superficiels, de la conscience isolée. Quand la vie intérieure se ferme sur ses
propres intérêts, il n’y a plus de place pour les autres, les pauvres n’entrent
plus, on n’écoute plus la voix de Dieu, on ne jouit plus de la douce joie de
son amour, l’enthousiasme de faire le bien ne palpite plus. Même les croyants
courent ce risque, certain et permanent. Beaucoup y succombent et se transforment en
personnes vexées, mécontentes, sans vie. Ce n’est pas le choix d’une vie digne
et pleine, ce n’est pas le désir de Dieu pour nous, ce n’est pas la vie dans
l’Esprit qui jaillit du cœur du Christ ressuscité.
3. J’invite chaque chrétien, en quelque lieu et situation
où il se trouve, à renouveler aujourd’hui même sa rencontre personnelle avec
Jésus Christ ou, au moins, à prendre la décision de se laisser rencontrer par
lui, de le chercher chaque jour sans cesse. Il n’y a pas de motif pour lequel
quelqu’un puisse penser que cette invitation n’est pas pour lui, parce que «
personne n’est exclus de la joie que nous apporte le Seigneur ».[1] Celui qui
risque, le Seigneur ne le déçoit pas, et quand quelqu’un fait un petit pas vers
Jésus, il découvre que celui-ci attendait déjà sa venue à bras ouverts. C’est
le moment pour dire à Jésus Christ : « Seigneur, je me suis laissé tromper, de
mille manières j’ai fui ton amour, cependant je suis ici une fois encore pour
renouveler mon alliance avec toi. J’ai besoin de toi. Rachète-moi de nouveau
Seigneur, accepte-moi encore une fois entre tes bras rédempteurs ». Cela nous
fait tant de bien de revenir à lui quand nous nous sommes perdus ! J’insiste
encore une fois : Dieu ne se fatigue jamais de pardonner, c’est nous qui nous
fatiguons de demander sa miséricorde. Celui qui nous a invités à pardonner «
soixante-dix fois sept fois » (Mt 18, 22) nous donne l’exemple : il
pardonne soixante-dix fois sept fois. Il revient nous charger sur ses épaules
une fois après l’autre. Personne ne pourra nous enlever la dignité que nous
confère cet amour infini et inébranlable. Il nous permet de relever la tête et
de recommencer, avec une tendresse qui ne nous déçoit jamais et qui peut
toujours nous rendre la joie.
Ne fuyons pas la résurrection de Jésus, ne nous donnons
jamais pour vaincus, advienne que pourra. Rien ne peut davantage que sa vie qui
nous pousse en avant !
4. Les livres de l’Ancien Testament avaient annoncé la joie
du salut, qui serait devenue surabondante dans les temps messianiques. Le
prophète Isaïe s’adresse au Messie attendu en le saluant avec joie : « Tu as
multiplié la nation, tu as fait croître sa joie » (9, 2). Et il
encourage les habitants de Sion à l’accueillir parmi les chants : « Pousse des
cris de joie, des clameurs » (12, 6). Qui l’a déjà vu à
l’horizon, le prophète l’invite à se convertir en messager pour les autres : « Monte
sur une haute montagne, messagère de Sion ; élève et force la voix, messagère
de Jérusalem » (40, 9). Toute la création participe à cette joie
du salut : « Cieux criez de joie, terre, exulte, que les montagnes poussent des
cris, car le Seigneur a consolé son peuple, il prend en pitié ses affligés »
(49, 13).
Voyant le jour du Seigneur, Zacharie invite à acclamer le
Roi qui arrive, « humble, monté sur un âne » : « Exulte avec force, fille de
Sion ! Crie de joie, fille de Jérusalem ! Voici que ton roi vient à toi : il
est juste et victorieux » (Za 9, 9). Cependant, l’invitation la plus
contagieuse est peut-être celle du prophète Sophonie, qui nous montre Dieu
lui-même comme un centre lumineux de fête et de joie qui veut communiquer à son
peuple ce cri salvifique. Relire ce texte me remplit de vie : « Le Seigneur ton
Dieu est au milieu de toi, héros sauveur ! Il exultera pour toi de joie, il
tressaillera dans son amour ; il dansera pour toi avec des cris de joie » (3,
17).
C’est la joie qui se vit dans les petites choses de
l’existence quotidienne, comme réponse à l’invitation affectueuse de Dieu notre
Père : « Mon fils, dans la mesure où tu le peux, traite-toi bien […] Ne te
prive pas du bonheur d’un jour » (Si 14, 11.14). Que de tendresse
paternelle s’entrevoit derrière ces paroles !
5. L’Évangile, où resplendit glorieuse la Croix du Christ,
invite avec insistance à la
joie. Quelques exemples suffisent : « Réjouis-toi » est le
salut de l’ange à Marie (Lc 1, 28). La visite de Marie à Élisabeth fait
en sorte que Jean tressaille de joie dans le sein de sa mère (cf. Lc 1,
41). Dans son cantique, Marie proclame : « Mon esprit tressaille de joie en
Dieu mon Sauveur » (Lc 1, 47). Quand Jésus commence son ministère, Jean
s’exclame : « Telle est ma joie, et elle est complète » (Jn 3, 29).
Jésus lui-même « tressaillit de joie sous l’action de l’Esprit-Saint » (Lc
10, 21). Son message est source de joie : « Je vous dis cela pour que ma joie
soit en vous et que votre joie soit complète » (Jn 15, 11). Notre joie
chrétienne jaillit de la source de son cœur débordant. Il promet aux disciples
: « Vous serez tristes, mais votre tristesse se changera en joie » (Jn
16, 20). Et il insiste : « Je vous verrai de nouveau et votre cœur sera dans la
joie, et votre joie, nul ne vous l’enlèvera (Jn 16, 22). Par la suite,
les disciples, le voyant ressuscité « furent remplis de joie » (Jn 20,
20). Le Livre des Actes des Apôtres raconte que dans la première communauté ils
prenaient « leur nourriture avec allégresse » (Ac 2, 46). Là où les
disciples passaient « la joie fut vive » (8, 8), et eux, dans les persécutions
« étaient remplis de joie » (13, 52). Un eunuque, qui venait d’être baptisé,
poursuivit son chemin tout joyeux » (8, 39), et le gardien de prison « se
réjouit avec tous les siens d’avoir cru en Dieu » (16, 34). Pourquoi ne pas
entrer nous aussi dans ce fleuve de joie ?
6. Il y a des chrétiens qui semblent avoir un air de Carême
sans Pâques. Cependant, je reconnais que la joie ne se vit pas de la même façon
à toutes les étapes et dans toutes les circonstances de la vie, parfois très
dure. Elle s’adapte et se transforme, et elle demeure toujours au moins comme
un rayon de lumière qui naît de la certitude personnelle d’être infiniment
aimé, au-delà de tout. Je comprends les personnes qui deviennent tristes à
cause des graves difficultés qu’elles doivent supporter, cependant peu à peu,
il faut permettre à la joie de la foi de commencer à s’éveiller, comme une
confiance secrète mais ferme, même au milieu des pires soucis : « Mon âme est
exclue de la paix, j’ai oublié le bonheur ! […] Voici ce qu’à mon cœur je
rappellerai pour reprendre espoir : les faveurs du Seigneur ne sont pas finies,
ni ses compassions épuisées ; elles se renouvellent chaque matin, grande est sa
fidélité ! […] Il est bon d’attendre en silence le salut du Seigneur » (Lm
3, 17.21-23.26).
7. La tentation apparaît fréquemment sous forme d’excuses
et de récriminations, comme s’il devrait y avoir d’innombrables conditions pour
que la joie soit possible. Ceci arrive parce que « la société technique a pu
multiplier les occasions de plaisir, mais elle a bien du mal à secréter la joie
».[2] Je peux dire
que les joies les plus belles et les plus spontanées que j’ai vues au cours de
ma vie sont celles de personnes très pauvres qui ont peu de choses auxquelles
s’accrocher. Je me souviens aussi de la joie authentique de ceux qui, même dans
de grands engagements professionnels, ont su garder un cœur croyant, généreux
et simple. De diverses manières, ces joies puisent à la source de l’amour
toujours plus grand de Dieu qui s’est manifesté en Jésus Christ. Je ne me
lasserai jamais de répéter ces paroles de Benoît XVI
qui nous conduisent au cœur de l’Évangile : « À l’origine du fait d’être
chrétien il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la
rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel
horizon et par là son orientation décisive ».[3]
8. C’est seulement grâce à cette rencontre – ou nouvelle
rencontre – avec l’amour de Dieu, qui se convertit en heureuse
amitié, que nous sommes délivrés de notre conscience isolée et de
l’auto-référence. Nous parvenons à être pleinement humains quand nous sommes
plus qu’humains, quand nous permettons à Dieu de nous conduire au-delà de
nous-mêmes pour que nous parvenions à notre être le plus vrai. Là se trouve la
source de l’action évangélisatrice. Parce que, si quelqu’un a accueilli cet
amour qui lui redonne le sens de la vie, comment peut-il retenir le désir de le
communiquer aux autres ?
9. Le bien tend toujours à se communiquer. Chaque
expérience authentique de vérité et de beauté cherche par elle-même son
expansion, et chaque personne qui vit une profonde libération acquiert une plus
grande sensibilité devant les besoins des autres. Lorsqu’on le communique, le
bien s’enracine et se développe. C’est pourquoi, celui qui désire vivre avec
dignité et plénitude n’a pas d’autre voie que de reconnaître l’autre et
chercher son bien. Certaines expressions de saint Paul ne devraient pas alors
nous étonner : « L’amour du Christ nous presse » (2 Co 5, 14) ; «
Malheur à moi si je n’annonçais pas l’Évangile ! » (1 Co 9, 16).
10. Il nous est proposé de vivre à un niveau supérieur, et
pas pour autant avec une intensité moindre : « La vie augmente quand elle est
donnée et elle s’affaiblit dans l’isolement et l’aisance. De fait, ceux qui
tirent le plus de profit de la vie sont ceux qui mettent la sécurité de côté et
se passionnent pour la mission de communiquer la vie aux autres ».[4] Quand l’Église
appelle à l’engagement évangélisateur, elle ne fait rien d’autre que d’indiquer
aux chrétiens le vrai dynamisme de la réalisation personnelle : « Nous
découvrons ainsi une autre loi profonde de la réalité : que la vie s’obtient et
se mûrit dans la mesure où elle est livrée pour donner la vie aux autres. C’est
cela finalement la mission ».[5] Par
conséquent, un évangélisateur ne devrait pas avoir constamment une tête
d’enterrement. Retrouvons et augmentons la ferveur, « la douce et réconfortante
joie d’évangéliser, même lorsque c’est dans les larmes qu’il faut semer […] Que
le monde de notre temps qui cherche, tantôt dans l’angoisse, tantôt dans
l’espérance, puisse recevoir la Bonne Nouvelle, non d’évangélisateurs tristes et
découragés, impatients ou anxieux, mais de ministres de l’Évangile dont la vie
rayonne de ferveur, qui ont les premiers reçu en eux la joie du Christ ».[6]
11. Une annonce renouvelée donne aux croyants, même à ceux
qui sont tièdes ou qui ne pratiquent pas, une nouvelle joie dans la foi et une
fécondité évangélisatrice. En réalité, son centre ainsi que son essence, sont
toujours les mêmes : le Dieu qui a manifesté son amour immense dans le Christ
mort et ressuscité. Il rend ses fidèles toujours nouveaux, bien qu’ils soient
anciens : « Ils renouvellent leur force, ils déploient leurs ailes comme des
aigles, ils courent sans s’épuiser, ils marchent sans se fatiguer » (Is 40,
31). Le Christ est « la
Bonne Nouvelle éternelle » (Ap 14, 6), et il est « le
même hier et aujourd’hui et pour les siècles » (He 13, 8), mais sa
richesse et sa beauté sont inépuisables. Il est toujours jeune et source
constante de nouveauté. L’Église ne cesse pas de s’émerveiller de « l’abîme de
la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu ! » (Rm 11, 33).
Saint Jean de la Croix disait : « Cette épaisseur de sagesse et de science de
Dieu est si profonde et immense que, bien que l’âme en connaisse quelque chose,
elle peut pénétrer toujours plus en elle ».[7] Ou encore,
comme l’affirmait saint Irénée : « Dans sa venue, [le Christ] a porté avec lui
toute nouveauté ».[8] Il peut
toujours, avec sa nouveauté, renouveler notre vie et notre communauté, et même
si la proposition chrétienne traverse des époques d’obscurité et de faiblesse
ecclésiales, elle ne vieillit jamais. Jésus Christ peut aussi rompre les
schémas ennuyeux dans lesquels nous prétendons l’enfermer et il nous surprend
avec sa constante créativité divine. Chaque fois que nous cherchons à revenir à
la source pour récupérer la fraîcheur originale de l’Évangile, surgissent de
nouvelles voies, des méthodes créatives, d’autres formes d’expression, des
signes plus éloquents, des paroles chargées de sens renouvelé pour le monde
d’aujourd’hui. En réalité, toute action évangélisatrice authentique est
toujours « nouvelle ».
12. Bien que cette mission nous demande un engagement
généreux, ce serait une erreur de la comprendre comme une tâche personnelle héroïque,
puisque l’œuvre est avant tout la sienne, au-delà de ce que nous pouvons
découvrir et comprendre. Jésus est « le tout premier et le plus grand
évangélisateur ».[9] Dans toute
forme d’évangélisation, la primauté revient toujours à Dieu, qui a voulu nous
appeler à collaborer avec lui et nous stimuler avec la force de son Esprit. La
véritable nouveauté est celle que Dieu lui-même veut produire de façon
mystérieuse, celle qu’il inspire, celle qu’il provoque, celle qu’il oriente et
accompagne de mille manières. Dans toute la vie de l’Église, on doit toujours
manifester que l’initiative vient de Dieu, que c’est « lui qui nous a aimés le
premier » (1 Jn 4, 19) et que « c’est Dieu seul qui donne la croissance
» (1 Co 3, 7). Cette conviction nous permet de conserver la joie devant
une mission aussi exigeante qui est un défi prenant notre vie dans sa totalité.
Elle nous demande tout, mais en même temps elle nous offre tout.
13. Nous ne devrions pas non plus comprendre la nouveauté
de cette mission comme un déracinement, comme un oubli de l’histoire vivante
qui nous accueille et nous pousse en avant. La mémoire est une dimension de
notre foi que nous pourrions appeler « deutéronomique », par analogie avec la
mémoire d’Israël. Jésus nous laisse l’Eucharistie comme mémoire quotidienne de
l’Église, qui nous introduit toujours plus dans la Pâque (cf. Lc 22,
19). La joie évangélisatrice brille toujours sur le fond de la mémoire
reconnaissante : c’est une grâce que nous avons besoin de demander. Les Apôtres
n’ont jamais oublié le moment où Jésus toucha leur cœur : « C’était environ la
dixième heure » (Jn 1, 39). Avec Jésus, la mémoire nous montre une
véritable « multitude de témoins » (He 12, 1). Parmi eux, on distingue
quelques personnes qui ont pesé de façon spéciale pour faire germer notre joie
croyante : « Souvenez-vous de vos chefs, eux qui vous ont fait entendre la
parole de Dieu » (He 13, 7). Parfois, il s’agit de personnes simples et
proches qui nous ont initiés à la vie de la foi : « J’évoque le souvenir de la
foi sans détours qui est en toi, foi qui, d’abord, résida dans le cœur de ta
grand-mère Loïs et de ta mère Eunice » (2 Tm 1, 5). Le croyant est
fondamentalement « quelqu’un qui fait mémoire ».
14. À l’écoute de l’Esprit, qui nous aide à reconnaître,
communautairement, les signes des temps, du 7 au 28 octobre 2012, a été
célébrée la XIIIème
Assemblée générale ordinaire du Synode des Évêques sur le thème La
nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne. On y a
rappelé que la nouvelle évangélisation appelle chacun et se réalise
fondamentalement dans trois domaines.[10]
En premier lieu, mentionnons le domaine de la pastorale ordinaire, «
animée par le feu de l’Esprit, pour embraser les cœurs des fidèles qui
fréquentent régulièrement la Communauté et qui se rassemblent le jour du Seigneur
pour se nourrir de sa Parole et du Pain de la vie éternelle ».[11]
Il faut aussi inclure dans ce domaine les fidèles qui conservent une foi
catholique intense et sincère, en l’exprimant de diverses manières, bien
qu’ils ne participent pas fréquemment au culte. Cette pastorale s’oriente vers
la croissance des croyants, de telle sorte qu’ils répondent toujours mieux et
par toute leur vie à l’amour de Dieu. En second lieu, rappelons le domaine des
« personnes baptisées qui pourtant ne vivent pas les exigences du baptême
»,[12]
qui n’ont pas une appartenance du cœur à l’Église et ne font plus l’expérience
de la consolation de la foi. L’Église,
en mère toujours attentive, s’engage pour qu’elles vivent une conversion qui
leur restitue la joie de la foi et le désir de s’engager avec l’Évangile.
Enfin, remarquons que l’évangélisation est essentiellement
liée à la proclamation de l’Évangile à ceux qui ne connaissent pas Jésus Christ
ou l’ont toujours refusé. Beaucoup d’entre eux cherchent Dieu secrètement,
poussés par la nostalgie de son visage, même dans les pays d’ancienne tradition
chrétienne. Tous ont le droit de recevoir l’Évangile. Les chrétiens ont le
devoir de l’annoncer sans exclure personne, non pas comme quelqu’un qui impose
un nouveau devoir, mais bien comme quelqu’un qui partage une joie, qui indique
un bel horizon, qui offre un banquet désirable. L’Église ne grandit pas par
prosélytisme mais « par attraction ».[13]
15. Jean-Paul II
nous a invité à reconnaître qu’il « est nécessaire de rester tendus vers
l’annonce » à ceux qui sont éloignés du Christ, « car telle est la tâche
première de l’Église ».[14]
L’activité missionnaire « représente, aujourd’hui encore, le plus grand des
défis pour l’Église »[15]
et « la cause missionnaire doit avoir la première place ».[16]
Que se passerait-il si nous prenions réellement au sérieux ces paroles ? Nous
reconnaîtrions simplement que l’action missionnaire est le paradigme de
toute tâche de l’Église. Dans cette ligne, les évêques latino-américains
ont affirmé que « nous ne pouvons plus rester impassibles, dans une attente
passive, à l’intérieur de nos églises »,[17]
et qu’il est nécessaire de passer « d’une pastorale de simple conservation à
une pastorale vraiment missionnaire ».[18]
Cette tâche continue d’être la source des plus grandes joies pour l’Église : «
Il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour
quatre-vingt-dix-neuf justes, qui n’ont pas besoin de repentir » (Lc 15,
7).
16. J’ai accepté avec plaisir l’invitation des Pères
synodaux à rédiger la présente Exhortation.[19]
En le faisant, je recueille la richesse des travaux du Synode. J’ai aussi consulté
différentes personnes, et je compte en outre exprimer les préoccupations qui
m’habitent en ce moment concret de l’œuvre évangélisatrice de l’Église. Les
thèmes liés à l’évangélisation dans le monde actuel qui pourraient être
développés ici sont innombrables. Mais j’ai renoncé à traiter de façon
détaillée ces multiples questions qui doivent être l’objet d’étude et
d’approfondissement attentif. Je ne crois pas non plus qu’on doive attendre du
magistère papal une parole définitive ou complète sur toutes les questions qui
concernent l’Église et le monde. Il n’est pas opportun que le Pape remplace les
Épiscopats locaux dans le discernement de toutes les problématiques qui se
présentent sur leurs territoires. En ce sens, je sens la nécessité de
progresser dans une “décentralisation” salutaire.
17. Ici, j’ai choisi de proposer quelques lignes qui
puissent encourager et orienter dans toute l’Église une nouvelle étape
évangélisatrice, pleine de ferveur et de dynamisme. Dans ce cadre, et selon la
doctrine de la Constitution dogmatique Lumen
gentium, j’ai décidé, entre autres thèmes, de m’arrêter amplement sur
les questions suivantes :
a) La réforme de l’Église en ‘sortie’ missionnaire.
b) Les tentations des agents pastoraux.
c) L’Église comprise comme la totalité du peuple de
Dieu qui évangélise.
d) L’homélie et sa préparation.
e) L’insertion sociale des pauvres.
f) La paix et le dialogue social.
g) Les motivations spirituelles pour la tâche
missionnaire.
18. Je me suis étendu sur ces thèmes avec un développement
qui pourra peut-être paraître excessif. Je ne l’ai pas fait dans l’intention
d’offrir un traité, mais seulement pour montrer l’importante incidence pratique
de ces thèmes sur la mission actuelle de l’Église. Tous en effet aident à
tracer les contours d’un style évangélisateur déterminé que j’invite à assumer dans
l’accomplissement de toute activité. Et ainsi, de cette façon, nous pouvons
accueillir, dans notre travail quotidien, l’exhortation de la Parole de Dieu :
« Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, je le dis encore,
réjouissez-vous » (Ph 4, 4).
19. L’évangélisation obéit au mandat missionnaire de Jésus
: « Allez donc ! De toutes les nations faites des disciples, les baptisant au
nom du Père, et du Fils et du Saint Esprit, leur apprenant à observer tout ce
que je vous ai prescrit » (Mt 28, 19-20a). Dans ces versets, on présente
le moment où le Ressuscité envoie les siens prêcher l’Évangile en tout temps et
en tout lieu, pour que la foi en lui se répande en tout point de la terre.
