" Le saint est mort ! " La
nouvelle explose dès les premières heures de la nuit, par des bandes de
jeunes garçons de la rue des " Serpenti " ; elle
s’infiltre dans toutes les petites rues, à travers les ruelles du quartier
" des Monts ", arrive dans les buvettes, grimpe sur
tous les balcons, déborde d’une place à l’autre, jusqu’aux confins de la
périphérie de Rome. Puis, de la périphérie au centre, en un rien de temps,
ce fut un fourmillement de nobles, de pauvres, d’artisans, de prêtres, de
soldats, de commerçants, qui affluent vers le quartier " des
Monts " rejoignent la foule accourue de partout, à travers la
ville, à travers le quartier. On circule toute la nuit, sur la rue des
" Serpenti " ; on y circule le jour et la nuit qui
suivirent, jusqu’à ce que la dépouille mortelle de Benoit-Joseph Labre, la
dépouille du saint, soit transportée dans l’église de
Sainte-Marie-des-Monts, pour l’ensevelissement. Un cortège funèbre des plus
imposants, suivra la dépouille ; les Romains n’en ont jamais vu de
semblable, si ce n’est celui auquel ils avaient pris part lors de la
sépulture de saint Philippe Néri.
Benoit-Joseph Labre était, depuis longtemps, une
personnage familier et apprécié des romains, de ceux surtout qui habitaient
ce vieux quartier alors le plus populeux et le plus pauvre de la ville. Pas
un homme, pas une femme, pas un enfant qui ne le connut pas, aux Monts,
pour l’avoir vu presque tous les jours, encore jeune cependant, courbé sous
la souffrance et par les privations, maigre comme un ermite et vêtu de
haillons, se traîner dans les venelles, se hâter vers cette église qui
conserverait sa dépouille.
Benoit-Joseph Labre était né, 35 ans auparavant, dans
un petit village de campagne perdu dans on ne sait quelle contrée de la
France. Rapidement, il avait voué sa vie à la pénitence et aux pèlerinages
dé-ci, dé-là, dans les routes interminables de France, de Suisse,
d’Espagne, d’Allemagne. Il s’adonna à cette pratique, jusqu’à l’épuisement
de ses forces ; se traînant les pieds, il s’est oriente vers l’Italie,
a traversé le pays par bien des chemins peu connus, et il a fini par
atteindre Rome où, depuis lors, il avait passé ses journées à prier dans
l’une ou l’autre des nombreuses églises, dans celle de
Sainte-Marie-des-Monts qu’il affectionnait de façon particulière. Il avait
passé ses nuits sous l’escalier d’une mansarde, sous les murs du Quirinal
ou un arc quelconque du Colisée.
C’est précisément, en sortant de l’église de
Sainte-Marie-des-Monts que, le 16 avril 1783, Benoit-Joseph Labre
s’affaisse mourant, sur les marches de pierre de la façade de cette église.
Quelqu’un accourt immédiatement, quelqu’un s’offre à le transporter dans sa
maison, à le déposer sur une paillasse, rue des Serpents. Mais le saint
agonisait dans un état irrémédiable et il mourut à 8 heures du soir. La
nouvelle se répandit dans la rue, par la fenêtre, et les bambins cessèrent
alors leur vacarme habituel du soir, pour se faire les hérauts de la
nouvelle sensationnelle qui s’est vite répandue dans les quartiers, dans
presque toute la ville : " Le saint est mort ! le saint
est mort ! "
Dans l’intervalle, on s’affairait à préparer le grand
pèlerinage qu’occasionnerait l’inhumation du pénitent. Il se trouva
quelqu’un pour dire que ce pauvre devait être nettoyé, revêtu et bien
disposé, comme la piété l’exige en pareille circonstance. On suggéra le nom
de Santa Giannetti, une pauvre mais brave domestique, habituée à ce genre
d’actes de charité. Elle habitait à quelques pas de là, dans la rue
" delle Vergini ". Il s’agissait de la faire demander.
Ils y allèrent ; et elle vint, accompagnée d’une
jeune fille admirable, sa fille Anne Marie, âgée de quatorze ans, aux
vêtements délicats et élégants pour autant. A l’observer de plus près, on
remarquait sur son visage, les séquelles, caractéristiques de la variole.
Anne-Marie se tenait à l’écart, pour permettre à sa
mère d’accomplir sa tâche. La maman enleva pieusement les haillons de ce
corps consumé par les maladies et les mortifications, le lava avec l’aide
de l’abbé Marchesi, lui mit des vêtements propres et le revêtit de la bure
de la Compagnie de Notre-Dame-des-Neiges, avec lequel il fut ensuite
enseveli.
Santa Giannetti et sa fille Anne-Marie n’étaient pas
originaires de Rome ; comme Joseph-Benoit, elles venaient de
l’extérieur, mais pas d’aussi loin que le saint pénitent français. Les deux
cents kilomètres de chemin à parcourir pour en arriver à ce vieux quartier
bruyant et misérable, elles les avaient tous, l’un après l’autre, parcourus
à pied.
Elles venaient de Sienne où elles avaient habité une
maison beaucoup plus accueillante que celle qui les hébergeait, rue
" delle Vergini ". Leur existence était aussi beaucoup
moins misérable, si on en juge par les contraintes de la vie qui était la
leur, à ce moment-là.
À Sienne, le vieux Pierre Giannetti en était venu à se
pourvoir d’une pharmacie de premier ordre. Il dut y investir des heures,
des années de travail, des années d’épargne, pour en arriver, à la fin, à
mettre la main sur une boutique parmi les plus belles de Sienne et de toute
la Toscane. Des clients affluaient de partout, quand les médecins, dans les
cas les plus compliqués, prescrivaient des potions et des liniments
spéciaux qui dépassaient les prescriptions banales de la pharmacopée
d’usage commun.
Louis Giannetti, le fils du pharmacien et pharmacien
lui-même, hérita, à la mort de son père, d’un nom honorable, d’une fortune
des plus enviables. Malheureusement, il n’avait pas comme son père, le
tempérament discipliné, le sens de l’épargne, l’aptitude à ne pas compter
les heures de travail. Dans l’espace de quelques années, il accumula des
dettes qui finirent par lui rendre la vie impossible ; il en vint à la
faillite.
Avec son peu de jugement, sa bonhomie extravagante, sa
naïve prodigalité, le pire malheur lui arriva, celui d’entraîner dans la
misère sa propre existence, celle de sa femme Santa, siennoise comme lui,
son unique fillette qui lui était née six mois plus tôt, le 20 mai 1769,
dans la belle maison de la rue " San Martine ", et
avait été baptisée dés le lendemain, dans l’église paroissiale
Saint-Jean-Baptiste, avec les noms : Anne-Marie, Antonia, Gesualda.
Cette même année 1769 qui avait vu naître Anne-Marie,
avait aussi vu naître à Ajaccio, dans l’île de Corse, le " protagoniste
exceptionnel de l’histoire ", celui qui déciderait, d’une façon
tragique, de la vie et de la mort de la moitié de l’Europe. Les
chroniqueurs de l’époque qui ne possédaient pas les vertus des prophètes,
ne pouvaient prévoir ni annoncer les événements futurs, sur un ton
apocalyptique.
Anne-Marie et Napoléon, nés la même année, sont des
êtres humains, des créatures bien distinctes, aux destinées totalement
différentes. Les desseins impénétrables de Dieu les feront se rencontrer
dans le même sillon de l’histoire. Appelés à se rapprocher, l’un de
l’autre, ils firent la preuve d’attitudes opposées à l’égard du pontife
romain.
Elle avait grandi comme un ange, la fillette de Louis
et de Santa Giannetti. Qui la voyait circuler dans les rues de Sienne, la
petite-main dans la main délicate de sa maman, ne pouvait que s’arrêter
pour l’admirer. " On la dirait fille d’un prince, non celle du
pharmacien désaxé " disaient des gens émerveillés de la douceur,
de la beauté des traits de son visage.
Anne-Marie n’était pas splendide que par les traits de
son visage ; depuis sa tendre enfance, sa maman alimentait en elle la
flamme la plus pure de l’amour de Dieu, l’enrichissait intérieurement, en
modelant son caractère, en lui inculquant le sens du devoir, de la responsabilité,
en l’amenant à agir sérieusement, sans porter atteinte à sa joie, à la
vivacité débordante dont elle a toujours fait preuve.
Puis, vint la déchéance économique, la famine à la
maison, le découragement de papa Louis au dehors, face à la torture de ne pouvoir
se soustraire à la chasse de trop de créanciers qui le harcelaient sans
relâche, ne lui donnaient pas le temps et les moyens de se mettre lui-même
en chasse, comme il l’aurait voulu, contre ses nombreux débiteurs. En
somme, en peu de mois, le sol de Sienne brûla à un point tel, sous les
pieds des Giannetti, qu’il ne leur restait qu’une alternative, celle de
fuir.
Mais une fuite lointaine, sous d’autres cieux, parmi
des gens inconnus, pouvait-elle faire oublier le souvenir amer de la
tranquille aisance perdue ? Quitter pour Florence, Livourne, Pise,
Lucques, Arezzo, était trop proche ; il fallait aller plus loin,
encore plus loin : à Rome !
En 1775, de longues colonnes de pèlerins venant du
nord de la péninsule et de toutes les parties de la vieille Europe
empruntaient les routes de Toscane et se déplaçaient vers Rome. Le pape Pie
VI avait inauguré son pontificat solennellement, en ouvrant la porte sainte
de la basilique Saint-Pierre ; l’avantage de gagner les indulgences de
l’Année Sainte était offert.
Le conclave avait duré cinq mois, des mois
éternellement longs qui témoignaient des incertitudes dramatiques de cette
douloureuse époque. À la fin, à l’annonce que le cardinal Braschi était élu
pape, le peuple romain avait donné libre cours à une joie irrésistible ;
elle débordait jour et nuit, en festivités d’une ardeur irrépressible.
" Vive le pape Braschi, vive Pie
VI ". Toutes les rues de Rome faisaient des souhaits à l’homme
extraordinaire que chacun, du prince au simple palefrenier, connaissait,
estimait, aimait, parce qu’il était doux autant qu’énergique, rempli de
sollicitude autant que de dignité.
Peu de temps après l’inauguration de l’Année Sainte,
le peuple romain, de l’intérieur, s’efforçait de rendre la vie très
intéressante aux foules de pèlerins. Et pendant que d’un côté, les
autorités assuraient le ravitaillement des magasins pour qu’en aucun temps,
on ne soit privé de denrées alimentaires, d’un autre côté, elles avaient
recours à des mesures très énergiques, dans le but de dissuader les exploiteurs
possibles, de les amener à mettre un frein à leur trop grande avidité.
Elles tentaient de les maintenir au niveau de la nécessité ; des
groupes de citoyens volontaires attendaient les colonnes de pèlerins au
débouché des grandes routes, pour les conduire dans de bons logements. On
pourvoyait à leurs besoins, toute la durée de leur séjour à Rome. Et ce ne
fut pas une mince organisation, si on pense qu’en cette année et en ces
moments, comme l’attestent les chroniqueurs d’alors, le nombre de pèlerins
s’élevait à 280,000. La plupart, venus et retournés à pied.
Au nombre des 280,000 pèlerins, figuraient trois
fugitifs animés par une motivation secondaire. Il s’agit de Louis, Santa et
Anne-Marie Giannetti qui, se faufilant à travers un groupe d’étrangers, aux
premières lueurs de l’aube, tentent d’éviter tout soupçon parmi les
Siennois. Ils apportent très peu de choses ; un baluchon et rien en
poche. Ils font une halte à Radicofani et, de là, poursuivent leur route
par Acquapendente, Bolsena, Montefiacano, Viterbe ; des jours et des
jours de marche éreintante sur les bords d’une interminable route où se
meuvent dans la poussière, le père en avant, la mère derrière, avec la
fillette de 6 ans à sa charge, agrippée par la main à son vêtement. Ils se
trouvèrent enfin réunis aux portes de Rome, où ils furent mis sous la
protection d’un groupe de citoyens qui, en un tour de main, avaient résolu
pour eux, comme pour les autres pèlerins, leurs problèmes, à commencer par
celui du logement, un problème qui, à première vue, semble insoluble à
quiconque arrive, inconnu et privé de tous moyens, dans une ville immense
et ignorée.
