JUBILÉ
EXTRAORDINAIRE DE LA MISÉRICORDE
Basilique
Saint-Jean-de-Latran - Jeudi 2 juin 2016
Bonjour chers prêtres !
Nous commençons cette journée de retraite spirituelle. Je crois que cela nous fera du bien de prier les uns pour les autres, en communion. Une retraite, mais en communion, tous.
J’ai choisi le thème de la miséricorde. D’abord une petite introduction, pour toute la retraite.
La miséricorde, sous sa forme la plus féminine, est l’amour maternel viscéral, qui s’émeut face à la fragilité de son nouveau-né et l’embrasse en suppléant à tout ce qui lui manque pour qu’il puisse vivre et grandir (rahamim) ; et sous sa forme authentiquement masculine, elle est la ferme fidélité du Père qui soutient toujours, pardonne et remet ses enfants sur le chemin. La miséricorde est aussi bien le fruit d’une ‘‘alliance’’ – voilà pourquoi on dit que Dieu se souvient de sa (de son pacte de) miséricorde (hesed) – qu’un ‘‘acte’’ gratuit de bienveillance et de bonté qui jaillit de notre plus profonde psychologie et se traduit par une œuvre extérieure (eleos, qui devient aumône). Ce caractère inclusif fait qu’il est toujours à la portée de tous de ‘‘faire miséricorde’’, de compatir avec celui qui souffre, de s’émouvoir face à celui qui est dans le besoin, de s’indigner, de se laisser toucher jusqu’aux entrailles face à une injustice patente et de se mettre immédiatement à faire quelque chose de concret, avec respect et tendresse, pour remédier à la situation. Et, en partant de ce sentiment viscéral, il est à la portée de tout le monde de regarder Dieu à partir de la perspective de ce premier et dernier attribut, avec lequel Jésus a voulu nous le révéler : le nom de Dieu est Miséricorde.
Lorsque nous méditons sur la miséricorde, il se passe quelque chose de spécial. La dynamique des exercices spirituels se renforce de l’intérieur. La miséricorde fait voir que les voies objectives de la mystique classique - purgative, illuminative et unitive – ne sont jamais des étapes successives, que l’on peut laisser derrière soi. Nous avons toujours besoin d’une nouvelle conversion, de plus de contemplation et d’un amour renouvelé. Ces trois phases s’entrecroisent et reviennent. Rien n’unit davantage à Dieu qu’un acte de miséricorde – et ce n’est pas une exagération : rien n’unit davantage à Dieu qu’un acte de miséricorde - qu’il s’agisse de la miséricorde avec laquelle le Seigneur nous pardonne nos péchés, ou qu’il s’agisse de la grâce qu’il nous accorde pour pratiquer les œuvres de miséricorde en son nom. Rien n’éclaire plus la foi que d’expier nos péchés et il n’y a rien de plus clair que Matthieu 25 et ce « Heureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde » (Mt 5, 7), pour comprendre quelle est la volonté de Dieu, la mission pour laquelle il nous envoie. On peut appliquer à la miséricorde cet enseignement de Jésus : « De la mesure dont vous mesurez, on vous mesurera » (Mt 7, 2). Permettez-moi, mais je pense ici à ces confesseurs impatients , qui « malmènent », les pénitents, qui les réprimandent. Mais c’est ainsi que Dieu les traitera ! Au moins pour cela, ne faites pas ces choses. La miséricorde nous permet de passer du fait de nous sentir objet de miséricorde au désir de faire miséricorde. Le sentiment de honte pour les péchés personnels et le sentiment de la dignité à laquelle le Seigneur nous élève peuvent cohabiter, dans une saine tension. Nous pouvons passer, sans préliminaires, de l’éloignement à la fête, comme dans la parabole de l’enfant prodigue, et utiliser notre propre péché comme réceptacle de la miséricorde. Je le répète, c’est la clé de la première méditation : utiliser notre propre péché comme réceptacle de la miséricorde. La miséricorde nous pousse à passer de ce qui est personnel à ce qui est communautaire. Lorsque nous agissons avec miséricorde, comme lors des miracles de la multiplication des pains, qui naissent de la compassion de Jésus pour son peuple et pour les étrangers, les pains se multiplient au fur et à mesure qu’ils sont partagés.
Trois suggestions
Trois suggestions pour cette journée de retraite. La joyeuse et libre familiarité qui s’établit à tous les niveaux entre ceux qui sont unis par le lien de la miséricorde – familiarité du Royaume de Dieu, tel que Jésus le décrit dans ses paraboles – m’amène à vous suggérer trois choses pour votre prière personnelle de ce jour.
La première concerne deux conseils pratiques que donne saint Ignace – je m’excuse pour la publicité “de famille” – celui-ci dit : « Ce n’est pas le fait de savoir beaucoup qui remplit et satisfait l’âme, mais le fait de sentir et de savourer les choses de Dieu intérieurement » (Exercices spirituels, n. 2). Saint Ignace ajoute que là où on trouve ce qu’on veut et où on est à l’aise, qu’on y reste à prier « sans hâte d’aller de l’avant, jusqu’à ce que je sois satisfait » (ibid, n. 76). Donc, dans ces méditations sur la miséricorde, on peut commencer par ce qui nous plaît le plus et s’y attarder, car sûrement une œuvre de miséricorde vous conduira au reste. Si nous commençons en rendant grâce au Seigneur, qui nous a merveilleusement créés et plus merveilleusement encore nous a sauvés, sûrement cela nous amènera à éprouver de la peine pour nos péchés. Si nous commençons par avoir de la compassion pour les plus pauvres et pour les personnes les plus éloignées, sûrement nous sentirons le besoin de recevoir, nous aussi, miséricorde.
La deuxième suggestion pour prier concerne une manière d’utiliser le mot miséricorde. Comme vous l’aurez remarqué, en parlant de miséricorde, j’aime utiliser la forme verbale : « Il faut faire miséricorde (misericordiar en espagnol, “misericordiare”, nous devons forcer la langue) pour recevoir miséricorde, pour être “ miséricordisés” (ser misericordiados)». « Mais Père, cela n’est pas [français] italien ! » - « Oui, mais c’est la forme que je trouve pour aller à l’intérieur : “miséricordiser” pour “être miséricordisé” ». Le fait que la miséricorde met en contact une misère humaine avec le cœur de Dieu suscite immédiatement l’action. On ne peut pas méditer sur la miséricorde sans que tout ne mène à l’action. Par conséquent, dans la prière, il ne convient pas d’intellectualiser. Rapidement, avec l’aide de la Grâce, notre dialogue avec le Seigneur doit se concrétiser dans mon péché qui demande que ta miséricorde repose sur moi, Seigneur, là où je sens le plus de honte et où je désire le plus réparer ; et rapidement, nous devons parler de ce qui nous émeut le plus, de ces visages qui nous conduisent à vouloir vivement nous engager pour remédier à leur faim et à leur soif de Dieu, de justice, de tendresse. La miséricorde, on la contemple dans l’action. Mais un genre d’action qui inclut tout : la miséricorde inclut tout notre être – entrailles et esprit – et tous les êtres.
La dernière suggestion pour la journée d’aujourd’hui concerne le fruit des exercices, c’est-à-dire la grâce que nous devons demander et qui est, directement, celle de devenir des prêtres toujours plus capables de recevoir la miséricorde et de l’offrir. Une des choses les plus belles, qui m’émeuvent, c’est la confession d’un prêtre : c’est une grande et belle chose, parce que cet homme qui s’approche pour confesser ses propres péchés est le même qui ensuite offre son oreille au cœur d’une autre personne qui vient confesser les siens. Nous pouvons nous focaliser sur la miséricorde, car elle est la réalité essentielle, définitive. Sur l’échelle de la miséricorde (cf. Laudato si’, n. 77), nous pouvons descendre jusqu’au plus bas de la condition humaine – fragilité et péché inclus – et monter jusqu’au plus haut niveau de la perfection divine : « Soyez miséricordieux (parfaits) comme votre Père est miséricordieux ». Mais rien que pour ‘‘récolter’’ toujours plus de miséricorde. D’ici doivent venir les fruits de conversion de notre mentalité institutionnelle : si nos structures ne se vivent pas et ne s’utilisent pas pour mieux recevoir la miséricorde de Dieu et pour qu’on soit plus miséricordieux envers les autres, elles peuvent devenir quelque chose de très étrange et de contreproductif. Dans certains documents de l’Église et dans certains discours des Papes on parle souvent de cela : c’est-à-dire de la conversion institutionnelle, la conversion pastorale.
Cette retraite spirituelle, par conséquent, empruntera la voie de cette ‘‘simplicité évangélique’’ qui entend et pratique tout sous le sceau de la miséricorde. Et d’une miséricorde dynamique, non pas comme un substantif chosifié et défini, ni comme un adjectif qui décore un peu la vie, mais comme un verbe – faire miséricorde et recevoir miséricorde, “miséricordiser” et “être miséricordisé”. Et cela nous lance dans l’action au milieu du monde. Et de plus, comme une miséricorde ‘‘toujours plus grande’’, comme une miséricorde qui grandit et augmente, en progressant du bon au meilleur et en allant de moins à plus, puisque l’image que Jésus nous montre est celle du Père toujours plus grand – Deus semper maior – et dont la miséricorde infinie ‘‘grandit’’, si l’on peut ainsi dire, et n’a ni plafond ni plancher, car elle provient de sa liberté souveraine.
Première
méditation :
De l’éloignement à la fête
Et maintenant passons à la première méditation. J’ai mis comme titre “De
l’éloignement à la fête”. Si la miséricorde de l’Évangile est, comme nous
l’avons dit, un excès de la part de Dieu, un débordement inédit, la première
chose à faire, c’est de regarder où le monde d’aujourd’hui et chaque personne
ont le plus besoin d’un tel excès d’amour. Avant tout, il faut nous demander
quel est le réceptacle d’une telle miséricorde ; quel est le terrain
désert et sec pour un tel débordement d’eau vive ; quelles sont les blessures
pour cette huile balsamique ; quels orphelins ont besoin de cette
prodigalité en tendresse et en sollicitude ; quel est l’éloignement par
rapport à une si grande soif d’accolade et de rencontre….De l’éloignement à la fête
La parabole que je vous propose pour cette méditation est celle du Père miséricordieux (cf. Lc 15, 11-31). Nous sommes dans le domaine du mystère du Père. Et il me vient à l’esprit de commencer par ce moment où le fils prodigue se trouve dans la porcherie, dans cet enfer de l’égoïsme, ce fils qui a fait tout ce qu’il voulait et qui, au lieu d’être libre, se retrouve asservi. Il regarde les porcs qui mangent les gousses…, il en a envie et il est gagné par la nostalgie. Nostalgie : mot-clé. La nostalgie du pain fraîchement sorti du four que les employés de sa maison, la maison de son père, mangent au petit déjeuner. La nostalgie est un sentiment puissant. Il a rapport avec la miséricorde, parce qu’il élargit notre âme. Il nous amène à nous rappeler le bien primordial – la patrie d’où vous venons – et nous éveille à l’espérance d’y retourner. Le nostos algos. Dans ce large horizon de la nostalgie, ce jeune – dit l’Évangile – est entré en lui-même et s’est senti misérable. Et chacun de nous peut chercher ou se laisser porter à ce point où il se sent plus misérable. Chacun de nous a son secret de misère au-dedans… Il faut demander la grâce de le trouver.
Sans nous arrêter maintenant à décrire la misère de son état, passons à cet autre moment où, après que son Père l’a embrassé et lui a donné un baiser avec effusion, il se trouve sale mais vêtu pour la fête. Parce que le Père ne lui dit pas : « Va ! fais la douche et reviens ». Non. Sale et vêtu pour la fête. Il a au doigt l’anneau, signe de son égalité avec son père. Il a des sandales neuves aux pieds. Il est au centre de la fête, parmi les gens. Quelque chose comme quand, si jamais cela nous est arrivé, nous nous sommes confessés avant la messe et là, tout d’un coup, nous nous retrouvons ‘‘revêtus’’ et au milieu d’une cérémonie. C’est un état de honteuse dignité.
