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B e r t r a n d
d e l ' I s l e J o u r d a i n
Sa vie et son oeuvre
L'Église du XIe siècle livrait un dur combat, celui de sa propre réforme. Libérer les institutions de l'emprise des laïcs, régénérer le clergé diocésain rongé par la simonie (trafic des sacrements et des charges pastorales) ou le nicolaïsme (concubinage ou mariage des prêtres), réformer les chanoines et leur faire mener la vie commune, restaurer la dignité de la papauté et la crédibilité du pontife romain, prendre en compte les aspirations du peuple de Dieu, telle était l'ambition de l'Église. Cette lutte contre les méfaits de la féodalisation porte le nom de Réforme grégorienne: inspirée par le moine Hildebrand, qui devint le pape Grégoire VII (1073-1085), elle s'en prit surtout à l'ingérence des laîcs dans les investitures abbatiales ou épiscopales et à l'incontinence des clercs. Combat de longue haleine, la réforme grégorienne fut menée d'abord par les papes Grégoire VI, Léon IX, Étienne IX, Nicolas II et Alexandre II. |
Le tournant décisif, au plan romain, sera pris en 1059,
lorsque Nicolas II, soutenu par Hildebrand, réformera l'élection du pape et la
confiera strictement aux cardinaux. En même temps, sous l'influence de saint
Pierre Damien, Nicolas II insiste auprès des clercs sur la nécessité de la vie
commune pour réaliser l'idéal évangélique. Partout on redécouvre la règle de
Saint-Augustin et les mêmes mots reviennent dans les écrits de tous les
réformateurs: conversion, vie commune, vie régulière...
Mêlé à la vie comtale et ecclésiastique de Toulouse, Bertrand n'a pas pu ignorer l'enjeu de sa vocation, ni la portée de son engagement. Il a sans doute vécu de l'intérieur le drame de l'évêque Izarn, réformateur intransigeant et autoritaire, arrivé presque à la limite du conflit avec la papauté à propos de la construction de la basilique St-Sernin en 1082.
Mais Bertrand n'eut pas le loisir de suivre les étapes du conflit. La réputation du jeune chanoine avait dépassé les limites du pays toulousain: à la mort de leur évêque, Auger (1079-1083), le clergé et le peuple commingeois vinrent lui proposer l'épiscopat.
Lorsqu'il se fit transporter au pied de l'autel de la
chapelle Notre Dame, dans sa cathédrale reconstruite, le 16 octobre 1123, l'évêque Bertrand
voulut donner à sa mort la signification qu'appelaient ses quarante années
d'épiscopat: rendre son âme à Dieu entouré de son clergé qu'il avait réformé,
au milieu de son peuple qu'il avait libéré, guéri, soigné, évangélisé, au cœur
de cette cité qu'il avait relevée de ses ruines. Et ce peuple ne s'y est pas
trompé, qui l'a immédiatement considéré comme un saint, s'est mis à le prier et
à lui demander des grâces.
Devenu évêque, Bertrand de L'Isle a participé aux conciles réformateurs de Bordeaux (1093), de Clermont (1095) et aussi à celui de Poitiers (1100) qui a décidé l'excommunication du roi Philippe Ier. Tout le reste de son temps a été consacré à son diocèse et l'histoire ne nous en dit pas plus long.
Alors, faut-il en rester là faute de documents sûrs ? Lorsqu'on ressent la densité morale et spirituelle d'une vie, on est souvent victime de la tentation d'en rajouter ... Mais nous n'avons pas besoin d'en rajouter au sujet de saint Bertrand: il suffit de lire attentivement le recueil du notaire Vital et d'en comprendre la signification.