Pour Anne-Marie, le problème des problèmes était
unique, à ce moment : s’arrêter, fermer les yeux et dormir. La petite
avait atteint Rome littéralement brisée de fatigue, les cheveux blanchis
par la poussière, les souliers percés, les pieds ensanglantés. Elle ne vit
rien de la grande ville, rien de ses monuments fascinants et de ses rues
joyeuses d’un monde aimable et rieur. Elle vit enfin une petite porte basse
dans la via " delle Vergini " et un petit escalier qui,
dans l’ombre, de biais, menait là-haut. Elle trouve la force de monter ce
sombre escalier parce qu’elle avait deviné qu’au dessus, un lit
l’attendait. Et quand elle l’aperçut, le petit lit tellement désiré, elle
eut à peine la force de se jeter dessus. Et déjà, elle dormait d’un sommeil
profond comme elle n’en avait jamais eu.
Les jours et les semaines passèrent et le logis de la
" Via delle Vergini ", qui ne devait être qu’un refuge
provisoire pour les pèlerins, le temps de bénéficier des indulgences et de
repartir, devint, pour les Giannetti, leur logement définitif. Pour prendre
racine en quelque point de ce monde, il faut pouvoir se sauver ; et
pour se sauver, il n’y a qu’à travailler. Le raisonnement sonnait plus que
logique pour maman Santa. Le papa Louis qui avait quitté Sienne avec tout
l’imbroglio que nous connaissons, ne pensait pas autrement ; il croit
à l’importance du travail mais se préoccupe davantage de la chasse à la
fortune qu’on ne saisit pas toujours comme on saisit un papillon sur le
coin des rues, pas plus à Rome et encore moins dans ce pauvre quartier
" des Monts " quand on ne sait où donner de la tête à
la suite des ennuis causés à Pierre, son père, profondément déçu de son
fils.
Comme le papa Louis continue à se nourrir de chimères,
il incombe à maman Santa de gagner le véritable pain quotidien. Elle le fit
avec un sens paisible de la réalité ; de l’élégante dame qu’elle
était, elle se transforme en une infatigable domestique à temps partiel, un
peu par ici, un peu par là, auprès de cette famille-ci, de cette
famille-là, afin d’y gagner une poignée de menue monnaie qu’elle apportera
le soir à la maison, assurant ainsi sa propre subsistance, celle de son
mari, et de sa fillette, au cours de la journée qui suivra.
Santa fera davantage pour cette dernière ; en
plus de lui assurer son pain quotidien, elle se souciera de son éducation,
de son instruction. Le temps venu, elle la prend par la main et la conduit
" Via Graziosa " à l’école Sainte-Agathe. Cette école
s’appelait ainsi parce qu’elle était érigée prés de la vieille église
Sainte-Agathe-des Goths, une église du quartier des
" Monts ". C’était une école très importante,
florissante, renommée dans toute la cité ; elle était le lieu
d’aboutissement de plusieurs autres écoles de garçons et de filles,
détachées mais reliées à elle, dans les différents quartiers de Rome,
toutes fondées par une dame remarquable de jugement et de vertu :
Lucia Filippini, siennoise elle-même.
Cette dame avait réuni autour d’elle un groupe de
religieuses et de laïques non liées par des voeux, leur avait infusé son
enthousiasme et son engagement. Ces laïques n’étaient pas missionnaires au
sens strict ; elle les avait engagées dans la mission de soustraire à
la rue les enfants pauvres et bien d’autres, de les éduquer à une vie
honnête, de les intéresser à un métier profitable. Le menu peuple l’avait
vite surnommée " la pieuse maîtresse, la sainte
institutrice " par qui s’exerçait l’action providentielle, de
Dieu.
La méthode que Lucia Filippini appliquait dans ses
écoles, en accord avec le cardinal Grégoire Barbarigo, réussissait à doser
avec une admirable sagesse le travail et la prière, la culture et la
pratique d’une vie chrétienne vécue. Les jeunes gens et les jeunes filles,
leurs études terminées, sortaient de ces écoles, avec un bagage intéressant
de connaissances et de savoir-vivre. Ils savaient lire, écrire, compter,
possédaient une solide formation spirituelle, un grand amour pour le travail,
un sens profond de leurs responsabilités, aux plans individuel, familial,
social.
À l’école-mère de Sainte-Agathe où affluaient alors
les jeunes de 7 à 14 ans de toutes les parties du vieux quartier,
Anne-Marie Giannetti excellait dans la lecture ; elle sera, toute sa
vie, une lectrice acharnée. Elle apprit, avec une facilité exceptionnelle,
la doctrine chrétienne et tout ce qui a trait à la religion. On dira,
plusieurs années après, qu’elle récitait de mémoire, à merveille, les
psaumes, en savait autant qu’un curé et pouvait être un professeur dans
l’intérêt de tous ; elle pouvait enseigner à quiconque. Elle s’initia
aussi aux travaux de la cuisine et à ceux de la maison. Elle s’ingénia à
séparer la soie, à l’enrouler en bobines ; c’était un métier prometteur,
à cette époque où la machine n’avait pas encore remplacé les mains. Les
usines, en effet, n’avaient pas encore liquidé l’artisanat domestique. Par
contre, elle n’eut pas le temps d’apprendre à écrire ; la petite
vérole la frappa et retarda ses études. Mais la variole, si elle gâta
l’éclat tout simple de son visage, ne réussit pas à en détruire la
beauté ; des traits délicats et de douces lignes suffirent à la lui
conserver.
A 11 ans, la petite Anne-Marie entra dans la basilique
de Saint-Jean-de-Latran et elle y fut confirmée. À13 ans, elle fit sa
première communion dans l’église saint-François-de-Paule, au quartier
" des Monts ". Elle désirait ardemment et depuis
longtemps se nourrir au banquet sacré, mais il fallait alors attendre au
moins jusqu’à la fin de cet âge.
À 14 ans, survint l’épisode qui devait influer sur
toute sa vie : l’événement grandiose du pèlerinage de tout Rome auprès
de la dépouille mortelle de saint Benoit-Joseph Labre.
Anne-Marie connaissait bien le
" saint ", elle avait perçu dés ses premiers contacts
avec lui toute sa grandeur spirituelle. Mais ce ne fut que devant la
dépouille vénérée, à la vue de l’humble témoignage d’amour que lui offrait
sa maman accourue sans sourciller pour nettoyer ses plaies, revêtir ses
membres, qu’intervint dans le coeur de la fillette, quelque chose de si
profond, qu’elle en a été marquée pour le reste de sa vie.
Le temps qui suivit n’annonça pas d’éclaircie dans le
petit firmament de la famille Giannetti, même si ce brave homme, papa
Louis, s’était finalement décidé à se faire serviteur, en parole plus qu’en
vérité. Tout emploi qu’il trouvait, durait peu. En somme, serviteur à temps
perdu, il avait besoin, disait-il, de liberté, pour ne pas courir le risque
de se laisser passer la fortune sous le nez, le jour où elle serait à sa
portée.
Maman Santa était toujours hors de la maison, à
s’éreinter là où elle était requise. Elle y trouvait cependant son
épanouissement, du matin au soir ; et les quelques sous qu’elle
réussissait à glaner, suffisaient pour nourrir chaque jour, de pain et de
viande, les trois personnes, y compris la fillette devenue grande.
Au jugement de Santa, il était temps qu’Anne-Marie
aussi se perfectionnât dans les travaux féminins. Elle serait en mesure de
la remplacer totalement, à la maison ou, bien sûr, de s’engager demain
auprès de quelqu’un, de l’aider, avec son salaire, à maintenir à flot cette
barque familiale démantibulée, qui prenait eau par tous les coins.
Ainsi, Santa Giannetti confia Anne-Marie à deux
vieilles dames laborieuses autant qu’estimées, qui avaient ouvert un
modeste ouvroir dans le but d’apprendre aux jeunes filles désireuses de
s’initier aux divers travaux qu’il importait alors de connaître, et de se
rendre aptes à les exécuter. De plus, elles faisaient participer leurs
élèves aux revenus de leur entreprise.
Anne-Marie y demeura environ six ans. Le climat était
absolument sain, j’oserais dire " spirituel ". Les deux
bonnes maîtresses savaient le susciter et le maintenir. Elle apprit à
faufiler, à préparer les repas, à confectionner des corsets, des vêtements
et, finalement, des chaussures.
Anne-Marie se jeta donc corps et âme au travail, se
souciant en même temps de son cheminement spirituel, des progrès à réaliser
dans la pratique des vertus. C’est au cours de ces années, de ses allées et
venues, de sa demeure à l’ouvroir, qu’elle eut fort à faire ; belle
comme elle était, il lui fallait se soustraire à des pièges plus ou moins
subtils, des pièges dont sont, par malheur et en tout temps, exposées les
jeunes filles du peuple des grandes villes, quand elles sont ornées de
grâce et d’amabilité. Anne-Marie était d’autant plus exposée que, à ces
deux dons, s’en ajoutait un troisième, d’attrait indiscutable : la
suavité de sa douce voix siennoise.
Anne-Marie quitta l’atelier de couture, quand elle sut
qu’elle devait se dévouer entièrement à la maison, pour permettre à sa mère
de respirer un peu, de se remettre des longues fatigues qui l’accablaient,
des chagrins continuels, des gênes économiques qui avaient fini par épuiser
les forces de la pauvre femme ; sans oublier l’étiolement de son âme,
l’aigreur de son caractère qui était pourtant si doux et si serein. Après
un certain temps, Anne-Marie en arrive à la conclusion qu’elle pourrait
apporter une aide encore plus grande à sa famille, si elle s’engageait
comme fille de chambre auprès d’une dame quelconque. En plus de ses deux
bras, elle offrira à ses parents un peu d’argent qui remédiera au malaise
qui se fait sentir.
Elle en parle à sa maman qui partage sans plus ce
dessein, parce que ce qui lui pèse le plus sur l’âme, c’est la
préoccupation de devoir laisser seule, durant de longues journées, cette
jeune fille bénie, sans surveillance, sans défense, devant des assauts
possibles que pouvait provoquer sa beauté. On sait que le pollen attire les
abeilles... " Mieux vaut la savoir en sécurité dans une maison
fiable " ; Santa bénit la proposition d’Anne-Marie.
En ces jours, papa Louis était entré dans une de ses
périodes de résipiscence : il s’était mis au service, et cette
fois-ci, ça semblait sérieux, d’une dame Maria Serra Marini qui habitait au
palais Maccarini, au pied du Quirinal, du côté de la Fontaine de Trevi.
Elle était une dame dont on disait beaucoup de bien, pendant que d’autres
la trouvaient distante et sévère.
Un soir, Louis piqua une pointe à la maison et,
parlant de la pluie et du beau temps, il en vint à dire que sa patronne
cherchait une femme de chambre. Aussitôt dit, aussitôt fait, dès le
lendemain matin, Anne-Marie, parée de ses plus belles toilettes. les cheveux
arrangés avec une certaine élégance, avec l’aide de sa mère, papa Louis lui
dit : " La première impression compte pour beaucoup, ma
fille ! ". Flanquée de son père, elle fait son entrée au
palais Maccarini.
La première impression eut certainement un effet positif.
La jeune fille se comporta d’une façon telle qu’elle gagna l’estime et
l’affection, difficiles à obtenir, de Donna Maria Serra Marini. Maman Santa
crut toucher le ciel du doigt et crut qu’enfin, elle se sentirait
tranquille parce que dés lors, sa fille serait bien gardée.
Malheureusement, les choses se présentèrent bien
autrement : les pièges et les assauts se multipliaient derrière les
murs sévères du palais Maccarini, et ce, peu de temps après son arrivée.