Honteuse dignité
Arrêtons-nous sur la “honteuse dignité” de ce fils prodigue et bien-aimé. Si nous nous efforçons, sereinement, de maintenir notre cœur entre ces deux extrêmes – la dignité et la honte –, sans en lâcher aucun, peut-être pourrons-nous sentir comment bat le cœur de notre Père. C’était un cœur qui battait d’inquiétude, quand tous les jours il montait sur la terrasse pour regarder. Qu’est-ce qu’il regardait ? Si son fils revenait… Mais à ce point, à cette place où il y a dignité et honte, nous pouvons percevoir comment bat le cœur de notre Père. Nous pouvons imaginer que la miséricorde en jaillit comme du sang. Qu’il sort nous chercher – nous pécheurs –, qu’il nous attire à lui, nous purifie et nous relance, renouvelés, vers toutes les périphéries, pour faire miséricorde à tous. Son sang est le Sang du Christ, sang de la Nouvelle et Eternelle Alliance de miséricorde, versé pour nous et pour tous, en rémission des péchés. Ce sang, nous le contemplons, tandis qu’il entre et sort de son Cœur comme du cœur du Père. C’est notre unique trésor, l’unique chose que nous ayons à offrir au monde : le sang qui purifie et pacifie tout ainsi que tous. Le sang du Seigneur qui pardonne les péchés. Le sang qui est vraie boisson, qui ressuscite et donne la vie à ce qui est mort à cause du péché.
Dans notre prière, sereine, qui va de la honte à la dignité et de la dignité à la honte – toutes les deux ensemble – nous demandons la grâce de sentir cette miséricorde comme constitutive de notre vie entière ; la grâce de sentir comment ce battement du cœur du Père s’unit au battement du nôtre. Il ne suffit pas de sentir la miséricorde de Dieu comme un geste qu’il accomplit occasionnellement en nous pardonnant quelque grand péché et pour le reste nous nous arrangeons seuls, de manière autonome. Cela ne suffit pas.
Saint Ignace propose une image chevaleresque propre à son époque, mais comme la loyauté entre amis est une valeur pérenne, elle peut nous aider. Il dit que, afin de sentir « confusion et honte » pour nos péchés (et ne pas nous lasser de sentir la miséricorde), nous pouvons prendre un exemple : imaginons « un chevalier qui se présente devant son roi et toute sa cour, honteux et confus de l’avoir beaucoup offensé, étant donné qu’en premier il avait reçu du roi beaucoup de cadeaux et beaucoup de faveurs » (Exercices spirituels, n. 74). Imaginons cette scène. Mais, suivant la dynamique du fils prodigue lors de la fête, imaginons ce chevalier comme quelqu’un que le roi, au lieu d’avoir honte devant tout le monde, au contraire, prend par la main soudainement et à qui il rend sa dignité. Et nous voyons que non seulement il l’invite à le suivre dans son combat, mais qu’il le place à la tête de ses compagnons. Avec quelle humilité et quelle loyauté ce chevalier le servira désormais ! Cela me fait penser à la dernière partie du chapitre 16 d’Ezéchiel, la dernière partie.
Qu’on se sente comme le fils prodigue fêté ou comme le chevalier déloyal devenu supérieur, ce qui est important, c’est que chacun se situe dans cette tension féconde dans laquelle la miséricorde du Seigneur nous met : non seulement des pécheurs pardonnés mais des pécheurs auxquels la dignité est rendue. Non seulement le Seigneur nous nettoie, mais il nous couronne, nous donne dignité.
Simon Pierre nous offre l’image ministérielle de cette saine tension. Le Seigneur l’éduque, le forme progressivement et le prépare à se maintenir ainsi : Simon et Pierre. L’homme ordinaire, avec ses contradictions et ses faiblesses, et l’homme qui est Pierre, celui qui a les clefs, celui qui guide les autres. Lorsqu’André le conduit au Christ, tel qu’il est, vêtu comme pêcheur, le Seigneur lui donne le nom de Pierre. À peine l’a-t-il félicité pour la profession de foi, qui vient du Père, que déjà il le reprend durement pour la tentation d’écouter la voix de l’esprit mauvais qui lui dit de se tenir loin de la croix. Il l’invitera à marcher sur les eaux et le laissera commencer à s’enfoncer dans sa propre peur, pour lui tendre ensuite la main ; à peine s’est-il reconnu pécheur qu’il l’envoie en mission pour être pêcheur d’homme ; il l’interrogera avec insistance sur son amour, en lui faisant sentir douleur et honte pour son manque de loyauté et pour sa lâcheté, mais, par trois fois même, il lui confiera la charge de paître ses brebis. Toujours ces deux pôles.
C’est ici que nous devons nous situer, dans cet espace où cohabitent notre plus honteuse misère et notre plus haute dignité. Que ressentons-nous quand les gens nous embrassent la main et que nous regardons notre misère la plus intime et que nous sommes honorés par le Peuple de Dieu ? Là il y a une autre situation pour comprendre cela. Toujours le contraste. Nous devons nous situer ici, dans cet espace où coexistent notre misère la plus honteuse et notre dignité la plus haute. Le même espace. Sales, impurs, mesquins, vaniteux – c’est le péché des prêtres, la vanité –, égoïstes et, en même temps, ayant les pieds lavés, appelés et élus, partageant les pains multipliés, bénis par nos gens, aimés et entourés de soins. Seule la miséricorde rend supportable cette position. Sans elle, soit nous nous croyons justes comme les pharisiens, soit nous nous éloignons comme ceux qui ne se sentent pas dignes. Dans les deux cas, notre cœur s’endurcit. Ou bien quand nous nous sentons justes comme les pharisiens, ou bien quand nous nous éloignons comme ceux qui ne se sentent pas dignes. Je ne me sens pas digne, mais je ne dois pas m’éloigner : je dois être là, dans la honte avec la dignité, les deux ensemble.
Approfondissons un peu plus. Nous nous demandons : Pourquoi cette tension entre misère et dignité, entre éloignement et fête, est-elle si féconde ? Je dirais qu’elle est féconde parce que la maintenir naît d’une libre décision. Et le Seigneur agit principalement sur notre liberté, même s’il nous aide en tout. La miséricorde est une question de liberté. Le sentiment jaillit, spontané, et lorsque nous disons qu’il est viscéral, il paraîtrait que c’est synonyme d’‘‘animal’’. Mais en réalité les animaux ignorent la miséricorde ‘‘morale’’, bien que certains puissent expérimenter quelque chose de cette compassion, comme un chien fidèle qui reste aux côtés de son maître malade. La miséricorde est une compassion qui touche les entrailles, néanmoins elle peut jaillir également d’une perception intellectuelle aiguë – directe comme un rayon, bien que simple pas pour autant moins complexe – : on saisit par intuition beaucoup de choses quand on éprouve la miséricorde. On comprend, par exemple, que l’autre est dans une situation désespérée, limite ; qu’il lui arrive quelque chose qui dépasse ses péchés ou ses fautes ; de même on comprend que l’autre est un semblable, qu’on pourrait se trouver à sa place ; et que le mal est si grand et si dévastateur qu’il ne se répare pas uniquement par la justice… Au fond, on se convainc qu’il faut une miséricorde infinie comme celle du cœur du Christ pour remédier à tant de mal et de souffrance comme nous voyons qu’il y en a dans la vie des êtres humains… Si la miséricorde va au-dessous de ce niveau, elle ne sert pas. Notre cœur comprend tant de choses seulement en voyant quelqu’un couché dans la rue, pieds nus, par un matin froid, ou bien en voyant le Seigneur cloué sur la croix pour moi !
De plus, la miséricorde s’accepte et se cultive, ou se rejette librement. Si l’on se laisse conduire, un geste attire l’autre. Si on passe au large, le cœur se refroidit. La miséricorde nous fait expérimenter notre liberté et c’est là que nous pouvons expérimenter la liberté de Dieu, qui est miséricordieux avec celui qui est miséricordieux (cf. Dt 5, 10), comme il l’a dit à Moïse. Dans sa miséricorde, le Seigneur exprime sa liberté. Et nous, la nôtre.
Nous pouvons vivre longtemps ‘‘sans’’ la miséricorde du Seigneur. C’est-à-dire que nous pouvons vivre sans en avoir conscience et sans la demander explicitement, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive que ‘‘tout est miséricorde’’ ; et on pleure amèrement pour n’en avoir pas profité auparavant, étant donné qu’on en avait tant besoin !
La misère dont nous parlons est la misère morale, intransférable, celle dans laquelle on prend conscience de soi-même comme une personne qui, à une étape décisive de sa vie, a agi de sa propre initiative : elle a fait un choix et a mal choisi. C’est le fond qu’il faut toucher pour sentir la douleur des péchés et pour se repentir vraiment. En effet, dans d’autres domaines on ne se sent pas si libre et on ne sent pas que le péché affecte toute sa vie, et par conséquent on n’expérimente pas sa propre misère ; et ainsi on perd la miséricorde, qui n’agit qu’à cette condition. On va à la pharmacie et on dit : ‘‘Par miséricorde, donne-moi une aspirine’’. Par miséricorde, on demande de donner de la morphine à une personne en proie à des douleurs atroces d’une maladie en phase terminale. Ou tout ou rien. On va au fond ou on ne comprend rien.
Le cœur que Dieu unit à notre misère morale est le Cœur du Christ, son Fils bien-aimé, qui bat comme un seul cœur avec celui du Père et celui de l’Esprit. Je me souviens quand Pie XII a fait l’Encyclique sur le Sacré-Cœur, je me souviens que quelqu’un disait : « Pourquoi une Encyclique sur cela ? Ce sont des affaires de sœurs… » Il est le centre, le Cœur du Christ, il est le centre de la miséricorde. Peut-être que les sœurs comprennent mieux que nous, parce qu’elles sont des mères dans l’Église, elles sont des icônes de l’Église, de la Vierge. Mais le centre c’est le Cœur du Christ. Cela nous fera du bien cette semaine ou demain de lire Haurietis aquas… “Mais c’est préconciliaire !” – Oui, mais ça fait du bien ! On peut lire, cela nous fera beaucoup de bien ! Le cœur du Christ est un cœur qui choisit le chemin qui est le plus court et qui l’engage. C’est le propre de la miséricorde, qui se salit les mains, touche, se met en jeu, veut se compromettre avec l’autre, s’adresse à ce qui est personnel avec ce qui est le plus personnel, ne ‘‘s’occupe pas d’un cas’’ mais s’engage avec une personne, avec sa blessure. Regardons notre langage. Que de fois, sans nous en apercevoir, il nous vient à dire : “ J’ai un cas…” Arrête-toi ! Dis plutôt : “J’ai une personne qui…”. Cela est très clérical : “J’ai un cas…”, “j’ai trouvé un cas…”. A moi aussi cela arrive souvent. Il y a un peu de cléricalisme : réduire le concret de l’amour de Dieu, de ce que Dieu nous donne, de la personne, à un “cas”. Et ainsi je me détache et cela ne me touche pas. Et ainsi je ne me salis pas les mains ; et ainsi je fais une pastorale propre, élégante, où je ne risque rien. Et donc où – ne vous scandalisez pas ! – je n’ai pas la possibilité d’un péché honteux. La miséricorde dépasse la justice et le fait savoir et le fait sentir ; l’on demeure engagé l’un envers l’autre. En rendant la dignité, – et cela est décisif, à ne pas oublier : la miséricorde donne de la dignité – la miséricorde élève celui vers lequel on s’abaisse et rend les deux égaux, le miséricordieux et celui qui reçoit miséricorde. Comme la pécheresse de l’Évangile (Lc 7, 36-50), à laquelle il a été beaucoup pardonné, parce qu’elle a beaucoup aimé, et avait beaucoup péché.
Voilà pourquoi, le Père a besoin de faire la fête, pour que, en rendant à son fils la dignité perdue, tout soit restauré en une seule fois. Cela permet de regarder l’avenir d’une manière neuve. Ce n’est pas que la miséricorde ne prenne pas en compte l’objectivité du dommage provoqué par le mal. Mais elle lui enlève le pouvoir sur l’avenir, – et cela est le pouvoir de la miséricorde – elle lui enlève le pouvoir sur la vie qui va de l’avant. La miséricorde est la vraie attitude de vie qui s’oppose à la mort, qui est le fruit amer du péché. En cela, la miséricorde est lucide, elle n’est pas du tout ingénue. Ce n’est pas qu’elle ne voie pas le mal, mais elle regarde combien brève est la vie et tout le bien qu’il reste à faire. C’est pourquoi il faut pardonner totalement, pour que l’autre regarde en avant et ne perde pas du temps à se culpabiliser et à se plaindre lui-même et à regretter ce qu’il a perdu. En commençant à soigner les autres, on fera son propre examen de conscience et, dans la mesure où on aide d’autres, on réparera le mal qu’on a fait. La miséricorde est fondamentalement pleine d’espérance. Elle est mère d’espérance.