20. Dans la Parole de Dieu apparaît constamment ce
dynamisme de “la sortie” que Dieu veut provoquer chez les croyants. Abraham
accepta l’appel à partir vers une terre nouvelle (cf. Gn 12,1-3). Moïse
écouta l’appel de Dieu : « Va, je t’envoie » (Ex 3,10) et fit sortir le
peuple vers la terre promise (cf. Ex 3, 17). À Jérémie il dit : « Vers
tous ceux à qui je t’enverrai, tu iras » (Jr 1, 7). Aujourd’hui, dans
cet “ allez ” de Jésus, sont présents les scénarios et les défis toujours
nouveaux de la mission évangélisatrice de l’Église, et nous sommes tous appelés
à cette nouvelle “sortie” missionnaire. Tout chrétien et toute communauté
discernera quel est le chemin que le Seigneur demande, mais nous sommes tous
invités à accepter cet appel : sortir de son propre confort et avoir le courage
de rejoindre toutes les périphéries qui ont besoin de la lumière de l’Évangile.
21. La joie de l’Évangile qui remplit la vie de la
communauté des disciples est une joie missionnaire. Les soixante-dix disciples
en font l’expérience, eux qui reviennent de la mission pleins de joie (cf. Lc
10, 17). Jésus la vit, lui qui exulte de joie dans l’Esprit Saint et loue le
Père parce que sa révélation rejoint les pauvres et les plus petits (cf. Lc
10, 21). Les premiers qui se convertissent la ressentent, remplis d’admiration,
en écoutant la prédication des Apôtres « chacun dans sa propre langue » (Ac
2, 6) à la Pentecôte.
Cette joie est un signe que l’Évangile a été annoncé et donne
du fruit. Mais elle a toujours la dynamique de l’exode et du don, du fait de
sortir de soi, de marcher et de semer toujours de nouveau, toujours plus loin.
Le Seigneur dit : « Allons ailleurs, dans les bourgs voisins, afin que j’y
prêche aussi, car c’est pour cela que je suis sorti » (Mc 1, 38). Quand
la semence a été semée en un lieu, il ne s’attarde pas là pour expliquer
davantage ou pour faire d’autres signes, au contraire l’Esprit le conduit à
partir vers d’autres villages.
22. La parole a en soi un potentiel que nous ne pouvons pas
prévoir. L’Évangile parle d’une semence qui, une fois semée, croît d’elle-même,
y compris quand l’agriculteur dort (cf. Mc 4, 26-29). L’Église doit
accepter cette liberté insaisissable de la Parole, qui est efficace à sa
manière, et sous des formes très diverses, telles qu’en nous échappant elle
dépasse souvent nos prévisions et bouleverse nos schémas.
23. L’intimité de l’Église avec Jésus est une intimité
itinérante, et la communion « se présente essentiellement comme communion
missionnaire ».[20]
Fidèle au modèle du maître, il est vital qu’aujourd’hui l’Église sorte pour
annoncer l’Évangile à tous, en tous lieux, en toutes occasions, sans hésitation,
sans répulsion et sans peur. La joie de l’Évangile est pour tout le peuple,
personne ne peut en être exclu. C’est ainsi que l’ange l’annonce aux pasteurs
de Bethléem : « Soyez sans crainte, car voici que je vous annonce une grande
joie qui sera celle de tout le peuple » (Lc 2, 10).
L’Apocalypse parle d’« une Bonne Nouvelle éternelle à annoncer à ceux qui
demeurent sur la terre, à toute nation, race, langue et peuple » (Ap 14,
6).
24. L’Église « en sortie » est la communauté des disciples
missionnaires qui prennent l’initiative, qui s’impliquent, qui accompagnent,
qui fructifient et qui fêtent. « Primerear – prendre l’initiative » :
veuillez m’excuser pour ce néologisme. La communauté évangélisatrice
expérimente que le Seigneur a pris l’initiative, il l’a précédée dans l’amour
(cf. 1Jn 4, 10), et en raison de cela, elle sait aller de l’avant, elle
sait prendre l’initiative sans crainte, aller à la rencontre, chercher ceux qui
sont loin et arriver aux croisées des chemins pour inviter les exclus. Pour
avoir expérimenté la miséricorde du Père et sa force de diffusion,elle vit un
désir inépuisable d’offrir la miséricorde. Osons un peu plus prendre
l’initiative ! En conséquence, l’Église sait “s’impliquer”. Jésus a lavé les
pieds de ses disciples. Le Seigneur s’implique et implique les siens, en se
mettant à genoux devant les autres pour les laver. Mais tout de suite après il
dit à ses disciples : « Heureux êtes-vous, si vous le faites » (Jn 13,
17). La communauté évangélisatrice, par ses œuvres et ses gestes, se met dans
la vie quotidienne des autres,elle raccourcit les distances, elle s’abaisse
jusqu’à l’humiliation si c’est nécessaire, et assume la vie humaine, touchant
la chair souffrante du Christ dans le peuple.Les évangélisateurs ont ainsi
“l’odeur des brebis” et celles-ci écoutent leur voix. Ensuite, la communauté
évangélisatrice se dispose à “accompagner”. Elle accompagne l’humanité en tous
ses processus, aussi durs et prolongés qu’ils puissent être. Elle connaît les
longues attentes et la patience apostolique. L’évangélisation a beaucoup de
patience, et elle évite de ne pas tenir compte des limites. Fidèle au don du
Seigneur, elle sait aussi “fructifier”. La communauté évangélisatrice est
toujours attentive aux fruits, parce que le Seigneur la veut féconde. Il prend
soin du grain et ne perd pas la paix à cause de l’ivraie. Le semeur, quand il
voit poindre l’ivraie parmi le grain n’a pas de réactions plaintives ni
alarmistes. Il trouve le moyen pour faire en sorte que la Parole s’incarne dans
une situation concrète et donne des fruits de vie nouvelle, bien qu’apparemment
ceux-ci soient imparfaits et inachevés. Le disciple sait offrir sa vie entière
et la jouer jusqu’au martyre comme témoignage de Jésus-Christ ; son rêve n’est
pas d’avoir beaucoup d’ennemis, mais plutôt que la Parole soit accueillie et
manifeste sa puissance libératrice et rénovatrice. Enfin, la communauté
évangélisatrice, joyeuse, sait toujours “fêter”. Elle célèbre et fête chaque
petite victoire, chaque pas en avant dans l’évangélisation. L’évangélisation
joyeuse se fait beauté dans la liturgie, dans l’exigence quotidienne de faire
progresser le bien. L’Église évangélise et s’évangélise elle-même par la beauté
de la liturgie, laquelle est aussi célébration de l’activité évangélisatrice et
source d’une impulsion renouvelée à se donner.
25. Je n’ignore pas qu’aujourd’hui les documents ne
provoquent pas le même intérêt qu’à d’autres époques, et qu’ils sont vite
oubliés. Cependant, je souligne que ce que je veux exprimer ici a une
signification programmatique et des conséquences importantes. J’espère que
toutes les communautés feront en sorte de mettre en œuvre les moyens
nécessaires pour avancer sur le chemin d’une conversion pastorale et
missionnaire, qui ne peut laisser les choses comme elles sont. Ce n’est pas
d’une « simple administration »[21]
dont nous avons besoin. Constituons-nous dans toutes les régions de la terre en
un « état permanent de mission ».[22]
26. Paul VI a
invité à élargir l’appel au renouveau, pour exprimer avec force qu’il ne
s’adressait pas seulement aux individus, mais à l’Église entière.
Rappelons-nous ce texte mémorable qui n’a pas perdu sa force interpellante : «
L’heure sonne pour l’Église d’approfondir la conscience qu’elle a d’elle-même,
de méditer sur le mystère qui est le sien […] De cette conscience éclairée et
agissante dérive un désir spontané de confronter à l’image idéale de l’Église,
telle que le Christ la vit, la voulut et l’aima, comme son Épouse sainte et
immaculée (cf. Ep 5,27), le visage réel que l’Église présente
aujourd’hui. […] De là naît un désir généreux et comme impatient de
renouvellement, c'est-à-dire de correction des défauts que cette conscience en
s’examinant à la lumière du modèle que le Christ nous en a laissé, dénonce et
rejette ».[23]
Le Concile
Vatican II a présenté la conversion ecclésiale comme l’ouverture à une
réforme permanente de soi par fidélité à Jésus-Christ : « Toute rénovation de
l’Église consiste essentiellement dans une fidélité plus grande à sa vocation
[…] L’Église au cours de son pèlerinage, est appelée par le Christ à cette
réforme permanente dont elle a perpétuellement besoin en tant qu’institution
humaine et terrestre ».[24]
Il y a des structures ecclésiales qui peuvent arriver à
favoriser un dynamisme évangélisateur ; également, les bonnes structures sont
utiles quand une vie les anime, les soutient et les guide. Sans une vie
nouvelle et un authentique esprit évangélique, sans “fidélité de l’Église à sa
propre vocation”, toute nouvelle structure se corrompt en peu de
temps.
27. J’imagine un choix missionnaire capable de transformer
toute chose, afin que les habitudes, les styles, les horaires, le langage et
toute structure ecclésiale devienne un canal adéquat pour l’évangélisation du
monde actuel, plus que pour l’auto-préservation. La réforme des structures, qui
exige la conversion pastorale, ne peut se comprendre qu’en ce sens : faire en
sorte qu’elles deviennent toutes plus missionnaires, que la pastorale ordinaire
en toutes ses instances soit plus expansive et ouverte, qu’elle mette les
agents pastoraux en constante attitude de “sortie” et favorise ainsi la réponse
positive de tous ceux auxquels Jésus offre son amitié. Comme le disait Jean-Paul II
aux évêques de l’Océanie, « tout renouvellement dans l’Église doit avoir pour
but la mission, afin de ne pas tomber dans le risque d’une Église centrée sur
elle-même ».[25]
28. La paroisse n’est pas une structure caduque ;
précisément parce qu’elle a une grande plasticité, elle peut prendre des formes
très diverses qui demandent la docilité et la créativité missionnaire du
pasteur et de la
communauté. Même si, certainement, elle n’est pas l’unique
institution évangélisatrice, si elle est capable de se réformer et de s’adapter
constamment, elle continuera à être « l’Église elle-même qui vit au milieu des
maisons de ses fils et de ses filles ».[26]
Cela suppose que réellement elle soit en contact avec les familles et avec la
vie du peuple et ne devienne pas une structure prolixe séparée des gens, ou un
groupe d’élus qui se regardent eux-mêmes. La paroisse est présence ecclésiale
sur le territoire, lieu de l’écoute de la Parole, de la croissance de la vie
chrétienne, du dialogue, de l’annonce, de la charité généreuse, de l’adoration
et de la célébration.[27]
À travers toutes ses activités, la paroisse encourage et forme ses membres pour
qu’ils soient des agents de l’évangélisation.[28]
Elle est communauté de communautés, sanctuaire où les assoiffés viennent boire
pour continuer à marcher, et centre d’un constant envoi missionnaire. Mais nous
devons reconnaître que l’appel à la révision et au renouveau des paroisses n’a
pas encore donné de fruits suffisants pour qu’elles soient encore plus proches
des gens, qu’elles soient des lieux de communion vivante et de participation,
et qu’elles s’orientent complètement vers la mission.
29. Les autres institutions ecclésiales, communautés de
base et petites communautés, mouvements et autres formes d’associations, sont
une richesse de l’Église que l’Esprit suscite pour évangéliser tous les milieux
et secteurs. Souvent elles apportent une nouvelle ferveur évangélisatrice et
une capacité de dialogue avec le monde qui rénovent l’Église. Mais il est très
salutaire qu’elles ne perdent pas le contact avec cette réalité si riche de la
paroisse du lieu, et qu’elles s’intègrent volontiers dans la pastorale
organique de l’Église particulière.[29]
Cette intégration évitera qu’elles demeurent seulement avec une partie de
l’Évangile et de l’Église, ou qu’elles se transforment en
nomades sans racines.
30. Chaque Église particulière, portion de l’Église
Catholique sous la conduite de son Évêque, est elle aussi appelée à la conversion
missionnaire. Elle est le sujet premier de l’évangélisation,[30]
en tant qu’elle est la manifestation concrète de l’unique Église en un lieu du
monde, et qu’en elle « est vraiment présente et agissante l’Église du Christ,
une, sainte, catholique et apostolique ».[31]
Elle est l’Église incarnée en un espace déterminé, dotée de tous les moyens de
salut donnés par le Christ, mais avec un visage local. Sa joie de communiquer
Jésus Christ s’exprime tant dans sa préoccupation de l’annoncer en d’autres
lieux qui en ont plus besoin, qu’en une constante sortie vers les périphéries
de son propre territoire ou vers de nouveaux milieux sociaux-culturels.[32]
Elle s’emploie à être toujours là où manquent le plus la lumière et la vie du
Ressuscité.[33]
Pour que cette impulsion missionnaire soit toujours plus intense, généreuse et
féconde, j’exhorte aussi chaque Église particulière à entrer dans un processus
résolu de discernement, de purification et de réforme.
31. L’évêque doit toujours favoriser la communion
missionnaire dans son Église diocésaine en poursuivant l’idéal des premières
communautés chrétiennes, dans lesquelles les croyants avaient un seul cœur et
une seule âme (cf. Ac 4, 32). Par conséquent, parfois il se mettra
devant pour indiquer la route et soutenir l’espérance du peuple, d’autres fois
il sera simplement au milieu de tous dans une proximité simple et
miséricordieuse, et en certaines circonstances il devra marcher derrière le
peuple, pour aider ceux qui sont restés en arrière et – surtout – parce que le
troupeau lui-même possède un odorat pour trouver de nouveaux chemins. Dans sa
mission de favoriser une communion dynamique, ouverte et missionnaire, il devra
stimuler et rechercher la maturation des organismes de participation proposés
par le Code de
droit Canonique [34]
et d’autres formes de dialogue pastoral, avec le désir d’écouter tout le monde,
et non pas seulement quelques-uns, toujours prompts à lui faire des
compliments. Mais l’objectif de ces processus participatifs ne sera pas
principalement l’organisation ecclésiale, mais le rêve missionnaire d’arriver à
tous.
32. Du moment que je suis appelé à vivre ce que je demande
aux autres, je dois aussi penser à une conversion de la papauté. Il me
revient, comme Évêque de Rome, de rester ouvert aux suggestions orientées vers
un exercice de mon ministère qui le rende plus fidèle à la signification que
Jésus-Christ entend lui donner, et aux nécessités actuelles de
l’évangélisation. Le Pape Jean-Paul II
demanda d’être aidé pour trouver une « forme d’exercice de la primauté ouverte
à une situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à l’essentiel de sa
mission ».[35]
Nous avons peu avancé en ce sens. La papauté aussi, et les structures centrales
de l’Église universelle, ont besoin d’écouter l’appel à une conversion
pastorale. Le Concile
Vatican II a affirmé que, d’une manière analogue aux antiques Églises
patriarcales, les conférences épiscopales peuvent « contribuer de façons
multiples et fécondes à ce que le sentiment collégial se réalise concrètement
».[36]
Mais ce souhait ne s’est pas pleinement réalisé, parce que n’a pas encore été
suffisamment explicité un statut des conférences épiscopales qui les conçoive
comme sujet d’attributions concrètes, y compris une certaine autorité
doctrinale authentique.[37]
Une excessive centralisation, au lieu d’aider, complique la vie de l’Église et
sa dynamique missionnaire.
33. La pastorale en terme missionnaire exige d’abandonner
le confortable critère pastoral du “on a toujours fait ainsi”. J’invite chacun
à être audacieux et créatif dans ce devoir de repenser les objectifs, les
structures, le style et les méthodes évangélisatrices de leurs propres
communautés. Une identification des fins sans une adéquate recherche
communautaire des moyens pour les atteindre est condamnée à se traduire en pure
imagination. J’exhorte chacun à appliquer avec générosité et courage les
orientations de ce document, sans interdictions ni peurs. L’important est de ne
pas marcher seul, mais de toujours compter sur les frères et spécialement sur
la conduite des évêques, dans un sage et réaliste discernement pastoral.
34. Si nous entendons tout mettre en terme missionnaire,
cela vaut aussi pour la façon de communiquer le message. Dans le monde
d’aujourd’hui, avec la rapidité des communications et la sélection selon
l’intérêt des contenus opérés par les médias, le message que nous annonçons
court plus que jamais le risque d’apparaître mutilé et réduit à quelques-uns de
ses aspects secondaires. Il en ressort que certaines questions qui font partie
de l’enseignement moral de l’Église demeurent en dehors du contexte qui leur
donne sens. Le problème le plus grand se vérifie quand le message que nous
annonçons semble alors identifié avec ces aspects secondaires qui, étant
pourtant importants, ne manifestent pas en eux seuls le cœur du message de
Jésus Christ. Donc, il convient d’être réalistes et de ne pas donner pour
acquis que nos interlocuteurs connaissent le fond complet de ce que nous disons
ou qu’ils peuvent relier notre discours au cœur essentiel de l’Évangile qui lui
confère sens, beauté et attrait.
35. Une pastorale en terme missionnaire n’est pas obsédée
par la transmission désarticulée d’une multitude de doctrines qu’on essaie
d’imposer à force d’insister. Quand on assume un objectif pastoral et un style
missionnaire, qui réellement arrivent à tous sans exceptions ni exclusions,
l’annonce se concentre sur l’essentiel, sur ce qui est plus beau, plus grand,
plus attirant et en même temps plus nécessaire. La proposition se simplifie,
sans perdre pour cela profondeur et vérité, et devient ainsi plus convaincante
et plus lumineuse.
36. Toutes les vérités révélées procèdent de la même source
divine et sont crues avec la même foi, mais certaines d’entre elles sont plus
importantes pour exprimer plus directement le cœur de l’Évangile. Dans ce cœur
fondamental resplendit la beauté de l’amour salvifique de Dieu manifesté en
Jésus Christ mort et ressuscité. En ce sens, le Concile
Vatican II a affirmé qu’ « il existe un ordre ou une ‘hiérarchie’ des
vérités de la doctrine catholique, en raison de leur rapport différent avec le
fondement de la foi chrétienne ».[38]
Ceci vaut autant pour les dogmes de foi que pour l’ensemble des enseignements
de l’Église, y compris l’enseignement moral.
37. Saint Thomas d’Aquin enseignait que même dans le
message moral de l’Église il y a une hiérarchie, dans les vertus et dans
les actes qui en procèdent.[39]
Ici, ce qui compte c’est avant tout « la foi opérant par la charité » (Ga
5, 6). Les œuvres d’amour envers le prochain sont la manifestation extérieure
la plus parfaite de la grâce intérieure de l’Esprit : « L’élément principal de
la loi nouvelle c’est la grâce de l’Esprit Saint, grâce qui s’exprime dans la
foi agissant par la charité ».[40]
Par là il affirme que, quant à l’agir extérieur, la miséricorde est la plus
grande de toutes les vertus : « En elle-même la miséricorde est la plus grande
des vertus, car il lui appartient de donner aux autres, et, qui plus est, de
soulager leur indigence ; ce qui est éminemment le fait d’un être supérieur.
Ainsi se montrer miséricordieux est-il regardé comme le propre de Dieu, et
c’est par là surtout que se manifeste sa toute-puissance ».[41]
38. Il est important de tirer les conséquences pastorales
de l’enseignement conciliaire, qui recueille une ancienne conviction de
l’Église. D’abord il faut dire que, dans l’annonce de l’Évangile, il est
nécessaire de garder des proportions convenables. Ceci se reconnaît dans la
fréquence avec laquelle sont mentionnés certains thèmes et dans les accents mis
dans la prédication.
Par exemple, si un curé durant une année liturgique parle dix
fois sur la tempérance et seulement deux ou trois fois sur la charité ou sur la
justice, il se produit une disproportion, par laquelle ces vertus, qui
devraient être plus présentes dans la prédication et dans la catéchèse, sont
précisément obscurcies. La même chose se passe quand on parle plus de la loi que
de la grâce, plus de l’Église que de Jésus Christ, plus du Pape que de la
Parole de Dieu.
39. Ainsi, commele caractère organique entre les vertus
empêche d’exclure l’une d’elles de l’idéal chrétien, aucune vérité n’est niée.
Il ne faut pas mutiler l’intégralité du message de l’Évangile. En outre, chaque
vérité se comprend mieux si on la met en relation avec la totalité harmonieuse
du message chrétien, et dans ce contexte toutes les vérités ont leur importance
et s’éclairent réciproquement. Quand la prédication est fidèle à l’Évangile, la
centralité de certaines vérités se manifeste clairement et il en ressort avec
clarté que la prédication morale chrétienne n’est pas une éthique stoïcienne,
elle est plus qu’une ascèse, elle n’est pas une simple philosophie pratique ni
un catalogue de péchés et d’erreurs. L’Évangile invite avant tout à répondre au
Dieu qui nous aime et qui nous sauve, le reconnaissant dans les autres et
sortant de nous-mêmes pour chercher le bien de tous. Cette invitation n’est
obscurcie en aucune circonstance ! Toutes les vertus sont au service de cette
réponse d’amour. Si cette invitation ne resplendit pas avec force et attrait,
l’édifice moral de l’Église court le risque de devenir un château de cartes, et
là se trouve notre pire danger. Car alors ce ne sera pas vraiment l’Évangile
qu’on annonce, mais quelques accents doctrinaux ou moraux qui procèdent
d’options idéologiques déterminées. Le message courra le risque de perdre sa
fraîcheur et de ne plus avoir “le parfum de l’Évangile”.