Elle se rendit compte des périls qui la menaçaient et opposa une résistance
courageuse qui s’appuyait sur les énergies que sa foi pouvait lui fournir.
Elle en vint à se convaincre que l’unique bouclier derrière lequel elle
pouvait définitivement préserver son honnêteté, était le mariage.
Ceci dit, elle comprit que le Seigneur avait déjà mis
sur son chemin, l’homme destiné à devenir le père de ses enfants. Cet
homme, un peu plus âgé qu’elle, mais pas vieux du tout, c’était Dominique
Taïgi qui venait tous les jours accomplir quelque mission de la part de ses
patrons, auprès de la Dame Maria Serra Marini. Dominique lui avait
manifesté une certaine sympathie qui tranchait sur les élans trop
intéressés, manifestés par beaucoup d’autres.
— " Anne-Marie, que demandes-tu ?
Le Père Ferdinand de Saint-Louis, trinitaire
déchaussé, avait pris place, prés de l’autel, du côté de l’Évangile, en
étole et surplis blancs. Autour de lui, étaient réunis tous les religieux
du couvent, dans leur longue tunique blanc-crème, la croix rouge et bleue sur
la poitrine.
Sous l’architecture bizarre de Borromini, dans la
pénombre de Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines, la foule se pressait, ne
voulait perdre aucun détail de la belle cérémonie qui se déroulait au début
de ce splendide matin du 26 décembre 1808, fête de saint Etienne.
La demande du Père Ferdinand résonna très claire, dans
tous les coins de l’église. L’émotion de la dame agenouillée sur le
marchepied de l’autel, une émotion qui s’exprimait par des soupirs et des
sanglots, se calma comme par enchantement. Elle était d’une rare beauté
malgré ses trente-neuf printemps, le dévouement déployé auprès de ses six
enfants, la rigoureuse modestie de ses vêtements.
— " Anne-Marie, que
demandes-tu " ?
— " L’habit du tiers-Ordre de la
Très-Sainte-Trinité et la miséricorde de Dieu ". La voix de la
postulante était celle de toujours, vibrante et ferme, délicieusement
caractérisée par l’accent pur et doux de la région de Sienne.
— " As-tu la ferme volonté de le porter avec
dévotion, jusqu’à la mort " ?
" Oui, Père, avec l’aide de
Dieu ".
À ce
" oui ", le Père Ferdinand se leva et tourné vers
l’autel, prononça quelques prières. Il aspergea ensuite d’eau bénite, un
scapulaire à la croix rouge et bleue qu’il présenta à la dame pour qu’elle
le baisât.
" Que le Seigneur te dépouille du vieil
homme, avec toutes ses actions, te revête de l’homme nouveau créé dans la
vraie justice, et la vraie sainteté " ajouta le Père Ferdinand.
Il lui imposa alors le scapulaire sur les épaules en disant :
" Reçois l’habit de la Très Sainte Trinité, au nom du Père, du
Fils, du Saint-Esprit ".
On considérait la cérémonie terminée, même si à
l’arrière, d’autres prières étaient récitées. Le tout atteint son point
culminant par le chant du " Veni Creator Spiritus ". La
coupole de l’église Saint-Charles l’accueillit dans son élan audacieux vers
le ciel, pour l’emporter dans l’infini.
À l’époque de sa vêture, dans cette église des
trinitaires déchaussés qui occupe un angle du célèbre carrefour romain des
Quatre-Fontaines, Anne-Marie comptait dix-huit ans de mariage.
Ses fiançailles avec Dominique n’avaient duré que
quarante jours. Et la rapidité avec laquelle avaient été célébrées les
noces, avait suscité une kyrielle de critiques et de commérages sur le
compte de la jeune fille. Mais, Anne-Marie était d’avis et elle le sera
dans l’avenir, avec ses propres filles, qu’une fois le choix fait, compte
tenu de la religion, de l’honnêteté de l’époux, il faut éviter les longues
fréquentations à la maison, se hâter, agir pour le mieux ; laisser
traîner les choses en longueur, donne, de part et d’autre, naissance à des
ennuis, et il en ressort de funestes conséquences.
De son homme, Anne-Marie avait soupesé les qualités et
les défauts. Sur un plateau de la balance, elle avait déposé les manières
rustres, la grossièreté du langage, l’entêtement opiniâtre, le caractère
querelleur et violent, la médiocrité du talent. Sur l’autre, elle avait
placé la belle apparence, la force robuste, et surtout, la bonté d’âme qui
se cachait sous cette écorce rude, les fermes convictions religieuses de
ses moeurs. La balance pencha du côté des qualités.
Dominique Taïgi, même si à converser avec lui, on ne
l’eut jamais soupçonné, était la dernière pousse, l’ultime rameau d’un
arbre généalogique d’anciennes et célèbres familles nobles. La famille
Taïgi s’était distinguée en Lombardie, avait obtenu des franchises et des
distinctions des ducs de Milan, avait fourni des personnages illustres dans
le domaine de la science, plus particulièrement. Dans le cours des siècles,
les différents rameaux s’étaient plus ou moins desséchés. Un seul survivant
qui, le 18 octobre 1761, avait vu naître Dominique à Castaeggio, dans la
Valtellina.
Ainsi, Dominique était venu à Rome pour trouver la
fortune mais elle ne lui avait pas souri. Cependant, il y avait trouvé du
travail et avait appris immédiatement à s’adapter comme serviteur et
commissionnaire de confiance dans la maison des princes Chigi. Son
salaire : six écus par mois et les restes de la table des patrons qui
devaient, cependant, être répartis entre les nombreux serviteurs, parmi
lesquels existait un ordre de préséance. Plusieurs devançaient le
commissionnaire ; l’ordre hiérarchique prévu par un accord tacite,
était rigoureusement observé dans tous les palais des familles patriciennes
de Rome qui existaient à l’époque. Dominique ne pouvait donc pas compter
sur le meilleur des restes et la quantité était loin d’être assurée.
Sa décision prise, Anne-Marie demanda le consentement
de ses parents. La maman Santa le lui donna immédiatement et avec joie.
Moins enthousiasmant fut le " ça-va ! " du papa
Luigi qui, sans doute, aurait espéré davantage pour sa jolie fille, et
souhaité un peu plus de réflexion. L’approbation des parrains est aussi
immédiatement accordée et la donna Maria Marina, d’un côté, le prince Chigi
de l’autre, couronnèrent leur assentiment par un cadeau princier.
Plus libéral, le prince concéda aux deux époux l’usage
d’un petit appartement dans son palais " al Corso ", à
l’angle de la place Colonna. Les deux chambrettes et la cuisine étaient
situées dans la partie réservée au service ; les fenêtres donnaient
sur la venelle du Sdrucciolo. C’était une faveur qui avait cependant, une
contrepartie. Le prince s’organisait pour avoir toujours près de lui, jour
et nuit, comme il en avait toujours été jusque là, son fidèle serviteur qui
demeurera au rang qu’il occupait depuis son entrée en service. Il
l’appréciait à un point tel, qu’il se faisait suivre par lui, lors des
conclaves, quand il y accédait à titre de maréchal.
La cérémonie des noces fut des plus simples, à l’image
des gens du peuple. Elle eut lieu le 7 janvier 1790. Dominique Taïgi, 28
ans, du diocèse de Como, et Anne-Marie Giannetti, 20 ans et sept mois, de
Sienne, s’unirent en mariage, avec la bénédiction de l’abbé Massetti, dans
l’église Saint-Marcel de Rome.
Les premiers mois de mariage furent plutôt
désordonnés, sans souci du lendemain, plutôt bohèmes ; ils ont, du
moins, semblés tels, pour un bout de temps. En réalité, les choses se
passèrent ainsi : Dominique s’était enflé la tête d’orgueil, tel un
paon. Cet orgueil venait du fait qu’il avait épousé une si belle jeune
fille. Il ne se rassasiait pas de se pavaner en public, l’ayant à ses
côtés. Il allait de long en large sur le " Corso ", à
telle ou telle fête, au théâtre, sur la Place Saint-Pierre, le dimanche. Il
voulait que son Anne-Marie se vête des robes les plus élégantes que la
donna Maria Serra Marina mettait de côté, même si elles étaient presque
neuves, pour les lui donner, à part celles qu’il achetait lui-même, en
tenant compte de la mode qu’adoptaient les nobles dames qui fréquentaient
le palais Chigi. Il rognait ainsi le magot d’argent que ses années de
service lui avaient permis d’accumuler. Pour atteindre son but, il
épargnait plus que tout autre, plus qu’lsaac le regrattier. Il en est venu,
malgré ses épargnes, à être sans le sou pour acquérir un anneau d’or, une
paire de boucles d’oreilles, une chaîne d’or, une chaîne de perles. Il ne
pouvait ajouter quoi que ce soit, à la chaîne d’or, à la chaîne de corail
qu’Anne-Marie reçut en cadeau, de sa patronne, à l’occasion des noces. Ces
bijoux, Anne-Marie les portait avec joie, était heureuse d’en faire
l’étalage, parce que pour Dominique Taïgi, l’élégance de sa femme comptait
pour beaucoup.
D’autre part, Anne-Marie, depuis le jour de son entrée
sous le nouveau toit marital, avait considéré Dominique comme son maître et
son seigneur ; elle lui vouait une obéissance affectueuse, une
soumission aimante dont elle avait toujours fait preuve, à l’égard de ses
propres parents. Elle comblait ses désirs et allait même au delà ; ce
qui ne troublait en rien, son sens rigoureux de l’honnêteté. Elle se
complaisait dans les attitudes de son mari, parce qu’elle nourrissait en
elle-même, une certaine vanité innée, une joie explosive de vivre, qui
allait dans le sens de son caractère jovial et éveillé, de son goût tout à
fait toscan, pour les choses éclatantes, les habits élégants.
Puis, avec le temps, la durée de quelques mois,
vinrent le repentir, le trouble grandissant, l’angoisse, dans les
profondeurs de l’âme. Anne-Marie était cependant certaine de ne pas
offenser directement le Seigneur par sa vie joyeuse, vaniteuse ; elle
n’en éprouvait pas tellement de regret.
Un bon dimanche, son esprit s’agita plus que jamais et
connut une inquiétude amère. On la vit tout de même radieuse comme
d’habitude, très élégante et joyeuse, sur la place Saint-Pierre, au bras de
Dominique, fier comme une colonne de Michel-Ange, parmi la foule qui
accourait pour la messe. Il arriva, touchant presque le seuil de la grande
basilique, qu’Anne-Marie frôla un religieux de vie sainte, le Père Angelo
Vérardi, des Servîtes de Marie. Comme il était seul, il marchait lentement
et avec grande réserve, les yeux rivés au sol. Mais voici que, à cet
instant, les yeux du Père Angelo se levèrent et, croisant ceux de la jeune
épouse, s’y fixèrent pendant quelques secondes.
Il entendit une voix intérieure, mystérieuse, et il le
dira lui-même, plus tard, qui le força à regarder Anne-Marie. Ses vêtements
et ses fantaisies se sont comme imprimés dans sa mémoire. La voix lui
dit : " Porte attention à cette jeune dame ; un jour,
je la déposerai entre tes mains et tu devras la conduire à moi,
intégralement. Elle se sanctifiera parce que je l’ai choisie pour en faire
une sainte ".
Au moment même, le regard pénétrant du Père Angelo
produisit chez Anne-Marie, un véritable choc. Peu de temps après,
agenouillée devant le Saint-Sacrement, à l’intérieur de la basilique, son
coeur se dégagea lentement de l’étreinte, de la commotion qui l’avait secouée.
Ses yeux versèrent des larmes et son âme s’ouvrit à l’inspiration rapide et
véhémente de changer de vie, de s’offrir entièrement au Seigneur.
Les jours qui suivirent rendirent toujours plus
profonde sa détermination d’abandonner la vanité et les divertissements.
Comme elle voulait bien faire, sans provoquer des drames familiaux, elle
crut bon d’avoir recours à la confession, le moyen le plus efficace pour
libérer son âme du poids qui l’écrasait, et recevoir en même temps, les
conseils les plus clairs et les plus prudents, sur la façon de répondre,
comme épouse, à l’appel qu’elle venait de recevoir de la part de Dieu.