Se laisser attirer et envoyer par le mouvement du cœur du Père, c’est se maintenir dans cette saine tension de dignité honteuse. Se laisser attirer par le centre du cœur du Père, comme le sang qui s’est sali en allant donner la vie aux membres les plus éloignés, pour que le Seigneur nous purifie et nous lave les pieds ; se laisser envoyer pleins de l’oxygène de l’Esprit pour apporter la vie à tous les membres, surtout aux personnes les plus éloignées, à ceux qui sont fragiles et à ceux qui sont blessés.
Un prêtre racontait – cela est historique – l’histoire d’une personne échouée dans la rue qui a fini par vivre dans une maison d’accueil. C’était une personne enfermée dans sa propre amertume, qui n’entrait pas en contact avec les autres. Une personne cultivée ; on l’a su plus tard. Quelque temps après, cet homme a été hospitalisé à cause d’une maladie en phase terminale et racontait au prêtre que, en étant là, réduit à rien et déçu de la vie, celui qui était dans le lit d’à côté lui a demandé de lui passer le pot de chambre et ensuite de le vider. Et il a raconté que cette demande, de la part de quelqu’un qui était vraiment dans le besoin et qui était dans un état pire que le sien, a ouvert ses yeux et son cœur à un très puissant sentiment d’humanité ainsi qu’à un désir d’aider l’autre et de se laisser aider par Dieu. Et il s’est confessé. Ainsi, un simple geste de miséricorde l’a connecté à la miséricorde infinie ; il s’est résolu à aider l’autre et ensuite il s’est fait aider : il est mort, après s’être confessé, et en paix. C’est cela le mystère de la miséricorde.
Ainsi, je vous laisse avec la parabole du père miséricordieux, après nous être ‘‘situés’’ en ce moment où le fils se sent sale et revêtu, pécheur à qui la dignité a été rendue, honteux de lui-même et orgueilleux de son père. Le signe pour savoir si on est bien situé est l’envie d’être désormais miséricordieux envers tout le monde. Voilà le feu que Jésus est venu apporter sur la terre, celui qui allume d’autres feux. Si la flamme ne prend pas, c’est que l’un des pôles ne permet pas le contact ; ou bien la honte excessive ne dénude pas les câbles et, au lieu de confesser ouvertement ‘‘j’ai fait ça et ça’’, elle se couvre ; ou la dignité excessive touche les choses avec des gants.
Les excès de la miséricorde
Un petit mot pour finir sur les excès de la miséricorde.
L’unique excès face à la miséricorde excessive de Dieu est d’excéder en la recevant et en voulant la communiquer aux autres. L’Évangile nous montre de nombreux beaux exemples de ceux qui commettent des excès pour la recevoir : le paralytique, que ses amis font entrer par le toit au milieu de l’endroit où Jésus était en train de prêcher – ils exagèrent – ; le lépreux qui abandonne ses neuf compagnons et retourne en glorifiant et en rendant grâce à Dieu à haute voix et se met à genoux aux pieds du Seigneur ; l’aveugle Bartimée, qui parvient à arrêter Jésus par ses cris – et réussit aussi à vaincre la « douane des prêtres pour aller chez le Seigneur ; la femme hémorroïsse, qui, dans sa timidité, s’ingénie à atteindre une proximité intime avec le Seigneur et qui [fait que], comme le dit l’Évangile, lorsqu’elle a touché son manteau, le Seigneur a senti que ‘‘sortait’’ de lui une dynamis… ; ce sont tous des exemples de ce contact qui allume un feu et déclenche la dynamique : il libère la force positive de la miséricorde. Il y a aussi la pécheresse, dont les manifestations excessives d’amour envers le Seigneur, en lui lavant les pieds de ses larmes et en les essuyant de ses cheveux, sont pour le Seigneur un signe qu’elle a reçu beaucoup de miséricorde et qu’elle l’exprime par conséquent de cette façon exagérée. Mais la miséricorde exagère toujours, elle est excessive ! Les gens les plus simples, les pécheurs, les malades, les possédés… sont immédiatement exaltés par le Seigneur, qui les fait passer de l’exclusion à la pleine inclusion, de l’éloignement à la fête. Et cela ne se comprend pas si ce n’est en terme d’espérance, en terme apostolique, en terme de celui qui a reçu miséricorde pour faire miséricorde à son tour.
Nous pouvons conclure en priant avec le Magnificat de la Miséricorde, le Psaume 50 du Roi David, que nous prions aux laudes tous les vendredis. C’est le Magnificat d’« un cœur contrit et humilié » qui, dans son péché, a la grandeur de confesser le Dieu fidèle, qui est plus grand que le péché. Dieu est plus grand que le péché ! En nous reportant au moment où le fils prodigue s’attendait à un traitement froid et où le Père, au contraire, l’introduit pleinement dans une fête, nous pouvons l’imaginer priant le Psaume 50. Et le prier à deux chœurs avec lui, nous et le fils prodigue. Nous pouvons l’écouter dire : ‘‘Miséricorde, mon Dieu, par ta bonté ; par ton immense compassion efface ma faute…’’. Et nous [pouvons] dire : ‘‘Et moi (aussi) je reconnais ma faute, j’ai toujours mon péché devant moi’’. Et d’une seule une voix dire : ‘‘Contre toi, Père, seulement contre toi j’ai péché’’.
Et prions à partir de cette tension intime qui allume la miséricorde, cette tension entre la honte qui dit : ‘‘Détourne ta face de mon péché, enlève toute ma faute’’ ; et cette confiance qui dit : ‘‘Purifie-moi avec l’hysope et je serai purifié, lave-moi : je serai plus blanc que la neige’’. Confiance qui devient apostolique : ‘‘Rends-moi la joie d’être sauvé, que l’esprit généreux me soutienne et aux pécheurs j’enseignerai tes chemins, vers toi reviendront les égarés’’.
DEUXIÈME MÉDITATION
Basilique
Sainte-Marie-Majeure - Jeudi 2 juin 2016
Deuxième
méditation
le réceptacle de la Miséricorde
le réceptacle de la Miséricorde
Après avoir prié sur cette « dignité honteuse » et sur cette « digne honte », qui sont les fruits de la Miséricorde, avançons avec cette méditation sur le « réceptacle de la Miséricorde ». Il est simple. Je pourrais dire une phrase et m’en aller, parce qu’il est unique : le réceptacle de la Miséricorde est notre péché. C’est aussi simple. Mais il arrive souvent que notre péché soit comme une passoire, comme une cruche percée, ce qui fait que la grâce s’en échappe en peu de temps : « Oui, mon peuple a commis deux méfaits : ils m’ont abandonné, moi, la source d’eau vive, et ils se sont creusé des citernes, des citernes fissurées qui ne retiennent pas l’eau » (Jr 2, 13). D’où la nécessité que le Seigneur explique à Pierre de ‘‘pardonner soixante-dix fois sept fois’’. Dieu ne se lasse pas de pardonner, mais c’est nous qui nous fatiguons de demander pardon. Dieu ne se lasse pas de pardonner, même s’il voit que sa grâce semble ne pas parvenir à s’enraciner fortement dans la terre de notre cœur, qui est un chemin dur, encombré de mauvaises herbes et pierreux. C’est simplement parce que Dieu n’est pas pélagien, pour cette raison il ne se lasse pas de pardonner. Il revient semer sa miséricorde et son pardon, et il revient, il revient, il revient… soixante-dix fois sept fois.
Des cœurs re-créés
Cependant, nous pouvons faire un pas de plus dans cette miséricorde de Dieu qui es toujours ‘‘plus grande que notre conscience’’ du péché. Non seulement le Seigneur ne se lasse pas de nous pardonner mais aussi il renouvelle l’outre dans laquelle nous recevons le pardon. Il utilise une outre neuve pour le vin nouveau de sa miséricorde pour que ce ne soit pas un vêtement rapiécé ou une vieille outre. Et cette outre, c’est sa miséricorde même : sa miséricorde telle qu’elle est expérimentée en nous-mêmes et telle que nous la mettons en pratique en aidant les autres. Le cœur qui a bénéficié de miséricorde n’est pas un cœur rapiécé mais un cœur nouveau, re-créé. Celui dont David dit : « Crée en moi un cœur pur, renouvelle et raffermis au fond de moi mon esprit » (Ps 50, 12). Ce cœur nouveau, re-créé, est un bon récipient. La liturgie exprime l’âme de l’Église lorsqu’elle nous fait dire cette merveilleuse prière : « Seigneur notre Dieu, toi qui as fait merveille en créant l’homme et plus grande merveille encore en le sauvant » (Prière de la veillée pascale, après la Première Lecture). Par conséquent, cette seconde création est plus merveilleuse que la première. C’est un cœur qui se sait recréé grâce à la fusion de sa misère avec le pardon de Dieu et donc c’‘‘est un cœur qui a reçu la miséricorde et fait miséricorde’’. C’est ainsi : il expérimente les bénéfices de la grâce sur sa blessure et sur son péché, il sent comment la miséricorde pacifie sa faute, inonde avec amour sa sécheresse, rallume son espérance. Voilà pourquoi, lorsqu’en même temps et avec la même grâce, celui-là pardonne à qui a une dette envers lui et a compassion de ceux qui sont également pécheurs, cette miséricorde s’enracine dans une bonne terre, d’où l’eau ne s’échappe pas mais donne vie. Dans l’exercice de cette miséricorde qui répare le mal d’autrui, personne n’est mieux placé pour aider à le soigner que celui qui maintient vive l’expérience d’avoir été objet miséricorde pour ce même mal. Regarde-toi ; souviens-toi de ton histoire, raconte-toi ton histoire ; et tu y trouveras beaucoup de miséricorde. Nous voyons que, parmi ceux qui travaillent à combattre la toxicodépendance, ceux qui se sont libérés sont généralement ceux qui comprennent mieux, qui aident et savent exiger des autres. Et le meilleur confesseur est d’ordinaire celui qui se confesse le mieux. Et nous pouvons nous poser la question : comment est-ce que je me confesse ? Presque tous les grands saints ont été de grands pécheurs ou, comme la petite sainte Thérèse, ils étaient conscients que ne pas l’avoir été était une pure grâce prévenante.
Ainsi, le vrai récipient de la miséricorde est la miséricorde même que chacun a reçue et qui lui a recréé le cœur, voilà l’‘‘outre neuve’’ dont parle Jésus (cf. Lc 5, 37), la ‘‘source régénérée’’.
Nous nous situons ainsi dans le domaine du mystère du Fils, de Jésus, qui est la miséricorde du Père faite chair. L’image définitive du réceptacle de la miséricorde, nous la trouvons dans les plaies du Seigneur ressuscité, image de l’empreinte du péché restauré par Dieu, qui ne s’efface pas totalement ni ne suppure : c’est une cicatrice, non une blessure purulente. Les plaies du Seigneur. Saint Bernard a deux sermons très beaux sur les plaies du Seigneur. Là, dans les plaies du Seigneur, nous trouvons la miséricorde. Il est courageux, il dit : tu te sens perdu ? Tu te sens mal ? Entre là, entre dans les entrailles du Seigneur et là tu trouveras miséricorde. C’est dans cette ‘‘sensibilité’’ propre aux cicatrices, qui nous rappellent la blessure sans forte douleur et la guérison sans que nous n’oubliions la fragilité, que réside la miséricorde divine : dans nos cicatrices. Les plaies du Seigneur, qui restent encore, il les a emportées avec lui : le corps très beau, les bleusn’y sont pas, mais les plaies, il a voulu les emporter avec lui. Et nos cicatrices. Cela arrive à nous tous, quand nous allons faire une visite médicale et que nous avons des cicatrices, le médecin nous dit : « mais cette intervention, c’était pourquoi ? » Regardons les cicatrices de l’âme : cette intervention que Toi tu as faite, avec ta miséricorde, que Toi tu as guéries… Dans la sensibilité du Christ ressuscité qui conserve ses plaies, - non seulement aux pieds et aux mains, mais aussi dans son cœur qui est un cœur blessé - nous trouvons le juste sens du péché et de la grâce. Là, dans le cœur blessé. En contemplant le cœur blessé du Seigneur, nous nous voyons en lui comme dans un miroir. Notre cœur et le sien se ressemblent en ceci que les deux sont blessés et ressuscités. Mais nous savons que son amour était un amour pur et qu’il a été blessé parce qu’il a accepté d’être vulnérable ; notre cœur, en revanche, était pure plaie, qui a été guérie parce qu’elle a accepté d’être aimée. Dans cette acceptation se forme le réceptacle de la Miséricorde.