Photo © Paroisse
St-Bertrand
Photo © Paroisse St-Bertrand
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Le livre des miracles
Alors que ses contemporains se laissent parfois entraîner à d'étourdissantes redondances verbales, Vital est très sobre, parfois trop sobre à notre gré. Son manque de prolixité tranche par rapport à d'autres récits hagiographiques du XIe siècle qui multiplient les détails émouvants, les allusions amusantes ou les descriptions terrifiantes. Malgré tout, le nombre de trente et un miracles place le recueil de Vital dans une bonne moyenne, entre certains libri miraculorum qui ne présentent que quelques récits à peine et des livres aussi considérables que celui de Notre-Dame de Rocamadour qui raconte cent vingt-six miracles avec un luxe de détails presque inégalé.
Quel enseignement tirer du livre des miracles de saint Bertrand ? Le choix du notaire apostolique n'a pas été neutre et il est facile d'en retrouver le fil conducteur.
Les quatorze premiers récits présentent des miracles réalisés par l'évêque de Comminges de son vivant. Il faut leur adjoindre un quinzième miracle, puisque le trentième récit est double: il place un événement avant la mort de saint Bertrand et un autre après.
Vital a aussi retenu seize récits de miracles réalisés par l'évêque après sa mort. Nous allons voir en les analysant qu'il s'en dégage une sorte de "théologie" vécue de l'évêque de la réforme grégorienne et une véritable orientation pastorale qui caractérisera ce pèlerinage pendant huit siècles.
Chose peu banale pour un hagiographe, sur les quinze miracles accomplis par l'évêque durant sa vie terrestre, Vital ne retient que deux guérisons physiques (ler et 6ème récits). Visiblement, ce n'est pas le pouvoir thaumaturgique de saint Bertrand qui l'intéresse a priori. Il faut regarder ailleurs.
Cinq miracles nous montrent l'évêque préoccupé de la
nourriture de ses ouailles et attentif à leur bien-être matériel: à
Villeneuve-Lécussan, il bénit les pièges d'un chasseur (4ème récit); à
Tibiran-Jaunac, il remplit les filets d'un pêcheur de la Neste (7ème récit);
dans une vallée, il rend productif un noyer stérile (8ème récit); traversant un
champ cultivé, il libère les paysannes de leur pénible tâche en désherbant
définitivement la récolte (9ème récit); enfin, entré dans une auberge, il
remplit de vin le tonneau de l'hôtelier (11ème récit).
Ces cinq miracles ont une signification claire: le pasteur
ne se désintéresse pas des problèmes quotidiens de son troupeau, surtout à une
époque où les mauvaises récoltes, les sécheresses, les épidémies et les famines
restaient encore monnaie courante. Dès le départ, saint Bertrand nous apparaît
comme un homme de terrain. Comme beaucoup d'autres clercs du Moyen Age, il ne
craint pas de s'attarder à ce que nous appellerions aujourd'hui des tâches
de suppléance : redonner vie à l'antique Lugdunum et en relever les ruines,
attirer une population jeune et dynamique, favoriser les échanges et la
circulation des monnaies, rendre la justice, etc. On comprend que la ville se
soit identifiée à l'évêque au point de prendre son nom, comme l'épouse adopte
le nom de son mari.
Mais le moine Vital ne s'est pas contenté de dépeindre
Bertrand comme I'intendant fidèle et avisé de l'Évangile. Nous allons
voir maintenant ce qui occupait par priorité l'évêque au milieu de la diversité
de ses tâches pastorales.
Le deuxième et le douzième miracles mettent en scène deux
clercs vivant en concubinage, un diacre et un prêtre. L'évêque les exhorte à
changer de vie. Le repentir du diacre est immédiat et s'exprime noblement: "Ô
père, je vous rends grâce de ce que votre sollicitude s'est étendue jusqu'à
moi; vous châtiez paternellement ceux que vous aimez. Je reconnais avoir
gravement péché et avoir violé la sainteté de mon état; je suis entraîné malgré
moi et enchaîné contre ma volonté par les liens de cet amour coupable; je ne
puis reconquérir ma liberté, je fais ce que je ne voudrais point faire, ce que
mon cœur repousse".