Voici qu’elle arrive, un après-midi, à la grille d’un confessionnal, dans
une église voisine de sa demeure. Elle se met à murmurer :
" Voici à vos pieds, mon Père, une pauvre pécheresse ".
Elle s’entendit répondre, avec une drôle d’amabilité :
" Mais vous n’êtes pas une de mes pénitentes.
Allez-vous-en ". Elle en reçut comme un coup de massue sur la
tête. La consternation fut telle, qu’Anne-Marie ne tenta même pas de
trouver une justification à pareille attitude ; elle n’avait jamais
pensé qu’on pourrait lui réserver un accueil si glacial. Elle sortit de
l’église, éperdue, la révolte dans l’âme, se sentant abandonnée de tous,
vouée à marcher presque sans retour, dans le chemin de la perdition.
Elle se laissa attirer encore vers la vie déréglée
parce que l’avilissement est le pire ennemi de la volonté. Mais les
promenades pompeuses sur le " Corso ", les spectacles
et les fêtes, les satisfactions et les joies que lui procurait l’admiration
qu’elle suscitait partout, autour d’elle, perdirent de la saveur. Les
satisfactions devinrent de plus en plus rares, la joie, de plus en plus
terne. Les yeux de ce religieux servite rencontré sur le seuil de Saint-Pierre,
en ce dimanche, ne cessaient de la fixer.
Quelque mois après, elle se retrouve dans le même état
qu’auparavant et quoi qu’il arrive, elle reprit le chemin du confessionnal.
Cette fois-ci, elle décide de se rendre à Saint-Marcel, la chère église où
son mariage avait été bénit. Elle entra, regarda autour et vit, prés du
second confessionnal, à droite, une longue file de gens qui attendaient. Si
ce prêtre, pensa-t-elle, s’est acquis la confiance de tant de pénitents, il
ne peut être que rempli d’une grande charité pour les pauvres pécheurs.
Elle fit donc la queue derrière les autres et attendit son tour. Quand elle
vint et entendit s’ouvrir le petit carreau mû par le confesseur, au delà de
la grille, son coeur fut subitement rempli de félicité. Une voix douce,
paternelle, tranquille, avant même qu’elle ne réussit à prononcer un mot,
lui dit : " Ah ! vous êtes venue, finalement, âme chère
du ciel ! Courage, ma fille, le Seigneur vous aime et vous veut tout à
lui ". Et dès ce moment, sa vie devint ce qu’elle avait rêvé. Ce
confesseur n’était autre que le Père Angelo Verardi des Servîtes de Marie.
Dominique consentit à démobiliser la mise en scène
autour de la beauté de sa femme. Anne-Marie déposa ses bijoux dans la
cassette, ses habits fins, dans l’armoire. Elle endossa les habits simples
et ordinaires du peuple. Aux festivités, au théâtre, aux promenades sur le
" Corso ", elle substitua une vie humble et recueillie.
Les nerfs de la maman Santa, limés par de nombreuses
années de fatigue et d’amertume, provoquaient, vraisemblablement, dans la
maison Taïgi, l’habituel drame belle-mère-gendre. De cela, nous en
parlerons par la suite, comme nous nous arrêterons aussi, à d’autres faits
de la famille d’Anne-Marie. Tenons-nous en pour le moment, à une période capitale
dans la vie de notre protagoniste.
Un jour, alors que maman Santa lisait à sa fille, un
livre de méditation, elle tomba sur un passage qui faisait allusion au
jugement universel, au jugement général. Ce passage impressionna tellement
Anne-Marie qu’elle éclata en larmes d’amour et d’horreur. Elle entendit une
voix qui lui disait : " Voilà, fille et épouse bien-aimée,
ton Père qui t’a toujours suivie, te destinait à devenir une sainte alors
que tu étais encore dans le sein de ta mère. Tu n’as aimé d’autre que moi,
et je te garderai même au milieu des vanités du monde. Je ne t’ai pas
abandonnée ; je te préserverai de nombreux périls, de la mort, parce
que je t’aime beaucoup. Un jour, tu verras celui qui te parle ".
Ce fut le début d’une longue et ineffable idylle. Elle
jouira du don de célestes colloques ; Jésus, son divin Époux, la
Vierge Marie, les saints et les anges les plus chéris, lui parleront :
saint Paul, l’apôtre, saint François d’Assise, saint Philippe Néri, saint
François de Paule, sainte Françoise Romaine, sainte Jacinthe Mariscotti,
l’Archange Raphaël, les Anges Gardiens, et même les âmes du purgatoire. Ils
lui confièrent de profonds secrets, lui firent d’intimes confidences,
l’éclairèrent sur les conditions de l’église et de la société, lui révélèrent
l’avenir d’illustres personnages et le sort de tant d’âmes. Ils la
consolèrent et la guidèrent sur les sentiers du bien.
Mais retournons en arrière. Nous sommes au printemps
de 1791. Un nombre incalculable de charismes lumineux s’accumulent subitement
dans l’âme d’Anne-Marie. Les premières communications célestes d’amour, la
réconfortent et l’intimident en même temps.
" Je te destine, lui dit un jour l’Esprit
divin, au moment de la communion qu’elle reçoit désormais chaque matin, à
convertir des âmes et à consoler toutes les catégories de personnes :
prêtres, frères, moines, prélats, cardinaux, et même mon
Vicaire. " Plus elle se sentait comblée d’affection divine et
guidée vers une mission presque vertigineuse, plus elle estimait cela
impossible, plus elle avait de mépris pour elle-même ; elle n’aurait
jamais cessé de s’humilier. Elle en vint aux flagellations. A la fin, elle
se frappait violemment le visage sur les tuiles du parquet, pour réparer
les élans de sa beauté et de sa vanité du passé.
À genoux, un soir, prostrée devant le crucifix, les
épaules nues, elle s’était donné la discipline avant que son confesseur ne
lui défende ce genre de mortifications. Elle vit de loin, devant ses yeux,
une lumière resplendissante comme le soleil, même si elle était voilée d’un
léger nuage. Elle en éprouva une grande frayeur puis se frotta les yeux,
pensant qu’il s’agissait d’une hallucination ou d’un piège diabolique. Mais
le soleil ne s’éteignait pas. Elle finit par se tranquilliser et l’observa
de plus prés. Il avait l’apparence d’un globe de feu duquel se détachaient
des rayons.
Depuis ce soir-là et pour toujours, le soleil
accompagnera Anne-Marie Taïgi ; elle l’aura constamment à la vue,
devant elle, pendant 47 ans, jour et nuit, à l’intérieur comme à l’extérieur
de la maison.
Éclairés par le soleil du firmament, nous voyons les
vivants, les choses de cette terre. Ainsi, illuminée par son soleil
mystérieux, Anne-Marie verra de façon étonnante, les réalités physiques,
les problèmes moraux de ce monde, " comme on voit passer les
images dans une lanterne magique ", comme elle l’explique
elle-même, dans son piquant langage populaire. Ce soleil toujours devant
ses yeux, éloigné de sa figure " d’environ dix palmes romaines et
au dessus de sa tête, d’environ trois palmes ", lui montrera les
secrets de la nature et de la grâce, les secrets du temps et de l’éternité,
source continuelle et intarissable de connaissances merveilleuses sur la
vie présente, sur la vie future.
Si au départ, la lumière était un peu diffuse, elle se
faisait plus éclatante, plus limpide, plus lumineuse que sept soleils
réunis ensemble, selon les progrès dans la vertu, quand, sur suggestion de
son confesseur, elle demandera à Dieu, la signification de cette vision
ininterrompue, la voix lui dira : " C’est un miroir pour que
tu distingues entre le bien et le mal ".
Un jour, à Dom Raphaël Natali, un prêtre qui fut très
cher et dont nous reparlerons, Anne-Marie tenta de lui décrire ce soleil
mystérieux : en haut, là où se terminent les rayons lumineux, je vois
une couronne d’épines et deux d’entre elles, d’un côté et de l’autre
descendent très longues jusqu’à se superposer pour former une croix avec
leur pointe arquée sous le disque solaire. Au centre du disque qui est
lumineux, je vois un personnage revêtu d’un manteau majestueux, assis, la
tête tournée vers le haut ; de son front, sortent deux rayons de
lumière.
Dom Raphaël s’efforça de comprendre comme il put, la
signification de ce soleil. À la fin, il crut reconnaître dans ces
symboles, " le Christ Rédempteur ". Dans le disque
brillant, il vit en effet, la divinité. Dans la couronne d’épines et la
croix sous-jacente, formée par les deux épines majeures, il vit les
éléments de la passion. Dans la figure solennelle, il vit le Christ Rédempteur.
Sur la toile de fond éblouissante, passaient de temps en temps, les visions
particulières dont Anne-Marie saisissait la signification.
Nous nous sommes encore laissés aller à une
anticipation et nous devons retourner à cette Anne-Marie qui, avec la
rapidité du temps, passait d’une grossesse à l’autre et allaitait chacun de
ses enfants sans avoir recours à des procédés qui auraient pu suppléer.
Elle avait donné naissance à Anne-Séraphique, Camille, Alexandre, Luigi,
Sophie, Louise.
Elle éprouvait alors, un vif et pressant désir du
cloître ; elle souhaitait avoir l’opportunité de vivre dans le silence
et la paix, loin des bruits, de l’agitation, du tumulte de la vie, au coeur
de la cité elle ne réussissait pas à concilier son ardent désir de vie
religieuse avec son rôle d’épouse et de mère.
Elle parle au Père Ferdinand de Saint Louis,
trinitaire déchaussé du couvent de Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines qui
était devenu son confesseur à la suite du Père Angelo Verardi des Servîtes
de Marie et d’autres qui l’avaient guidée au cours des années antérieures.
" Bien, lui dit le Père Ferdinand, si vous
voulez profiter, au moins en partie, des avantages spirituels de la vie
monastique, participer aux oeuvres saintes qui s’y accomplissent,
inscrivez-vous à une milice religieuse qui vous permettra de vivre dans le
monde tout en accomplissant les devoirs qui vous sont imposés par votre
état et votre condition sociale. Écoutez-moi bien : demandez à votre
mari s’il acquiesce à votre désir de devenir tertiaire. Ainsi, vous serez une
religieuse au milieu du monde ".
Parmi les Tiers-Ordres, Anne-Marie choisit celui des
Trinitaires, non parce que son confesseur est un Trinitaire, mais parce
qu’elle nourrissait une dévotion très profonde pour les divins mystères,
pour celui de la Trinité, en particulier. Elle demanda le consentement de
son mari.
" Ma femme, rappellera Dominique après la
mort d’Anne-Marie, me demanda la permission de devenir tertiaire déchaussée
de l’Ordre de la Sainte-Trinité et je le lui accordai avec la condition, cependant,
d’être fidèle à son rôle d’épouse et de mère de famille. Ce furent mes
conditions et elle les a toujours observées avec une obéissance prompte,
avec exactitude ".
Après la cérémonie de vêture à
Saint-Charles-des-Quatre-Fontaines, Anne-Marie demeura intègre en ce qui
avait trait aux exigences de son mari ; elle ne sacrifia en rien, les
droits et les devoirs qui lui incombaient, à l’égard de son mari et de sa
famille, se conduisait, de fait, comme une religieuse. Elle aurait pu se
limiter à porter le scapulaire sous les vêtements de chaque jour, mais elle
voulut, au contraire, depuis lors, se montrer spontanément en public, avec
l’habit des Tertiaires trinitaires : la tunique de laine blanche, le
scapulaire de même étoffe avec la croix rouge et bleue sur la poitrine, la
coiffe sur la tête, un manteau de mousseline blanche qui descendait très
bas, la ceinture de cuir, avec le rosaire pendant sur le côté, les pieds
nus, dans des sandales. Cela, quand elle sortait. Dans la maison, au
contraire, elle portait la robe en usage chez les femmes du peuple,
lorsqu’elles s’adonnaient à des travaux domestiques.