Nos saints ont reçu la miséricorde
Cela peut nous faire du bien de contempler d’autres qui se sont laissés recréer le cœur par la miséricorde et d’observer dans quel ‘‘réceptacle’’ ils l’ont reçue.
Paul la reçoit dans le réceptacle dur et inflexible de son jugement forgé par la Loi. Sa dureté de jugement le poussait à être un persécuteur. La miséricorde le transforme de telle manière que, tout en devenant quelqu’un qui cherche les plus éloignés, qui cherche les gens de mentalité païenne, en même temps il est plus compréhensif et miséricordieux envers ceux qui étaient comme lui, il avait été. Paul voulait être considéré anathème afin de sauver les siens. Son jugement se consolide ‘‘en ne se jugeant même pas lui-même’’, mais en se laissant justifier par un Dieu qui est plus grand que sa conscience, en recourant à Jésus Christ qui est un avocat fidèle de l’amour duquel rien ni personne peut le séparer. La radicalité des jugements de Paul sur la miséricorde inconditionnelle de Dieu, qui surmonte la blessure de fond, celle qui fait que nous avons deux lois (celle de la chair et celle de l’Esprit), est telle parce qu’elle est le récipient d’un esprit sensible au caractère absolu de la vérité, esprit blessé là même où la Loi et la Lumière deviennent un piège. La fameuse ‘‘épine’’ que le Seigneur ne lui enlève pas est le réceptacle dans lequel Paul reçoit la miséricorde du Seigneur (cf. 2 Co 12, 7).
Pierre reçoit la miséricorde dans sa présomption d’homme de bon sens. Il était doté du bon sens robuste et expérimenté d’un pêcheur, qui sait par expérience quand on peut pêcher ou non. C’est le bon sens de celui qui, lorsqu’il s’enthousiasme en marchant sur les eaux et en obtenant une pêche miraculeuse et qu’il commet un excès en se regardant lui-même, sait demander de l’aide au seul qui peut le sauver. Ce Pierre a été guéri de la plus profonde blessure qu’il puisse y avoir, celle de renier un ami. Peut-être le reproche de Paul, lorsqu’il lui jette à la figure sa duplicité, a-t-il un lien avec cela. Il semblerait que Paul sentait qu’il avait été lui-même le pire [des hommes] ‘‘avant’’ de connaître le Christ ; mais Pierre, après l’avoir connu, l’avait renié… Cependant, en avoir été guéri a transformé Pierre en un Pasteur miséricordieux, en une pierre solide sur laquelle on peut toujours édifier, parce qu’il s’agit d’une pierre fragile qui a été assainie, non une pierre qui dans sa robustesse conduit le plus faible à trébucher. Pierre est le disciple que le Seigneur reprend le plus dans l’Évangile. Il est le plus « bastonné » ! Il le corrige constamment, jusqu’au dernier moment : « Que t’importe ? - carrément ! - Toi, suis-moi » (Jn 21, 22). La tradition dit qu’il lui est apparu de nouveau lorsque Pierre fuyait de Rome. Le signe de Pierre crucifié la tête en bas est peut-être le plus éloquent de ce réceptacle à la tête dure qui, pour être miséricordieuse, se met vers le bas y compris en rendant le témoignage suprême d’amour à son Seigneur. Pierre ne veut pas finir sa vie en disant ‘‘Moi, j’ai déjà appris la leçon’’, mais en disant : ‘‘Comme ma tête n’apprendra jamais, je la mets vers le bas’’. Au-dessus de tout, les pieds que le Seigneur a lavés. Ces pieds sont pour Pierre le réceptacle grâce auquel il reçoit la miséricorde de son Ami et Seigneur.
Jean sera guéri dans sa prétention de vouloir réparer le mal par le feu et finira par être celui qui écrit ‘‘mes petits enfants’’, et il semblerait qu’il soit l’un de ces grands-parents pleins de bonté qui ne parlent que d’amour, lui, qui était « le fils du tonnerre » (Mc 3, 17).
Augustin a été guéri de sa nostalgie d’être arrivé tard au rendez-vous : cela le faisait beaucoup souffrir, et il a été guéri de cette nostalgie. « Je t’ai aimé tard », et il trouvera sa manière créative de remplir d’amour le temps perdu en écrivant ses Confessions.
François est de plus en plus miséricordieux, à bien des moments de sa vie. Peut-être le réceptacle définitif, qui s’est transformé en plaies réelles, plus que de donner un baiser au lépreux, de se dépouiller grâce à dame pauvreté et de sentir toute créature comme sœur, aura-t-il été de devoir protéger dans un silence miséricordieux l’Ordre qui avait été fondé. Je trouve ici le grand héroïsme de François : devoir garder dans un silence miséricordieux l’Ordre qu’il avait fondé. C’est son grand réceptacle de la miséricorde. François voit comment ses frères se divisent en prenant comme bannière la même pauvreté. Le démon nous amène à nous quereller entre nous en défendant les plus saintes choses, mais ‘‘avec un mauvais esprit’’.
Ignace a été guéri de sa vanité, et si ceci avait été le réceptacle, nous pouvons entrevoir combien était grand ce désir de gloriole, qui a été recréé dans une telle recherche de la plus grande gloire de Dieu.
Dans le Journal d’un curé de campagne, Bernanos nous relate la vie du curé d’un village, en s’inspirant de la vie du Saint Curé d’Ars. Il y a deux paragraphes très beaux qui racontent les pensées intérieures du curé aux derniers moments de sa soudaine maladie : « Au cours des dernières semaines….que Dieu me laissera, aussi longtemps que je pourrai garder la charge d’une paroisse, j’essaierai, comme jadis, d’agir avec prudence. Mais enfin j’aurai moins souci de l’avenir, je travaillerai pour le présent. Cette sorte de travail me semble à ma mesure… Car je n’ai de réussite qu’aux petites choses, et si souvent éprouvé par l’inquiétude, je dois reconnaître que je triomphe dans les petites joies ». C’est-à-dire, un récipient de la miséricorde, tout petit, a un lien avec les petites joies de notre vie pastorale, là où nous pouvons recevoir et exercer la miséricorde infinie du Père dans de petits gestes. Les petits gestes des prêtres.
L’autre paragraphe dit : « C’est fini. L’espèce de méfiance que j’avais de moi, de ma personne, vient de se dissiper, je crois, pour toujours. Cette lutte a pris fin. Je ne la comprends plus. Je suis réconcilié avec moi-même, avec cette pauvre dépouille. Il est plus facile que l’on croit de se haïr. La grâce est de s’oublier. Mais si tout orgueil était mort en nous, la grâce des grâces serait de s’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ ». Voilà le récipient : « S’aimer humblement soi-même, comme n’importe lequel des membres souffrants de Jésus-Christ ». C’est un récipient commun, comme une vieille jarre que nous pouvons emprunter auprès des plus pauvres.
Le Père Brochero – il est de mon pays -, le bienheureux argentin, qui sera bientôt canonisé, « a laissé la miséricorde de Dieu travailler son cœur ». Son réceptacle a fini par être son propre corps de lépreux. Lui, qui rêvait de mourir en galopant, en passant à gué quelque fleuve de montagne pour aller donner l’onction à un malade. L’une de ses dernières paroles a été : « Il n’y a pas de gloire définitive dans cette vie ». Ceci nous fait penser : « il n’y a pas de gloire accomplie dans cette vie » ; « je suis très satisfait de ce qu’il m’a fait concernant la vue, et je le remercie beaucoup de cela ». La lèpre l’avait rendu aveugle. « Quand je pouvais servir l’humanité, il a conservé sains et robustes mes sens. Aujourd’hui, où je ne le peux plus, il a rendu inutilisable l’un des sens de mon corps. Dans ce monde, il n’y a pas de gloire définitive, et nous sommes pleins de misères ». Nos affaires demeurent souvent à mi-chemin et, pour cela, sortir de soi est toujours une grâce. On nous concède d’‘‘abandonner les choses’’ pour que le Seigneur les bénisse et les perfectionne. Nous ne devons pas trop nous préoccuper. Cela nous permet de nous ouvrir aux peines et aux joies de nos frères. C’était le Cardinal Van Thuán qui disait qu’en prison le Seigneur lui avait enseigné à distinguer entre ‘‘choses de Dieu’’, auxquelles il avait consacré sa vie en liberté en tant que prêtre et évêque, et Dieu lui-même, auquel il se consacrait en étant en prison’’ (cf. Van Thuam, Cinque pani e due pesci, San Paolo 1997). Et nous pourrions continuer ainsi, avec les saints, en cherchant comment était le réceptacle de leur miséricorde. Mais passons maintenant à la Vierge : nous sommes dans sa maison.
Marie, vase et source de miséricorde
Gravissant l’échelle des saints, à la recherche de vases de miséricorde, nous arrivons à Notre Dame. Elle est le vase simple et parfait, pour recevoir et distribuer la miséricorde. Son ‘‘oui’’ libre à la grâce est l’image opposée au péché qui a conduit le fils prodigue au néant. Elle porte en elle-même une miséricorde qui est à la fois vraiment sienne, vraiment propre à notre âme et vraiment ecclésiale. Comme elle le dit dans le Magnificat : elle se sait regardée avec bonté dans sa petitesse et elle sait voir comment la miséricorde de Dieu atteint toutes les générations. Elle sait voir les œuvres que cette miséricorde déploie et elle se sent ‘‘accueillie’’, avec tout Israël, par cette miséricorde. Elle garde la mémoire et la promesse de la miséricorde infinie de Dieu pour son peuple. Son Magnificat est le Magnificat d’un cœur entier, qui n’est pas blessé, qui regarde l’histoire et chaque personne avec sa miséricorde maternelle.
En ce moment passé seul avec Marie, moment que m’a offert le peuple mexicain, en regardant Notre Dame, la Vierge de Guadalupe, et en me laissant regarder par elle, je l’ai priée pour vous, chers prêtres, pour que vous soyez de bons prêtres. Je l’ai souvent dit. Et dans le discours aux Evêques je leur ai dit que j’avais longuement réfléchi sur le mystère du regard de Marie, sur sa tendresse et sa douceur qui nous donnent du courage pour laisser Dieu nous faire miséricorde. Je voudrais maintenant vous rappeler quelques ‘‘manières’’ de regarder propres à Notre Dame, de regarder en particulier ses prêtres, parce qu’à travers nous, elle veut regarder son peuple.
Marie nous regarde de telle manière que l’on se sent accueilli en son sein. Elle nous enseigne que « l’unique force capable de conquérir le cœur des hommes est la tendresse de Dieu. Ce qui enchante et attire, ce qui fait fléchir et vainc, ce qui ouvre et déchaîne, ce n’est pas la force des instruments ou la dureté de la loi, mais la faiblesse toute-puissante de l’amour divin, qui est la force irrésistible de sa douceur et la promesse irréversible de sa miséricorde » (Discours aux Évêques du Mexique, 13 février 2016). Ce que vos gens cherchent dans les yeux de Marie c’est « un sein à travers lequel les hommes, toujours orphelins et déshérités, sont à la recherche d’un abri, d’un foyer » (ibid). Et cela est lié à sa façon de regarder : l’espace que ses yeux ouvrent est celui d’un sein, non celui d’un tribunal ni d’un cabinet ‘‘professionnel’’. Si parfois vous remarquez que votre regard s’est endurci – en raison du travail, de la fatigue… cela arrive à chacun - , que lorsque vous voyez les gens, vous êtes irrités ou que vous ne sentez rien, arrêtez-vous et regardez-la de nouveau, regardez-la avec les yeux des plus petits de vos gens, qui mendient un sein, et elle purifiera votre vue de toutes les ‘‘cataractes’’ qui empêchent de voir le Christ dans les âmes, elle vous guérira de toutes les myopies qui obscurcissent les besoins des gens, qui sont ceux du Seigneur incarné, et elle vous guérira de toutes les presbyties qui ne voient pas les détails, la note écrite ‘‘en petit caractère’’, où se jouent les réalités importantes de la vie de l’Église et de la famille. Le regard de la Vierge guérit.