Photo © Paroisse St-Bertrand
Le prêtre du second récit résiste aux exhortations de saint
Bertrand. Alors, à la prière de l'évêque, le Seigneur frappe la maison,
pourtant solidement construite en pierre: Elle s'écroula de fond en comble.
Il est bien difficile, aujourd'hui, d'entrer dans les
détails et de comprendre de quel mal périt ce prêtre. Les récits
hagiographiques du Moyen Âge ignorent toujours les causes secondes qui forment
le tissu de l'existence quotidienne. Ils ne se préoccupent nullement de
détailler les circonstances de temps, de lieux, de personnes ou d'événements;
ils vont droit au but qui les intéresse: le châtiment des coupables, la
récompense des bons, la glorification des saints et la manifestation directe de
Dieu dans la vie des hommes.
Le dernier miracle réalisé par saint Bertrand de son vivant
est la démarche entreprise auprès d'un habitant de la vallée d'Aspe, Sanche
Parra, pour lui faire rendre les troupeaux raflés aux Commingeois. Ce type
d'expédition devait être monnaie courante dans les vallées pyrénéennes aux XIe
et XIIe siècles. Celui qui avait emporté un butin (troupeaux, richesses,
serviteurs et même... femmes et enfants) au cours d'une razzia se considérait
comme légitime propriétaire de ce bien acquis par la violence et ne le rendait
que contre rançon.
L'évêque ne semble pas contester cette vision des choses,
puisqu'il accepte d'indemniser Sanche Parra. Ce qui est proprement miraculeux,
c'est que le seigneur accepte de restituer les troupeaux sans aucune
contrepartie: il se contente de la promesse de saint Bertrand de les lui `payer
avant sa mort. Cette clause, I'évêque ne put la respecter durant sa vie, mais
nous verrons plus loin comment il s'acquitta de sa dette en venant
miraculeusement libérer Sanche Parra, prisonnier des Sarrazins d'Espagne. Et
ceci nous introduit au cycle des miracles posthumes de saint Bertrand. Jamais
son tombeau ne serait devenu un but de pèlerinage s'il n'avait pas eu la
réputation de faire des miracles
Photo © Paroisse St-Bertrand
Les prises d'otages, les enlèvements et les détentions arbitraires que nous déplorons si souvent dans notre monde d'aujourd'hui semblaient à cette époque particulièrement fréquents. Non seulement on risquait la captivité lorsqu'on partait en guerre, comme Sanche Parra (30ème récit), mais encore on était à la merci de cruels seigneurs qui enlevaient et rançonnaient les paisibles voyageurs circulant sur leurs terres, y compris les enfants eux-mêmes (23ème récit).
Les livres de miracles de cette époque foisonnent, comme celui de saint Bertrand, de récits de prisonniers miraculeusement évadés de basses fosses ou des prisons sarrazines. Le moine Vital a retenu sept récits de libérations qui contiennent assez d'allusions aux poux, aux puces, à la vermine, à la faim, aux carcans, aux chaînes et aux souffrances des prisonniers pour nous donner une idée suffisante de l'horreur des geôles médiévales et de l'envie que l'on pouvait avoir de les quitter.
Il est intéressant de noter que ces récits mentionnent
toujours les prières adressées à Dieu ou à Jésus-Christ et les demandes
formulées au nom des mérites de saint Bertrand. Et chaque fois, la bonté de
Dieu se manifeste dans l'intervention de l'évêque: c'est lui qui vient arracher
les chaînes, ou bien briser les liens de ses propres mains.
Dans le trentième récit, saint Bertrand se manifeste à
Sanche Parra, environné d'une lumière éclatante. Il entre en dialogue avec
lui: Sanche, lève-toi! Qui êtes-vous, Seigneur ? répondit-il. Je
suis l'évêque Bertrand auquel tu rendis les bœufs; je viens m'acquitter du
paiement que je t'avais promis.
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À ces mots, les chaînes de fer qui l'étreignaient se
rompirent, il se leva, et se retirant tous deux, ils se trouvèrent, à l'aurore,
miraculeusement transportés sur le roc d'Esquito, dans la vallée d'Aspe, près
d'Olcia.