Tout se déroula ainsi, pendant plus de deux ans,
jusqu’à ce qu’elle porte un septième enfant. Elle abandonna la tunique
blanche pour éviter les critiques et pour ne pas exposer l’habit religieux
à la moquerie des malveillants. Dés lors, par la suite, selon l’usage des
femmes toscanes, elle endossa une robe de toile sombre, un fichu blanc au
cou, une coiffe blanche sur la tête, et, par dessus, un manteau blanc assez
ample pour pratiquement recouvrir le tout. Dans ses dernières années de
vie, vu son grand âge, elle fit quelques retouches à la façon de se vêtir.
Le tout se réduisait à la substitution de son manteau blanc, par le port
d’une mantille noire ; au passage d’un fichu blanc, à un voile
totalement noir.
Revêtue d’un habit du peuple, Anne-Marie continua
d’agir toujours, devant tout Rome, comme la Vierge Marie le lui avait
recommandé lors d’un colloque : " II est nécessaire que
chacun se persuade, connaissant ta vie, qu’il est possible de servir
Dieu dans tous les états et toutes les conditions ".
Le plus grand mérite d’Anne-Marie, fut de demeurer au
milieu du monde sans y être : " L’âme qui veut devenir mon
épouse, doit mourir à tout le créé ", lui avait laissé entendre
la voix du céleste époux.
Vinrent les années de fer de la République romaine,
les années de la tyrannie napoléonienne. Les foules affamées du peuple
descendirent dans la rue, se rangèrent en longues files devant les fours à
pain.
Au nom de Bonaparte, le pape Pie VII avait été capturé
par des troupes de gredins et traîné en terre d’exil. Le pape absent, la
famine était entrée dans Rome. Un jour, au milieu de la cohue des pauvres
gens, un soldat, en service d’ordre, heurta brusquement Anne-Marie Taïgi.
Dominique n’y vit que du feu. Il s’élança sur le soldat, lui arracha le
fusil des mains et, s’en servant comme d’une massue, lui servit un tel coup
qu’il le laissa plus mort que vivant.
C’était Dominique dans ses démonstrations pyrotechniques,
c’était son caractère explosif. Autant il aimait sa femme, autant il était
violent à l’occasion, pour lui prouver son affection.
Dans la famille, avec les enfants, il avait établi la
loi du coup de sifflet. C’était le signal venant de la rue, qui annonçait
son entrée à la maison ; c’était comme le déclenchement d’un système
d’alarme. Deux fois, sa fille Mariuccia, dans son empressement à lui ouvrir
la porte, dégringola dans l’escalier au risque de se casser le cou.
" Si papa ne trouvait pas tout à sa place, racontera sa fille
Sophie, il s’emportait tellement, qu’il était capable de se saisir du coin
de la nappe et d’expédier en l’air la table déjà toute servie. Le potage
fumant devait être dans les assiettes, sa chaise placée en son lieu. En somme,
il exigeait l’ordre parfait en toutes choses, et le faisait avec rigueur.
Ce que je dis de la table, je le dis aussi du vestiaire, de toutes les
choses appartenant à la famille, à la maison, y compris la bonne tenue
vestimentaire des personnes ".
Pour établir son autorité, lorsqu’un des enfants en
venait à l’oublier, Dominique se servait de la loi du sifflet, comme on se
sert parfois du béton. Et si quelqu’un tentait de l’éviter, les
désagréments devenaient plus considérables ; ce qui arriva à l’un des
garçons, à Camillo ou à Alessandro. Pour se soustraire à une quelconque
raclée qui lui était due, le coupable s’enfuit par les escaliers, dans la
rue. Passant sous une fenêtre, le père lui lança, mais sans l’atteindre, un
fauteuil assez lourd, un geste qui aurait pu avoir des conséquences graves.
Mais laissons passer.
Avec un homme capable de telles sautes de caractère,
Anne-Marie vécut presqu’un demi-siècle. Que le ciel en soit remercié, la
digne épouse faisait preuve de douceur et de charité, apaisait le caractère
de cet homme qui aurait pu allumer de continuels incendies ; c’était
l’opinion d’une voisine, amie de la maison.
Le même Dominique l’admettra, du reste, quand,
quelques années après la mort d’Anne-Marie, il dira :
" Souvent, je revenais à la maison, écrasé par la fatigue et un
peu troublé, parce que celui qui demeure serviteur doit en avaler de toutes
sortes, de la part des seigneurs, plus particulièrement. Mais Anne-Marie
avait tant de bonnes manières, tant d’amabilité, qu’elle faisait en sorte que
tout soit selon mes goûts. Elle faisait passer ma mauvaise humeur et
m’égayait. Quand j’avais des difficultés, je revenais à la maison et ainsi,
je me tranquillisais. Où trouver, maintenant, des femmes comme
elle ? ".
Il ne faut pas croire que la cohabitation matrimoniale
ait été un martyre pour Anne-Marie. En effet, il n’en fut rien. Très
différents de caractère, ils connurent des jours heureux. Elle, douce,
tendre, calme, avait choisi un homme extravagant, impétueux, hérissé, rude,
agité, et elle en était amoureuse ; elle l’aimera toute sa vie de tout
son coeur de femme et d’épouse, sans un ressentiment, sans le moindre
regret.
Et, l’aimant, elle lui obéissait en tout, même si elle
en éprouvait de l’amertume ; son esprit de mortification lui a permis
de répondre à ses désirs.
" Que fais-tu avec ce verre ? tu
t’amuses avec ? ", disait Dominique, quand Anne-Marie, pour
ne pas trop flatter sa soif ou sa gourmandise, se limitait à une gorgée.
" Bois-le tout, te dis-je ! ". Elle lui souriait
et le buvait.
" Que fait-on, ce soir ? Habillons-nous
convenablement et sortons pour nous divertir ". Et elle, qui
mourait d’envie de demeurer éloignée de tout divertissement, même si
c’était un divertissement de famille, souriait, endossait sa tenue d’ordinaire,
et l’accompagnait par le bras, avec les enfants en arrière, au théâtre des
marionnettes.
" M’étant aperçu, racontera Dominique par la
suite, qu’elle le faisait plus pour me plaire et m’obéir que pour son
plaisir ; que c’était pour elle un sacrifice, je la laissai en
paix ".
Avec Anne-Marie, Dominique, le terrible, devenait
souvent un petit chien ; et comme les chiots, il aimait à être
caressé. Il voulait que ce fut elle qui lui lavât les mains quand il
entrait, qui lui taillât les ongles quand il en sentait le besoin, laçât
ses chaussures quand il sortait. Il hurlait pour tant d’attentions.
Et comme il lui plaisait de l’avoir tout prés de lui
et qu’elle en était consciente, elle écartait quiconque, autour d’elle,
pour demeurer ainsi avec lui, le soigner, l’assister, le préférant à tous
les êtres humains du monde.
Il n’était pas rare qu’à son entrée dans la maison,
Dominique se trouvait mêlé à beaucoup de monde, à des gens venus demander
conseil, recevoir des communications d’en haut. En un rien de temps,
Anne-Marie libérait la place, gentiment mais fermement. Elle accompagnait à
la sortie les plus humbles comme les plus illustres personnage ; le
mari avant tout, l’époux premier servi.
Un mariage heureux en fait, plus que dans
l’expression, même si dans l’entourage, on ne réussissait pas à le croire
tel. Un mariage où le succès trouva son secret dans les manières suaves
d’Anne-Marie, dans ses douces réponses, dans sa tendre mansuétude, au cours
des années. De cette façon, elle réussissait à apaiser la colère facile de Dominique,
à rendre son rude caractère toujours plus souple, nonobstant les mille
querelles qui se produisirent au détriment de toute la famille, les
afflictions habituelles, les maladies, les mortalités, les périodes de
chômage, les temps de misère, les désaccords entre parents, les contraintes
des voisins qui n’épargnèrent pas la maison Taïgi.
Maman Santa, comme nous l’avons déjà mentionné,
demeurait avec sa fille à la maison. La pauvre vieille avait suffisamment
travaillé ; il était temps qu’elle trouve un peu de repos et de paix.
Chez les Taïgi, elle trouva le repos mais n’apporta pas la paix ; ses
nerfs étaient aiguisés au milieu de tant de difficultés ; et cela,
pendant de longues années. Elle entra vite en contradiction avec son gendre
et il fut impossible d’en sortir.
Et dire que Dominique, par son amour pour sa femme,
s’ingéniait à avaler d’impossibles crapauds. Il en vint même à ne plus
contredire sa belle-mère. Quand il apportait les restes de table des
princes Chigi, il acceptait qu’Anne-Marie réserve les morceaux les plus
délicats pour sa mère. " Dieu soit loué ! ",
disait-il, observant la belle-mère qui mangeait tout avec la gourmandise
bruyante des vieux. " Pour ce soir, au moins, j’ai contenté la
maman ! ". Mais dès que le plat était vide, la paix
s’évanouissait. De nouveau, avec sa douceur inaltérable, Anne-Marie
laissait entendre à son mari, qu’en conscience, elle devait s’acquitter
d’une énorme dette de reconnaissance à l’égard de sa mère. Elle faisait
aussi comprendre à cette dernière, avec une même douceur inaltérable,
qu’elle devait, en conscience, obéir à son mari, le respecter, l’aimer d’un
grand amour.
Puis, le papa Luigi Giannetti se mit de la partie.
Dame Maria Serra Marina, l’unique patronne auprès de qui il avait accepté
de servir, était morte. Le petit vieux, on ne sait comment, avait réussi à
se trouver un lit à perpétuité, à l’hôpital Saint-Jacques ; un refuge
à prix gratuit, sa vie durant. En somme, l’unique fortune de cet obstiné
chasseur de chimères, avait finalement réussi à atteindre Rome. À son lit à
perpétuité, s’ajoutait une rente viagère que la patronne lui avait laissée.
Il aurait pu vivre très bien. Toutefois, malgré la distance à parcourir
entre les palais et le logis des Taïgi, une distance de deux milles,
environ, il y passait ses journées et y battait le tambour. Lorsqu’il
entrait, c’était comme un chien dans un jeu de quilles ; il ne cessait
jamais de grogner, de se plaindre, de larmoyer à propos de tout, comme un
pauvre homme.
Dominique continua d’avaler d’autres crapauds et, par
amour pour sa femme, accepta qu’elle sacrifiât les petites épargnes qu’ils
avaient réussi à mettre de côté, afin de satisfaire papa Luigi. Rien à
faire, le petit vieux, sans même dire " merci ", se
laissait toujours aller avec de nouvelles jérémiades. Et ce furent toujours
les mêmes lamentations, les mêmes impolitesses.
Louis Giannetti allait bientôt connaître la fin de son
existence bizarre ; le dernier chapitre qu’il écrira sera saisissant.
Il mourut de la lèpre.
Il ne quitta plus le lit de Saint-Jacques. Il ne sera
pas pour autant abandonné par sa fille. Le geste que maman Santa avait
posé, lors du décès de Benoit-Joseph Labre, en 1783, le geste de laver la
dépouille souillée du saint, étendue sur un grabat de la rue " De
Serpenti " avait fortement impressionné Anne-Marie. Elle soigna
son père lépreux, nettoya ses pauvres membres avec des bains chauds, le
changea de linge, lui peignit les cheveux avec autant de patience qu’avec
ses enfants. Et ce, pendant des mois, sans en retirer un seul mot de
reconnaissance. Lorsqu’elle constata que la fin était proche, elle le
prépara à recevoir les derniers sacrements. Il fut administré, et
accompagné par la main de sa fille, jusqu’au dernier soupir, vers les
sentiers éternels du ciel.
Elle conduisait, quelque temps après, vers les mêmes
sentiers, la maman Santa qui demeurait toujours avec elle. Elle fut fidèle
à sa mère jusqu’au bout, fut jour et nuit à son chevet.