Une autre ‘‘manière de regarder de Marie’’ a rapport au tissu : Marie regarde ‘‘en tissant’’, en voyant comment elle peut utiliser au mieux toutes les choses que vos gens lui apportent. Je disais aux Évêques mexicains que « dans le manteau de l’âme mexicaine, Dieu a tissé, avec le fil des empreintes métisses de son peuple, et il a tissé le visage de sa manifestation dans la Morenita » (ibid). Un Maître spirituel enseigne que ce que l’on dit de Marie de façon spéciale, on le dit de l’Église de manière universelle et de chaque âme en particulier (cf. Isaac de l’Étoile, Serm. 51 : PL 194, 1863). En voyant comment Dieu a tissé le visage et la figure de la Guadalupana sur la tilma de Juan Diego, nous pouvons prier en contemplant la manière dont il tisse notre âme et la vie de l’Église. On dit qu’on ne peut pas voir comment est ‘‘peinte’’ l’image. C’est comme si elle était imprimée. J’aime à penser que le miracle n’a pas été seulement ‘‘d’imprimer ou de peindre l’image avec un pinceau’’ mais que ‘‘le manteau tout entier a été recréé’’, transfiguré de la tête aux pieds, et chaque fil – ces manteaux que les femmes apprennent à tisser dès le bas âge, et pour les vêtements plus raffinés elles utilisent les fibres du cœur de l’agave (la plante dont on tire les fils) –, chaque fil à sa place est transfiguré, épousant les détails qui brillent chacun à sa place, et, entrecroisés avec les autres, transfigurés de la même manière, font apparaître le visage de Notre Dame, toute sa personne et ce qui l’entoure. La miséricorde fait la même chose avec nous : elle ne nous ‘‘peint’’ pas, de l’extérieur, une face de bonne personne, elle ne nous fait pas le photoshop, mais avec les fils mêmes de nos ‘‘misères’’ – avec ceux-là - et de nos péchés – avec ceux-là -, entrecroisés par l’amour du Père, elle nous tisse de telle manière que notre âme se renouvelle en retrouvant sa vraie image, celle de Jésus. Soyez donc des prêtres « capables d’imiter cette liberté de Dieu en choisissant ce qui est humble pour rendre visible la majesté de son visage, et de faire vôtre cette patience divine en tissant, avec le fil fin de l’humanité que vous trouvez, cet homme nouveau que votre pays attend. Ne vous laissez pas guider par le vain désir de changer de peuple – c’est une de nos tentations : « je demanderai à l’évêque de me transférer… » - « comme si l’amour de Dieu n’avait pas assez de force pour le changer » (Discours aux Évêques du Mexique, 13 février 2016).
La troisième manière – dont regarde la Vierge - est l’attention : Marie observe avec attention, elle se tourne et s’implique entièrement avec celui qui est devant elle, comme une mère toute attentive à son petit enfant qui lui raconte quelque chose. Et aussi les mamans quand l’enfant est tout petit, elles imitent la voix du bambin pour lui faire sortir des mots : elles se font petites. « Comme l’enseigne la belle tradition de Guadalupe – et je continue en référence au Mexique –, la Morenita protège les regards de ceux qui la contemplent, reflète le visage de ceux qui la rencontrent. Il faut apprendre qu’il y a une quelque chose d’unique dans chacun de ceux qui nous regardent, à la recherche de Dieu – ils ne nous regardent pas tous de la même manière –. Il nous revient de ne pas nous rendre imperméables à ces regards » (ibid). Un prêtre qui se rend imperméable aux regards est fermé en lui-même. « Garder en nous chacun d’eux, de les conserver dans le cœur, de les sauvegarder. Seule une Église capable de sauvegarder le visage des hommes qui viennent frapper à sa porte est capable de leur parler de Dieu » (ibid). Si tu n’es pas capable de garder le visage des hommes qui frappent à ta porte, tu ne seras pas capable de leur parler de Dieu. « Si nous ne déchiffrons pas leurs souffrances, si nous ne nous rendons pas compte de leurs besoins, nous ne pourrons rien leur offrir. La richesse que nous possédons coule seulement quand nous rencontrons la pauvreté de ceux qui mendient, et cette rencontre se réalise précisément dans notre cœur de Pasteurs » (ibid). J’ai dit à vos Évêques de vous prêter attention à vous leurs prêtres, de ne pas vous « laisser exposés à la solitude et à l’abandon, en proie à la mondanité qui dévore le cœur » (ibid). Le monde nous observe attentivement, mais pour nous « dévorer », pour nous transformer en consommateurs… Nous avons tous besoin d’être regardés avec attention, disons, avec un intérêt gratuit. « Soyez attentifs – disais-je aux Évêques – et apprenez à lire [dans] leurs regards pour vous réjouir avec eux lorsqu’ils sentent la joie de raconter ce qu’ils « ont fait et enseigné » (Mc 6, 30), et également pour ne pas reculer lorsqu’ils se sentent un peu abattus et ne peuvent que pleurer parce qu’ils « ont renié le Seigneur » (Lc 22, 61-62), et aussi, pourquoi pas, pour les soutenir, en communion avec le Christ, quand l’un ou l’autre, déjà abattu, sortira avec Judas « dans la nuit » (Jn 13, 30). Que jamais, dans ces situations, ne manque votre paternité, en tant qu’Évêques, à vos prêtres. Encouragez la communion entre eux ; promouvez leurs dons ; intégrez-les dans les grandes causes, car le cœur de l’apôtre n’a pas été fait pour des choses petites ».
Enfin, comment regarde Marie ? Marie regarde de manière ‘‘intégrale’’, unifiant tout, notre passé, le présent et l’avenir. Elle n’a pas un regard fragmenté : la miséricorde sait voir la totalité et saisit ce qui est le plus nécessaire. Comme Marie à Cana, qui est capable de ‘‘compatir’’ par avance à ce que provoquera le manque de vin à la fête des noces et qui demande à Jésus d’y porter remède sans que personne ne s’en rende compte, nous pouvons de même regarder notre vie sacerdotale tout entière comme ‘‘anticipée par la miséricorde’’ de Marie, qui, prévoyant nos manques, a pourvu à tout ce que nous avons. S’il y a un peu de ‘‘bon vin’’ dans notre vie, ce n’est pas par notre mérite, mais par sa ‘‘miséricorde anticipée’’, celle qu’elle chante déjà ainsi dans le Magnificat : le Seigneur ‘‘s’est penché sur son humble servante’’ et ‘‘s’est souvenu de sa (son alliance de) miséricorde’’, une miséricorde qui ‘‘s’étend d’âge en âge’’ sur les pauvres et les opprimés (cf. Lc 1, 46-55). La lecture que fait Marie est une lecture de l’histoire comme miséricorde.
Nous pouvons conclure en priant le Salve Regina, dont les invocations font écho à l’esprit du Magnificat. Elle est Mère de miséricorde, de vie, de douceur, et elle est notre espérance. Et quand vous, prêtres, vous avez des moments sombres, mauvais, quand vous ne savez pas comment vous débrouiller au plus intime de votre cœur, je ne dis pas seulement « regardez la Mère », cela vous devez le faire, mais : allez là et laissez-vous regarder par elle, en silence, et aussi en vous endormant. Cela fera qu’à ces moments mauvais, peut-être avec beaucoup d’erreurs que vous avez faites et qui vous ont conduits à ce point, toute cette saleté deviendra réceptacle de miséricorde. Laissez-vous regarder par la Vierge. Ses yeux miséricordieux sont ceux que nous considérons comme le meilleur vase de la miséricorde, dans le sens où nous pouvons boire en eux ce regard indulgent et bon, dont nous avons soif comme on peut seulement avoir soif d’un regard. Ces yeux miséricordieux sont également ceux qui nous font voir les œuvres de miséricorde de Dieu dans l’histoire des hommes et découvrir Jésus sur leurs visages. En Marie nous trouvons la terre promise – le Règne de la miséricorde instauré par le Seigneur – qui vient, déjà en cette vie, après tout exil où nous envoie le péché. Pris par la main et en nous accrochant à son manteau. Moi, dans mon bureau, j’ai une belle image, que m’a offerte le Père Rupnik, il l’a faite, une image de la « Synkatabasis » : c’est elle qui fait descendre Jésus, et ses mains sont comme des marches. Mais ce qui me plait le plus c’est que Jésus dans une main a la plénitude de la Loi, et avec l’autre il s’accroche au manteau de la Vierge : lui aussi s’est accroché au manteau de la Vierge. Et la tradition russe, les moines, les vieux moines russes nous disent que dans les turbulences spirituelles il faut se refugier sous le manteau de la Vierge. La première antienne mariale d’Occident est celle-ci : « Sub tuum praesidium ». Le manteau de la Vierge. Ne pas avoir honte, ne pas faire de grands discours, rester là et se laisser couvrir, se laisser regarder. Et pleurer. Quand nous trouvons un prêtre qui est capable de cela, d’aller chez la Mère et pleurer, avec beaucoup de péchés, je peux dire : c’est un bon prêtre, parce que c’est un bon fils. Il sera un bon père.
Pris par la main par elle et sous son regard, nous pouvons chanter avec joie les grandeurs du Seigneur. Nous pouvons lui dire : mon âme te chante Seigneur parce que tu as regardé avec bonté l’humilité et la petitesse de ton serviteur. Heureux suis-je d’avoir été pardonné. Ta miséricorde, celle que tu as eue envers tous les saints et envers tout ton peuple fidèle, m’a atteint moi aussi. Je me suis perdu, en me cherchant moi-même, en raison de l’orgueil de mon cœur, mais je ne suis monté sur aucun trône, Seigneur, et mon unique gloire, c’est que ta Mère m’accueille en son sein, me couvre de son manteau et me mette près de son cœur. Je désire être aimé par toi, comme un de plus parmi les plus humbles de ton peuple, rassasier de ton pain ceux qui ont faim de toi. Souviens-toi Seigneur de ton alliance de miséricorde avec tes fils, les prêtres de ton peuple. Que nous soyons, avec Marie, signe et sacrement de ta miséricorde.
TROISIÈME MÉDITATION
Basilique
Saint-Paul-hors-les-Murs - Jeudi 2 juin 2016
Troisième
méditation
La
bonne odeur du Christ et la lumière de sa Miséricorde.
Nous espérons que le Seigneur nous accordera ce que nous avons demandé dans la prière : imiter l’exemple de la patience de Jésus et grâce à la patience surmonter les difficultés.
Cette troisième méditation a pour titre : ‘‘La bonne odeur du Christ et la lumière de sa miséricorde’’.
Dans cette troisième rencontre, je vous propose de méditer sur les œuvres de miséricorde, soit en prenant l’une d’entre elles, celle que nous pensons être la plus liée à notre charisme, soit en les contemplant toutes ensemble, les regardant avec les yeux miséricordieux de Notre Dame qui nous fait découvrir le vin qui manque et qui nous encourage à faire tout ce que Jésus nous dit (cf. Jn 2, 1-12) pour que sa miséricorde opère les miracles dont notre peuple a besoin.
Les œuvres de miséricorde sont très liées aux ‘‘sens spirituels’’. En priant nous demandons la grâce de ‘‘sentir et de goûter’’ l’Évangile, de telle sorte qu’il nous rende sensible à la vie. Mus par l’Esprit, guidés par Jésus, nous pouvons voir déjà de loin, avec un regard de miséricorde, celui qui est tombé au bord du chemin, nous pouvons entendre les cris de Bartimée, nous pouvons sentir comme le Seigneur sent, sur le bord de son manteau, le contact timide mais décidé de l’hémorroïsse, nous pouvons demander la grâce de goûter avec lui sur la croix la saveur amère du fiel de tous les crucifiés, pour sentir ainsi la forte odeur de la misère – dans les hôpitaux de campagne, dans les trains et les barques remplies de gens – ; cette odeur que l’huile de la miséricorde ne couvre pas, mais qui, en étant ointe, fait que s’éveille une espérance.
Le Catéchisme de l’Église catholique, en parlant des œuvres de miséricorde, nous raconte que Sainte Rose de Lima, le jour où sa mère l’a réprimandée d’accueillir à la maison pauvres et infirmes, lui dit : « Quand nous servons les pauvres et les malades, nous servons Jésus » (n. 2449). Cette bonne odeur du Christ – le soin des pauvres – est distinctive de l’Église, il en a toujours été ainsi. Paul y a centré sa rencontre avec les ‘‘colonnes’’, comme il les qualifie, avec Pierre, Jacques, et Jean. Ils [nous] ont demandé « seulement de nous souvenir des pauvres » (Ga 2, 10). Cela me rappelle quelque chose, que j’ai raconté plusieurs fois : juste après mon élection comme Pape, pendant qu’on continuait le scrutin, un frère Cardinal s’est approché de moi, m’a embrassé et m’a dit : ‘‘N’oublie pas les pauvres’’. Le premier message que le Seigneur m’a fait parvenir en ce moment-là. Le Catéchisme dit aussi, de manière suggestive, que « ceux que [la misère] accable sont l’objet d’un amour de préférence de la part de l’Église qui, depuis les origines, en dépit des défaillances de beaucoup de ses membres, n’a cessé de travailler à les soulager, les défendre et les libérer » (n. 2448). Et cela sans idéologies, seulement avec la force de l’Évangile.