Là saint Bertrand lui recommanda de venir chaque année
visiter et honorer l'église dans laquelle son corps était enseveli; et lui
ayant dit adieu il disparut. Sanche Parra s'étant fait reconnaître des
gens de son pays, il raconta devant tous ses voisins réunis comment il avait
été délivré de sa prison, et tout le peuple loua Dieu et saint Bertrand.
Photo © Paroisse
St-Bertrand
Ce miracle méritait une citation
particulière. D'abord parce qu'il révèle, tout au long des Pyrénées, un courant
d'échanges permanents entre les habitants des deux versants que ne séparait
aucune frontière. Aux XIe et XIIe siècles, on parlait les mêmes langues au nord
et au sud de la chaîne pyrénéenne et on se sentait lié par un combat commun
contre I'islam d'Espagne. D'autre part et surtout, ce trait est remarquable parce que ce miracle semble avoir pris aux yeux des Commingeois une valeur exceptionnelle il sera à l’origine du Jubilé, ou Grand Pardon de Saint Bertrand à partir du XVe siècle.
On doit remarquer aussi que le notaire a changé d'optique:
alors que les pouvoirs thaumaturgiques ne tenaient pas grande place dans la
relation des activités terrestres de saint Bertrand (deux guérisons seulement
sont relatées pour le temps de sa vie), son rôle de guérisseur devient
prépondérant après sa mort. En effet, neuf autres récits de guérisons
l'attestent. Nous sommes en droit de chercher, par-delà les faits eux-mêmes, la
signification profonde de ces neuf guérisons
Le fil conducteur de Vital est maintenant visible: les
trente et un récits qui forment son recueil tendent à brosser un portrait
d'évêque dans l'esprit de la réforme grégorienne. Le choix du rédacteur nous
montre vers quoi se tournaient quotidiennement les soucis de saint Bertrand: la
sainteté de son clergé, le respect du droit des plus faibles, la défense des
libertés individuelles, la récupération des biens d'Église, la sécurité des
routes, la restitution des biens mal acquis, la fidélité conjugale, etc. Il est
certain que l'évêque dut rencontrer bien des résistances à tous les niveaux et
même qu'il fut obligé d'entrer en conflit avec certains de ses prêtres ou de
ses diocésains. Nous n'en voulons pas d'autre preuve que la tournure donnée à
huit récits du livre des miracles dans lesquels saint Bertrand nous est
présenté comme un justicier, un redresseur de torts, un juge qui, certes,
recherche la vérité, mais un juge qui a tout de même, pour notre sensibilité,
la justice assez expéditive. Ce sont des récits de châtiments qui s'inscrivent
dans la ligne des punitions divines, lieu commun de tous les livres de
miracles de cette époque. Donc, si le notaire Vital nous montre saint Bertrand
toujours plein de douceur et de prévenance, il ne craint pas de nous le
présenter se fâchant tout rouge , lorsque le besoin s'en fait sentir.
Le résultat de cet épiscopat de quarante ans ? Une véritable
renaissance sur tous les plans. Préoccupé de la reconstitution d'une Église et
d'un peuple sur les fondations inébranlables du Christ et de son Évangile,
reconnu par tous comme seigneur au sens féodal du terme, comme juge au plan
spirituel et au plan temporel, et comme évêque d'un diocèse en plein essor,
saint Bertrand a été un véritable chef au sens le plus plénier du terme. C'est
pour cela que le peuple commingeois n'a pas hésité à le canoniser dans
son cœur aussitôt après sa mort, sans attendre le XIIIe siècle, époque de la
canonisation officielle de l'évêque.
Dès le lendemain de sa sépulture, les fidèles venaient prier
sur sa tombe, demander et obtenir des miracles. Le pèlerinage était lancé !
Actualité de son message
Le ministère de saint Bertrand en Comminges
peut se ramener à trois axes principaux :
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