Quelle amertume les voisins et voisines ne
donnèrent-il pas à Anne-Marie ! Les murmures, commérages, calomnies,
injures, ne cessaient de pleuvoir sur elle. Le va-et-vient de personnalités
de toutes sortes dans la maison des Taïgi, était le prétexte des
conjectures les plus fantaisistes, les plus malicieuses, des accusations
les plus sordides.
Un jour, une femme eut l’audace d’insulter, de porter
atteinte à la réputation d’Anne-Marie. Dominique l’apprit et sauta comme un
baril de poudre. La diffamation dénoncée, il la fit enfermer, sans
rémission.
Anne-Marie apprit qu’elle devait exercer au suprême degré
la vertu de prudence, cacher à son mari jusqu’à la plus petite des
nombreuses offenses dont elle était la cible continuelle. Elle défendait
même à ses enfants d’en faire part à leur père, dans la crainte que
Dominique ne se laisse aller à de sévères vengeances, selon son style
rustaud.
Nonobstant les charges croissantes, comme nous le
verrons, cette femme extraordinaire, face aux événements de son époque, sut
conserver un rythme serein et constant à l’avantage des membres de sa
nombreuse famille. Comme le lui avaient appris à l’école Sainte-Agathe ses
pieuses maîtresses, Anne-Marie divisa et régla la journée de chacun des
siens, en tenant compte des devoirs de la piété, des obligations du
travail.
Le réveil, le matin, était plutôt hâtif Après la
prière et la collation, les filles s’adonnaient aux travaux ménagers qui se
prolongeaient toute la journée avec la seule interruption du dîner. Le
travail des fils se faisait à l’extérieur. Le soir, à l’heure fixée,
personne ne devait manquer la récitation du rosaire suivie de prières
additionnelles qui, en vérité, étaient un peu longues. Et c’était le souper
précédé et suivi, comme au dîner, de quelques prières. Suivait la lecture
de quelques pages de la vie d’un saint, de quelques entretiens sur les
missions catholiques. On chantait ensemble, enfin, un cantique religieux.
Les enfants passaient un par un, devant les parents, demandaient la
bénédiction, baisaient la main de l’un et de l’autre, gagnaient leur lit.
C’était toujours tôt.
En plus de s’éreinter à la maison avec ses filles,
Anne-Marie en arrivait, chaque jour, à soutirer quelques heures de son
temps pour s’adonner à des oeuvres de piété, s’employer à des travaux qui
rendaient service aux autres, tout en lui assurant un petit revenu qui
contribuait, avec l’apport de Dominique, à donner de l’élan à la caravane
familiale. " Plusieurs femmes ensemble, dira celui qui la connut
bien, n’auraient pu en faire autant que ce qui fut fait par
elle ". Elle ne pactisait jamais avec la paresse, comme en
témoignait une voisine. Elle agissait de façon à ce que tout soit en place.
Ce qu’un autre ne faisait pas, elle le faisait.
Quand tous les autres dormaient, elle enlevait sa
coiffe et, chassant le sommeil de ses yeux, elle travaillait pour les
pauvres, priait, méditait, plus unie que jamais à son époux céleste. Le
silence de la nuit lui procurait un souffle de paix comme il en existe dans
le cloître.
La sobriété, oui, toujours ; mais une
alimentation adéquate ne devait manquer ni au mari, ni aux enfants.
" Ici, à Rome, dira Dominique, en bon valtelin, on mange à
crever, un jour ; on a peine à se mettre un peu de pain sous la dent,
le lendemain. Dans la façon de procéder de ma femme, tout est à l’ordre,
tout s’équilibre, tout fonctionne comme une horloge, dans la paix du ciel ".
Dominique en savait quelque chose ; il mangeait toujours pour trois.
Et pendant que les autres mangeaient la soupe et le
ragoût garni de patates ou des fritures, de l’agneau quand il n’était rien
resté du dîner, le tout agrémenté par un morceau de fromage, un peu de
salade, du vin, soit pur, soit trempé, dont chacun pouvait se servir en
allant jusqu’à l’épaisseur de deux ou trois doigts, à la fin du repas,
Anne-Marie, debout, les servait tous ; elle ne s’assoyait que lorsque
tous étaient satisfaits. Elle-même se contentait de si peu ; très
souvent, d’un reste du jour précédent.
L’économie faisait toujours loi dans le régime
familial d’Anne-Marie Taïgi. On n’allait cependant pas jusqu’à l’avarice.
S’il est vrai que dans les meilleures années, elle ne favorisait, pour
aucun motif, le caprice chez ses enfants, lequel a pour effet, en général,
de les rendre la plupart du temps insatisfaits, il est aussi vrai qu’elle
n’hésita pas à engager des domestiques, lorsqu’elle le jugeait nécessaire.
Et elle les traitait comme ses filles. Il est certain qu’elle ne leur
imposait pas de services supérieurs à ceux que, malgré cette aide,
continuaient d’effectuer ses propres filles.
" Une fois, racontera une des domestiques de
la maison Taïgi, je portais une grosse carafe qui pouvait valoir une
douzaine de " paoli ", soit 56 centimes, une carafe
cannelée et dorée qui se brisa entre mes mains. Imaginez ce qui se serait
passé dans la plupart des familles. Eh bien, Anne-Marie dit immédiatement,
qu’il n’en était rien. Elle me servit du vin en ajoutant que de telles
carafes, elle en avait eu douze et qu’elles s’étaient toutes brisées de la
même façon ".
Généreuse, et toutefois ménagère et parcimonieuse,
lorsqu’elle sera malade au lit, elle appellera la domestique à son chevet
et se fera montrer le panier et la note des dépenses. Si quelque chose dans
le panier ne lui semble pas bon ou si la note lui apparaît trop élevée,
elle ne manquera pas de faire à la jeune fille le juste reproche, mais avec
douceur et sans lui tenir rigueur.
Les années de grande misère commencèrent en 1799, une
année après que les émissaires de Napoléon eurent proclamé la République
romaine. Ce fut la faim pour tous et pour la maison Taïgi, parce que les
temps furent tristes pour les princes aussi ; le prince Chigi avait
levé le camp et s’était réfugié à Paris. De sa nouvelle résidence, il fit
savoir à Dominique qu’il n’était plus en mesure de supporter tant de
domestiques, mais que lui, son fidèle serviteur, pouvait encore demeurer au
palais, s’il le désirait. Il devrait cependant se contenter de sa propre
nourriture, se débrouiller avec les seize écus convenus pour son salaire.
Dominique y demeure, soit pour le pain, soit pour le
fricot, soit en témoignage de fidélité à son patron. Ainsi, dans ces
sombres années, tout le poids de la famille retombe sur les épaules
d’Anne-Marie et elle ne perd pas courage ; elle joue le rôle du père
et de la mère. Elle fut contrainte, chaque jour, pendant des heures et des
heures, à demeurer au milieu de la foule misérable et exaspérée des pauvres
qui s’entassaient férocement, devant les boulangeries, rudoyée par
l’impolitesse des soldats français.
Pour le reste de la journée et la plus grande partie
de la nuit. Anne-Marie travaillait et travaillait. Elle s’est souvenue
avoir appris, étant jeune, dans cet ouvroir du quartier " des
Monts ", tenu par des anciennes et braves dames, certains métiers
importants. Elle les reprit tous. Elle s’occupa à confectionner des
chaussures avec semelles de corde de ficelle, des chemises, des vestons et
des vêtements de femmes, sans toutefois négliger sa famille. Il faut dire,
cependant, que ce qu’elle gagnait suffisait à peine pour répondre aux
exigences des siens, apaiser leur faim.
Les travaux ingénieux et soignés qu’elle exécutait,
elle les fit apprécier par les soeurs des monastères
Saints-Dominique-et-Sixte. Les soeurs la firent connaître à Maria Luisa,
ex-reine d’Etrurie et duchesse de Lucques, qui, extasiée devant les vertus
d’Anne-Marie, profondément frappée par ses dons exceptionnels, entra en
relation avec elle. Elles se lièrent d’une amitié si profonde qu’elle,
l’aristocrate, et Anne-Marie, la fille du peuple, uniront leurs efforts.
Anne-Marie reçut plusieurs petits cadeaux pour ses enfants. Elle lui fixa
une allocation mensuelle de cinq écus pour que, dans la maison Taïgi, une
lampe brûlât à perpétuité, devant l’image de la Vierge.
Cette fois, Anne-Marie accepta l’offrande parce
qu’elle lui donnait l’eau à la bouche. Mais ni avant, ni après, elle ne
demanda une aide quelconque ; elle se contentait des secours qui lui
venaient spontanément, comme envoyés par la Providence, des secours
modestes. Si les secours avaient été trop importants, si elle avait voulu
en profiter moindrement, elle serait devenue riche et jugeait bon de les
refuser. Ainsi, lorsqu’elle refusa les faveurs du cardinal Pedicini qui
désirait la recevoir avec toute sa famille dans son palais, avec
l’assurance d’avantages inimaginables qui en auraient résulté ; comme
elle refusa également, la possibilité d’établir son mari et les siens, tout
prés de la même ex-reine d’Etrurie.
C’est elle qui, au contraire, reçut un tas de gens
dans sa maison. Elle reçut d’abord sa maman et, quelques années après, en
1835, l’entière famille de sa fille Sophia. Elle accueillit aussi, entre
autres, ce bon Dom Rafaele Natali, affligé, doyen du collège des chapelains
pontificaux, qui fut son confident sincère, tant qu’elle vécut. Il en
pénétra les secrets du coeur à un point tel que s’il n’avait pas été l’hôte
agréé chez les Taïgi, nous ignorerions aujourd’hui bien des traits de la
merveilleuse élévation de cette femme.
Au palais Chigi, au " Corso ",
naquirent tous les enfants de Maria et de Dominique. Il est vrai que
Maria-Seraphina, Louis et Louise, étaient morts rapidement, encore bébés.
Toutefois, les quatre adolescents, Camille, Alexandre, Sophie et Mariuccia,
sans compter les parents et pour plusieurs années, la grand’maman Santa,
formaient une famille un peu trop nombreuse pour ne pas se sentir comprimée
dans ces deux pièces. L’heure vint, en effet, de l’inévitable
décision : renoncer aux faveurs du prince qui avait concédé ce logis
gratuitement, et affronter de nouveaux engagements de location pour une
demeure qui permettait, pour le moins, de respirer.
Ils la trouvèrent d’abord sur la rue " del Giardino ",
au numéro 195. Mais en 1827, les Taïgi retournèrent habiter au
" Corso ", juste en face du palais Chigi, dans une
maison démolie par la suite, sise exactement sur le terrain où surgit
aujourd’hui la " Rinascente ". C’était un petit
appartement très peu éclairé, très peu aéré. Si déjà, au palais Chigi, les
fenêtres d’Anne-Marie avaient regard sur la venelle du
" Sdrucciolo ", dans cette maison, les fenêtres
s’ouvrent à l’arrière, donnent sur la ruelle " Cacciabobe ".
En 1828, les Taïgi déménagèrent de là pour affronter
une période pénible de déplacements : trois fois, en trois mois. Ils
passèrent d’un appartement aux Anges-Gardiens, dans une maison prés de
l’église Saint-Nicolas " in Arcione " où aujourd’hui
débouche un tunnel sur la " via del Tritone " ; et
enfin, au palais Fiorelli, sur la " via del Burro ",
face à l’église Saint-Ignace. Mais ils durent quitter de nouveau parce que,
comme je l’ai déjà mentionné, une autre famille s’ajouta à celle des Taïgi,
celle de Sophie, devenue veuve avec cinq enfants.
La nouvelle famille trouva logement au numéro 262 du
palais " Righetti ", qui ne fait qu’un, aujourd’hui,
avec le palais " Odescalchi ", face à l’église de
Sainte-Marie " in via Lata ". C’est dans cette maison
que mourra Anne-Marie Taïgi, en 1837.
Anne-Marie allaita elle-même tous ses enfants, après
les avoir fait baptiser dans les vingt-quatre heures qui suivirent leur
naissance. Elle les fit confirmer en leur temps, même avant la septième
année, pour ceux qui étaient en danger de mort.