40. L’Église qui est disciple-missionnaire, a besoin de
croître dans son interprétation de la Parole révélée et dans sa compréhension
de la vérité. La
tâche des exégètes et des théologiens aide à « mûrir le jugement de l’Église ».[42]
D’une autre façon les autres sciences le font aussi. Se référant aux sciences
sociales, par exemple, Jean-Paul II
a dit que l’Église prête attention à leurs contributions « pour tirer des
indications concrètes qui l’aident à remplir sa mission de Magistère ».[43]
En outre, au sein de l’Église, il y a d’innombrables questions autour
desquelles on recherche et on réfléchit avec une grande liberté. Les diverses
lignes de pensée philosophique, théologique et pastorale, si elles se laissent
harmoniser par l’Esprit dans le respect et dans l’amour, peuvent faire croître
l’Église, en ce qu’elles aident à mieux expliciter le très riche trésor de la
Parole. À ceux qui rêvent une doctrine monolithique défendue par tous sans
nuances, cela peut sembler une dispersion imparfaite. Mais la réalité est que
cette variété aide à manifester et à mieux développer les divers aspects de la
richesse inépuisable de l’Évangile.[44]
41. En même temps, les énormes et rapides changements
culturels demandent que nous prêtions une constante attention pour chercher à
exprimer la vérité de toujours dans un langage qui permette de reconnaître sa
permanente nouveauté. Car, dans le dépôt de la doctrine chrétienne « une chose
est la substance […] et une autre la manière de formuler son expression ».[45]
Parfois, en écoutant un langage complètement orthodoxe, celui que les fidèles
reçoivent, à cause du langage qu’ils utilisent et comprennent, c’est quelque
chose qui ne correspond pas au véritable Évangile de Jésus Christ. Avec la
sainte intention de leur communiquer la vérité sur Dieu et sur l’être humain,
en certaines occasions, nous leur donnons un faux dieu ou un idéal humain qui
n’est pas vraiment chrétien. De cette façon, nous sommes fidèles à une
formulation mais nous ne transmettons pas la substance. C’est le
risque le plus grave. Rappelons-nous que « l’expression de la vérité peut avoir
des formes multiples, et la rénovation des formes d’expression devient
nécessaire pour transmettre à l’homme d’aujourd’hui le message évangélique dans
son sens immuable ».[46]
42. Ceci a une grande importance dans l’annonce de
l’Évangile, si nous avons vraiment à cœur de faire mieux percevoir sa beauté et
de la faire accueillir par tous. De toute façon, nous ne pourrons jamais rendre
les enseignements de l’Église comme quelque chose de facilement compréhensible
et d’heureusement apprécié par tous. La foi conserve toujours un aspect de
croix, elle conserve quelque obscurité qui n’enlève pas la fermeté à son
adhésion. Il y a des choses qui se comprennent et s’apprécient seulement à
partir de cette adhésion qui est sœur de l’amour, au-delà de la clarté avec
laquelle on peut en saisir les raisons et les arguments. C’est pourquoi il faut
rappeler que tout enseignement de la doctrine doit se situer dans l’attitude
évangélisatrice qui éveille l’adhésion du cœur avec la proximité, l’amour et le
témoignage.
43. Dans son constant discernement, l’Église peut aussi
arriver à reconnaître des usages propres qui ne sont pas directement liés au
cœur de l’Évangile. Aujourd’hui, certains usages, très enracinés dans le cours
de l’histoire, ne sont plus désormais interprétés de la même façon et leur
message n’est pas habituellement perçu convenablement. Ils peuvent être beaux,
cependant maintenant ils ne rendent pas le même service pour la transmission de
l’Évangile. N’ayons pas peur de les revoir. De la même façon, il y a des normes
ou des préceptes ecclésiaux qui peuvent avoir été très efficaces à d’autres
époques, mais qui n’ont plus la même force éducative comme canaux de vie. Saint
Thomas d’Aquin soulignait que les préceptes donnés par le Christ et par les
Apôtres au Peuple de Dieu « sont très peu nombreux ».[47]
Citant saint Augustin, il notait qu’on doit exiger avec modération les
préceptes ajoutés par l’Église postérieurement « pour ne pas alourdir la vie
aux fidèles » et transformer notre religion en un esclavage, quand « la
miséricorde de Dieu a voulu qu’elle fût libre ».[48]
Cet avertissement, fait il y a plusieurs siècles, a une terrible actualité. Il
devrait être un des critères à considérer au moment de penser une réforme de
l’Église et de sa prédication qui permette réellement de parvenir à tous.
44. D’autre part, tant les pasteurs que tous les fidèles
qui accompagnent leurs frères dans la foi ou sur un chemin d’ouverture à Dieu,
ne peuvent pas oublier ce qu’enseigne le Catéchisme de l’Église
Catholique avec beaucoup de clarté : « L’imputabilité et la
responsabilité d’une action peuvent être diminuées voire supprimées par
l’ignorance, l’inadvertance, la violence, la crainte, les habitudes, les
affections immodérées et d’autres facteurs psychiques ou sociaux ».[49]
Par conséquent, sans diminuer la valeur de l’idéal
évangélique, il faut accompagner avec miséricorde et patience les étapes
possibles de croissance des personnes qui se construisent jour après jour.[50]
Aux prêtres je rappelle que le confessionnal ne doit pas être une salle de
torture mais le lieu de la miséricorde du Seigneur qui nous stimule à faire le
bien qui est possible. Un petit pas, au milieu de grandes limites humaines,
peut être plus apprécié de Dieu que la vie extérieurement correcte de celui qui
passe ses jours sans avoir à affronter d’importantes difficultés. La
consolation et l’aiguillon de l’amour salvifique de Dieu, qui œuvre
mystérieusement en toute personne, au-delà de ses défauts et de ses chutes,
doivent rejoindre chacun.
45. Nous voyons ainsi que l’engagement évangélisateur se
situe dans les limites du langage et des circonstances. Il cherche toujours à
mieux communiquer la vérité de l’Évangile dans un contexte déterminé, sans
renoncer à la vérité, au bien et à la lumière qu’il peut apporter quand la
perfection n’est pas possible. Un cœur missionnaire est conscient de ces
limites et se fait « faible avec les faibles […] tout à tous » (1Co 9,
22). Jamais il ne se ferme, jamais il ne se replie sur ses propres sécurités,
jamais il n’opte pour la rigidité auto-défensive. Il sait que lui-même doit
croître dans la compréhension de l’Évangile et dans le discernement des
sentiers de l’Esprit, et alors, il ne renonce pas au bien possible, même s’il
court le risque de se salir avec la boue de la route.
46. L’Église “en sortie” est une Église aux portes
ouvertes. Sortir vers les autres pour aller aux périphéries humaines ne veut
pas dire courir vers le monde sans direction et dans n’importe quel sens.
Souvent il vaut mieux ralentir le pas, mettre de côté l’appréhension pour
regarder dans les yeux et écouter, ou renoncer aux urgences pour accompagner
celui qui est resté sur le bord de la route. Parfois c’est être comme le père du fils
prodigue, qui laisse les portes ouvertes pour qu’il puisse entrer sans
difficultés quand il reviendra.
47. L’Église est appelée à être toujours la maison ouverte
du Père. Un des signes concrets de cette ouverture est d’avoir partout des
églises avec les portes ouvertes. De sorte que, si quelqu’un veut suivre une
motion de l’Esprit et s’approcher pour chercher Dieu, il ne rencontre pas la
froideur d’une porte close. Mais il y a d’autres portes qui ne doivent pas non
plus se fermer. Tous peuvent participer de quelque manière à la vie ecclésiale,
tous peuvent faire partie de la communauté, et même les portes des sacrements
ne devraient pas se fermer pour n’importe quelle raison. Ceci vaut surtout pour
ce sacrement qui est “ la porte”, le Baptême. L’Eucharistie, même si elle
constitue la plénitude de la vie sacramentelle, n’est pas un prix destiné aux
parfaits, mais un généreux remède et un aliment pour les faibles.[51]
Ces convictions ont aussi des conséquences pastorales que nous sommes appelés à
considérer avec prudence et audace. Nous nous comportons fréquemment comme des
contrôleurs de la grâce et non comme des facilitateurs. Mais l’Église n’est pas
une douane, elle est la maison paternelle où il y a de la place pour chacun
avec sa vie difficile.
48. Si l’Église entière assume ce dynamisme missionnaire,
elle doit parvenir à tous, sans exception. Mais qui devrait-elle privilégier ?
Quand quelqu’un lit l’Évangile, il trouve une orientation très claire : pas
tant les amis et voisins riches, mais surtout les pauvres et les infirmes, ceux
qui sont souvent méprisés et oubliés, « ceux qui n’ont pas de quoi te le rendre
» (Lc 14, 14). Aucun doute ni aucune explication, qui affaiblissent ce
message si clair, ne doivent subsister. Aujourd’hui et toujours, « les pauvres
sont les destinataires privilégiés de l’Évangile »,[52]
et l’évangélisation, adressée gratuitement à eux, est le signe du Royaume que
Jésus est venu apporter. Il faut affirmer sans détour qu’il existe un lien
inséparable entre notre foi et les pauvres. Ne les laissons jamais seuls.
49. Sortons, sortons pour offrir à tous la vie de
Jésus-Christ. Je répète ici pour toute l’Église ce que j’ai dit de nombreuses
fois aux prêtres et laïcs de Buenos Aires : je préfère une Église accidentée,
blessée et sale pour être sortie par les chemins, plutôt qu’une Église malade
de la fermeture et du confort de s’accrocher à ses propres sécurités. Je ne
veux pas une Église préoccupée d’être le centre et qui finit renfermée dans un
enchevêtrement de fixations et de procédures. Si quelque chose doit saintement
nous préoccuper et inquiéter notre conscience, c’est que tant de nos frères
vivent sans la force, la lumière et la consolation de l’amitié de Jésus-Christ,
sans une communauté de foi qui les accueille, sans un horizon de sens et de
vie. Plus que la peur de se tromper j’espère que nous anime la peur de nous
renfermer dans les structures qui nous donnent une fausse protection, dans les
normes qui nous transforment en juges implacables, dans les habitudes où nous
nous sentons tranquilles, alors que, dehors, il y a une multitude affamée, et
Jésus qui nous répète sans arrêt : « Donnez-leur vous-mêmes à manger » (Mc 6,
37).
50. Avant de parler de certaines questions fondamentales
relatives à l’action évangélisatrice, il convient de rappeler brièvement quel
est le contexte dans lequel nous devons vivre et agir. Aujourd’hui, on a
l’habitude de parler d’un “excès de diagnostic” qui n’est pas toujours
accompagné de propositions qui apportent des solutions et qui soient réellement
applicables. D’autre part, un regard purement sociologique, qui ait la
prétention d’embrasser toute la réalité avec sa méthodologie d’une façon seulement
hypothétiquement neutre et aseptisée ne nous servirait pas non plus. Ce que
j’entends offrir va plutôt dans la ligne d’un discernement évangélique. C’est
le regard du disciple missionnaire qui « est éclairé et affermi par l’Esprit
Saint ».[53]
51. Ce n’est pas la tâche du Pape de présenter une analyse
détaillée et complète de la réalité contemporaine, mais j’exhorte toutes les
communautés à avoir « l’attention constamment éveillée aux signes des temps ».[54]
Il s’agit d’une responsabilité grave, puisque certaines réalités du temps
présent, si elles ne trouvent pas de bonnes solutions, peuvent déclencher des
processus de déshumanisation sur lesquels il est ensuite difficile de revenir.
Il est opportun de clarifier ce qui peut être un fruit du Royaume et aussi ce
qui nuit au projet de Dieu. Cela implique non seulement de reconnaître et
d’interpréter les motions de l’esprit bon et de l’esprit mauvais, mais – et là
se situe la chose décisive – de choisir celles de l’esprit bon et de repousser
celles de l’esprit mauvais. Je donne pour supposées les différentes analyses
qu’ont offertes les autres documents du Magistère universel, ainsi que celles
proposées par les Épiscopats régionaux et nationaux. Dans cette Exhortation,
j’entends seulement m’arrêter brièvement, avec un regard pastoral, sur certains
aspects de la réalité qui peuvent arrêter ou affaiblir les dynamiques du
renouveau missionnaire de l’Église, soit parce qu’elles concernent la vie et la
dignité du peuple de Dieu, soit parce qu’elles ont aussi une influence sur les
sujets qui de façon plus directe font partie des institutions ecclésiales et
remplissent des tâches d’évangélisation.
52. L’humanité vit en ce moment un tournant historique que
nous pouvons voir dans les progrès qui se produisent dans différents domaines.
On doit louer les succès qui contribuent au bien-être des personnes, par
exemple dans le cadre de la santé, de l’éducation et de la communication. Nous
ne pouvons cependant pas oublier que la plus grande partie des hommes et des
femmes de notre temps vivent une précarité quotidienne, aux conséquences
funestes. Certaines pathologies augmentent. La crainte et la désespérance
s’emparent du cœur de nombreuses personnes, jusque dans les pays dits riches.
Fréquemment, la joie de vivre s’éteint, le manque de respect et la violence
augmentent, la disparité sociale devient toujours plus évidente. Il faut lutter
pour vivre et, souvent, pour vivre avec peu de dignité. Ce changement d’époque
a été causé par des bonds énormes qui, en qualité, quantité, rapidité et
accumulation, se vérifient dans le progrès scientifique, dans les innovations
technologiques et dans leurs rapides applications aux divers domaines de la
nature et de la vie. Nous
sommes à l’ère de la connaissance et de l’information, sources de nouvelles
formes d’un pouvoir très souvent anonyme.
53. De même que le commandement de “ne pas tuer” pose une
limite claire pour assurer la valeur de la vie humaine, aujourd’hui, nous
devons dire “non à une économie de l’exclusion et de la disparité sociale”. Une
telle économie tue. Il n’est pas possible que le fait qu’une personne âgée
réduite à vivre dans la rue, meure de froid ne soit pas une nouvelle, tandis
que la baisse de deux points en bourse en soit une. Voilà l’exclusion. On ne
peut plus tolérer le fait que la nourriture se jette, quand il y a des
personnes qui souffrent de la
faim. C’est la disparité sociale. Aujourd’hui, tout entre
dans le jeu de la compétitivité et de la loi du plus fort, où le puissant mange
le plus faible. Comme conséquence de cette situation, de grandes masses de
population se voient exclues et marginalisées : sans travail, sans
perspectives, sans voies de sortie. On considère l’être humain en lui-même
comme un bien de consommation, qu’on peut utiliser et ensuite jeter. Nous avons
mis en route la culture du “déchet” qui est même promue. Il ne s’agit plus
simplement du phénomène de l’exploitation et de l’oppression, mais de quelque
chose de nouveau : avec l’exclusion reste touchée, dans sa racine même,
l’appartenance à la société dans laquelle on vit, du moment qu’en elle on ne se
situe plus dans les bas-fonds, dans la périphérie, ou sans pouvoir, mais on est
dehors. Les exclus ne sont pas des ‘exploités’, mais des déchets, ‘des restes’.
54. Dans ce contexte, certains défendent encore les
théories de la “rechute favorable”, qui supposent que chaque croissance
économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire en soi une plus
grande équité et inclusion sociale dans le monde. Cette opinion, qui n’a jamais
été confirmée par les faits, exprime une confiance grossière et naïve dans la
bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes
sacralisés du système économique dominant. En même temps, les exclus continuent
à attendre. Pour pouvoir soutenir un style de vie qui exclut les autres, ou
pour pouvoir s’enthousiasmer avec cet idéal égoïste, on a développé une
mondialisation de l’indifférence. Presque sans nous en apercevoir, nous
devenons incapables d’éprouver de la compassion devant le cri de douleur des
autres, nous ne pleurons plus devant le drame des autres, leur prêter attention
ne nous intéresse pas, comme si tout nous était une responsabilité étrangère
qui n’est pas de notre ressort. La culture du bien-être nous anesthésie et nous
perdons notre calme si le marché offre quelque chose que nous n’avons pas
encore acheté, tandis que toutes ces vies brisées par manque de possibilités
nous semblent un simple spectacle qui ne nous trouble en aucune façon.
55. Une des causes de cette situation se trouve dans la
relation que nous avons établie avec l’argent, puisque nous acceptons
paisiblement sa prédominance sur nous et sur nos sociétés. La crise financière
que nous traversons nous fait oublier qu’elle a à son origine une crise
anthropologique profonde : la négation du primat de l’être humain ! Nous avons
créé de nouvelles idoles. L’adoration de l’antique veau d’or (cf. Ex 32,
1-35) a trouvé une nouvelle et impitoyable version dans le fétichisme de
l’argent et dans la dictature de l’économie sans visage et sans un but
véritablement humain. La crise mondiale qui investit la finance et l’économie
manifeste ses propres déséquilibres et, par-dessus tout, l’absence grave d’une
orientation anthropologique qui réduit l’être humain à un seul de ses besoins :
la consommation.
56. Alors que les gains d’un petit nombre s’accroissent
exponentiellement, ceux de la majorité se situent d’une façon toujours plus
éloignée du bien-être de cette heureuse minorité. Ce déséquilibre procède
d’idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation
financière. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de
veiller à la préservation du bien commun. Une nouvelle tyrannie invisible
s’instaure, parfois virtuelle, qui impose ses lois et ses règles, de façon
unilatérale et implacable. De plus, la dette et ses intérêts éloignent les pays
des possibilités praticables par leur économie et les citoyens de leur pouvoir
d’achat réel. S’ajoutent à tout cela une corruption ramifiée et une évasion
fiscale égoïste qui ont atteint des dimensions mondiales. L’appétit du pouvoir
et de l’avoir ne connaît pas de limites. Dans ce système, qui tend à tout
phagocyter dans le but d’accroître les bénéfices, tout ce qui est fragile,
comme l’environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché
divinisé, transformés en règle absolue.
57. Derrière ce comportement se cachent le refus de
l’éthique et le refus de Dieu. Habituellement, on regarde l’éthique avec un
certain mépris narquois. On la considère contreproductive, trop humaine, parce
qu’elle relativise l’argent et le pouvoir. On la perçoit comme une menace,
puisqu’elle condamne la manipulation et la dégradation de la personne. En
définitive, l’éthique renvoie à un Dieu qui attend une réponse exigeante, qui
se situe hors des catégories du marché. Pour celles-ci, si elles sont
absolutisées, Dieu est incontrôlable, non-manipulable, voire dangereux, parce
qu’il appelle l’être humain à sa pleine réalisation et à l’indépendance de
toute sorte d’esclavage. L’éthique – une éthique non idéologisée – permet de
créer un équilibre et un ordre social plus humain. En ce sens, j’exhorte les
experts financiers et les gouvernants des différents pays à considérer les
paroles d’un sage de l’antiquité : « Ne pas faire participer les pauvres à ses
propres biens, c’est les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos
biens que nous détenons, mais les leurs ».[55]
58. Une réforme financière qui n’ignore pas l’éthique
demanderait un changement vigoureux d’attitude de la part des dirigeants
politiques, que j’exhorte à affronter ce défi avec détermination et avec
clairvoyance, sans ignorer, naturellement, la spécificité de chaque contexte.
L’argent doit servir et non pas gouverner ! Le Pape aime tout le monde, riches
et pauvres, mais il a le devoir, au nom du Christ, de rappeler que les riches
doivent aider les pauvres, les respecter et les promouvoir. Je vous exhorte à
la solidarité désintéressée et à un retour de l’économie et de la finance à une
éthique en faveur de l’être humain.
59. De nos jours, de toutes parts on demande une plus
grande sécurité. Mais, tant que ne s’éliminent pas l’exclusion sociale et la
disparité sociale, dans la société et entre les divers peuples, il sera
impossible d’éradiquer la
violence. On accuse les pauvres et les populations les plus
pauvres de la violence, mais, sans égalité de chances, les différentes formes
d’agression et de guerre trouveront un terrain fertile qui tôt ou tard
provoquera l’explosion. Quand la société – locale, nationale ou mondiale –
abandonne dans la périphérie une partie d’elle-même, il n’y a ni programmes
politiques, ni forces de l’ordre ou d’intelligence qui puissent assurer
sans fin la
tranquillité. Cela n’arrive pas seulement parce que la
disparité sociale provoque la réaction violente de ceux qui sont exclus du système,
mais parce que le système social et économique est injuste à sa racine. De même
que le bien tend à se communiquer, de même le mal auquel on consent,
c’est-à-dire l’injustice, tend à répandre sa force nuisible et à démolir
silencieusement les bases de tout système politique et social, quelle que soit
sa solidité. Si toute action a des conséquences, un mal niché dans les
structures d’une société comporte toujours un potentiel de dissolution et de
mort. C’est le mal cristallisé dans les structures sociales injustes, dont on
ne peut pas attendre un avenir meilleur. Nous sommes loin de ce qu’on appelle
la “fin de l’histoire”, puisque les conditions d’un développement durable et
pacifique ne sont pas encore adéquatement implantées et réalisées.
60. Les mécanismes de l’économie actuelle promeuvent une
exagération de la consommation, mais il résulte que l’esprit de consommation
effréné, uni à la disparité sociale, dégrade doublement le tissu social. De
cette manière, la disparité sociale engendre tôt ou tard une violence que la
course aux armements ne résout ni résoudra jamais. Elle sert seulement à
chercher à tromper ceux qui réclament une plus grande sécurité, comme si
aujourd’hui nous ne savions pas que les armes et la répression violente, au
lieu d’apporter des solutions, créent des conflits nouveaux et pires. Certains
se satisfont simplement en accusant les pauvres et les pays pauvres de leurs
maux, avec des généralisations indues, et prétendent trouver la solution dans
une “éducation” qui les rassure et les transforme en êtres apprivoisés et
inoffensifs. Cela devient encore plus irritant si ceux qui sont exclus voient
croître ce cancer social qui est la corruption profondément enracinée dans de
nombreux pays – dans les gouvernements, dans l’entreprise et dans les
institutions – quelle que soit l’idéologie politique des gouvernants.
61. Nous évangélisons aussi quand nous cherchons à
affronter les différents défis qui peuvent se présenter.[56]
Parfois, ils se manifestent dans des attaques authentiques contre la liberté
religieuse ou dans de nouvelles situations de persécutions des chrétiens qui,
dans certains pays, ont atteint des niveaux alarmants de haine et de violence.
Dans de nombreux endroits, il s’agit plutôt d’une indifférence relativiste
diffuse, liée à la déception et à la crise des idéologies se présentant comme
une réaction contre tout ce qui apparaît totalitaire. Cela ne porte pas
préjudice seulement à l’Église, mais aussi à la vie sociale en général. Nous
reconnaissons qu’une culture, où chacun veut être porteur de sa propre vérité
subjective, rend difficile aux citoyens d’avoir l’envie de participer à un
projet commun qui aille au-delà des intérêts et des désirs personnels.