Dans l’Église nous avons eu et nous avons beaucoup de choses pas très bonnes, et beaucoup de péchés, mais quant au service des pauvres à travers les œuvres de miséricorde, en tant qu’Église nous avons toujours suivi l’Esprit, et nos saints l’ont fait de manière très créative et efficace. L’amour des pauvres a été le signe, la lumière qui fait que les personnes glorifient le Père. Nos gens apprécient ceci : le prêtre qui prend soin des plus pauvres, des malades, qui pardonne aux pécheurs, qui enseigne et corrige avec patience… Nos gens pardonnent beaucoup de défauts aux prêtres, sauf celui de l’attachement à l’argent. Les gens ne le pardonnent pas. Et ce n’est pas tant à cause de la richesse en soi, mais parce que l’argent nous fait perdre la richesse de la miséricorde. Notre peuple sent par intuition quels péchés sont graves pour le pasteur, ceux qui tuent son ministère parce qu’ils le transforment en fonctionnaire, ou pire, en mercenaire, et en revanche les péchés qui sont, je ne dirais pas secondaires – parce que je ne sais pas si théologiquement on peut le dire -, mais des péchés que l’on peut supporter, charger comme une croix, jusqu’à ce que le Seigneur les purifie à la fin, comme il le fera de la zizanie. En revanche, ce qui porte atteinte à la miséricorde est une contradiction principale. Cela porte atteinte au dynamisme du salut, au Christ qui « s’est fait pauvre pour nous enrichir de sa pauvreté » (2Co 8, 9). Et il en est ainsi parce que la miséricorde prend soin « en perdant quelque chose d’elle-même » : une partie du cœur reste avec la personne blessée, un temps de notre vie est perdu pour ce que nous avions envie de faire, quand nous l’offrons aux autres, dans une œuvre de charité.
C’est pourquoi il ne s’agit pas que Dieu me fasse miséricorde pour certaines fautes, comme si pour le reste j’étais autosuffisant ; ou bien que, de temps en temps, j’accomplisse une œuvre particulière de miséricorde envers une personne dans le besoin. La grâce que nous demandons dans cette prière est celle de laisser Dieu nous faire miséricorde dans tous les domaines de notre vie, et d’être miséricordieux envers les autres dans tout notre agir. Pour nous, prêtres et évêques, qui administrons les sacrements, baptisant, confessant, célébrant l’Eucharistie… la miséricorde est la manière de changer toute la vie du peuple de Dieu en sacrement. Etre miséricordieux ce n’est pas seulement une manière d’être mais la manière d’être. Il n’y a pas une autre manière possible d’être prêtre. Le Père Brochero disait : « Le prêtre qui n’a pas beaucoup de pitié envers les pécheurs est un demi prêtre. Ce ne sont pas ces haillons bénis que je porte qui font de moi un prêtre ; si je n’ai pas dans mon cœur la charité, je ne suis même pas chrétien ».
Le propre du regard d’un père est de voir ce qui manque pour y porter remède immédiatement, et mieux encore, de le prévoir. Ce regard sacerdotal – de celui qui joue le rôle de père au sein de l’Eglise Mère – qui nous fait voir les personnes du point de vue de la miséricorde, on doit enseigner à le cultiver dès le séminaire et il doit alimenter tous les plans pastoraux. Nous voulons et nous demandons au Seigneur un regard qui sache discerner les signes des temps en termes d’« œuvres de miséricorde dont notre peuple a aujourd’hui besoin », pour pouvoir sentir et faire l’expérience du Dieu de l’histoire qui marche avec lui. En effet, comme le dit le document d’Aparecida, en citant saint Alberto Hurtado : « Par nos œuvres, notre peuple sait que nous comprenons sa souffrance » (n. 386).
La preuve de cette compréhension de notre peuple est que nous sommes toujours bénis par Dieu dans nos œuvres de miséricorde, et que nous obtenons l’aide et la collaboration de nos gens. Il n’en est pas ainsi pour d’autres types de projets, qui parfois marchent bien, d’autres fois non, sans que certains ne comprennent pourquoi ça ne marche pas et se cassent la tête à chercher un nouvel énième plan pastoral, alors qu’on pourrait dire simplement : ça ne marche pas parce qu’il y manque la miséricorde, sans devoir entrer dans les détails. Si ce n’est pas béni, c’est parce qu’il y manque la miséricorde. Il manque cette miséricorde qui a plus de lien avec un hôpital de campagne qu’avec une clinique de luxe, cette miséricorde qui, valorisant ce qui est bon, prépare le terrain à une rencontre de la personne avec Dieu dans l’avenir, au lieu de l’éloigner par une critique sur un point particulier.
Je vous propose une prière avec la pécheresse pardonnée (Jn 8, 3-11), pour demander la grâce d’être miséricordieux dans la confession, et une autre sur la dimension sociale des œuvres de miséricorde.
Le passage concernant le Seigneur avec la femme adultère m’émeut toujours, lorsque, ne la condamnant pas, il ‘‘enfreint’’ la loi ; sur ce cas précis sur lequel on lui demandait de se prononcer – ‘‘faut-il la lapider ou non’’ –, il ne s’est pas exprimé, il n’a pas appliqué la loi. Il a feint de ne pas comprendre – en cela également le Seigneur est un maître pour nous tous – et, à ce moment-là, il leur a sorti quelque chose d’autre. Il a ainsi initié un processus dans le cœur de la femme qui avait besoin de ces paroles : ‘‘Moi non plus, je ne te condamne pas’’. En la prenant par la main, il l’a relevée et cela lui a permis de croiser un regard plein de douceur qui a changé son cœur. Le Seigneur tend la main à la fille de Jaïre : ‘‘Donnez-lui à manger’’. Au jeune homme mort, à Naïm : ‘‘Lève-toi’’ et le rend à sa mère. Et à cette pécheresse : ‘‘Lève-toi’’. Le Seigneur nous remet exactement comme Dieu a voulu que l’homme soit : debout, relevé, jamais par terre. Parfois j’éprouve un mélange de peine et d’indignation quand on s’empresse de mettre en lumière la dernière recommandation, le ‘‘ne pèche plus’’. Et on utilise cette phrase pour ‘‘défendre’’ Jésus, afin que ce ne soit pas comme s’il avait violé la loi. Je pense que les paroles que le Seigneur utilise forment un tout avec ses actes. Le fait de se pencher pour écrire par deux fois sur le sol, marquant une pause avant de parler à ceux qui veulent lapider la femme, et ensuite une autre avant ce qu’il lui dit, nous parle du temps que le Seigneur prend pour juger et pardonner. Un temps qui renvoie chacun à sa propre intériorité et fait que ceux qui jugent se retirent.
Dans son dialogue avec la femme, le Seigneur ouvre d’autres espaces : le premier est l’espace de la non condamnation. L’Evangile insiste sur cet espace resté libre. Il nous place sous le regard de Jésus et nous dit qu’ ‘‘il ne voit personne autour, sinon la femme’’. Et ensuite Jésus lui-même amène la femme à regarder autour d’elle par cette question : ‘‘Où sont-ils, ceux qui te cataloguaient ?’’ (le mot est important, puisqu’il exprime ce que nous condamnons tant comme le fait qu’on nous catalogue ou qu’on nous caricature…). Une fois qu’il lui a fait voir cet espace libre du jugement d’autrui, il lui dit que lui non plus ne l’agresse pas avec ses pierres : ‘‘Moi non plus je ne te condamne pas’’. Et, sur le champ, il lui ouvre un autre espace libre : ‘‘Désormais, ne pèche plus’’. Le commandement est donné pour l’avenir, pour aider à avancer, pour « marcher dans l’amour ». Voilà la délicatesse de la miséricorde qui regarde avec pitié le passé et encourage pour l’avenir. Ce ‘‘ne pèche plus’’, n’est pas une chose évidente. Le Seigneur le dit ‘‘avec elle’’, il l’aide à exprimer par des paroles ce qu’elle-même ressent, ce ‘‘non’’ libre au péché qui est comme le ‘‘oui’’ de Marie à la grâce. Le ‘‘non’’ est dit en relation avec la racine du péché de chacun. Chez la femme, il s’agissait d’un péché social, d’une personne dont les gens s’approchaient, ou pour coucher avec elle, ou pour la lapider. Il n’y avait pas un autre genre de proximité avec cette femme. C’est pourquoi le Seigneur, non seulement lui dégage la voie, mais aussi la met en mouvement, pour qu’elle cesse d’être ‘‘objet’’ du regard d’autrui, pour qu’elle soit protagoniste. Le fait de ne pas pécher ne se réfère pas seulement à l’aspect moral, je crois, mais à un type de péché qui ne la laisse pas faire sa vie. Au paralytique à la piscine de Bethesda il dit également « ne pèche plus » (Jn 5, 14). Mais à celui-ci, qui se justifiait avec les choses tristes qui ‘‘lui arrivaient’’, qui avait une psychologie de victime – la femme, elle non – il lui lance une pique en ces termes : ‘‘Qu’il ne t’arrive pas quelque chose de pire’’. Le Seigneur profite de sa manière de penser, de ce qu’il craint, pour le sortir de sa paralysie. Disons qu’il se sert de la peur pour le faire bouger. Ainsi, nous devons chacun entendre ce ‘‘ne pèche plus’’ de manière profonde et personnelle.
Cette image du Seigneur qui met les gens en mouvement lui est vraiment propre : il est le Dieu qui se met en route avec son peuple, qui fait aller de l’avant et accompagne notre histoire. C’est pourquoi l’objet vers lequel se dirige la miséricorde est très précis : c’est vers ce qui fait qu’un homme ou une femme ne marche pas à sa place, avec les siens, à son rythme, vers là où Dieu l’invite à aller. La peine, ce qui bouleverse, c’est que l’un ou l’autre se perde, ou reste derrière, ou s’égare par présomption. Disons, qu’il soit désorienté. Qu’il ne soit pas à la disposition du Seigneur, disponible pour la tâche qu’il veut lui confier. Qu’on ne marche pas humblement en présence du Seigneur (cf. Mi 6, 8), qu’on ne marche pas dans la charité (cf. Ep 5, 2).
L’espace du confessionnal où la vérité nous rend libres
À présent, passons à l’espace du confessionnal, où la vérité nous rend libres. Le Catéchisme de l’Église Catholique nous montre le confessionnal comme un lieu où la vérité nous rend libre pour une rencontre. Il dit ceci : « En célébrant le sacrement de la Pénitence, le prêtre accomplit le ministère du Bon Pasteur qui cherche la brebis perdue, celui du Bon Samaritain qui panse les blessures, du Père qui attend le Fils prodigue et l’accueille à son tour, du juste juge qui ne fait pas acception de personne et dont le jugement est à la fois juste et miséricordieux. Bref, le prêtre est le signe et l’instrument de l’amour miséricordieux de Dieu envers le pécheur » (n. 1465). Et il nous rappelle que « le confesseur n’est pas le maître mais le serviteur du pardon de Dieu. Le ministre de ce sacrement doit s’unir à l’intention et à la charité du Christ » (n. 1466).
Signe et instrument d’une rencontre. Voilà ce que nous sommes. Attrait efficace pour une rencontre. Signe veut dire que nous devons attirer, comme lorsque quelqu’un fait des signes pour attirer l’attention. Un signe doit être cohérent et clair, mais surtout compréhensible. Car il y a des signes qui ne sont clairs que pour les spécialistes, et ces signes ne servent pas. Signe et instrument. La raison d’être de l’instrument réside dans son efficacité – sert-il ou ne sert-il pas –, dans le fait d’être à portée de main et d’influer sur la réalité de manière précise, appropriée. Nous sommes des instruments si les gens rencontrent vraiment le Dieu miséricordieux. Il nous revient ‘‘de faire en sorte qu’ils se rencontrent’’, qu’ils se retrouvent face à face. Ce qu’ils feront ensuite est leur affaire. Il y a un enfant prodigue dans la porcherie et un père qui tous les soirs monte sur la terrasse pour voir s’il arrive ; il y a une brebis perdue et un pasteur qui est sorti pour la chercher ; il y a un blessé étendu au bord du chemin et un samaritain qui a bon cœur. En quoi consiste donc notre ministère ? Etre des signes et des instruments pour qu’ils se rencontrent. Qu’il soit clair pour nous que nous ne sommes ni le père, ni le pasteur, ni le samaritain. Nous sommes plutôt du côté des trois autres, en tant que pécheurs. Notre ministère doit être signe et instrument de cette rencontre. C’est pourquoi nous nous situons dans le domaine du mystère du Saint Esprit, qui est celui qui crée l’Église, celui qui fait l’unité, celui qui ravive encore et encore la rencontre.