Elle les instruisait tous, pratiquement seule, leur
enseignait la doctrine chrétienne. Elle les confiait à quelqu’un d’autre,
le dimanche seulement ; les garçons à l’église paroissiale, les filles
aux religieuses.
Vers l’âge de douze, treize ans, comme il était d’usage
alors elle les mena, l’un après l’autre, à la première communion, et
s’appliqua à les faire grandir dans l’amour de Dieu et du prochain. Elle
accompagnait souvent ses filles dans les hôpitaux, pour qu’elles puissent
exercer leur piété envers les malades. Elle veilla avec soin, avec grand
souci, sur l’innocence de ses enfants. Elle les préserva de l’esprit
mondain, centrant son action sur une devise populaire :
" L’oisiveté est la mère de tous les vices ". Si bien
que sa fille Mariuccia dira : " nous étions toujours occupés
à quelque chose ".
Anne-Marie fit donner à tous les quatre un certain
degré d’instruction. Mais comme elle n’eut pas d’ambition pour elle-même,
elle n’en nourrit pas non plus pour ses enfants.
Elle qui, par ses relations en haut lieu, auprès de
familles cossues qui auraient pu installer facilement les garçons dans des
postes lucratifs et honorifiques, au moment où ils atteignaient l’âge de
gagner leur pain à la sueur de leur front, leur choisit des patrons qui
leur convenaient ; plaça le premier dans une boutique de barbier de la
place " delle Carrete ai Monti ", et fit apprendre au
second le métier de chapelier, chez un certain Salandi, au
" Monte Citorio ". Elle continua à les accompagner dans
leur cheminement, à veiller sur leur conduite morale, la préparation de
leur avenir, leur initiation à l’épargne. Quand ils se marièrent, non parce
qu’elle les perdit de l’oeil, les deux fils et leurs épouses vinrent
toujours à elle pour entendre ses conseils sereins, sur l’éducation de la
famille.
Puis Camille fut frappé par la tuberculose ; la
maladie fut inexorablement rapide. Dans ces jours, Anne-Marie était encore
malade au lit. Elle se fit toutefois porter en cabriolet à la maison de son
fils. Quand la bru la vit arriver, elle exulta, car elle était convaincue
que Camille serait guéri ; la prédiction semblait sur les lèvres de la
belle-mère. Il n’en fut pas ainsi : souriante, Anne-Marie s’approcha
de son fils, le baisa et lui dit : " Allons, demeure dans la
joie ; une place au ciel est déjà préparée pour toi. Tu pars avant,
mais nous nous reverrons bientôt, en paradis ".
Mariuccia, la plus jeune, adolescente quelque peu
vaniteuse, travaillait tous les jours dans le but de se procurer quelque
vêtement élégant. Rien de mal, cela ne l’empêcha pas, par la suite, de
demeurer célibataire, de devenir une infatigable soeur de
Saint-Vincent-de-Paul.
Mais ce fut Sophie, la pièce maîtresse d’Anne-Marie.
Comme sa mère, elle étudia chez les " Pieuses
Maîtresses ", jusqu’à l’âge de quatorze ans. De quatorze à
dix-sept ans, elle fréquenta les écoles de " San
Dionisio ". De là, elle se rend travailler dans une boutique de
chaussettes, dans la venelle " Cacciabove ". C’est elle
qui fut la plus près de la maman ; elle partageait ses prières, ses
sacrifices, ses vicissitudes ; elle modela son âme sur la sienne.
Elle épousa Paolo Micali, mantouan, de moeurs
correctes et de condition modeste, à qui elle donna six enfants. Puis ce
fut la mort subite du mari. Les bras grands ouverts de la maman Anne-Marie
se fermèrent sur la fille éprouvée, sur l’épouse éplorée.
" Elle m’embrassa avec le coeur d’une vraie
mère, calma par dessus tout ma douleur, adoucit mon épreuve en m’exhortant
à la foi, à la confiance en Dieu qui avait tout prévu, qui exprimait sa
volonté ".
Et quand Anne-Marie deviendra gravement malade,
sentant sa fin prochaine, encore une fois, elle s’adressera à sa fille
chérie, pour la rassurer : " C’est ma dernière
maladie ; j’en mourrai. Mais ne crains rien parce que je penserai à
tous les tiens. Même quand je ne serai plus là, vous serez toujours
consolés et préservés ". Et il en fut ainsi.
Dans le silence terrorisé de la ville, un bruit sourd
de tambours. Puis, le long piétinement d’une marche qui se déroule dans les
rues désertes, le piétinement sourd d’artilleries sur les pavés disjoints.
Quelques regards furtifs au travers des volets à peine ouverts. Un
grincement de portes cochères qui se barricadent.
On en est au 2 février 1808. Les troupes du général
Miollis occupent Rome et se dirigent vers le Château Saint-Ange. Les aigles
de Napoléon montent sur la construction massive, pour pointer leurs becs
vers la coupole de Saint-Pierre. Une colonne d’artillerie rejoint le
Quirinal et rabat les bouches de ses canons contre le portail du palais papal.
C’est le début de l’acte final, un acte qui se veut
décisif, qui tend à vaincre la résistance de Pie VII, à réduire le dernier
fragment de terre italienne qui échappe encore à l’ombre du drapeau
impérial, sous le joug de l’invincible usurpateur. Toutes les autres
provinces d’Italie ont cédé depuis. Les différentes cartes de la mosaïque
politique de la péninsule se sont, en même temps, colorées de bleu, blanc,
rouge, au son de la " Marseillaise ". Seul le pape
continue à tenir ferme, repoussant avec grande dignité les brutales
prétentions de Bonaparte.
Jamais les aigles hissés autour de l’ange du tombeau
d’Hadrien, pas même les bouches des canons pointés sur le Quirinal,
n’ébranlent la fermeté de Pie VII.
Dans les jours qui suivent, les cardinaux sont arrachés,
un à un, au pontife et aux proscrits de Rome ; leurs revenus sont
confisqués. Seul, le cardinal Pacca, secrétaire d’état, est restitué, une
seconde fois, de la prison au pape. Mais Napoléon se reprend vite de cette
générosité, en disposant de tous les évêques qui lui refusent un serment
illicite, avec l’annexion totale des états Pontificaux à l’empire français,
avec cette déclaration que Rome est maintenant " ville impériale
et libre ".
Le 10 juin 1809, Pie VII promulgue, à ce sujet, la
bulle d’excommunication contre les envahisseurs de la souveraineté
pontificale. Il déclare nulle et sans valeur la volonté tyrannique, frappe
Napoléon Bonaparte d’anathème.
À Rome, la nouvelle explose comme une bombe, plus
puissante que celle de l’artillerie de l’usurpateur. Et pendant que déjà,
souffle par les rues, le premier vent précurseur de révolte, des messagers
volent rapidement vers le Danube, pour informer l’empereur engagé au combat
dans ces contrées, et lui demander des renforts d’urgence.
" Je reçois, en ce moment, écrit Napoléon à
Joachim Murât, le 20 juin 1809, la nouvelle que le pape nous a tous
excommuniés. C’est une excommunication qu’il a portée contre lui-même.
Désormais, plus d’égards ! Le pape est un fou furieux qu’il faut
renfermer. Faites arrêter le cardinal Pacca et les autres intimes du
pape ".
À peine eut-il reçu ce message de Naples, Joachim
Murât envoya des renforts au général Miollis. Fort de ces troupes
nouvelles, le général se crut de taille pour faire face à la situation,
exécuter les ordres.
Aux premières lueurs de l’aube, le 6 juillet 1809, une
bande d’énergumènes soudoyés, obéissant aux ordres d’un général et d’un
colonel français, forcent le portail du Quirinal, font irruption dans les
escaliers et les corridors, pénètrent dans les appartements pontificaux,
arrachent le pontife de son lit, le déclarent arrêté au nom de Napoléon.
Ils le traînent à l’extérieur, en terre française.
Ce n’est que la première étape du long exil du
malheureux pontife. Vieilli et malade, il est reconduit, quelque temps
après, en Italie, et relégué à Savone. Il reviendra en France, à
l’improviste, en juin 1812. Il était dès lors à bout de forces, et le
voyage, par des chemins impraticables, le conduisit au bord de la tombe. Au
passage du Mont-Ceny, les médecins le déclarent à l’article de la mort. Il
reçoit le Saint-Viatique et l’Extrême-Onction. Il pourra toutefois
atteindre Fontainebleau. Le repos et sa force d’acier lui permettent de
survivre, de porter le poids de toutes sortes de persécutions imprégnées de
violence.
Entre-temps, cependant, l’astre de Napoléon commence
sa fatale parabole déclinante. Et quand
" l’invincible " est contrait de rendre la couronne
qu’il s’était posée lui-même sur la tête, de ses propres mains, quand le
dominateur du monde est forcé de fixer la proue vers les quelques
kilomètres carrés de l’île d’Elbe, Pie VII reconquit la liberté et rentra
dans Rome.
Tous les habitants sont dans la rue, ce 24 mai 1814,
très émue, la foule porte la Souverain Pontife en triomphe, tout le long du
parcours, jusqu’à Saint-Pierre, au Quirinal. Parmi la foule, incroyablement
dense, une petite femme du peuple, vêtue d’un manteau blanc, un mouchoir
blanc au cou, une coiffe blanche sur la tête, une coiffe ample qui descend
très bas, jusqu’aux pieds, qui recouvre des vêtements de toile sombre,
agite les mains au passage du cortège papal, les agite joyeusement,
pleurant de bonheur. Et quand sous l’étincellement de milliers de vêtements
sacrés, elle aperçoit le vénérable Pontife, elle se prosterne sous sa
bénédiction pour se relever et crier : " Jésus-Christ est
entré dans Jérusalem ". Cette petite dame était Anne-Marie Taïgi.
A part le dernier épisode que nous venons de citer,
les événements historiques ont été relatés de façon très sommaire, apprêtés
par une école quelconque. Ces événements ont été assaisonnés d’ingrédients
aptes à en faire ressortir les diverses perspectives, encadrés dans le
vaste tableau des causes et des effets politiques, sur un fond de
situations sociales particulières, dans les limites d’intérêts économiques
spécifiques, sur les flots d’enjeux militaires, à travers de nombreux
filets d’intrigues diplomatiques.
Aucun texte ne rapporte quoi que ce soit, au sujet de
cette humble femme nommée Anne-Marie Taïgi, femme du peuple ;
l’histoire officielle la néglige, l’ignore. Pourtant, son action, s’il nous
était donné de scruter le livre secret des desseins de Dieu, nous
apparaîtrait d’une importance qui surpasse en influence et de beaucoup, les
facteurs politiques et militaires qui ont joué dans la chute de Napoléon.
Cette humble maman romaine que le ciel avait gratifiée
du don prodigieux du soleil mystique et des voix célestes, avait, durant
toutes les années où Pie VII avait souffert l’exil et la détention, engagé
chacune des ressources de son âme pour obtenir de Dieu la libération du
pontife et son triomphe sur l’usurpateur.
Ce furent des années d’apostolat ardent, tissées
d’amour et de martyre, où les prières les plus ferventes s’allièrent aux
jeûnes les plus rigoureux, aux pénitences les plus sévères. Chaque jour,
elle allait visiter les églises les plus éloignées de Rome, s’y rendait
pieds-nus, peu importe la distance à parcourir. Prostrée devant le
tabernacle, elle offrait toutes ses souffrances pour la paix et la liberté
de l’Eglise, pour le retour du vicaire du Christ à son siège romain. Dans
ces églises, elle avait connu ses entretiens les plus intimes avec le ciel.
Un jour qu’elle demandait à son époux céleste la
signification de cette terrible permission par laquelle Napoléon Bonaparte
avait pu s’emparer, par des tueries et des ruines, d’un continent tout
entier, porter atteinte de façon barbare, à tout droit humain et divin,
l’Epoux répondit : " A cette fin, j’ai mandaté Napoléon. Il
était le ministre de mes fureurs ; il devait punir les iniquités des
impies, humilier les orgueilleux. Un impie a détruit d’autres
impies ".