62. Dans la culture dominante, la première place est
occupée par ce qui est extérieur, immédiat, visible, rapide, superficiel,
provisoire. Le réel laisse la place à l’apparence. En de nombreux pays, la
mondialisation a provoqué une détérioration accélérée des racines culturelles,
avec l’invasion de tendances appartenant à d’autres cultures, économiquement
développées mais éthiquement affaiblies. C’est ainsi que se sont exprimés les
Synodes des Évêques de différents continents. Les évêques africains, par
exemple, reprenant l’Encyclique Sollicitudo
rei socialis, il y a quelques années, ont signalé que, souvent, on veut
transformer les pays d’Afrique en simples « pièces d’un mécanisme, en parties
d’un engrenage gigantesque. Cela se vérifie souvent aussi dans le domaine des
moyens de communication sociale qui, étant la plupart du temps gérés par des
centres situés dans la
partie Nord du monde, ne tiennent pas toujours un juste
compte des priorités et des problèmes propres de ces pays et ne respectent pas
leur physionomie culturelle ».[57]
De la même manière, les évêques d’Asie ont souligné « les influences
extérieures qui pèsent sur les cultures asiatiques. De nouveaux modes de
comportement apparaissent par suite d’une exposition excessive aux médias […]
Il en résulte que les aspects négatifs des médias et des industries du
spectacle menacent les valeurs traditionnelles ».[58]
63. La foi catholique de nombreux peuples se trouve
aujourd’hui devant le défi de la prolifération de nouveaux mouvements
religieux, quelques-uns tendant au fondamentalisme et d’autres qui semblent
proposer une spiritualité sans Dieu. Ceci, d’une part est le résultat d’une
réaction humaine devant la société de consommation, matérialiste,
individualiste, et, d’autre part, est le fait de profiter des carences de la
population qui vit dans les périphéries et les zones appauvries, qui survit au
milieu de grandes souffrances humaines, et qui cherche des solutions immédiates
à ses propres besoins. Ces mouvements religieux, qui se caractérisent par leur
subtile pénétration, viennent remplir, dans l’individualisme dominant, un vide
laissé par le rationalisme qui sécularise. De plus, il faut reconnaître que, si
une partie des personnes baptisées ne fait pas l’expérience de sa propre
appartenance à l’Église, cela est peut-être dû aussi à certaines structures et
à un climat peu accueillant dans quelques-unes de nos paroisses et communautés,
ou à une attitude bureaucratique pour répondre aux problèmes, simples ou
complexes, de la vie de nos peuples. En beaucoup d’endroits il y a une
prédominance de l’aspect administratif sur l’aspect pastoral, comme aussi une
sacramentalisation sans autres formes d’évangélisation.
64. Le processus de sécularisation tend à réduire la foi et
l’Église au domaine privé et intime. De plus, avec la négation de toute
transcendance, il a produit une déformation éthique croissante, un
affaiblissement du sens du péché personnel et social, et une augmentation
progressive du relativisme, qui donnent lieu à une désorientation généralisée,
spécialement dans la phase de l’adolescence et de la jeunesse, très vulnérable
aux changements. Comme l’observent bien les Évêques des États-Unis d’Amérique,
alors que l’Église insiste sur l’existence de normes morales objectives,
valables pour tous, « il y en a qui présentent cet enseignement comme injuste,
voire opposé aux droits humains de base. Ces argumentations proviennent en
général d’une forme de relativisme moral, qui s’unit, non sans raison, à une
confiance dans les droits absolus des individus. Dans cette optique, on perçoit
l’Église comme si elle portait un préjudice particulier, et comme si elle
interférait avec la liberté individuelle ».[59]
Nous vivons dans une société de l’information qui nous sature sans discernement
de données, toutes au même niveau, et qui finit par nous conduire à une
terrible superficialité au moment d’aborder les questions morales. En
conséquence, une éducation qui enseigne à penser de manière critique et qui
offre un parcours de maturation dans les valeurs, est devenue nécessaire.
65. Malgré tout le courant séculariste qui envahit la
société, en de nombreux pays, – même là où le christianisme est minoritaire –
l’Église Catholique est une institution crédible devant l’opinion publique,
fiable en tout ce qui concerne le domaine de la solidarité et de la
préoccupation pour les plus nécessiteux. En bien des occasions, elle a servi de
médiatrice pour favoriser la solution de problèmes qui concernent la paix, la
concorde, l’environnement, la défense de la vie, les droits humains et civils,
etc. Et combien est grande la contribution des écoles et des universités
catholiques dans le monde entier ! Qu’il en soit ainsi est très positif. Mais
quand nous mettons sur le tapis d’autres questions qui suscitent un moindre
accueil public, il nous coûte de montrer que nous le faisons par fidélité aux
mêmes convictions sur la dignité de la personne humaine et sur le bien commun.
66. La famille traverse une crise culturelle profonde,
comme toutes les communautés et les liens sociaux. Dans le cas de la famille,
la fragilité des liens devient particulièrement grave parce qu’il s’agit de la
cellule fondamentale de la société, du lieu où l’on apprend à vivre ensemble
dans la différence et à appartenir aux autres et où les parents transmettent la
foi aux enfants. Le mariage tend à être vu comme une simple forme de
gratification affective qui peut se constituer de n’importe quelle façon et se
modifier selon la sensibilité de chacun. Mais la contribution indispensable du
mariage à la société dépasse le niveau de l’émotivité et des nécessités
contingentes du couple. Comme l’enseignent les Évêques français, elle ne naît
pas « du sentiment amoureux, par définition éphémère, mais de la profondeur de
l’engagement pris par les époux qui acceptent d’entrer dans une union de vie
totale ».[60]
67. L’individualisme post-moderne et mondialisé favorise un
style de vie qui affaiblit le développement et la stabilité des liens entre les
personnes, et qui dénature les liens familiaux. L’action pastorale doit montrer
encore mieux que la relation avec notre Père exige et encourage une communion
qui guérit, promeut et renforce les liens interpersonnels. Tandis que dans le
monde, spécialement dans certains pays, réapparaissent diverses formes de
guerre et de conflits, nous, les chrétiens, nous insistons sur la proposition
de reconnaître l’autre, de soigner les blessures, de construire des ponts, de
resserrer les relations et de nous aider « à porter les fardeaux les uns des
autres » (Ga 6,2). D’autre part, aujourd’hui, naissent de nombreuses
formes d’associations pour défendre des droits et pour atteindre de nobles
objectifs. De cette façon, se manifeste une soif de participation de nombreux
citoyens qui veulent être artisans du progrès social et culturel.
68. Le substrat chrétien de certains peuples – surtout occidentaux
– est une réalité vivante. Nous trouvons là, surtout chez les personnes qui
sont dans le besoin, une réserve morale qui garde les valeurs d’un authentique
humanisme chrétien. Un regard de foi sur la réalité ne peut oublier de
reconnaître ce que sème l’Esprit Saint. Cela signifierait ne pas avoir
confiance dans son action libre et généreuse, penser qu’il n’y a pas
d’authentiques valeurs chrétiennes là où une grande partie de la population a
reçu le Baptême et exprime sa foi et sa solidarité fraternelle de multiples
manières. Il faut reconnaître là beaucoup plus que des « semences du Verbe »,
étant donné qu’il s’agit d’une foi catholique authentique avec des modalités
propres d’expressions et d’appartenance à l’Église. Il n’est pas bien d’ignorer
l’importance décisive que revêt une culture marquée par la foi, parce que cette
culture évangélisée, au-delà de ses limites, a beaucoup plus de ressources
qu’une simple somme de croyants placés devant les attaques du sécularisme
actuel. Une culture populaire évangélisée contient des valeurs de foi et de
solidarité qui peuvent provoquer le développement d’une société plus juste et
croyante, et possède une sagesse propre qu’il faut savoir reconnaître avec un
regard plein de reconnaissance.
69. Le besoin d’évangéliser les cultures pour inculturer
l’Évangile est impérieux. Dans les pays de tradition catholique, il s’agira
d’accompagner, de prendre soin et de renforcer la richesse qui existe déjà, et
dans les pays d’autres traditions religieuses ou profondément sécularisés, il
s’agira de favoriser de nouveaux processus d’évangélisation de la culture, bien
qu’ils supposent des projets à très long terme. Nous ne pouvons pas ignorer,
toutefois, qu’il y a toujours un appel à la croissance. Chaque
culture et chaque groupe social a besoin de purification et de maturation. Dans
le cas de culture populaire de populations catholiques, nous pouvons
reconnaître certaines faiblesses qui doivent encore être guéries par l’Évangile
: le machisme, l’alcoolisme, la violence domestique, une faible participation à
l’Eucharistie, les croyances fatalistes ou superstitieuses qui font recourir à
la sorcellerie, etc. Mais c’est vraiment la piété populaire qui est le meilleur
point de départ pour les guérir et les libérer.
70. Il est aussi vrai que parfois, plus que sur l’impulsion
de la piété chrétienne, l’accent est mis sur les formes extérieures de
traditions de certains groupes, ou d’hypothétiques révélations privées
considérées comme indiscutables. Il existe un certain christianisme fait de
dévotions, précisément d’une manière individuelle et sentimentale de vivre la
foi, qui ne correspond pas en réalité à une authentique “piété populaire”.
Certains encouragent ces expressions sans se préoccuper de la promotion sociale
et de la formation des fidèles, et en certains cas, ils le font pour obtenir
des bénéfices économiques ou quelque pouvoir sur les autres. Nous ne pouvons
pas non plus ignorer que, au cours des dernières décennies, une rupture s’est
produite dans la transmission de la foi chrétienne entre les générations dans
le peuple catholique. Il est incontestable que beaucoup se sentent déçus et
cessent de s’identifier avec la tradition catholique, que le nombre des parents
qui ne baptisent pas leurs enfants et ne leur apprennent pas à prier augmente,
et qu’il y a un certain exode vers d’autres communautés de foi. Certaines
causes de cette rupture sont : le manque d’espaces de dialogue en famille,
l’influence des moyens de communication, le subjectivisme relativiste, l’esprit
de consommation effréné que stimule le marché, le manque d’accompagnement
pastoral des plus pauvres, l’absence d’un accueil cordial dans nos institutions
et notre difficulté à recréer l’adhésion mystique de la foi dans un scenario
religieux pluriel.
71. La nouvelle Jérusalem, la Cité sainte (Ap 21,
2-4) est le but vers lequel l’humanité tout entière est en marche. Il est
intéressant que la révélation nous dise que la plénitude de l’humanité et de
l’histoire se réalise dans une ville. Nous avons besoin de reconnaître la ville
à partir d’un regard contemplatif, c’est-à-dire un regard de foi qui découvre
ce Dieu qui habite dans ses maisons, dans ses rues, sur ses places. La présence
de Dieu accompagne la recherche sincère que des personnes et des groupes
accomplissent pour trouver appui et sens à leur vie. Dieu vit parmi les
citadins qui promeuvent la solidarité, la fraternité, le désir du bien, de
vérité, de justice. Cette présence ne doit pas être fabriquée, mais découverte,
dévoilée. Dieu ne se cache pas à ceux qui le cherchent d’un cœur sincère, bien
qu’ils le fassent à tâtons, de manière imprécise et diffuse.
72. Dans la ville, l’aspect religieux trouve une médiation
à travers différents styles de vie, des coutumes associées à un sens du temps,
du territoire et des relations qui diffère du style des populations rurales.
Dans la vie quotidienne, les citadins luttent très souvent pour survivre et,
dans cette lutte, se cache un sens profond de l’existence qui implique
habituellement aussi un profond sens religieux. Nous devons le considérer pour
obtenir un dialogue comme celui que le Seigneur réalisa avec la Samaritaine,
près du puits, où elle cherchait à étancher sa soif (cf. Jn 4, 7-26).
73. De nouvelles cultures continuent à naître dans ces énormes
géographies humaines où le chrétien n’a plus l’habitude d’être promoteur ou
générateur de sens, mais reçoit d’elles d’autres langages, symboles, messages
et paradigmes qui offrent de nouvelles orientations de vie, souvent en
opposition avec l’Évangile de Jésus. Une culture inédite palpite et se projette
dans la ville. Le
Synode a constaté qu’aujourd’hui, les transformations de ces
grandes aires et la culture qu’elles expriment sont un lieu privilégié de la
nouvelle évangélisation.[61]
Cela demande d’imaginer des espaces de prière et de communion avec des
caractéristiques innovantes, plus attirantes et significatives pour les
populations urbaines. Les milieux ruraux, à cause de l’influence des moyens de
communications de masse, ne sont pas étrangers à ces transformations
culturelles qui opèrent aussi des mutations significatives dans leurs manières
de vivre.
74. Une évangélisation qui éclaire les nouvelles manières
de se mettre en
relation avec Dieu, avec les autres et avec l’environnement, et qui suscite les
valeurs fondamentales devient nécessaire. Il est indispensable d’arriver là où
se forment les nouveaux récits et paradigmes, d’atteindre avec la Parole de
Jésus les éléments centraux les plus profonds de l’âme de la ville. Il ne faut pas
oublier que la ville est un milieu multiculturel. Dans les grandes villes, on
peut observer un tissu conjonctif où des groupes de personnes partagent les
mêmes modalités d’imaginer la vie et des imaginaires semblables, et se constituent en
nouveaux secteurs humains, en territoires culturels, en villes invisibles. Des
formes culturelles variées cohabitent de fait, mais exercent souvent des
pratiques de ségrégation et de violence. L’Église est appelée à se mettre au
service d’un dialogue difficile. D’autre part, il y a des citadins qui
obtiennent des moyens adéquats pour le développement de leur vie personnelle et
familiale, mais il y a un très grand nombre de “non citadins”, des “citadins à
moitié” ou des “restes urbains”. La ville produit une sorte d’ambivalence
permanente, parce que, tandis qu’elle offre à ses citadins d’infinies
possibilités, de nombreuses difficultés apparaissent pour le plein
développement de la vie de beaucoup. Ces contradictions provoquent des
souffrances déchirantes. Dans de nombreuses parties du monde, les villes sont
des scènes de protestation de masse où des milliers d’habitants réclament
liberté, participation, justice et différentes revendications qui, si elles ne
sont pas convenablement interprétées, ne peuvent être réduites au silence par
la force.
75. Nous ne pouvons ignorer que dans les villes le trafic
de drogue et de personnes, l’abus et l’exploitation de mineurs, l’abandon des
personnes âgées et malades, diverses formes de corruption et de criminalité
augmentent facilement. En même temps, ce qui pourrait être un précieux espace
de rencontre et de solidarité, se transforme souvent en lieu de fuite et de
méfiance réciproque. Les maisons et les quartiers se construisent davantage
pour isoler et protéger que pour relier et intégrer. La proclamation de
l’Évangile sera une base pour rétablir la dignité de la vie humaine dans ces
contextes, parce que Jésus veut répandre dans les villes la vie en abondance
(cf. Jn 10, 10). Le sens unitaire et complet de la vie humaine que
l’Évangile propose est le meilleur remède aux maux de la ville, bien que nous
devions considérer qu’un programme et un style uniforme et rigide
d’évangélisation ne sont pas adaptés à cette réalité. Mais vivre jusqu’au bout
ce qui est humain et s’introduire au cœur des défis comme ferment de
témoignage, dans n’importe quelle culture, dans n’importe quelle ville, perfectionne
le chrétien et féconde la ville.
76. J’éprouve une immense gratitude pour l’engagement de
toutes les personnes qui travaillent dans l’Église. Je ne veux pas m’arrêter
maintenant à exposer les activités des différents agents pastoraux, des évêques
jusqu’au plus humble et caché des services ecclésiaux. Je préfèrerais plutôt
réfléchir sur les défis que, tous, ils doivent affronter actuellement dans le
contexte de la culture mondialisée. Cependant, je dois dire en premier lieu et
en toute justice, que l’apport de l’Église dans le monde actuel est immense.
Notre douleur et notre honte pour les péchés de certains des membres de
l’Église, et aussi pour les nôtres, ne doivent pas faire oublier tous les
chrétiens qui donnent leur vie par amour : ils aident beaucoup de personnes à
se soigner ou à mourir en paix dans des hôpitaux précaires, accompagnent les
personnes devenues esclaves de différentes dépendances dans les lieux les plus
pauvres de la terre, se dépensent dans l’éducation des enfants et des jeunes,
prennent soin des personnes âgées abandonnées de tous, cherchent à communiquer
des valeurs dans des milieux hostiles, se dévouent autrement de différentes
manières qui montrent l’amour immense pour l’humanité que le Dieu fait homme
nous inspire. Je rends grâce pour le bel exemple que me donnent beaucoup de
chrétiens qui offrent leur vie et leur temps avec joie. Ce témoignage me fait
beaucoup de bien et me soutient dans mon aspiration personnelle à dépasser
l’égoïsme pour me donner davantage.
77. Malgré cela, comme enfants de cette époque, nous sommes
tous de quelque façon sous l’influence de la culture actuelle mondialisée qui,
même en nous présentant des valeurs et de nouvelles possibilités, peut aussi
nous limiter, nous conditionner et jusqu’à nous rendre malades. Je reconnais
que nous avons besoin de créer des espaces adaptés pour motiver et régénérer
les agents pastoraux, « des lieux où ressourcer sa foi en Jésus crucifié et
ressuscité, où partager ses questions les plus profondes et les préoccupations
quotidiennes, où faire en profondeur et avec des critères évangéliques le
discernement sur sa propre existence et expérience, afin d’orienter vers le
bien et le beau ses choix individuels et sociaux ».[62]
En même temps, je désire attirer l’attention sur certaines tentations qui
aujourd’hui atteignent spécialement les agents pastoraux.
78. Aujourd’hui, on peut rencontrer chez beaucoup d’agents
pastoraux, y compris des personnes consacrées, une préoccupation exagérée pour
les espaces personnels d’autonomie et de détente, qui les conduit à vivre leurs
tâches comme un simple appendice de la vie, comme si elles ne faisaient pas
partie de leur identité. En même temps, la vie spirituelle se confond avec des
moments religieux qui offrent un certain soulagement, mais qui ne nourrissent
pas la rencontre avec les autres, l’engagement dans le monde, la passion pour
l’évangélisation. Ainsi, on peut trouver chez beaucoup d’agents de
l’évangélisation, bien qu’ils prient, une accentuation de l’individualisme, une
crise d’identité et une baisse de ferveur. Ce sont trois maux qui
se nourrissent l’un l’autre.
79. La culture médiatique et quelques milieux intellectuels
transmettent parfois une défiance marquée par rapport au message de l’Église,
et un certain désenchantement. Comme conséquence, beaucoup d’agents pastoraux,
même s’ils prient, développent une sorte de complexe d’infériorité, qui les
conduit à relativiser ou à occulter leur identité chrétienne et leurs
convictions. Un cercle vicieux se forme alors, puisqu’ainsi ils ne sont pas
heureux de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font, ils ne se sentent pas
identifiés à la mission évangélisatrice, et cela affaiblit l’engagement. Ils
finissent par étouffer la joie de la mission par une espèce d’obsession pour
être comme tous les autres et pour avoir ce que les autres possèdent. De cette
façon, la tâche de l’évangélisation devient forcée et ils lui consacrent peu
d’efforts et un temps très limité.
80. Au-delà d’un style spirituel ou de la ligne
particulière de pensée qu’ils peuvent avoir, un relativisme encore plus
dangereux que le relativisme doctrinal se développe chez les agents pastoraux.
Il a à voir avec les choix plus profonds et sincères qui déterminent une forme
de vie. Ce relativisme pratique consiste à agir comme si Dieu n’existait pas, à
décider comme si les pauvres n’existaient pas, à rêver comme si les autres
n’existaient pas, à travailler comme si tous ceux qui n’avaient pas reçu
l’annonce n’existaient pas. Il faut souligner le fait que, même celui qui
apparemment dispose de solides convictions doctrinales et spirituelles, tombe
souvent dans un style de vie qui porte à s’attacher à des sécurités
économiques, ou à des espaces de pouvoir et de gloire humaine qu’il se procure
de n’importe quelle manière, au lieu de donner sa vie pour les autres dans la mission. Ne nous
laissons pas voler l’enthousiasme missionnaire !
81. Quand nous avons davantage besoin d’un dynamisme
missionnaire qui apporte sel et lumière au monde, beaucoup de laïcs craignent
que quelqu’un les invite à réaliser une tâche apostolique, et cherchent à fuir
tout engagement qui pourrait leur ôter leur temps libre. Aujourd’hui, par
exemple, il est devenu très difficile de trouver des catéchistes formés pour
les paroisses et qui persévèrent dans leur tâche durant plusieurs années. Mais
quelque chose de semblable arrive avec les prêtres, qui se préoccupent avec
obsession de leur temps personnel. Fréquemment, cela est dû au fait que les
personnes éprouvent le besoin impérieux de préserver leurs espaces d’autonomie,
comme si un engagement d’évangélisation était un venin dangereux au lieu d’être
une réponse joyeuse à l’amour de Dieu qui nous convoque à la mission et nous
rend complets et féconds. Certaines personnes font de la résistance pour éprouver
jusqu’au bout le goût de la mission et restent enveloppées dans une acédie
paralysante.
82. Le problème n’est pas toujours l’excès d’activité, mais
ce sont surtout les activités mal vécues, sans les motivations appropriées,
sans une spiritualité qui imprègne l’action et la rende désirable. De là
découle que les devoirs fatiguent démesurément et parfois nous tombons malades.
Il ne s’agit pas d’une fatigue sereine, mais tendue, pénible, insatisfaite, et
en définitive non acceptée. Cette acédie pastorale peut avoir différentes
origines. Certains y tombent parce qu’ils conduisent des projets irréalisables
et ne vivent pas volontiers celui qu’ils pourraient faire tranquillement.
D’autres, parce qu’ils n’acceptent pas l’évolution difficile des processus et veulent
que tout tombe du ciel. D’autres, parce qu’ils s’attachent à certains projets
et à des rêves de succès cultivés par leur vanité. D’autres pour avoir perdu le
contact réel avec les gens, dans une dépersonnalisation de la pastorale qui
porte à donner une plus grande attention à l’organisation qu’aux personnes, si
bien que le “tableau de marche” les enthousiasme plus que la marche elle-même.