L’autre chose propre à un signe et à un instrument est sa non référentialité, pour le dire de manière compliquée. Personne n’en reste au signe, une fois qu’il a compris la réalité. Personne ne reste à regarder le tournevis ou le marteau, mais on regarde le cadre qui a été bien fixé. Nous sommes des serviteurs inutiles. C’est-à-dire des instruments et des signes qui ont été très utiles aux deux intéressés qui se sont fondus dans une accolade, comme le père avec son fils.
La troisième caractéristique propre au signe et à l’instrument est leur disponibilité. Que l’instrument soit à disposition, que le signe soit visible. L’essence du signe et de l’instrument est d’être médiateurs, disponibles. Voilà peut-être la clé de notre mission dans cette rencontre de la miséricorde de Dieu avec l’homme. Utiliser un terme négatif est sans doute plus clair. Saint Ignace disait de ‘‘ne pas être un empêchement’’. Un bon médiateur est celui qui facilite les choses et ne crée pas d’empêchements. Dans mon pays, il y avait un grand confesseur, le Père Cullen, qui s’asseyait dans le confessionnal et, lorsqu’il n’y avait personne, faisait deux choses : l’une consistait à réparer des ballons de cuir pour les enfants qui jouaient au football, l’autre était de lire un gros dictionnaire chinois. Il était resté longtemps en Chine, il voulait garder [la pratique de] la langue. Et il disait que, lorsque les gens le voyaient dans des activités si superflues, comme réparer de vieux ballons, et d’utilité si lointaine, comme lire un dictionnaire chinois, ils pensaient : ‘‘Je vais m’approcher pour parler un peu avec ce prêtre, puisque je vois qu’il n’a rien à faire’’. Il était disponible pour l’essentiel. Il avait un horaire pour le confessionnal, mais il était là. Il se défaisait de l’empêchement d’avoir toujours l’air très occupé. Voilà le problème. Les gens ne s’approchent pas quand ils voient leur pasteur très, très occupé, toujours pris.
Chacun a connu de bons confesseurs. Nous devons apprendre de nos bons confesseurs, ceux dont les gens s’approchent, ceux qui ne font pas peur et savent parler jusqu’à ce que l’autre raconte ce qui lui est arrivé, comme Jésus avec Nicodème. Il est important de comprendre le langage des gestes ; il ne faut pas demander des choses qui sont évidentes pour les gestes. Si quelqu’un s’approche du confessionnal, c’est parce qu’il s’est repenti, il y a déjà un repentir. Et s’il s’approche, c’est parce qu’il a le désir de changer. Ou au moins le désir du désir, et si la situation lui semble impossible (ad impossibilia nemo tenetur, comme le dit la maxime, à l’impossible nul n’est tenu). Le langage des gestes. J’ai lu dans la vie d’un nouveau saint de ces derniers temps que, le pauvre, il souffrait durant la guerre. Il y avait un soldat qui était sur le point d’être fusillé et il est allé le confesser. Et l’on voit que ce soldat était un peu libertin, il faisait beaucoup de fêtes avec les femmes…. ‘‘Mais t’en repens-tu ?’’ – ‘‘Non, c’était si beau, mon Père’’. Et ce saint ne savait comment s’en sortir. Le peloton pour le fusiller était là, et alors il lui a dit : ‘‘Au moins ceci : as-tu le regret de ne pas te repentir ?’’ – ‘‘Ça, oui !’’ – ‘‘Ah, ça va’’. Le confesseur cherche toujours la voie, et le langage des gestes est le langage des possibilités pour parvenir au but.
Il faut apprendre des bons confesseurs, ceux qui ont de la délicatesse envers les pécheurs, et à qui suffit un demi-mot pour tout comprendre, comme Jésus avec l’hémorroïsse, et précisément ainsi leur vient la force du pardon. J’ai été beaucoup édifié par l’un des Cardinaux de la Curie, dont je pensais a priori qu’il était très rigide. Et lui, lorsqu’il y avait un pénitent ayant un péché qu’il éprouvait de la honte à dire et qui commençait avec un mot ou deux, il comprenait immédiatement de quoi il s’agissait et disait : ‘‘Continue, j’ai compris, j’ai compris !’’. Et il l’arrêtait , parce qu’il avait compris. Ça, c’est la délicatesse. Mais ces confesseurs – pardonnez-moi – qui posent des questions et posent des questions… : ‘‘Mais dis-moi, s’il te plaît…’’. As-tu besoin de tant de détails pour pardonner ou bien ‘‘tu es en train de te faire le film’’ ? Ce Cardinal m’a beaucoup édifié. L’intégralité de la confession n’est pas une question mathématique – combien de fois ? comment ? où ?... - Parfois la honte provient davantage du nombre que du nom du péché lui-même. Mais pour cela il faut se laisser émouvoir par la situation des gens, qui est parfois un mélange de choses, de maladie, de péché et de conditionnements impossibles à surmonter, comme Jésus qui s’émouvait en voyant les personnes, le sentait dans ses entrailles, dans ses tripes, et donc soignait et soignait même si l’autre ‘‘ne le demandait pas bien’’, comme ce lépreux, ou tournait autour du pot comme la Samaritaine qui était comme le héron : elle piaillait à un endroit et avait son nid ailleurs. Jésus était patient.
Il faut apprendre des confesseurs qui savent faire en sorte que le pénitent sente la correction en faisant un pas en avant, comme Jésus, qui donnait une pénitence suffisante, mais qui savait valoriser celui qui revenait pour rendre grâces, qui pouvait mieux faire encore. Jésus faisait prendre le brancard au paralytique, ou se faisait un peu prier par les aveugles ou par la femme syro-phénicienne. Peu lui importait si ensuite ils ne lui prêtaient plus attention, comme le paralytique de Siloé, ou s’ils disaient des choses qu’il leur avait demandé de taire et ensuite il semblait que c’était lui le lépreux parce qu’il ne pouvait pas entrer dans les villages, ou bien ses ennemis trouvaient des motifs pour le condamner. Il soignait, pardonnait, offrait un soulagement, du repos, il laissait les gens respirer un souffle de l'Esprit consolateur.
Ce que je vais dire à présent, je l’ai déjà dit de nombreuses fois, peut-être quelqu’un parmi l’a-t-il entendu. J’ai connu à Buenos Aires un frère capucin – il vit encore – un peu plus jeune que moi, qui est un grand confesseur. Il a toujours une file au confessionnal, beaucoup de gens – tous : d’humbles gens, des gens aisés, des prêtres, des religieuses, une file, un défilé, il confesse toute la journée. Et il pardonne beaucoup. Il trouve toujours la voie pour pardonner et pour faire faire un pas en avant. C’est un don de l’Esprit. Mais parfois lui vient le scrupule d’avoir trop pardonné. Et donc une fois, en parlant, il m’a dit : ‘‘J’ai parfois ces scrupules’’. Et je lui ai demandé : ‘‘Et que fais-tu quand tu as ces scrupules ?’’ ‘‘Je vais devant le tabernacle, je regarde le Seigneur et le lui dis : « Seigneur, pardonne-moi, aujourd’hui j’ai beaucoup pardonné. Mais que ce soit clair – hein ? – que c’est de ta faute, car c’est toi qui m’as donné le mauvais exemple ! C’est-à-dire la miséricorde »’’. Il renforçait la miséricorde avec davantage de miséricorde.
Enfin, concernant la confession, deux conseils : le premier, n’ayez jamais le regard du fonctionnaire, de celui qui voit seulement des ‘‘cas’’, et s’en débarrasse. La miséricorde nous libère d’être des prêtres juge-fonctionnaires, disons, qui, à force de tellement juger des ‘‘cas’’, perdent la sensibilité envers les personnes et envers les visages. Je me rappelle [que] lorsque j’étais en deuxième année de théologie, je suis allé avec mes compagnons assister à l’examen du ‘‘audiendas’’, qu’on faisait en troisième année de théologie, avant l’ordination. Nous y sommes allés pour apprendre un peu, on apprenait toujours. Et une fois, je me souviens qu’à un compagnon on a posé une question, c’était sur la justice, de iure, mais très compliquée, très artificielle… Et ce compagnon a dit avec beaucoup d’humilité : ‘‘Mais, Père, ça ne se voit pas dans la vie’’ – ‘‘Mais ça se trouve dans des livres’’. Cette morale ‘‘des livres’’, sans expérience. La règle de Jésus, c’est de ‘‘juger comme nous voulons être jugés’’. Cette mesure intime qu’on a pour juger si on est traité avec dignité, si on est ignoré ou maltraité, si on a été aidé à se mettre debout… voilà la clef pour juger les autres. Remarquons que le Seigneur se fie à cette mesure qui est très personnelle et subjective. Non pas tant parce que cette mesure est ‘‘la meilleure’’, mais parce qu’elle est sincère et, à partir d’elle, on peut construire une bonne relation. L’autre conseil : ne soyez pas curieux au confessionnal. J’en ai déjà parlé. Sainte Thérèse raconte que, lorsqu’elle recevait les confidences de ses novices, elle se gardait bien de demander comment la chose avait évolué. Elle ne fouinait pas dans l’âme des personnes (cf. Histoire d’une âme, Manuscrit C. A la Mère de Gonzague, c. XI 32 r). Le propre de la miséricorde est de ‘‘couvrir de son manteau’’, couvrir le péché pour ne pas blesser la dignité. Ce passage des deux fils de Noé est beau ; ils couvrirent d’un manteau la nudité de leur père qui s’était enivré (cf. Gn 9, 23).
La dimension sociale des œuvres de miséricorde
Maintenant, disons deux mots sur la dimension sociale des œuvres de miséricorde.
A la fin des Exercices, saint Ignace met « la contemplation pour obtenir l’amour », qui relie ce qui a été vécu dans l’oraison avec la vie quotidienne. Et cela nous fait réfléchir sur la manière dont l’amour doit être mis davantage dans les œuvres que dans les paroles. Ces œuvres sont les œuvres de miséricorde, celles que le Père « a préparées d’avance pour que nous les pratiquions » (Ep 2, 10), celles que l’Esprit inspire à chacun pour le bien commun (cf. 1Co 12, 7). En même temps que nous remercions le Seigneur pour tant de bienfaits reçus de sa bonté, nous demandons la grâce de porter à tous les hommes cette miséricorde qui nous a sauvés nous.
Je vous propose, dans cette dimension sociale, de méditer sur quelques-uns des paragraphes conclusifs des Evangiles. Là, le Seigneur lui-même établit ce lien entre ce qui a été reçu et ce que nous devons donner. Nous pouvons lire ces conclusions avec la grille d’‘‘œuvres de miséricorde’’, qui concrétise le temps de l’Église dans lequel Jésus ressuscité vit, accompagne, envoie, et attire notre liberté, qui trouve en lui sa réalisation concrète et renouvelée chaque jour.
La conclusion de l’Évangile de Matthieu nous dit que le Seigneur envoie les Apôtres et leur dit : « Apprenez-leur à observer tout ce que je vous ai commandé » (28, 20). Cet « apprendre à celui qui ne sait pas » est, en soi, une œuvre de miséricorde. Et elle se multiplie, comme la lumière, dans les autres œuvres : dans celles de Mt 25, qui se réfèrent davantage aux œuvres appelées corporelles, et dans tous les commandements et conseils évangéliques : ‘‘pardonner’’, ‘‘corriger fraternellement’’, consoler ceux qui sont tristes, supporter les persécutions, et ainsi de suite.
Marc termine par l’image du Seigneur qui ‘‘collabore’’ avec les Apôtres et qui ‘‘confirme la Parole avec les signes qui l’accompagnent’’ (cf. 16, 20). Ces ‘‘signes’’ ont la caractéristique des œuvres de miséricorde. Marc parle, entre autres, de soigner les malades, d’expulser les esprits mauvais (cf. 16, 17-18).
Luc continue son Evangile avec le Livre des « Actes » – praxeis – des Apôtres, en racontant leur manière de faire et les œuvres qu’ils accomplissent, guidés par l’Esprit.
Jean termine en parlant de « beaucoup d’autres choses » (21, 25) ou de « signes » (20, 30) que Jésus a accomplis. Les actes du Seigneur, ses œuvres, ne sont pas de simples actes, mais ils sont des signes dans lesquels, de manière personnelle et unique en chacun, il montre son amour et sa miséricorde.