D’autres tombent dans l’acédie parce qu’ils ne savent pas attendre, ils veulent
dominer le rythme de la vie. L’impatience
d’aujourd’hui d’arriver à des résultats immédiats fait que les agents pastoraux
n’acceptent pas facilement le sens de certaines contradictions, un échec
apparent, une critique, une croix.
83. Ainsi prend forme la plus grande menace, « c’est le triste
pragmatisme de la vie quotidienne de l’Église, dans lequel apparemment tout
arrive normalement, alors qu’en réalité, la foi s’affaiblit et dégénère dans la
mesquinerie ».[63]
La psychologie de la tombe, qui transforme peu à peu les chrétiens en momies de
musée, se développe. Déçus par la réalité, par l’Église ou par eux-mêmes, ils
vivent la tentation constante de s’attacher à une tristesse douceâtre, sans
espérance, qui envahit leur cœur comme « le plus précieux des élixirs du démon
».[64]
Appelés à éclairer et à communiquer la vie, ils se laissent finalement séduire
par des choses qui engendrent seulement obscurité et lassitude intérieure, et
qui affaiblissent le dynamisme apostolique. Pour tout cela je me permets
d’insister : ne nous laissons pas voler la joie de l’évangélisation !
84. La joie de l’Évangile est celle que rien et personne ne
pourra jamais enlever (cf. Jn 16, 22). Les maux de notre monde – et ceux
de l’Église – ne devraient pas être des excuses pour réduire notre engagement
et notre ferveur. Prenons-les comme des défis pour croître. En outre, le regard
de foi est capable de reconnaître la lumière que l’Esprit Saint répand toujours
dans l’obscurité, sans oublier que « là où le péché s’est multiplié, la grâce a
surabondé » (Rm 5, 20). Notre foi est appelée à voir que l’eau peut être
transformée en vin, et à découvrir le grain qui grandit au milieu de l’ivraie.
À cinquante ans du Concile
Vatican II, même si nous éprouvons de la douleur pour les misères de notre
époque et même si nous sommes loin des optimismes naïfs, le plus grand réalisme
ne doit signifier ni une confiance moindre en l’Esprit ni une moindre
générosité. En ce sens, nous pouvons écoutons de nouveau les paroles du
bienheureux Jean
XXIII, en ce jour mémorable du 11 octobre 1962 : « Il arrive souvent que
(…) nos oreilles soient offensées en apprenant ce que disent certains qui, bien
qu’enflammés de zèle religieux, manquent de justesse de jugement et de
pondération dans leur façon de voir les choses. Dans la situation actuelle de
la société, ils ne voient que ruines et calamités (…) Il nous semble nécessaire
de dire notre complet désaccord avec ces prophètes de malheur, qui annoncent
toujours des catastrophes, comme si le monde était près de sa fin. Dans le cours
actuel des événements, alors que la société humaine semble à un tournant, il
vaut mieux reconnaître les desseins mystérieux de la Providence divine qui, à
travers la succession des temps et les travaux des hommes, la plupart du temps
contre toute attente, atteignent leur fin et disposent tout avec sagesse pour
le bien de l’Église, même les événements contraires ».[65]
85. Une des plus sérieuses tentations qui étouffent la
ferveur et l’audace est le sens de l’échec, qui nous transforment en
pessimistes mécontents et déçus au visage assombri. Personne ne peut engager
une bataille si auparavant il n’espère pas pleinement la victoire. Celui
qui commence sans confiance a perdu d’avance la moitié de la bataille et
enfouit ses talents. Même si c’est avec une douloureuse prise de conscience de
ses propres limites, il faut avancer sans se tenir pour battu, et se rappeler
ce qu’a dit le Seigneur à saint Paul : « Ma grâce te suffit : car la puissance
se déploie dans la faiblesse » (2 Co 12, 9). Le triomphe chrétien est
toujours une croix, mais une croix qui en même temps est un étendard de
victoire, qu’on porte avec une tendresse combative contre les assauts du mal.
Le mauvais esprit de l’échec est frère de la tentation de séparer prématurément
le grain de l’ivraie, produit d’un manque de confiance anxieux et égocentrique.
86. Il est évident que s’est produite dans certaines
régions une “désertification” spirituelle, fruit du projet de sociétés qui
veulent se construire sans Dieu ou qui détruisent leurs racines chrétiennes. Là
« le monde chrétien devient stérile, et s’épuise comme une terre surexploitée,
qui se transforme en
sable ».[66]
Dans d’autres pays, la violente résistance au christianisme oblige les
chrétiens à vivre leur foi presqu’en cachette dans le pays qu’ils aiment. C’est
une autre forme très douloureuse de désert. Même sa propre famille ou son
propre milieu de travail peuvent être cet environnement aride où on doit conserver
la foi et chercher à la
répandre. Mais « c’est justement à partir de l’expérience de
ce désert, de ce vide, que nous pouvons découvrir de nouveau la joie de croire,
son importance vitale pour nous, les hommes et les femmes. Dans le désert, on
redécouvre la valeur de ce qui est essentiel pour vivre ; ainsi dans le monde
contemporain les signes de la soif de Dieu, du sens ultime de la vie, sont
innombrables bien que souvent exprimés de façon implicite ou négative. Et, dans
le désert, il faut surtout des personnes de foi qui, par l’exemple de leur vie,
montrent le chemin vers la Terre promise et ainsi tiennent en éveil l’espérance
».[67]
Dans tous les cas, en pareilles circonstances, nous sommes appelés à être des
personnes-amphores pour donner à boire aux autres. Parfois, l’amphore se transforme en une
lourde croix, mais c’est justement sur la Croix que le Seigneur, transpercé,
s’est donné à nous comme source d’eau vive. Ne nous laissons pas voler
l’espérance !
87. De nos jours, alors que les réseaux et les instruments
de la communication humaine ont atteint un niveau de développement inédit, nous
ressentons la nécessité de découvrir et de transmettre la “mystique” de vivre
ensemble, de se mélanger, de se rencontrer, de se prendre dans les bras, de se
soutenir, de participer à cette marée un peu chaotique qui peut se transformer en une
véritable expérience de fraternité, en une caravane solidaire, en un saint
pèlerinage. Ainsi, les plus grandes possibilités de communication se transformeront en
plus grandes possibilités de rencontre et de solidarité entre tous. Si nous
pouvions suivre ce chemin, ce serait une très bonne chose, très régénératrice,
très libératrice, très génératrice d’espérance ! Sortir de soi-même pour s’unir
aux autres fait du bien. S’enfermer sur soi-même signifie goûter au venin amer
de l’immanence, et en tout choix égoïste que nous faisons, l’humanité aura le
dessous.
88. L’idéal chrétien invitera toujours à dépasser le
soupçon, le manque de confiance permanent, la peur d’être envahi, les
comportements défensifs que le monde actuel nous impose. Beaucoup essaient de
fuir les autres pour une vie privée confortable, ou pour le cercle restreint
des plus intimes, et renoncent au réalisme de la dimension sociale de
l’Évangile. Car, de même que certains voudraient un Christ purement spirituel,
sans chair ni croix, de même ils visent des relations interpersonnelles
seulement à travers des appareils sophistiqués, des écrans et des systèmes
qu’on peut mettre en marche et arrêter sur commande. Pendant ce temps-là
l’Évangile nous invite toujours à courir le risque de la rencontre avec le
visage de l’autre, avec sa présence physique qui interpelle, avec sa souffrance
et ses demandes, avec sa joie contagieuse dans un constant corps à corps. La
foi authentique dans le Fils de Dieu fait chair est inséparable du don de soi,
de l’appartenance à la communauté, du service, de la réconciliation avec la
chair des autres. Dans son incarnation, le Fils de Dieu nous a invités à la
révolution de la tendresse.
89. L’isolement, qui est une forme de l’immanentisme, peut
s’exprimer dans une fausse autonomie qui exclut Dieu et qui pourtant peut aussi
trouver dans le religieux une forme d’esprit de consommation spirituelle à la
portée de son individualisme maladif. Le retour au sacré et la recherche spirituelle
qui caractérisent notre époque, sont des phénomènes ambigus. Mais plus que
l’athéisme, aujourd’hui nous sommes face au défi de répondre adéquatement à la
soif de Dieu de beaucoup de personnes, afin qu’elles ne cherchent pas à
l’assouvir avec des propositions aliénantes ou avec un Jésus Christ sans chair
et sans un engagement avec l’autre. Si elles ne trouvent pas dans l’Église une
spiritualité qui les guérisse, les libère, les comble de vie et de paix et les
appelle en même temps à la communion solidaire et à la fécondité missionnaire,
elles finiront par être trompées par des propositions qui n’humanisent pas ni
ne rendent gloire à Dieu.
90. Les formes propres à la religiosité populaire sont
incarnées, parce qu’elles sont nées de l’incarnation de la foi chrétienne dans
une culture populaire. Pour cela même, elles incluent une relation personnelle,
non pas avec des énergies qui harmonisent mais avec Dieu, avec Jésus Christ,
avec Marie, avec un saint. Ils ont un corps, ils ont des visages. Les formes propres
à la religiosité populaire sont adaptées pour nourrir des potentialités
relationnelles et non pas tant des fuites individualistes. En d’autres secteurs
de nos sociétés grandit l’engouement pour diverses formes de “spiritualité du
bien-être” sans communauté, pour une “théologie de la prospérité” sans
engagements fraternels, ou pour des expériences subjectives sans visage, qui se
réduisent à une recherche intérieure immanentiste.
91. Un défi important est de montrer que la solution ne
consistera jamais dans la fuite d’une relation personnelle et engagée avec
Dieu, et qui nous engage en même temps avec les autres. C’est ce qui se passe
aujourd’hui quand les croyants font en sorte de se cacher et de se soustraire
au regard des autres, et quand subtilement ils s’enfuient d’un lieu à l’autre
ou d’une tâche à l’autre, sans créer des liens profonds et stables : « Imaginatio
locorum et mutatio multos fefellit ».[68]
C’est un faux remède qui rend malade le cœur et parfois le corps. Il est
nécessaire d’aider à reconnaître que l’unique voie consiste dans le fait
d’apprendre à rencontrer les autres en adoptant le comportement juste, en les
appréciant et en les acceptant comme des compagnons de route, sans résistances
intérieures. Mieux encore, il s’agit d’apprendre à découvrir Jésus dans le
visage des autres, dans leur voix, dans leurs demandes. C’est aussi apprendre à
souffrir en embrassant Jésus crucifié quand nous subissons des agressions
injustes ou des ingratitudes, sans jamais nous lasser de choisir la fraternité.[69]
92. Il y a là la vraie guérison, du moment que notre façon
d’être en relation avec les autres, en nous guérissant réellement au lieu de
nous rendre malade, est une fraternité mystique, contemplative, qui sait
regarder la grandeur sacrée du prochain, découvrir Dieu en chaque être humain,
qui sait supporter les désagréments du vivre ensemble en s’accrochant à l’amour
de Dieu, qui sait ouvrir le cœur à l’amour divin pour chercher le bonheur des
autres comme le fait leur Père qui est bon. En cette époque précisément, et
aussi là où se trouve un « petit troupeau » (Lc 12, 32), les disciples
du Seigneur sont appelés à vivre comme une communauté qui soit sel de la terre
et lumière du monde (cf. Mt 5, 13-16). Ils sont appelés à
témoigner de leur appartenance évangélisatrice de façon toujours nouvelle.[70]
Ne nous laissons pas voler la communauté !
93. La mondanité spirituelle, qui se cache derrière des
apparences de religiosité et même d’amour de l’Église, consiste à rechercher,
au lieu de la gloire du Seigneur, la gloire humaine et le bien être personnel.
C’est ce que le Seigneur reprochait aux pharisiens : « Comment pouvez-vous
croire, vous qui recevez la gloire les uns des autres, et ne cherchez pas la
gloire qui vient du Dieu unique ? » (Jn 5, 44). Il s’agit d’une manière
subtile de rechercher « ses propres intérêts, non ceux de Jésus-Christ » (Ph
2, 21). Elle prend de nombreuses formes, suivant le type de personne et la
circonstance dans laquelle elle s’insinue. Du moment qu’elle est liée à la
recherche de l’apparence, elle ne s’accompagne pas toujours de péchés publics,
et, extérieurement, tout semble correct. Mais si elle envahissait l’Église, «
elle serait infiniment plus désastreuse qu’une quelconque autre mondanité simplement
morale ».[71]
94. Cette mondanité peut s’alimenter spécialement de deux manières
profondément liées entre elles. L’une est l’attrait du gnosticisme, une foi
renfermée dans le subjectivisme, où seule compte une expérience déterminée ou
une série de raisonnements et de connaissances que l’on considère comme pouvant
réconforter et éclairer, mais où le sujet reste en définitive fermé dans
l’immanence de sa propre raison ou de ses sentiments. L’autre est le
néo-pélagianisme autoréférentiel et prométhéen de ceux qui, en définitive, font
confiance uniquement à leurs propres forces et se sentent supérieurs aux autres
parce qu’ils observent des normes déterminées ou parce qu’ils sont
inébranlablement fidèles à un certain style catholique justement propre au
passé. C’est une présumée sécurité doctrinale ou disciplinaire qui donne lieu à
un élitisme narcissique et autoritaire, où, au lieu d’évangéliser, on analyse
et classifie les autres, et, au lieu de faciliter l’accès à la grâce, les
énergies s’usent dans le contrôle. Dans les deux cas, ni Jésus-Christ, ni les
autres n’intéressent vraiment. Ce sont les manifestations d’un immanentisme
anthropocentrique. Il n’est pas possible d’imaginer que de ces formes
réductrices de christianisme, puisse surgir un authentique dynamisme
évangélisateur.
95. Cette obscure mondanité se manifeste par de nombreuses
attitudes apparemment opposées mais avec la même prétention de “dominer
l’espace de l’Église”. Dans certaines d’entre elles on note un soin
ostentatoire de la liturgie, de la doctrine ou du prestige de l’Église, mais
sans que la réelle insertion de l’Évangile dans le Peuple de Dieu et dans les
besoins concrets de l’histoire ne les préoccupe. De cette façon la vie de
l’Église se transforme
en une pièce de musée, ou devient la propriété d’un petit
nombre. Dans d’autres, la même mondanité spirituelle se cache derrière la
fascination de pouvoir montrer des conquêtes sociales et politiques, ou dans
une vaine gloire liée à la gestion d’affaires pratiques, ou dans une attraction
vers les dynamiques d’auto-estime et de réalisation autoréférentielle. Elle peut
aussi se traduire par diverses manières de se montrer soi-même engagé dans une
intense vie sociale, remplie de voyages, de réunions, de dîners, de réceptions.
Ou bien elle s’exerce par un fonctionnalisme de manager, chargé de
statistiques, de planifications, d’évaluations, où le principal bénéficiaire
n’est pas le Peuple de Dieu mais plutôt l’Église en tant qu’organisation. Dans
tous les cas, elle est privée du sceau du Christ incarné, crucifié et
ressuscité, elle se
renferme en groupes d’élites, elle ne va pas réellement à la
recherche de ceux qui sont loin, ni des immenses multitudes assoiffées du
Christ. Il n’y a plus de ferveur évangélique, mais la fausse jouissance d’une
autosatisfaction égocentrique.
96. Dans ce contexte, se nourrit la vaine gloire de ceux
qui se contentent d’avoir quelque pouvoir et qui préfèrent être des généraux
d’armées défaites plutôt que de simples soldats d’un escadron qui continue à
combattre. Combien de fois rêvons-nous de plans apostoliques, expansionnistes,
méticuleux et bien dessinés, typiques des généraux défaits ! Ainsi nous renions
notre histoire d’Église, qui est glorieuse en tant qu’elle est histoire de
sacrifices, d’espérance, de lutte quotidienne, de vie dépensée dans le service,
de constance dans le travail pénible, parce que tout travail est accompli à la
“sueur de notre front”. À l’inverse, nous nous attardons comme des vaniteux qui
disent ce “qu’on devrait faire” – le péché du “on devrait faire” – comme des
maîtres spirituels et des experts en pastorale qui donnent des instructions
tout en restant au dehors. Nous entretenonssans fin notre imagination et nous
perdons le contact avec la réalité douloureuse de notre peuple fidèle.
97. Celui qui est tombé dans cette mondanité regarde de
haut et de loin, il refuse la prophétie des frères, il élimine celui qui lui
fait une demande, il fait ressortir continuellement les erreurs des autres et
est obsédé par l’apparence. Il a réduit la référence du cœur à l’horizon fermé
de son immanence et de ses intérêts et, en conséquence, il n’apprend rien de
ses propres péchés et n’est pas authentiquement ouvert au pardon. C’est une
terrible corruption sous l’apparence du bien. Il faut l’éviter en mettant
l’Église en mouvement de sortie de soi, de mission centrée en Jésus Christ,
d’engagement envers les pauvres. Que Dieu nous libère d’une Église mondaine
sous des drapés spirituels et pastoraux ! Cette mondanité asphyxiante se guérit en savourant
l’air pur du Saint Esprit, qui nous libère de rester centrés sur nous-mêmes,
cachés derrière une apparence religieuse vide de Dieu. Ne nous laissons pas
voler l’Évangile !
98. À l’intérieur du Peuple de Dieu et dans les diverses
communautés, que de guerres ! Dans le quartier, sur le lieu de travail, que de
guerres par envies et jalousies, et aussi entre chrétiens ! La mondanité
spirituelle porte certains chrétiens à être en guerre contre d’autres chrétiens
qui font obstacle à leur recherche de pouvoir, de prestige, de plaisir ou de
sécurité économique. De plus, certains cessent de vivre une appartenance
cordiale à l’Église, pour nourrir un esprit de controverse. Plutôt que
d’appartenir à l’Église entière, avec sa riche variété, ils appartiennent à tel
ou tel groupe qui se sent différent ou spécial.
99. Le monde est déchiré par les guerres et par la
violence, ou blessé par un individualisme diffus qui divise les êtres humains
et les met l’un contre l’autre dans la poursuite de leur propre bien-être. En
plusieurs pays ressurgissent des conflits et de vieilles divisions que l’on
croyait en partie dépassées. Je désire demander spécialement aux chrétiens de
toutes les communautés du monde un témoignage de communion fraternelle qui
devienne attrayant et lumineux. Que tous puissent admirer comment vous prenez
soin les uns des autres, comment vous vous encouragez mutuellement et comment
vous vous accompagnez : « À ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples
: si vous avez de l’amour les uns pour les autres » (Jn 13,35). C’est ce
que Jésus a demandé au Père dans une intense prière : « Qu’ils soient un en
nous, afin que le monde croie » (Jn 17,21). Attention à la tentation de
l’envie ! Nous sommes sur la même barque et nous allons vers le même port !
Demandons la grâce de nous réjouir des fruits des autres, qui sont ceux de tous.
100. À ceux qui sont blessés par d’anciennes divisions il
semble difficile d’accepter que nous les exhortions au pardon et à la
réconciliation, parce qu’ils pensent que nous ignorons leur souffrance ou que
nous prétendons leur faire perdre leur mémoire et leurs idéaux. Mais s’ils
voient le témoignage de communautés authentiquement fraternelles et
réconciliées, cela est toujours une lumière qui attire. Par conséquent, cela me
fait très mal de voir comment, dans certaines communautés chrétiennes, et même entre
personnes consacrées, on donne de la place à diverses formes de haine, de
division, de calomnie, de diffamation, de vengeance, de jalousie, de désir
d’imposer ses propres idées à n’importe quel prix, jusqu’à des persécutions qui
ressemblent à une implacable chasse aux sorcières. Qui voulons-nous évangéliser
avec de tels comportements ?
101. Demandons au Seigneur de nous faire comprendre la loi
de l’amour. Qu’il est bon de posséder cette loi ! Comme cela nous fait du bien
de nous aimer les uns les autres au-delà de tout ! Oui, au-delà de tout ! À
chacun de nous est adressée l’exhortation paulinienne : « Ne te laisse pas
vaincre par le mal, sois vainqueur du mal par le bien » (Rm 12, 21). Et
aussi : « Ne nous lassons pas de faire le bien » (Ga 6, 9). Nous avons
tous des sympathies et des antipathies, et peut-être justement en ce moment
sommes-nous fâchés contre quelqu’un. Disons au moins au Seigneur : “Seigneur,
je suis fâché contre celui-ci ou celle-là. Je te prie pour lui et pour elle”.
Prier pour la personne contre laquelle nous sommes irrités c’est un beau pas
vers l’amour, et c’est un acte d’évangélisation. Faisons-le aujourd’hui ! Ne
nous laissons pas voler l’idéal de l’amour fraternel !
102. Les laïcs sont simplement l’immense majorité du peuple
de Dieu. À leur service, il y a une minorité : les ministres ordonnés. La
conscience de l’identité et de la mission du laïc dans l’Église s’est accrue.
Nous disposons d’un laïcat nombreux, bien qu’insuffisant, avec un sens
communautaire bien enraciné et une grande fidélité à l’engagement de la
charité, de la catéchèse, de la célébration de la foi. Mais la prise de
conscience de cette responsabilité de laïc qui naît du Baptême et de la
Confirmation ne se manifeste pas de la même façon chez tous. Dans certains cas
parce qu’ils ne sont pas formés pour assumer des responsabilités importantes,
dans d’autres cas pour n’avoir pas trouvé d’espaces dans leurs Églises
particulières afin de pouvoir s’exprimer et agir, à cause d’un cléricalisme
excessif qui les maintient en marge des décisions. Aussi, même si on note une
plus grande participation de beaucoup aux ministères laïcs, cet engagement ne
se reflète pas dans la pénétration des valeurs chrétiennes dans le monde
social, politique et économique. Il se limite bien des fois à des tâches
internes à l’Église sans un réel engagement pour la mise en œuvre de l’Évangile
en vue de la transformation de la société. La formation des laïcs et
l’évangélisation des catégories professionnelles et intellectuelles
représentent un défi pastoral important.
103. L’Église reconnaît l’apport indispensable de la femme
à la société, par sa sensibilité, son intuition et certaines capacités propres
qui appartiennent habituellement plus aux femmes qu’aux hommes. Par exemple,
l’attention féminine particulière envers les autres, qui s’exprime de façon
spéciale, bien que non exclusive, dans la maternité. Je vois
avec joie combien de nombreuses femmes partagent des responsabilités pastorales
avec les prêtres, apportent leur contribution à l’accompagnement des personnes,
des familles ou des groupes et offrent de nouveaux apports à la réflexion
théologique. Mais il faut encore élargir les espaces pour une présence féminine
plus incisive dans l’Église. Parce que « le génie féminin est nécessaire dans
toutes les expressions de la vie sociale ; par conséquent, la présence des
femmes dans le secteur du travail aussi doit être garantie »[72]
et dans les divers lieux où sont prises des décisions importantes, aussi bien
dans l’Église que dans les structures sociales.
104. Les revendications des droits légitimes des femmes, à
partir de la ferme conviction que les hommes et les femmes ont la même dignité,
posent à l’Église des questions profondes qui la défient et que l’on ne peut
éluder superficiellement. Le sacerdoce réservé aux hommes, comme signe du
Christ Époux qui se livre dans l’Eucharistie, est une question qui ne se
discute pas, mais peut devenir un motif de conflit particulier si on identifie
trop la puissance sacramentelle avec le pouvoir. Il ne faut pas oublier que
lorsque nous parlons de pouvoir sacerdotal « nous sommes dans le concept de la fonction,
non de la dignité et de la sainteté ».[73]
Le sacerdoce ministériel est un des moyens que Jésus utilise au service de son
peuple, mais la grande dignité vient du Baptême, qui est accessible à tous. La
configuration du prêtre au Christ-Tête – c’est-à-dire comme source principale
de la grâce – n’entraîne pas une exaltation qui le place en haut de tout le
reste. Dans l’Église, les fonctions « ne justifient aucune supériorité des uns
sur les autres ».[74]
De fait, une femme, Marie, est plus importante que les évêques. Même quand on
considère la fonction du sacerdoce ministériel comme “hiérarchique”, il
convient de bien avoir présent qu’« elle est totalement ordonnée à la sainteté
des membres du Christ ».[75]
Sa clé et son point d’appui fondamental ne sont pas le pouvoir entendu comme
domination, mais la puissance d’administrer le sacrement de l’Eucharistie ; de
là dérive son autorité, qui est toujours un service du peuple. C’est un grand
défi qui se présente ici aux pasteurs et aux théologiens, qui pourraient aider
à mieux reconnaître ce que cela implique par rapport au rôle possible de la
femme là où se prennent des décisions importantes, dans les divers milieux de
l’Église.
105. La pastorale de la jeunesse, telle que nous étions
habitués à la développer, a souffert du choc des changements sociaux. Dans les
structures habituelles, les jeunes ne trouvent pas souvent de réponses à leurs
inquiétudes, à leurs besoins, à leurs questions et à leurs blessures. Il nous
coûte à nous, les adultes, de les écouter avec patience, de comprendre leurs
inquiétudes ou leurs demandes, et d’apprendre à parler avec eux dans le langage
qu’ils comprennent. Pour cette même raison, les propositions éducatives ne
produisent pas les fruits espérés. La prolifération et la croissance des
associations et mouvements essentiellement de jeunes peuvent s’interpréter
comme une action de l’Esprit qui ouvre des voies nouvelles en syntonie avec
leurs attentes et avec la recherche d’une spiritualité profonde et d’un sens
d’appartenance plus concret. Il est nécessaire toutefois, de rendre plus stable
la participation de ces groupements à la pastorale d’ensemble de l’Église.[76]
106. Même s’il n’est pas toujours facile d’approcher les
jeunes, des progrès ont été réalisés dans deux domaines : la conscience que
toute la communauté les évangélise et les éduque, et l’urgence qu’ils soient
davantage des protagonistes. Il faut reconnaître que, dans le contexte actuel
de crise de l’engagement et des liens communautaires, nombreux sont les jeunes
qui offrent leur aide solidaire face aux maux du monde et entreprennent
différentes formes de militance et de volontariat. Certains participent à la
vie de l’Église, donnent vie à des groupes de service et à diverses initiatives
missionnaires dans leurs diocèses ou en d’autres lieux. Qu’il est beau que des
jeunes soient “pèlerins de la foi”, heureux de porter Jésus dans chaque rue,
sur chaque place, dans chaque coin de la terre !
107. En de nombreux endroits les vocations au sacerdoce et
à la vie consacrée deviennent rares. Souvent, dans les communautés cela est dû
à l’absence d’une ferveur apostolique contagieuse, et pour cette raison elles
n’enthousiasment pas et ne suscitent pas d’attirance. Là où il y a vie,
ferveur, envie de porter le Christ aux autres, surgissent des vocations
authentiques. Même dans les paroisses où les prêtres sont peu engagés et
joyeux, c’est la vie fraternelle et fervente de la communauté qui réveille le
désir de se consacrer entièrement à Dieu et à l’évangélisation, surtout si
cette communauté vivante prie avec insistance pour les vocations et a le
courage de proposer à ses jeunes un chemin de consécration spéciale. D’autre
part, malgré la pénurie des vocations, nous avons aujourd’hui une conscience
plus claire de la nécessité d’une meilleure sélection des candidats au
sacerdoce. On ne peut remplir les séminaires sur la base de n’importe quelles
motivations, d’autant moins si celles-ci sont liées à une insécurité affective,
à une recherche de formes de pouvoir, de gloire humaine ou de bien-être
économique.
108. Comme je l’ai déjà dit, je n’ai pas voulu offrir une
analyse complète, mais j’invite les communautés à compléter et à enrichir ces
perspectives à partir de la conscience des défis qui leur sont propres et de
ceux qui leur sont proches. Lorsqu’elles le feront, j’espère qu’elles tiendront
compte que, chaque fois que nous cherchons à lire les signes des temps dans la
réalité actuelle, il est opportun d’écouter les jeunes et les personnes âgées.
Les deux sont l’espérance des peuples. Les personnes âgées apportent la mémoire
et la sagesse de l’expérience, qui invite à ne pas répéter de façon stupide les
mêmes erreurs que dans le passé. Les jeunes nous appellent à réveiller et à
faire grandir l’espérance, parce qu’ils portent en eux les nouvelles tendances
de l’humanité et nous ouvrent à l’avenir, de sorte que nous ne restions pas
ancrés dans la nostalgie des structures et des habitudes qui ne sont plus
porteuses de vie dans le monde actuel.
109. Les défis existent pour être relevés. Soyons
réalistes, mais sans perdre la joie, l’audace et le dévouement plein
d’espérance ! Ne nous laissons pas voler la force missionnaire !
110. Après avoir pris en considération certains défis de la
réalité actuelle, je désire rappeler maintenant la tâche qui nous presse quelle
que soit l’époque et quel que soit le lieu, car « il ne peut y avoir de
véritable évangélisation sans annonce explicite que Jésus est le
Seigneur », et sans qu’il n’existe un « primat de l’annonce de Jésus Christ
dans toute activité d’évangélisation ».[77]
Recueillant les préoccupations des évêques de l’Asie, Jean-Paul II affirma que,
si l’Église « doit accomplir son destin providentiel, alors l’évangélisation,
comme une prédication joyeuse, patiente et progressive de la mort salvifique et
de la résurrection de Jésus-Christ, doit être une priorité absolue ».[78]
Cela vaut pour tous.
111. L’évangélisation est la tâche de l’Église. Mais ce
sujet de l’évangélisation est bien plus qu’une institution organique et
hiérarchique, car avant tout c’est un peuple qui est en marche vers Dieu. Il
s’agit certainement d’un mystère qui plonge ses racines dans la Trinité,
mais qui a son caractère concret historique dans un peuple pèlerin et
évangélisateur, qui transcende toujours toute expression institutionnelle même
nécessaire. Je propose de m’arrêter un peu sur cette façon de comprendre
l’Église, qui a son fondement ultime dans la libre et gratuite initiative de
Dieu.
112. Le salut que Dieu nous offre est œuvre de sa
miséricorde. Il n’y a pas d’action humaine, aussi bonne soit-elle, qui nous
fasse mériter un si grand don. Dieu, par pure grâce, nous attire pour nous unir
à lui.[79]
Il envoie son Esprit dans nos cœurs pour faire de nous ses fils, pour nous
transformer et pour nous rendre capables de répondre par notre vie à son amour.
L’Église est envoyée par Jésus Christ comme sacrement de salut offert par Dieu[80].
Par ses actions évangélisatrices, elle collabore comme instrument de la grâce
divine qui opère sans cesse au-delà de toute supervision possible. Benoît XVI
l’a bien exprimé en ouvrant les réflexions du Synode : « Il est (…) important
de toujours savoir que le premier mot, l’initiative véritable, l’activité
véritable vient de Dieu et c’est seulement en s’insérant dans cette initiative
divine, c’est seulement en implorant cette initiative divine, que nous pouvons
devenir nous aussi – avec Lui et en Lui – des évangélisateurs ».[81]
Le principe du primat de la grâce doit être un phare qui illumine
constamment nos réflexions sur l’évangélisation.
113. Ce salut, que Dieu réalise et que l’Église annonce
joyeusement, est destiné à tous,[82]
et Dieu a donné naissance à un chemin pour s’unir chacun des êtres humains de
tous les temps. Il a choisi de les convoquer comme peuple et non pas comme des
êtres isolés.[83]
Personne ne se sauve tout seul, c’est-à-dire, ni comme individu isolé ni par
ses propres forces. Dieu nous attire en tenant compte de la trame complexe des
relations interpersonnelles que comporte la vie dans une communauté humaine. Ce
peuple que Dieu s’est choisi et a convoqué est l’Église. Jésus ne dit pas aux
Apôtres de former un groupe exclusif, un groupe d’élite. Jésus dit : «
Allez donc, de toutes les nations faites des disciples » (Mt 28, 19).
Saint Paul affirme qu’au sein du peuple de Dieu, dans l’Église, « il n’y a ni
Juif ni Grec […] car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3,
28). Je voudrais dire à ceux qui se sentent loin de Dieu et de l’Église, à ceux
qui sont craintifs et indifférents : Le Seigneur t’appelle toi aussi à faire
partie de son peuple et il le fait avec grand respect et amour !
114. Être Église c’est être peuple de Dieu, en accord avec
le grand projet d’amour du Père. Cela appelle à être le ferment de Dieu au sein
de l’humanité. Cela veut dire annoncer et porter le salut de Dieu dans notre
monde, qui souvent se perd, a besoin de réponses qui donnent courage et
espérance, ainsi qu’une nouvelle vigueur dans la marche. L’Église doit
être le lieu de la miséricorde gratuite, où tout le monde peut se sentir
accueilli, aimé, pardonné et encouragé à vivre selon la bonne vie de
l’Évangile.
115. Ce peuple de Dieu s’incarne dans les peuples de la
terre, chacun de ses membres a sa propre culture. La notion de culture est un
précieux outil pour comprendre les diverses expressions de la vie chrétienne
présentes dans le peuple de Dieu. Il s’agit du style de vie d’une société
précise, de la manière propre qu’ont ses membres de tisser des relations entre
eux, avec les autres créatures et avec Dieu. Comprise ainsi, la culture
embrasse la totalité de la vie d’un peuple.[84]
Chaque peuple, dans son évolution historique, promeut sa propre culture avec
une autonomie légitime.[85]
On doit cela au fait que la personne humaine « de par sa nature même, a
absolument besoin d’une vie sociale »,[86]
et elle se réfère toujours à la société, où elle vit d’une façon concrète sa
relation avec la réalité. L’être
humain est toujours culturellement situé : « nature et culture sont liées de
façon aussi étroite que possible ».[87]
La grâce suppose la culture, et le don de Dieu s’incarne dans la culture de la
personne qui la reçoit.
116. En ces deux millénaires de christianisme,
d’innombrables peuples ont reçu la grâce de la foi, l’ont fait fleurir dans
leur vie quotidienne et l’ont transmise selon leurs modalités culturelles
propres. Quand une communauté accueille l’annonce du salut, l’Esprit Saint
féconde sa culture avec la force transformante de l’Évangile. De sorte que,
comme nous pouvons le voir dans l’histoire de l’Église, le christianisme n’a
pas un modèle culturel unique, mais « tout en restant pleinement lui-même, dans
l’absolue fidélité à l’annonce évangélique et à la tradition ecclésiale, il
revêtira aussi le visage des innombrables cultures et des innombrables peuples
où il est accueilli et enraciné ».[88]
Chez les divers peuples, qui expérimentent le don de Dieu selon leur propre
culture, l’Église exprime sa catholicité authentique et montre « la beauté de
ce visage multiforme ».[89]
Dans les expressions chrétiennes d’un peuple évangélisé, l’Esprit Saint
embellit l’Église, en lui indiquant de nouveaux aspects de la Révélation et en
lui donnant un nouveau visage. Par l’inculturation, l’Église « introduit les
peuples avec leurs cultures dans sa propre communauté »,[90]
parce que « toute culture offre des valeurs et des modèles positifs qui
peuvent enrichir la manière dont l’Évangile est annoncé, compris et vécu ».[91]
Ainsi, « l’Église, accueillant les valeurs des différentes cultures, devient la
“sponsa ornata monilibus suis”, “l’épouse qui se pare de ses bijoux”
(cf. Is 61, 10) ».[92]
117. Bien comprise, la diversité culturelle ne menace pas
l’unité de l’Église. C’est l’Esprit Saint, envoyé par le Père et le Fils, qui
transforme nos cœurs et nous rend capables d’entrer dans la communion parfaite
de la Sainte Trinité
où tout trouve son unité. Il construit la communion et l’harmonie du peuple de
Dieu. L’Esprit Saint lui-même est l’harmonie, de même qu’il est le lien d’amour
entre le Père et le Fils.[93]
C’est lui qui suscite une grande richesse diversifiée de dons et en même temps
construit une unité qui n’est jamais uniformité mais une harmonie multiforme
qui attire. L’évangélisation reconnaît avec joie ces multiples richesses que
l’Esprit engendre dans l’Église. Ce n’est pas faire justice à la logique de
l’incarnation que de penser à un christianisme monoculturel et monocorde. S’il
est bien vrai que certaines cultures ont été étroitement liées à la prédication
de l’Évangile et au développement d’une pensée chrétienne, le message révélé ne
s’identifie à aucune d’entre elles et il a un contenu transculturel. C’est pourquoi,
en évangélisant de nouvelles cultures ou des cultures qui n’ont pas accueilli
la prédication chrétienne, il n’est pas indispensable d’imposer une forme
culturelle particulière, aussi belle et antique qu’elle soit, avec la
proposition de l’Évangile. Le message que nous annonçons a toujours un
revêtement culturel, mais parfois dans l’Église nous tombons dans une
sacralisation vaniteuse de la propre culture, avec laquelle nous pouvons
manifester plus de fanatisme qu’une authentique ferveur évangélisatrice.
118. Les évêques de l’Océanie ont ainsi demandé que chez
eux l’Église « fasse comprendre et présente la vérité du Christ en s’inspirant
des traditions et des cultures de la région » et ils ont souhaité que « tous
les missionnaires travaillent en harmonie avec les chrétiens autochtones pour
faire en sorte que la foi et la vie de l’Église soient exprimées selon des
formes légitimes appropriées à chaque culture ».[94]
Nous ne pouvons pas prétendre que tous les peuples de tous les continents, en
exprimant la foi chrétienne, imitent les modalités adoptées par les peuples
européens à un moment précis de leur histoire, car la foi ne peut pas être
enfermée dans les limites de la compréhension et de l’expression d’une culture
particulière.[95]
Il est indiscutable qu’une seule culture n’épuise pas le mystère de la
rédemption du Christ.
119. Dans tous les baptisés, du premier au dernier, agit la
force sanctificatrice de l’Esprit qui incite à évangéliser. Le Peuple de Dieu
est saint à cause de cette onction que le rend infaillible “in credendo”.
Cela signifie que quand il croit il ne se trompe pas, même s’il ne trouve pas
les paroles pour exprimer sa foi. L’Esprit le guide dans la vérité et le
conduit au salut.[96]
Comme faisant partie de son mystère d’amour pour l’humanité, Dieu dote la
totalité des fidèles d’un instinct de la foi – le sensus fidei –
qui les aide à discerner ce qui vient réellement de Dieu. La présence de
l’Esprit donne aux chrétiens une certaine connaturalité avec les réalités
divines et une sagesse qui leur permet de les comprendre de manière intuitive,
même s’ils ne disposent pas des moyens appropriés pour les exprimer avec
précision.
120. En vertu du Baptême reçu, chaque membre du Peuple de
Dieu est devenu disciple missionnaire (cf. Mt 28, 19). Chaque baptisé,
quelle que soit sa fonction dans l’Église et le niveau d’instruction de sa foi,
est un sujet actif de l’évangélisation, et il serait inadéquat de penser à un
schéma d’évangélisation utilisé pour des acteurs qualifiés, où le reste du
peuple fidèle serait seulement destiné à bénéficier de leursactions. La
nouvelle évangélisation doit impliquer que chaque baptisé soit protagoniste
d’une façon nouvelle. Cette conviction se transforme en un
appel adressé à chaque chrétien, pour que personne ne renonce à son engagement
pour l’évangélisation, car s’il a vraiment fait l’expérience de l’amour de Dieu
qui le sauve, il n’a pas besoin de beaucoup de temps de préparation pour aller
l’annoncer, il ne peut pas attendre d’avoir reçu beaucoup de leçons ou de
longues instructions. Tout chrétien est missionnaire dans la mesure où il a
rencontré l’amour de Dieu en Jésus Christ ; nous ne disons plus que nous sommes
« disciples » et « missionnaires », mais toujours que nous sommes «
disciples-missionnaires ». Si nous n’en sommes pas convaincus, regardons les
premiers disciples, qui immédiatement, après avoir reconnu le regard de Jésus,
allèrent proclamer pleins de joie : « Nous avons trouvé le Messie » (Jn 1,
41). La samaritaine, à peine eut-elle fini son dialogue avec Jésus, devint
missionnaire, et beaucoup de samaritains crurent en Jésus « à cause de la
parole de la femme » (Jn 4, 39). Saint Paul aussi, à partir de sa
rencontre avec Jésus Christ, « aussitôt se mit à prêcher Jésus » (Ac 9,
20 ). Et nous, qu’attendons-nous ?
121. Assurément, nous sommes tous appelés à grandir comme
évangélisateurs. En même temps employons-nous à une meilleure formation, à un
approfondissement de notre amour et à un témoignage plus clair de l’Évangile.
En ce sens, nous devons tous accepter que les autres nous évangélisent
constamment ; mais cela ne signifie pas que nous devons renoncer à la mission
d’évangélisation, mais plutôt que nous devons trouver le mode de communiquer
Jésus qui corresponde à la situation dans laquelle nous nous trouvons. Dans
tous les cas, nous sommes tous appelés à offrir aux autres le témoignage
explicite de l’amour salvifique du Seigneur, qui, bien au-delà de nos
imperfections, nous donne sa proximité, sa Parole, sa force, et donne sens à
notre vie. Ton cœur sait que la vie n’est pas la même sans lui, alors ce que tu
as découvert, ce qui t’aide à vivre et te donne une espérance, c’est cela que
tu dois communiquer aux autres. Notre imperfection ne doit pas être une excuse
; au contraire, la mission est un stimulant constant pour ne pas s’installer
dans la médiocrité et pour continuer à grandir. Le témoignage de foi que tout
chrétien est appelé à donner, implique d’affirmer, comme saint Paul : « Non que
je sois déjà au but, ni déjà devenu parfait ; mais je poursuis ma course […] et
je cours vers le but » (Ph 3, 12-13).
122. De la sorte, nous pouvons penser que les divers
peuples, chez qui l’Évangile a été inculturé, sont des sujets collectifs
actifs, agents de l’évangélisation. Ceci se vérifie parce que chaque peuple est
le créateur de sa culture et le protagoniste de son histoire. La culture est
quelque chose de dynamique, qu’un peuple recrée constamment, et chaque génération
transmet à la suivante un ensemble de comportements relatifs aux diverses
situations existentielles, qu’elle doit élaborer de nouveau face à ses propres
défis. L’être humain « est à la fois fils et père de la culture dans laquelle
il est immergé ».[97]
Quand un peuple a inculturé l’Évangile, dans son processus de transmission
culturelle, il transmet aussi la foi de manières toujours nouvelles ; d’où
l’importance de l’évangélisation comprise comme inculturation. Chaque portion
du peuple de Dieu, en traduisant dans sa vie le don de Dieu selon son génie
propre, rend témoignage à la foi reçue et l’enrichit de nouvelles expressions
qui sont éloquentes. On peut dire que « le peuple s’évangélise continuellement
lui-même ».[98]
D’où l’importance particulière de la piété populaire, expression authentique de
l’action missionnaire spontanée du peuple de Dieu. Il s’agit d’une réalité en
développement permanent où l’Esprit Saint est l’agent premier.[99]
123. Dans la piété populaire, on peut comprendre comment la
foi reçue s’est incarnée dans une culture et continue à se transmettre.