Nous pouvons contempler le Seigneur qui nous envoie pour cette tâche, avec l’image de Jésus miséricordieux, telle qu’elle a été révélée à sœur Faustine. Dans cette image nous pouvons voir la miséricorde comme une lumière unique qui vient de l’intériorité de Dieu et qui, en passant par le cœur du Christ, ressort diversifiée, avec une couleur propre à chaque œuvre de miséricorde.
Les œuvres de miséricorde sont infinies, chacune a son cachet particulier, avec l’histoire de chaque visage. Ce ne sont pas seulement les sept œuvres corporelles et les sept spirituelles en général. Ou plutôt, elles sont, ainsi énumérées, comme les matières premières – celles de la vie elle-même – qui, lorsque les mains de la miséricorde les touchent ou les modèlent, deviennent, chacune, une œuvre artisanale. Une œuvre qui se multiplie comme le pain dans les corbeilles, qui grandit démesurément comme la graine de moutarde. En effet, la miséricorde est féconde et inclusive. Ces deux caractéristiques importantes : la miséricorde est féconde et inclusive. Il est vrai que nous pensons d’habitude aux œuvres de miséricorde, séparément, et en tant que liées à une œuvre : hôpitaux pour les malades, cantines pour ceux qui ont faim, maisons d’accueil pour ceux qui sont dans la rue, écoles pour ceux qui ont besoin d’instruction, le confessionnal et la direction spirituelle pour celui qui a besoin de conseil et de pardon… Mais si nous les regardons ensemble, le message est que l’objet de la miséricorde est la vie humaine elle-même et dans sa totalité. Notre vie même en tant que ‘‘chair’’ est affamée et assoiffée, elle a besoin de vêtements, de maison, de visites, tout comme d’un enterrement digne, une chose que nul ne peut se donner à soi-même. Même le plus riche, au moment de mourir, est réduit à une misère, et personne n’a derrière son cortège funèbre le camion de déménagement. Notre vie elle-même, en tant qu’‘‘esprit’’, a besoin d’être éduquée, corrigée, encouragée, consolée. C’est un mot très important dans la Bible : pensons au Livre de la consolation d’Israël, chez le prophète Isaïe. Nous avons besoin que d’autres nous conseillent, nous pardonnent, nous supportent et prient pour nous. C’est la famille qui pratique ces œuvres de miséricorde, de manière si appropriée et si désintéressée qu’on ne le remarque pas, mais il suffit que, dans une famille avec des enfants en bas âge manque la maman pour que tout soit réduit à la misère. La misère la plus absolue et la plus cruelle est celle d’un enfant dans la rue, sans parents, à la merci des vautours.
Nous avons demandé la grâce d’être des signes et des instruments, maintenant il s’agit d’ ‘‘agir’’, et de ne pas accomplir seulement des gestes mais de faire des œuvres, d’institutionnaliser, de créer une culture de la miséricorde, qui n’est pas la même chose qu’une culture de bienfaisance ; nous devons [les] distinguer. En nous mettant à l’œuvre, nous sentons immédiatement que c’est l’Eprit qui suscite, qui fait avancer ces œuvres. Et il le fait en utilisant les signes et les instruments qu’il veut, bien qu’ils ne ‘‘soient’’ pas toujours, par eux-mêmes, les plus aptes. Bien plus, on dirait que pour exercer les œuvres de miséricorde l’Esprit choisit plutôt les instruments les plus pauvres, les plus humbles et insignifiants, ceux qui ont le plus besoin eux-mêmes de ce premier rayon de la miséricorde divine. Ce sont ceux-là qui se laissent le mieux former et préparer pour réaliser un service d’une efficacité incontestable et de qualité. La joie de nous sentir des ‘‘serviteurs inutiles’’, pour ceux que le Seigneur bénit par la fécondité de sa grâce, et que lui-même en personne fait asseoir à sa table et à qui il sert l’Eucharistie, est une confirmation que nous travaillons à ses œuvres de miséricorde.
Notre peuple fidèle aime à se réunir autour des œuvres de miséricorde. Il suffit de venir à l’une des audiences générales du mercredi et nous voyons combien il y en a : des groupes de personnes qui se mettent ensemble pour faire des œuvres de miséricorde. Tant dans les célébrations – pénitentielles ou festives – que dans l’action solidaire et de formation, notre peuple se laisse rassembler et paître d’une manière que tous ne remarquent pas ni ne valorise, bien que beaucoup d’autres plans pastoraux centrés sur des dynamiques plus abstraites échouent. La présence massive de notre peuple fidèle dans nos sanctuaires et pèlerinages doit faire l’objet d’attention, de valorisation et de promotion de notre part, présence anonyme, mais anonyme par excès de visages et par le désir de se faire voir uniquement de Celui ou de Celle qui les regarde avec miséricorde, comme également anonyme quant à la collaboration variée qui soutient par le travail beaucoup d’œuvres de solidarité. Et pour moi, ça été une surprise [de constater] combien ici en Italie ces organisations sont fortes et rassemblent les fidèles.
En tant que prêtres, demandons deux grâces au Bon Pasteur, celle de savoir nous laisser guider par le sensus fidei de notre peuple fidèle, et aussi par son « sens du pauvre ». Ces deux « sens » sont en lien avec son « sensus Christi », dont parle saint Paul, avec l’amour et la foi que notre peuple a pour Jésus.
Concluons en priant l’Âme du Christ, qui est une belle prière pour demander miséricorde au Seigneur venu dans la chair ; qu’il nous fasse miséricorde avec son Corps et son Âme mêmes. Demandons-lui de nous faire miséricorde ainsi qu’à son peuple ; à son Âme nous demandons : ‘‘sanctifie-nous’’ ; nous supplions son Corps : ‘‘sauve-nous’’ ; nous demandons à son sang : ‘‘enivre-nous’’ ; délivre-nous de toute autre soif qui ne soit pas de toi. Demandons à l’eau de son côté : ‘‘lave-nous’’, nous implorons sa passion : ‘‘réconforte-nous’’ ; console ton peuple, Seigneur crucifié, dans tes plaies, nous t’en supplions : ‘‘cache-nous’’… Ne permets pas, Seigneur, que ton peuple soit séparé de toi. Que rien ni personne ne nous sépare de ta miséricorde, qui nous protège contre les pièges de l’ennemi malin. Ainsi, nous pourrons chanter les miséricordes du Seigneur avec tous tes saints quand tu nous rappelleras à toi.
[Prière Âme du Christ]
J’ai parfois entendu des commentaires de prêtres qui disent : ‘‘Mais ce Pape nous bastonne trop, il nous réprimande’’. Et des coups de bâton, des réprimandes, il y en a ! Mais je dois dire que j’ai été édifié par de nombreux prêtres, de nombreux bons prêtres ! Parmi ceux-ci – j’en ai connu – qui, lorsqu’il n’y avait pas le répondeur automatique du téléphone, dormaient, le téléphone posé sur la table de lit, et personne ne mourait sans les sacrements ; on appelait à n’importe quelle heure, et ils se levaient et allaient. De bons prêtres ! Et je remercie le Seigneur de cette grâce. Nous sommes tous pécheurs, mais nous pouvons dire qu’il y a tant de bons, saints prêtres qui travaillent en silence et cachés. Parfois il y a un scandale, mais nous savons qu’un arbre qui tombe fait plus de bruit qu’une forêt qui pousse.
Et hier, j’ai reçu une lettre, je l’ai laissée à côté, avec les lettres personnelles. Je l’ai ouverte avant de venir et je crois que c’est le Seigneur qui me l’a suggéré. Elle provient d’un curé en Italie, curé de trois petits villages. Je crois que ça nous fera du bien d’entendre ce témoignage de l’un de nos frères.
Elle a été écrite le 29 mai, il y a peu de jours.
« Excusez pour le dérangement. Je saisis l’occasion d’un ami prêtre qui se trouve ces jours-ci à Rome pour le Jubilé sacerdotal, pour vous faire parvenir sans aucune prétention – en tant que simple curé de trois petites paroisses de montagne, je préfère me faire appeler ‘‘petit pasteur’’ – quelques considérations sur mon service pastoral simple suscitées – je vous remercie de tout cœur – par certaines choses que vous avez dites et qui m’appellent chaque jour à la conversion. Je suis conscient que je ne vous écris rien de nouveau. Vous avez déjà certainement entendu ces choses. J’éprouve le besoin de me faire moi aussi porte-parole. Cette invitation que vous nous avez faite à plusieurs reprises d’avoir l’odeur des brebis m’a touché, me touche. Je suis en montagne et je sais bien ce que cela veut dire. On devient prêtre pour sentir cette odeur, qui est également le vrai parfum du troupeau. Ce serait beau si le contact quotidien et la fréquentation assidue de notre troupeau, vrai motif de notre appel, n’étaient pas remplacés par les tâches administratives et bureaucratiques des paroisses, de l’école des enfants et autres. J’ai la chance d’avoir de bons laïcs et de valeur qui suivent de près ces affaires. Mais il y a toujours cette fonction juridique du curé, comme l’unique et le seul représentant légal. Comme quoi, en fin de compte, il doit toujours courir partout, en reléguant parfois [au dernier rang] la visite aux malades, aux familles comme l’ultime chose, faite peut-être en hâte et d’une manière quelconque. Je le dis pour moi, c’est parfois vraiment frustrant de constater comment dans la vie du prêtre on court tant pour l’appareil bureaucratique et administratif, en laissant finalement de côté les gens, ce petit troupeau qui m’a été confié, presqu’abandonné à lui-même. Croyez-moi, Saint-Père, c’est triste et souvent j’ai envie de pleurer pour ce manquement. On cherche à s’organiser, mais en fin de compte, il n’y a que le tourbillon des choses quotidiennes. Il en est de même pour un autre aspect, que vous avez évoqué également : le manque de paternité. On dit que la société contemporaine manque de pères et de mères. Je crois constater comment parfois nous aussi nous renonçons à cette paternité spirituelle, nous réduisant brutalement à [être] des bureaucratiques du sacré, avec la triste conséquence, finalement, de nous sentir abandonnés à nous-mêmes. Une paternité difficile, qui en somme se répercute également inévitablement sur nos supérieurs, pris eux aussi par des tâches compréhensibles et délicates, risquant ainsi d’entretenir avec nous des relations formelles, plus liées à la gestion de la communauté qu’à notre vie d’hommes, de croyants et de prêtres. Tout cela – et je conclus – n’ôte pas de toute façon la joie et la passion d’être prêtre pour les gens et avec les gens. Si parfois, en tant que pasteur je n’ai pas l’odeur des brebis, je suis toujours ému face à mon troupeau qui n’a pas perdu l’odeur du pasteur ! Que c’est beau, Saint-Père, lorsqu’on se rend compte que les brebis ne nous laissent pas seuls, qu’elles ont le thermomètre de notre être-là pour elles, et que si par hasard le pasteur sort du sentir et se perd, elles le prennent et le tiennent par la main. Je ne cesserai jamais de remercier le Seigneur, parce qu’il me sauve toujours par l’intermédiaire de son troupeau, ce troupeau qui nous a été confié, ces gens simples, bons, humbles, sereins, ce troupeau qui est la vraie grâce du pasteur. De manière confidentielle, je vous ai parvenir ces petites et simples considérations, parce que vous êtes proche du troupeau, parce que vous êtes capable de comprendre et que pouvez continuer de nous aider et de nous soutenir. Je prie pour vous et vous remercie, comme également pour ces ‘‘petits tirages d’oreilles’’ qui sont nécessaires pour mon cheminement. Bénissez-moi, Pape François, et priez pour moi ainsi que pour mes paroisses’’. Il signe et à la fin ce geste propre aux pasteurs : ‘‘Je vous envoie une petite offrande. Priez pour mes communautés, en particulier pour quelques grands malades et pour quelques familles en difficulté sur le plan économique et pas seulement. Merci !’’
C’est l’un de nos frères. Il y en a beaucoup comme lui, il y en a beaucoup. Sûrement ici également. Beaucoup ! Il nous indique le chemin. Et allons de l’avant ! Il ne faut pas perdre [le sens de] la prière. Priez comme vous pouvez, et si vous vous endormez devant le Tabernacle, qu’il soit loué. Mais priez ! Il ne faut pas perdre ça : il ne faut pas perdre le fait de se laisser regarder par la Vierge et de la regarder comme Mère. Il ne faut pas perdre le zèle, il faut essayer de faire…. Il ne faut pas perdre la proximité et la disponibilité pour les gens et je me permets également de vous dire de ne pas perdre le sens de l’humour. Et allons de l’avant !
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