Regardée avec méfiance pendant un temps, elle a été l’objet d’une
revalorisation dans les décennies postérieures au Concile. Ce fut Paul VI, dans
son Exhortation apostolique Evangelii
Nuntiandi qui donna une impulsion décisive en ce sens. Il y explique
que la piété populaire « traduit une soif de Dieu que seuls les simples et les
pauvres peuvent connaître »[100]
et qu’elle « rend capable de générosité et de sacrifice jusqu’à l’héroïsme
lorsqu’il s’agit de manifester la foi ».[101]
Plus près de nous, Benoît XVI, en Amérique latine, a signalé qu’il s’agit «
d’un précieux trésor de l’Église catholique » et qu’en elle « apparaît l’âme
des peuples latino-américains ».[102]
124. Dans le Document d’Aparecida sont décrites les
richesses que l’Esprit Saint déploie dans la piété populaire avec ses
initiatives gratuites. En ce continent bien-aimé, où un grand nombre de
chrétiens expriment leur foi à travers la piété populaire, les évêques
l’appellent aussi « spiritualité populaire » ou « mystique populaire ».[103]
Il s’agit d’une véritable « spiritualité incarnée dans la culture des simples
».[104]
Elle n’est pas vide de contenus, mais elle les révèle et les exprime plus par
voie symbolique que par l’usage de la raison instrumentale, et, dans l’acte de
foi, elle accentue davantage le credere in Deum que le credere Deum.[105]
« C’est une manière légitime de vivre la foi, une façon de se sentir partie
prenante de l’Église, et une manière d’être missionnaire »[106]
; elle porte en elle la grâce de la mission, du sortir de soi et d’être
pèlerins : « le fait de marcher ensemble vers les sanctuaires, et de participer
à d’autres manifestations de la piété populaire, en amenant aussi les enfants
ou en invitant d’autres personnes, est en soi un acte d’évangélisation ».[107]
Ne contraignons pas et ne prétendons pas contrôler cette force missionnaire !
125. Pour comprendre cette réalité il faut s’en approcher
avec le regard du Bon Pasteur, qui ne cherche pas à juger mais à aimer. C’est
seulement à partir d’une connaturalité affective que donne l’amour que nous
pouvons apprécier la vie théologale présente dans la piété des peuples
chrétiens, spécialement dans les pauvres. Je pense à la foi solide de ces mères
au pied du lit de leur enfant malade qui s’appliquent au Rosaire bien qu’elles
ne sachent pas ébaucher les phrases du Credo ; ou à tous ces actes chargés
d’espérance manifestés par une bougie que l’on allume dans un humble foyer pour
demander l’aide de Marie, ou à ces regards d’amour profond vers le Christ
crucifié. Celui qui aime le saint peuple fidèle de Dieu ne peut pas regarder
ces actions seulement comme une recherche naturelle de la divinité. Ce sont les
manifestations d’une vie théologale animée par l’action de l’Esprit Saint qui a
été répandu dans nos cœurs (cf. Rm 5, 5).
126. Dans la piété populaire, puisqu’elle est fruit de
l’Évangile inculturé, se trouve une force activement évangélisatrice que nous
ne pouvons pas sous-estimer : ce serait comme méconnaître l’œuvre de l’Esprit
Saint. Nous sommes plutôt appelés à l’encourager et à la fortifier pour
approfondir le processus d’inculturation qui est une réalité jamais achevée.
Les expressions de la piété populaire ont beaucoup à nous apprendre, et, pour
qui sait les lire, elles sont un lieu théologique auquel nous devons
prêter attention, en particulier au moment où nous pensons à la nouvelle
évangélisation.
127. Maintenant que l’Église veut vivre un profond
renouveau missionnaire, il y a une forme de prédication qui nous revient à tous
comme tâche quotidienne. Il s’agit de porter l’Évangile aux personnes avec
lesquelles chacun a à faire, tant les plus proches que celles qui sont
inconnues. C’est la prédication informelle que l’on peut réaliser dans une conversation,
et c’est aussi celle que fait un missionnaire quand il visite une maison. Être
disciple c’est avoir la disposition permanente de porter l’amour de Jésus aux
autres, et cela se fait spontanément en tout lieu : dans la rue, sur la place,
au travail, en chemin.
128. Dans cette prédication, toujours respectueuse et
aimable, le premier moment consiste en un dialogue personnel, où l’autre
personne s’exprime et partage ses joies, ses espérances, ses préoccupations
pour les personnes qui lui sont chères, et beaucoup de choses qu’elle porte
dans son cœur. C’est seulement après cette conversation, qu’il est possible de
présenter la Parole, que ce soit par la lecture de quelque passage de
l’Écriture ou de manière narrative, mais toujours en rappelant l’annonce
fondamentale : l’amour personnel de Dieu qui s’est fait homme, s’est livré pour
nous, et qui, vivant, offre son salut et son amitié. C’est l’annonce qui se
partage dans une attitude humble, de témoignage, de celui qui toujours sait
apprendre, avec la conscience que le message est si riche et si profond qu’il
nous dépasse toujours. Parfois il s’exprime de manière plus directe, d’autres
fois à travers un témoignage personnel, un récit, un geste, ou la forme que
l’Esprit Saint lui-même peut susciter en une circonstance concrète. Si cela
semble prudent et si les conditions sont réunies, il est bon que cette
rencontre fraternelle et missionnaire se conclue par une brève prière qui
rejoigne les préoccupations que la personne a manifestées. Ainsi, elle percevra
mieux qu’elle a été écoutée et comprise, que sa situation a été remise entre
les mains de Dieu, et elle reconnaîtra que la Parole de Dieu parle réellement à
sa propre existence.
129. Il ne faut pas penser que l’annonce évangélique doive
se transmettre toujours par des formules déterminées et figées, ou avec des
paroles précises qui expriment un contenu absolument invariable. Elle se
transmet sous des formes très diverses qu’il serait impossible de décrire ou de
cataloguer, dont le peuple de Dieu, avec ses innombrables gestes et signes, est
le sujet collectif. Par conséquent, si l’Évangile s’est incarné dans une
culture, il ne se communique pas seulement par l’annonce de personne à
personne. Cela doit nous faire penser que, dans les pays où le christianisme est
minoritaire, en plus d’encourager chaque baptisé à annoncer l’Évangile, les
Églises particulières doivent développer activement des formes, au moins
initiales, d’inculturation. Ce à quoi on doit tendre, en définitive, c’est que
la prédication de l’Évangile, exprimée par des catégories propres à la culture
où il est annoncé, provoque une nouvelle synthèse avec cette culture. Bien que
ces processus soient toujours lents, parfois la crainte nous paralyse trop. Si
nous laissons les doutes et les peurs étouffer toute audace, il est possible
qu’au lieu d’être créatifs, nous restions simplement tranquilles sans provoquer
aucune avancée et, dans ce cas, nous ne serons pas participants aux processus
historiques par notre coopération, mais nous serons simplement spectateurs
d’une stagnation stérile de l’Église.
130. L’Esprit Saint enrichit toute l’Église qui évangélise
aussi par divers charismes. Ce sont des dons pour renouveler et édifier
l’Église.[108]
Ils ne sont pas un patrimoine fermé, livré à un groupe pour qu’il le garde ; il
s’agit plutôt de cadeaux de l’Esprit intégrés au corps ecclésial, attirés vers
le centre qui est le Christ, d’où ils partent en une impulsion évangélisatrice.
Un signe clair de l’authenticité d’un charisme est son ecclésialité, sa
capacité de s’intégrer harmonieusement dans la vie du peuple saint de Dieu,
pour le bien de tous. Une véritable nouveauté suscitée par l’Esprit n’a pas
besoin de porter ombrage aux autres spiritualités et dons pour s’affirmer
elle-même. Plus un charisme tournera son regard vers le cœur de l’Évangile plus
son exercice sera ecclésial. Même si cela coûte, c’est dans la communion qu’un
charisme se révèle authentiquement et mystérieusement fécond. Si elle vit ce
défi, l’Église peut être un modèle pour la paix dans le monde.
131. Les différences entre les personnes et les communautés
sont parfois inconfortables, mais l’Esprit Saint, qui suscite cette diversité,
peut tirer de tout quelque chose de bon, et le transformer en un dynamisme
évangélisateur qui agit par attraction. La diversité doit toujours être
réconciliée avec l’aide de l’Esprit Saint ; lui seul peut susciter la
diversité, la pluralité, la multiplicité et, en même temps, réaliser l’unité.
En revanche, quand c’est nous qui prétendons être la diversité et que nous nous
enfermons dans nos particularismes, dans nos exclusivismes, nous provoquons la
division ; d’autre part, quand c’est nous qui voulons construire l’unité avec
nos plans humains, nous finissons par imposer l’uniformité, l’homologation.
Ceci n’aide pas à la mission de l’Église.
132. L’annonce à la culture implique aussi une annonce aux
cultures professionnelles, scientifiques et académiques. Il s’agit de la
rencontre entre la foi, la raison et les sciences qui vise à développer un
nouveau discours sur la crédibilité, une apologétique originale[109]
qui aide à créer les dispositions pour que l’Évangile soit écouté par tous.
Quand certaines catégories de la raison et des sciences sont accueillies dans
l’annonce du message, ces catégories elles-mêmes deviennent des instruments
d’évangélisation ; c’est l’eau changée en vin. C’est ce qui une fois adopté,
n’est pas seulement racheté, mais devient instrument de l’Esprit pour éclairer
et rénover le monde.
133. Du moment que la préoccupation de l’évangélisateur de
rejoindre toute personne ne suffit pas, et que l’Évangile doit aussi être annoncé
aux cultures dans leur ensemble,la théologie – et pas seulement la théologie
pastorale – en dialogue avec les autres sciences et expériences humaines revêt
une grande importance pour penser comment faire parvenir la proposition de
l’Évangile à la diversité des contextes culturels et des destinataires.[110]
Engagée dans l’évangélisation, l’Église apprécie et encourage le charisme des
théologiens et leur effort dans la recherche théologique qui promeut le
dialogue avec le monde de la culture et de la science. Je fais appel
aux théologiens afin qu’ils accomplissent ce service comme faisant partie de la
mission salvifique de l’Église. Mais il est nécessaire, qu’à cette fin, ils
aient à cœur la finalité évangélisatrice de l’Église et de la théologie
elle-même, et qu’ils ne se contentent pas d’une théologie de bureau.
134. Les Universités sont un milieu privilégié pour penser
et développer cet engagement d’évangélisation de manière interdisciplinaire et
intégrée. Les écoles catholiques qui se proposent toujours de conjuguer la
tâche éducative avec l’annonce explicite de l’Évangile constituent un apport de
valeur à l’évangélisation de la culture, même dans les pays et les villes où
une situation défavorable nous encourage à faire preuve de créativité pour
trouver les chemins adéquats.[111]
135. Considérons maintenant la prédication dans la
liturgie, qui demande une sérieuse évaluation de la part des pasteurs. Je
m’attarderai en particulier, et avec un certain soin, à l’homélie et à sa
préparation, car les réclamations à l’égard de ce grand ministère sont
nombreuses, et nous ne pouvons pas faire la sourde oreille. L’homélie est la
pierre de touche pour évaluer la proximité et la capacité de rencontre d’un
pasteur avec son peuple. De fait, nous savons que les fidèles lui donnent
beaucoup d’importance ; et ceux-ci, comme les ministres ordonnés eux-mêmes,
souffrent souvent, les uns d’écouter, les autres de prêcher. Il est triste
qu’il en soit ainsi. L’homélie peut être vraiment une intense et heureuse
expérience de l’Esprit, une rencontre réconfortante avec la Parole, une source
constante de renouveau et de croissance.
136. Renouvelons notre confiance dans la prédication, qui
se fonde sur la conviction que c’est Dieu qui veut rejoindre les autres à
travers le prédicateur, et qu’il déploie sa puissance à travers la parole
humaine. Saint Paul parle avec force de la nécessité de prêcher, parce que le
Seigneur a aussi voulu rejoindre les autres par notre parole (cf. Rm 10,
14-17). Par la parole, notre Seigneur s’est conquis le cœur des gens. Ils
venaient l’écouter de partout (cf. Mc 1, 45). Ils restaient émerveillés,
“buvant” ses enseignements (cf. Mc 6, 2). Ils sentaient qu’il leur
parlait comme quelqu’un qui a autorité (cf. Mc 1, 27). Avec la parole,
les Apôtres, qu’il a institués « pour être ses compagnons et les envoyer
prêcher » (Mc 3, 14), attiraient tous les peuples dans le sein de
l’Église (cf. Mc 16, 15.20).
137. Il faut se rappeler maintenant que « la proclamation
liturgique de la Parole de Dieu, surtout dans le cadre de l’assemblée
eucharistique, est moins un moment de méditation et de catéchèse que le
dialogue de Dieu avec son peuple, dialogue où sont proclamées les merveilles du
salut et continuellement proposées les exigences de l’Alliance ».[112]
L’homélie a une valeur spéciale qui provient de son contexte eucharistique, qui
dépasse toutes les catéchèses parce qu’elle est le moment le plus élevé du
dialogue entre Dieu et son peuple, avant la communion sacramentelle. L’homélie
reprend ce dialogue qui est déjà engagé entre le Seigneur et son peuple. Celui
qui prêche doit discerner le cœur de sa communauté pour chercher où est vivant
et ardent le désir de Dieu, et aussi où ce dialogue, qui était amoureux, a été
étouffé ou n’a pas pu donner de fruit.
138. L’homélie ne peut pas être un spectacle de
divertissement, elle ne répond pas à la logique des moyens médiatiques, mais
elle doit donner ferveur et sens à la célébration. C’est un genre particulier,
puisqu’il s’agit d’une prédication dans le cadre d’une célébration liturgique
; par conséquent elle doit être brève et éviter de ressembler à une conférence
ou à un cours. Le prédicateur peut être capable de maintenir l’intérêt des gens
durant une heure, mais alors sa parole devient plus importante que la
célébration de la foi. Si
l’homélie se prolonge trop, elle nuit à deux caractéristiques de la célébration
liturgique : l’harmonie entre ses parties et son rythme. Quand la prédication
se réalise dans le contexte liturgique, elle s’intègre comme une partie de
l’offrande qui est remise au Père et comme médiation de la grâce que le Christ
répand dans la
célébration. Ce contexte même exige que la prédication
oriente l’assemblée, et aussi le prédicateur, vers une communion avec le Christ
dans l’Eucharistie qui transforme la vie. Ceci demande que la parole du prédicateur ne
prenne pas une place excessive, de manière à ce que le Seigneur brille
davantage que le ministre.
139. Nous avons dit que le Peuple de Dieu, par l’action
constante de l’Esprit en lui, s’évangélise continuellement lui-même.
Qu’implique cette conviction pour le prédicateur ? Elle nous rappelle que
l’Église est mère et qu’elle prêche au peuple comme une mère parle à son
enfant, sachant que l’enfant a confiance que tout ce qu’elle lui enseigne sera
pour son bien parce qu’il se sait aimé. De plus, la mère sait reconnaître tout
ce que Dieu a semé chez son enfant, elle écoute ses préoccupations et apprend
de lui. L’esprit d’amour qui règne dans une famille guide autant la mère que
l’enfant dans leur dialogue, où l’on enseigne et apprend, où l’on se corrige et
apprécie les bonnes choses. Il en est ainsi également dans l’homélie. L’Esprit,
qui a inspiré les Évangiles et qui agit dans le peuple de Dieu, inspire aussi
comment on doit écouter la foi du peuple, et comment on doit prêcher à chaque
Eucharistie. La prédication chrétienne, par conséquent, trouve au cœur de la
culture du peuple une source d’eau vive, tant pour savoir ce qu’elle doit dire
que pour trouver la manière appropriée de le dire. De même qu’on aime que l’on
nous parle dans notre langue maternelle, de même aussi, dans la foi, nous
aimons que l’on nous parle avec les termes de la “culture maternelle”, avec les
termes du dialecte maternel (cf. 2M, 21.27), et le cœur se dispose à
mieux écouter. Cette langue est un ton qui transmet courage, souffle, force et
impulsion.
140. On doit favoriser et cultiver ce milieu maternel et
ecclésial dans lequel se développe le dialogue du Seigneur avec son peuple,
moyennant la proximité de cœur du prédicateur, la chaleur de son ton de voix,
la douceur du style de ses phrases, la joie de ses gestes. Même dans les cas où
l’homélie est un peu ennuyeuse, si cet esprit maternel et ecclésial est
perceptible, elle sera toujours féconde, comme les conseils ennuyeux d’une mère
donnent du fruit avec le temps dans le cœur de ses enfants.
141. On reste admiratif des moyens qu’emploie le Seigneur
pour dialoguer avec son peuple, pour révéler son mystère à tous, pour captiver
les gens simples avec des enseignements si élevés et si exigeants. Je crois que
le secret se cache dans ce regard de Jésus vers le peuple, au-delà de ses
faiblesses et de ses chutes : « Sois sans crainte petit troupeau, car votre
Père s’est complu à vous donner le Royaume » (Lc 12, 32) ; Jésus prêche
dans cet esprit. Plein de joie dans l’Esprit, il bénit le Père qui attire les
petits : « Je te bénis Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché
cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits » (Lc
10, 21). Le Seigneur se complaît vraiment à dialoguer avec son peuple, et le
prédicateur doit faire sentir aux gens ce plaisir du Seigneur.
142. Un dialogue est beaucoup plus que la communication
d’une vérité. Il se réalise par le goût de parler et par le bien concret qui se
communique entre ceux qui s’aiment au moyen des paroles. C’est un bien qui ne
consiste pas en des choses, mais dans les personnes elles-mêmes qui se donnent
mutuellement dans le dialogue. La prédication purement moraliste ou
endoctrinante, comme aussi celle qui se transforme en un
cours d’exégèse, réduit cette communication entre les cœurs qui se fait dans
l’homélie et qui doit avoir un caractère quasi sacramentel : « La foi naît de
ce qu’on entend dire et ce qu’on entend dire vient de la parole du Christ » (Rm
10, 17). Dans l’homélie, la vérité accompagne la beauté et le bien. Pour que la
beauté des images que le Seigneur utilise pour stimuler à la pratique du bien
se communique, il ne doit pas s’agir de vérités abstraites ou de froids
syllogismes. La mémoire du peuple fidèle, comme celle de Marie, doit rester
débordante des merveilles de Dieu. Son cœur, ouvert à l’espérance d’une
pratique joyeuse et possible de l’amour qui lui a été annoncé, sent que chaque
parole de l’Écriture est avant tout un don, avant d’être une exigence.
143. Le défi d’une prédication inculturée consiste à
transmettre la synthèse du message évangélique, et non des idées ou des valeurs
décousues. Là où se trouve ta synthèse, là se trouve ton cœur. La différence
entre faire la lumière sur la synthèse et faire la lumière sur des idées
décousues entre elles est la même qu’il y a entre l’ennui et l’ardeur du cœur.
Le prédicateur a la très belle et difficile mission d’unir les cœurs qui
s’aiment : celui du Seigneur et ceux de son peuple. Le dialogue entre Dieu et
son peuple renforce encore plus l’Alliance qu’il y a entre eux et resserre le
lien de la charité.
Durant le temps de l’homélie, les cœurs des croyants font
silence et Le laissent leur parler. Le Seigneur et son peuple se parlent de
mille manières directement, sans intermédiaires. Cependant, dans l’homélie ils
veulent que quelqu’un serve d’instrument et exprime leurs sentiments, de
manière à ce qu’ensuite, chacun puisse choisir comment continuer sa
conversation. La parole est essentiellement médiatrice et demande non seulement
les deux qui dialoguent, mais aussi un prédicateur qui la repropose comme
telle, convaincu que « ce n’est pas nous que nous proclamons, mais le Christ
Jésus, Seigneur ; nous ne sommes, nous, que vos serviteurs, à cause de Jésus »
(2 Co 4, 5).
144. Parler avec le cœur implique de le tenir, non
seulement ardent, mais aussi éclairé par l’intégrité de la Révélation et par le
chemin que cette Parole a parcouru dans le cœur de l’Église et de notre peuple
fidèle au cours de l’histoire. L’identité chrétienne, qui est l’étreinte
baptismale que nous a donnée le Père quand nous étions petits, nous fait
aspirer ardemment, comme des enfants prodigues – et préférés en Marie – à
l’autre étreinte, celle du Père miséricordieux qui nous attend dans la gloire. Faire en
sorte que notre peuple se sente comme entre ces deux étreintes est la tâche
difficile mais belle de celui qui prêche l’Évangile.
145. La préparation de la prédication est une tâche si
importante qu’il convient d’y consacrer un temps prolongé d’étude, de prière,
de réflexion et de créativité pastorale. Avec beaucoup d’affection, je désire
m’attarder à proposer un itinéraire de préparation de l’homélie. Ce sont des
indications qui pour certains pourront paraître évidentes, mais je considère
opportun de les suggérer pour rappeler la nécessité de consacrer le temps
nécessaire à ce précieux ministère. Certains curés soutiennent souvent que cela
n’est pas possible en raison de la multitude des tâches qu’ils doivent remplir
; cependant, j’ose demander que chaque semaine, un temps personnel et
communautaire suffisamment prolongé soit consacré à cette tâche, même s’il faut
donner moins de temps à d’autres engagements, même importants. La confiance en
l’Esprit Saint qui agit dans la prédication n’est pas purement passive, mais
active et créative. Elle implique de s’offrir comme instrument (cf. Rm
12, 1), avec toutes ses capacités, pour qu’elles puissent être utilisées par
Dieu. Un prédicateur qui ne se prépare pas n’est pas “spirituel”, il est
malhonnête et irresponsable envers les dons qu’il a reçus.
146. Le premier pas, après avoir invoqué l’Esprit Saint,
consiste à prêter toute l’attention au texte biblique, qui doit être le
fondement de la
prédication. Quand on s’attarde à chercher à comprendre quel
est le message d’un texte, on exerce le « culte de la vérité ».[113]
C’est l’humilité du cœur qui reconnaît que la Parole nous transcende toujours,
que nous n’en sommes « ni les maîtres, ni les propriétaires, mais les
dépositaires, les hérauts, les serviteurs».[114]
Cette attitude de vénération humble et émerveillée de la Parole s’exprime en
prenant du temps pour l’étudier avec la plus grande attention et avec une
sainte crainte de la
manipuler. Pour pouvoir interpréter un texte biblique, il
faut de la patience, abandonner toute inquiétude et y consacrer temps, intérêt
et dévouement gratuit. Il faut laisser de côté toute préoccupation qui
nous assaille pour entrer dans un autre domaine d’attention sereine. Ce n’est
pas la peine de se consacrer à lire un texte biblique si on veut obtenir des
résultats rapides, faciles ou immédiats. C’est pourquoi, la préparation de la
prédication demande de l’amour. On consacre un temps gratuit et sans hâte
uniquement aux choses et aux personnes qu’on aime ; et ici il s’agit d’aimer
Dieu qui a voulu nous parler. À partir de cet amour, on peut consacrer
tout le temps nécessaire, avec l’attitude du disciple : « Parle Seigneur, ton
serviteur écoute » (1S 3, 9).
147. Avant tout il convient d’être sûr de comprendre
convenablement la signification des paroles que nous lisons. Je veux
insister sur quelque chose qui semble évident mais qui n’est pas toujours pris
en compte : le texte biblique que nous étudions a deux ou trois mille ans, son
langage est très différent de celui que nous utilisons aujourd’hui. Bien qu’il
nous semble comprendre les paroles qui sont traduites dans notre langue, cela
ne signifie pas que nous comprenions correctement ce qu’a voulu exprimer
l’écrivain sacré. Les différents moyens qu’offre l’analyse littéraire sont connus
: prêter attention aux mots qui sont répétés ou mis en relief, reconnaître la
structure et le dynamisme propre d’un texte, considérer la place qu’occupent
les personnages, etc. Mais le but n’est pas de comprendre tous les petits
détails d’un texte, le plus important est de découvrir quel est le message principal,
celui qui structure le texte et lui donne unité. Si le prédicateur ne fait pas
cet effort, il est possible que même sa prédication n’ait ni unité ni ordre ;
son discours sera seulement une somme d’idées variées sans lien les unes avec
les autres qui ne réussiront pas à mobiliser les auditeurs. Le message central
est celui que l’auteur a voulu transmettre en premier lieu, ce qui implique non
seulement de reconnaître une idée, mais aussi l’effet que cet auteur a voulu
produire. Si un texte a été écrit pour consoler, il ne devrait pas être utilisé
pour corriger des erreurs ; s’il a été écrit pour exhorter, il ne devrait pas
être utilisé pour instruire ; s’il a été écrit pour enseigner quelque chose sur
Dieu, il ne devrait pas être utilisé pour expliquer différentes idées
théologiques ; s’il a été écrit pour motiver la louange ou la tâche
missionnaire, ne l’utilisons pas pour informer des dernières nouvelles.
148. Certainement, pour comprendre de façon adéquate le
sens du message central d’un texte, il est nécessaire de le mettre en connexion
avec l’enseignement de toute la Bible, transmise par l’Église. C’est là un
principe important de l’interprétation de la Bible, qui tient compte du fait
que l’Esprit Saint n’a pas inspiré seulement une partie, mais la Bible tout
entière, et que pour certaines questions, le peuple a grandi dans sa
compréhension de la volonté de Dieu à partir de l’expérience vécue. De cette
façon, on évite les interprétations fausses ou partielles, qui contredisent
d’autres enseignements de la même Écriture. Mais cela ne signifie pas affaiblir
l’accent propre et spécifique du texte sur lequel on doit prêcher. Un des
défauts d’une prédication lassante et inefficace est justement celui de ne pas
être en mesure de transmettre la force propre du texte proclamé.
149. Le prédicateur « doit tout d’abord acquérir une grande
familiarité personnelle avec la Parole de Dieu. Il ne lui suffit pas d’en
connaître l’aspect linguistique ou exégétique, ce qui est cependant nécessaire.
Il lui faut accueillir la Parole avec un cœur docile et priant, pour qu’elle
pénètre à fond dans ses pensées et ses sentiments et engendre en lui un esprit
nouveau »[115].
Cela nous fait du bien de renouveler chaque jour, chaque dimanche, notre
ferveur en préparant l’homélie, et en vérifiant si grandit en nous l’amour de
la Parole que nous prêchons. Il ne faut pas oublier qu’« en particulier, la
sainteté plus ou moins réelle du ministre a une véritable influence sur sa
façon d’annoncer la Parole ».[116]
Comme l’affirme saint Paul, « nous prêchons, cherchant à plaire non pas aux
hommes mais à Dieu qui éprouve nos cœurs » (1 Th 2, 4). Si nous avons
les premiers ce vif désir d’écouter la Parole que nous devons prêcher, elle se
transmettra d’une façon ou d’une autre au Peuple de Dieu : « C’est du
trop-plein du cœur que la bouche parle » (Mt 12, 34). Les lectures du
dimanche résonneront dans toute leur splendeur dans le cœur du peuple, si elles
ont ainsi résonné en premier lieu dans le cœur du pasteur.
150. Jésus s’irritait devant ces supposés maîtres, très
exigeants pour les autres, qui enseignaient la Parole de Dieu, mais ne se
laissaient pas éclairer par elle : « Ils lient de pesants fardeaux et les
imposent aux épaules des gens, mais eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt
» (Mt 23, 4). L’Apôtre Jacques exhortait : « Ne soyez pas nombreux, mes
frères, à devenir docteurs. Vous le savez, nous n’en recevrons qu’un jugement
plus sévère » (Jc 3, 1). Quiconque veut prêcher, doit d’abord être
disposé à se laisser toucher par la Parole et à la faire devenir chair dans son
existence concrète. De cette façon, la prédication consistera dans cette
activité si intense et féconde qui est de « transmettre aux autres ce qu’on a
contemplé »[117].
Pour tout cela, avant de préparer concrètement ce que l’on dira dans la
prédication, on doit accepter d’être blessé d’abord par cette Parole qui
blessera les autres, parce que c’est une Parole vivante et efficace, qui,
comme un glaive « pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de
l’esprit, des articulations et des moelles, et peut juger les sentiments et les
pensées du cœur » (He 4, 12). Cela revêt une importance pastorale. À
notre époque aussi, les gens préfèrent écouter les témoins : « ils ont soif
d’authenticité […] Le monde réclame des évangélisateurs qui lui parlent d’un
Dieu qu’ils connaissent et fréquentent comme s’ils voyaient l’invisible ».[118]
151. Il ne nous est pas demandé d’être immaculés, mais
plutôt que nous soyons toujours en croissance, que nous vivions le désir profond
de progresser sur la voie de l’Évangile, et que nous ne baissions pas les bras.
Il est indispensable que le prédicateur ait la certitude que Dieu l’aime, que
Jésus Christ l’a sauvé, que son amour a toujours le dernier mot. Devant tant de
beauté, il sentira de nombreuses fois que sa vie ne lui rend pas pleinement
gloire et il désirera sincèrement mieux répondre à un amour si grand. Mais s’il
ne s’arrête pas pour écouter la Parole avec une ouverture sincère, s’il ne fait
pas en sorte qu’elle touche sa vie, qu’elle le remette en question, qu’elle
l’exhorte, qu’elle le secoue, s’il ne consacre pas du temps pour prier avec la
Parole, alors, il sera un faux prophète, un escroc ou un charlatan sans
consistance. En tous cas, à partir de la reconnaissance de sa pauvreté et avec
le désir de s’engager davantage, il pourra toujours donner Jésus Christ, disant
comme Pierre : « De l’argent ou de l’or, je n’en ai pas, mais ce que j’ai, je
te le donne » (Ac 3, 6). Le Seigneur veut nous utiliser comme des
êtres vivants, libres et créatifs, qui se laissent pénétrer par sa Parole avant
de la transmettre ; son message doit passer vraiment à travers le prédicateur,
non seulement à travers la raison, mais en prenant possession de tout son être.
L’Esprit Saint, qui a inspiré la Parole, est celui qui « aujourd’hui comme aux
débuts de l’Église, agit en chaque évangélisateur qui se laisse posséder et
conduire par lui, et met dans sa bouche les mots que seul il ne pourrait
trouver».[119]
152. Il existe une modalité concrète pour écouter ce que le
Seigneur veut nous dire dans sa Parole et pour nous laisser transformer par son
Esprit. Et c’est ce que nous appelons ‘lectio divina’. Elle consiste
dans la lecture de la Parole de Dieu à l’intérieur d’un moment de prière pour
lui permettre de nous illuminer et de nous renouveler. Cette lecture orante de
la Bible n’est pas séparée de l’étude que le prédicateur accomplit pour
identifier le message central du texte ; au contraire, il doit partir de là,
pour chercher à découvrir ce que dit ce message lui-même à sa vie. La
lecture spirituelle d’un texte doit partir de sa signification littérale.
Autrement, on fera facilement dire au texte ce qui convient, ce qui sert pour
confirmer ses propres décisions, ce qui s’adapte à ses propres schémas mentaux.
Cela serait, en définitive, utiliser quelque chose de sacré à son propre
avantage et transférer cette confusion au peuple de Dieu. Il ne faut jamais
oublier que parfois, « Satan lui-même se déguise bien en ange de lumière » (2
Co 11, 14).
153. En présence de Dieu, dans une lecture calme du texte,
il est bien de se demander par exemple : « Seigneur, qu’est-ce que ce texte me
dit à moi ? Qu’est-ce que tu veux changer dans ma vie avec ce message ?
Qu’est-ce qui m’ennuie dans ce texte ? Pourquoi cela ne m’intéresse-t-il pas ?
» ou : « Qu’est-ce qui me plaît, qu’est-ce qui me stimule dans cette Parole ?
Qu’est-ce qui m’attire ? Pourquoi est-ce que cela m’attire ? ». Quand on
cherche à écouter le Seigneur, il est normal d’avoir des tentations. Une
d’elles est simplement de se sentir gêné ou oppressé, et de se fermer sur soi-même
; une autre tentation très commune est de commencer à penser à ce que le texte
dit aux autres, pour éviter de l’appliquer à sa propre vie. Il arrive aussi
qu’on commence à chercher des excuses qui permettent d’affaiblir le message
spécifique d’un texte. D’autres fois, on retient que Dieu exige de nous une
décision trop importante, que nous ne sommes pas encore en mesure de prendre.
Cela porte beaucoup de personnes à perdre la joie de la rencontre avec la
Parole, mais cela voudrait dire oublier que personne n’est plus patient que
Dieu le Père, que personne ne comprend et ne sait attendre comme lui. Il invite
toujours à faire un pas de plus, mais il n’exige pas une réponse complète si
nous n’avons pas encore parcouru le chemin qui la rend possible. Il désire
simplement que nous regardions avec sincérité notre existence et que nous la
présentions sans feinte à ses yeux, que nous soyons disposés à continuer de
grandir, et que nous lui demandions ce que nous ne réussissons pas encore à
obtenir.
154. Le prédicateur doit aussi se mettre à l’écoute du
peuple, pour découvrir ce que les fidèles ont besoin de s’entendre dire. Un
prédicateur est un contemplatif de la Parole et aussi un contemplatif du
peuple. De cette façon, il découvre « les aspirations, les richesses et
limites, les façons de prier, d’aimer, de considérer la vie et le monde qui
marquent tel ou tel ensemble humain », prenant en considération « le peuple concret
avec ses signes et ses symboles et répondant aux questions qu’il pose ».[120]
Il s’agit de relier le message du texte biblique à une situation humaine, à
quelque chose qu’ils vivent, à une expérience qui a besoin de la lumière de la Parole. Cette
préoccupation ne répond pas à une attitude opportuniste ou diplomatique, mais
elle est profondément religieuse et pastorale. Au fond, il y a une « sensibilité
spirituelle pour lire dans les événements le message de Dieu »[121]
et cela est beaucoup plus que trouver quelque chose d’intéressant à dire. Ce
que l’on cherche à découvrir est « ce que le Seigneur a à dire dans
cette circonstance ».[122]
Donc la préparation de la prédication se transforme en un
exercice de discernement évangélique, dans lequel on cherche à
reconnaître – à la lumière de l’Esprit – « un appel que Dieu fait retentir dans
la situation historique elle-même ; aussi, en elle et par elle, Dieu appelle le
croyant ».[123]
155. Dans cette recherche, il est possible de recourir
simplement à certaines expériences humaines fréquentes, comme la joie d’une
rencontre nouvelle, les déceptions, la peur de la solitude, la compassion pour
la douleur d’autrui, l’insécurité devant l’avenir, la préoccupation pour une
personne chère, etc. ; il faut cependant avoir une sensibilité plus grande pour
reconnaître ce qui intéresse réellement leur vie. Rappelons qu’on n’a jamais
besoin de répondre à des questions que personne ne se pose ; il n’est
pas non plus opportun d’offrir des chroniques de l’actualité pour susciter de
l’intérêt : pour cela il y a déjà les programmes télévisés. Il est quand même
possible de partir d’un fait pour que la Parole puisse résonner avec force dans
son invitation à la conversion, à l’adoration, à des attitudes concrètes de
fraternité et de service, etc., puisque certaines personnes aiment parfois
entendre dans la prédication des commentaires sur la réalité, mais sans pour
cela se laisser interpeller personnellement.
156. Certains croient pouvoir être de bons prédicateurs
parce qu’ils savent ce qu’ils doivent dire, mais ils négligent le comment,
la manière concrète de développer une prédication. Ils se fâchent quand les
autres ne les écoutent pas ou ne les apprécient pas, mais peut-être ne se
sont-ils pas occupés de chercher la manière adéquate de présenter le message.
Rappelons-nous que « l’importance évidente du contenu de l’évangélisation ne
doit pas cacher l’importance des voies et des moyens ».[124]
La préoccupation pour les modalités de la prédication est elle aussi une
attitude profondément spirituelle. Elle signifie répondre à l’amour de Dieu, en
se dévouant avec toutes nos capacités et notre créativité à la mission qu’il
nous confie ; mais c’est aussi un exercice d’amour délicat pour le prochain,
parce que nous ne voulons pas offrir aux autres quelque chose de mauvaise
qualité. Dans la Bible, par exemple, nous trouvons la recommandation de
préparer la prédication pour lui assurer une mesure correcte : « Résume ton
discours. Dis beaucoup en peu de mots » (Si 32, 8).
157. Seulement à titre d’exemples, rappelons quelques
moyens pratiques qui peuvent enrichir une prédication et la rendre plus
attirante. Un des efforts les plus nécessaires est d’apprendre à utiliser des
images dans la prédication, c’est-à-dire à parler avec des images. Parfois, on
utilise des exemples pour rendre plus compréhensible quelque chose qu’on
souhaite expliquer, mais ces exemples s’adressent souvent seulement au
raisonnement ; les images, au contraire, aident à apprécier et à accepter le
message qu’on veut transmettre. Une image attrayante fait que le message est
ressenti comme quelque chose de familier, de proche, de possible, en lien avec sa propre vie. Une
image adéquate peut porter à goûter le message que l’on désire transmettre,
réveille un désir et motive la volonté dans la direction de l’Évangile. Une
bonne homélie, comme me disait un vieux maître, doit contenir “une idée, un
sentiment, une image”.
158. Paul VI
disait déjà que les fidèles « attendent beaucoup de cette prédication et de
fait en reçoivent beaucoup de fruits, pourvu qu’elle soit simple, claire,
directe, adaptée ».[125]
La simplicité a à voir avec le langage utilisé. Il doit être le langage que les
destinataires comprennent pour ne pas courir le risque de parler dans le vide.
Il arrive fréquemment que les prédicateurs se servent de paroles qu’ils ont
apprises durant leurs études et dans des milieux déterminés, mais qui ne font
pas partie du langage commun des personnes qui les écoutent. Ce sont des
paroles propres à la théologie ou à la catéchèse, dont la signification n’est
pas compréhensible pour la majorité des chrétiens. Le plus grand risque pour un
prédicateur est de s’habituer à son propre langage et de penser que tous les
autres l’utilisent et le comprennent spontanément. Si l’on veut s’adapter au
langage des autres pour pouvoir les atteindre avec la Parole, on doit écouter
beaucoup, il faut partager la vie des gens et y prêter volontiers attention. La
simplicité et la clarté sont deux choses différentes. Le langage peut être très
simple, mais la prédication peut être peu claire. Elle peut devenir
incompréhensible à cause de son désordre, par manque de logique, ou parce
qu’elle traite en même temps différents thèmes. Par conséquent une autre tâche
nécessaire est de faire en sorte que la prédication ait une unité thématique,
un ordre clair et des liens entre les phrases, pour que les personnes puissent
suivre facilement le prédicateur et recueillir la logique de ce qu’il dit.
159. Une autre caractéristique est le langage positif. Il
ne dit pas tant ce qu’il ne faut pas faire, mais il propose plutôt ce que nous
pouvons faire mieux. Dans tous les cas, s’il indique quelque chose de négatif,
il cherche toujours à montrer aussi une valeur positive qui attire, pour ne pas
s’arrêter à la lamentation, à la critique ou au remords. En outre, une
prédication positive offre toujours l’espérance, oriente vers l’avenir, ne nous
laisse pas prisonniers de la négativité. Quelle bonne chose que prêtres,
diacres et laïcs se réunissent périodiquement pour trouver ensemble les
instruments qui rendent la prédication plus attrayante !
160. Le mandat missionnaire du Seigneur comprend l’appel à
la croissance de la foi quand il indique : « leur apprenant à observer
tout ce que je vous ai prescrit » (Mt 28, 20). Ainsi apparaît clairement
que la première annonce doit donner lieu aussi à un chemin de formation et de
maturation. L’évangélisation cherche aussi la croissance, ce qui implique de
prendre très au sérieux chaque personne et le projet que le Seigneur a sur
elle. Chaque être humain a toujours plus besoin du Christ, et l’évangélisation
ne devrait pas accepter que quelqu’un se contente de peu, mais qu’il puisse
dire pleinement : « Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi »
(Ga 2, 20).
161. Il ne serait pas correct d’interpréter cet appel à la
croissance exclusivement ou prioritairement comme une formation doctrinale. Il
s’agit d’« observer » ce que le Seigneur nous a indiqué, comme réponse à son
amour, d’où ressort, avec toutes les vertus, ce commandement nouveau qui est le
premier, le plus grand, celui qui nous identifie le mieux comme disciples : «
Voici quel est mon commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous
ai aimés » (Jn 15, 12). Il est évident que, lorsque les auteurs du
Nouveau Testament veulent réduire à une dernière synthèse, au plus essentiel,
le message moral chrétien, ils nous présentent l’incontournable exigence de
l’amour du prochain : « Celui qui aime autrui a de ce fait accompli la
loi… La charité est donc la loi dans sa plénitude » (Rm 13, 8.10). Ainsi
pour saint Paul, le précepte de l’amour ne résume pas seulement la loi, mais il
est le cœur et la raison de l’être :« Une seule formule contient toute la Loi
en sa plénitude : Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Ga 5,
14). Et il présente à ses communautés la vie chrétienne comme un chemin de
croissance dans l’amour : « Que le Seigneur vous fasse croître et abonder dans
l’amour que vous avez les uns envers les autres » (1 Th 3, 12). Aussi
saint Jacques exhorte les chrétiens à accomplir « la Loi royale suivant
l’Écriture : Tu aimeras ton prochain comme toi-même, alors vous faites
bien » (2, 8), pour n’enfreindre aucun précepte.
162. D’autre part, ce chemin de réponse et de croissance
est toujours précédé du don, parce que cette autre demande du Seigneur le
précède : « les baptisant au nom… » (Mt 28,19). L’adoption en tant que
fils que le Père offre gratuitement et l’initiative du don de sa grâce (cf. Ep
2, 8-9 ; 1 Co 4, 7) sont la condition de la possibilité de cette
sanctification permanente qui plaît à Dieu et lui rend gloire. Il s’agit de se
laisser transformer dans le Christ par une vie progressive « selon l’Esprit » (Rm
8, 5).
163. L’éducation et la catéchèse sont au service de cette
croissance. Nous avons déjà à notre disposition différents textes magistériels
et matériaux sur la catéchèse offerts par le Saint-Siège et par les différents
Épiscopats. Je rappelle l’Exhortation apostolique Catechesi
tradendae (1979), le Directoire
général pour la catéchèse (1997) et d’autres documents dont il n’est
pas nécessaire de répéter ici le contenu actuel. Je voudrais m’arrêter
seulement sur certaines considérations qu’il me semble opportun de souligner.
164. Nous avons redécouvert que, dans la catéchèse aussi,
la première annonce ou “kérygme” a un rôle fondamental, qui doit être au
centre de l’activité évangélisatrice et de tout objectif de renouveau
ecclésial. Le kérygme est trinitaire. C’est le feu de l’Esprit qui se
donne sous forme de langues et nous fait croire en Jésus Christ, qui par sa
mort et sa résurrection nous révèle et nous communique l’infinie miséricorde du
Père. Sur la bouche du catéchiste revient toujours la première annonce : “Jésus
Christ t’aime, il a donné sa vie pour te sauver, et maintenant il est vivant à
tes côtés chaque jour pour t’éclairer, pour te fortifier, pour te libérer”.
Quand nous disons que cette annonce est “la première”, cela ne veut pas dire
qu’elle se trouve au début et qu’après elle est oubliée ou remplacée par
d’autres contenus qui la
dépassent. Elle est première au sens qualitatif, parce
qu’elle est l’annonce principale, celle que l’on doit toujours écouter
de nouveau de différentes façons et que l’on doit toujours annoncer de nouveau
durant la catéchèse sous une forme ou une autre, à toutes ses étapes et ses
moments.[126]
Pour cela aussi « le prêtre, comme l’Église, doit prendre de plus en plus conscience du
besoin permanent qu’il a d’être évangélisé ».[127]
165. On ne doit pas penser que dans la catéchèse le kérygme
soit abandonné en faveur d’une formation qui prétendrait être plus
“solide”. Il n’y a rien de plus solide, de plus profond, de plus sûr, de plus
consistant et de plus sage que cette annonce. Toute la formation chrétienne est
avant tout l’approfondissement du kérygme qui se fait chair toujours
plus et toujours mieux, qui n’omet jamais d’éclairer l’engagement catéchétique,
et qui permet de comprendre convenablement la signification de n’importe quel
thème que l’on développe dans
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