Bien rapidement, alors, Anne-Marie saisit le sens
profond et terrible de ces guerres déchaînées à travers toute l’Europe, là
ou des trônes étaient en train de tomber. L’anéantissement des méchants
entraînait inévitablement le sacrifice de plusieurs innocents, la
souffrance de peuples entiers, la persécution de l’église et de son chef.
Convaincue qu’elle était, Anne-Marie savait qu’un amour intense aurait pu
apaiser la justice suprême, plonger l’humanité dans l’océan de la
miséricorde divine ; elle avait offert toute sa vie en holocauste,
pour payer, elle, la pauvre petite dame du peuple, les délits des impies
orgueilleux. Par ses prières et ses larmes, par ses mortifications et ses
pénitences, par son irrésistible charité, elle voulait obtenir le pardon du
ciel pour tous ses frères et sœurs de la terre.
La voix de son céleste époux lui fit savoir que tout
son amour, toutes ses souffrances, n’avaient pas été inutiles ; il lui
précisa le jour exact où Pie VII serait ramené à Rome et célébrerait sa
messe pontificale à Saint-Pierre.
Elle annonça d’avance cet événement, dans le détail,
et, cette fois encore, les faits en donnèrent la confirmation.
Anna-Maria, enfant, était montée de Sienne à Rome,
comme nous le savons déjà. C’était le lendemain de l’élection de Pie VI au
souverain pontificat. Elle verra depuis lors, se succéder, sur le siège de
Pierre, quatre papes : Pie VII, Léon XII, Pie VIII, Grégoire XVI. Au
delà de la personnalité de chacun, elle reconnaîtra " le doux
Christ sur la terre ". Elle en parlera toujours avec le plus
vénérable respect. Elle incitera tout le monde à la vénération du chef
visible de l’église, s’agenouillera sur son passage, comme elle le faisait
devant Jésus-Christ, présent dans le Très Saint Sacrement.
Elle eut des relations particulières et diverses avec
les différents souverains pontifes. Il s’agit de rapports très étroits,
maintenus par personne interposée, même si elle pouvait obtenir audience à
n’importe quel moment, étant donnée sa réputation de sainteté. Grâce à ses
relations avec des personnages de haute autorité de la curie romaine,
consciente comme elle l’était de la haute dignité, de la majesté suprême
des pontifes, consciente aussi de sa petitesse de femme de maison, jamais
elle ne demandera autant, se contentant de les vénérer de loin, de prier
pour eux et pour leur façon d’agir.
Pie VII avait entendu parler d’Anne-Marie Taïgi avant
même d’être envoyé en exil. Évidemment, il avait une opinion élogieuse de
cette exceptionnelle femme du peuple. En 1809, il avait accordé une
indulgence spéciale pour une prière composée par elle. Toutefois, ce ne fut
qu’après son retour à Rome, que les rapports avec elle devinrent plus
étroits.
La maison Taïgi était, en ce temps, fréquentée par Mgr
Carlo Pedicini qui était lié d’amitié avec le pontife. Un bruit malveillant
avait, cependant, frappé l’oreille du prélat ; il était lancé contre
la Taïgi, par une de ces commères habituelles du voisinage. Le commérage
fut immédiatement classé par Monseigneur ; il y voyait une très
vulgaire calomnie. Néanmoins, puisque les bavardages allaient bon train, il
dut, en conscience, se demander s’il devait, oui ou non, continuer à
fréquenter cette maison. Dans le doute, un bon jour, il s’ouvrit à Pie VII.
Ce dernier, avec un large sourire, lui dit " Continuez à y aller,
Monseigneur ; la Taïgi, je la connais bien, même si je ne l’ai jamais
vue en personne. J’aurais même le désir de la faire venir jusqu’ici ;
je m’en suis abstenu pour ne pas servir d’autres appâts aux commérages déjà
nombreux. Toutefois, dites-lui qu’elle m’écrive, de grâce ".
Après que Monseigneur Pedicini lui en eut fait
rapport, le désir du pontife sera exaucé. Elle rédigera une lettre par
obéissance et seulement par obéissance. Elle exposa au pape,
" l’état entier de son âme d’enfant ".
Ce fut une lettre qui plut beaucoup au vénérable
pontife : " Tout est vrai, tout est vrai ",
répétait-il avec un joyeux étonnement. Depuis ce jour, toutes les fois que
Mgr Pedicini revenait de ses visites à Anne-Marie Taïgi, le pape voulut
qu’il lui rapportât toutes les nouvelles qu’il savait. Et chaque fois que
Monseigneur s’apprêtait à retourner chez elle, le pape lui envoyait une
bénédiction particulière, l’invitait à prier à ses intentions.
Le soir du 16 juillet 1823, le pape, alors âgé de 80
ans, tenta de se lever d’une chaise à bras, tomba lourdement par terre et
se brisa le col du fémur. Ce fut le début de sa dernière maladie. Le grand
âge fit le reste, par la suite.
Anne-Marie continua quand même de supplier le ciel de
conserver à l’église ce pape héroïque. Elle savait déjà, par son soleil et
les voix célestes, que, désormais, la fin était proche. C’est elle qui,
dans les derniers moments de la vie du pontife, demanda que lui furent
administrés d’urgence, avant qu’il ne soit trop tard, les derniers
sacrements.
A Pie VII, succéda le cardinal Délia Genga qui prit le
nom de Léon XII et voulut immédiatement à ses côtés, comme conseiller, Mgr
Vincent-Marie Strambi, évêque de Macerata, passioniste de sainte
réputation.
Mgr Strambi connaissait bien Anne-Marie Taïgi pour en
avoir été, quelques années auparavant, et pour un certain temps, le
directeur spirituel. Appelé par le pape dans le but de l’assister de ses
conseils lumineux, sur les questions les plus difficiles du gouvernement de
l’Eglise, il aura recours aux dons surnaturels, aux lumières divines, dont
était comblée Anne-Marie. Il bénéficia à maintes reprises de ses conseils.
Il agissait ainsi, tous les soirs, sous le sceau du
secret. Il communiquait les problèmes les plus importants à Mgr Natali pour
qu’il les transmette à Anne-Marie Taïgi dont il visitait souvent la
famille. " Puis, aveuglément, dira Mgr Natali, je recueillais les
conseils d’Anne-Marie, pour en donner la réponse au Saint-Père. Il en fut
toujours ainsi, tant qu’il vécut. Les conseils de la Taïgi revêtaient pour
lui, un caractère d’une prudence et d’une sagesse telles qu’ils furent
toujours exécutés ponctuellement par le Saint-Père ".
Il n’était pas question, pour Mgr Strambi, de faire
passer ces conseils avec les siens. Nullement, en effet ! Il
spécifiait chaque fois, au pontife, que sur telle ou telle affaire
importante de l’Eglise, Anne-Marie pensait ceci ou cela. Le pape se montra
obligeant, dans sa reconnaissance envers cette femme extraordinaire du
peuple. Un jour qu’elle fut atteinte à une jambe, il envoya chez elle son
chirurgien particulier, Todini, pour lui transmettre ses nouvelles, lui
offrir les soins qui lui étaient nécessaires.
Après trois mois à peine de règne, Léon XII fut
terrassé par une violente maladie. Mgr Strambi, devant le verdict funeste
des médecins, envoya quelqu’un chez Anne-Marie pour lui demander de prier,
de prier beaucoup, pour que fut évitée à l’Eglise cette mort prématurée.
Quand Mgr Natali, porteur du message, parla à Anne-Marie Taïgi, elle
s’affairait au milieu des marmites, dans la cuisine. Elle consulta son
soleil infaillible et dit en souriant : " Non, non, il ne
mourra pas. Il lui reste encore du temps ; il a encore à se fatiguer pour
l’Église. Dites plutôt à Monseigneur qu’il se prépare lui-même, à la
mort ".
Le lendemain, les médecins laissèrent le pape à
l’agonie. Néanmoins, Mgr Natali connaissant la réponse d’Anne-Marie, entra
dans la chambre à coucher de Léon XII, sur la pointe des pieds, s’approcha
à son chevet et lui dit avec grande simplicité, de ne pas craindre ;
quelqu’un, vous voyant mourant, a offert sa vie pour la vôtre.
Dès ce moment, l’état de santé du pape s’améliora de
façon inespérée et son saint évêque, son conseiller, commença à souffrir,
de façon inexplicable. De sorte que, après quelques jours, quand Léon XII
put se dire complètement rétabli, saint Vincent-Marie Strambi expira.
Les rapports entre Léon XII et l’humble femme du
monde, ne s’interrompirent pas pour autant. Mgr Natali fut nommé secrétaire
du Maitre-Camérier de Sa Sainteté, et dans toutes ses tâches, le vieux
prêtre continua de recevoir les confidences, les conseils d’Anne-Marie
Taïgi. Il lui confiait entre autre, chaque soir, la liste des personnes qui
avaient demandé audience auprès du pape, pour le lendemain. Elle
interpellait, comme toujours, son soleil mystique, indiquait chaque fois
les noms des personnages tout à fait inconnus pour elle, qu’il pourrait
paisiblement laisser passer, pendant que d’autres, au contraire, devraient
être accueillis avec prudence ; que d’autres encore, devraient être
écartés jusqu’à ce qu’on ait des informations précises, des garanties sûres
de leur pays d’origine. " Ainsi, une tragédie conjurée fut évitée,
comme en témoignera Mgr Natali, quand arriva un secrétaire mal intentionné,
que je retins à l’écart ".
Un matin, alors que l’aube commençait à blanchir,
Anne-Marie entendit la voix de son Époux céleste ; il lui ordonnait de
façon impérieuse : " Lève-toi et prie pour mon Vicaire qui
est sur le point de paraître devant mon tribunal, pour la reddition de ses
comptes ".
Le pape était malade depuis quelque temps, et on le
savait. Mais, personne ne soupçonnait l’issue mortelle. On disait, au
contraire, et la chose était connue dans la maison des Taïgi, que le
malaise était mineur. Nonobstant tout cela, Anne-Marie se leva de son lit
et pria pour un passage heureux du pape, du temps à l’éternité. Le jour
suivant, Mgr Natali annonçait à la famille Taïgi, la nouvelle de la mort du
pape.
Pie VIII succéda à Léon XII et eut, comme son
prédécesseur, des contacts indirects avec Anne-Marie, pendant les vingt
mois de son pontificat. Entre-temps, d’autres eurent recours à Anne-Marie,
Mgr Pedicini, pour ne nommer que celui-là, parce qu’il était ami de la
famille Taïgi. Il avait été créé cardinal et résidait au Quirinal, à titre
de secrétaire des mémoires de Sa Sainteté.
Quand le pape Pie VIII tomba malade, ses souffrances
eurent des hauts et des bas qui tinrent en alarme ceux qui l’entouraient.
On allait des espoirs les plus grands aux prévisions les plus
déconcertantes, jusqu’au jour où le pape parut s’acheminer définitivement
vers la guérison. Ce fut un grand moment de soulagement, au Quirinal.
Le cardinal Pedicini fit immédiatement connaître la
nouvelle à Mgr Natali pour qu’il en informe Anne-Marie Taïgi. Mais Mgr
Natali parut inexplicablement abattu ; ce qui inquiétait le
cardinal : " Qu’est-ce qu’il y a ? lui demande-t-il.
Vous a-t-elle dit quelque chose de différent " ?
" Malheureusement oui, Eminence ", répondit Mgr Natali.
Et la mort du pape fut annoncée au monde, trois jours
après, soit en février 1829.
Quelques mois avant la mort de Pie VIII, Anne-Marie
avait appris et prédit, que tel cardinal lui succéderait sur le siège de
pierre. Un jour, elle s’est rendue, avec son ami prêtre, Raphaël Natali, à
Saint-Paul-Hors-les-murs, pour visiter le Saint-Crucifix.
En arrivant, elle s’agenouilla sur l’unique prie-dieu
qui se trouvait dans l’église. Et, comme cela lui arrivait souvent, elle
tomba en extase. Le cardinal Mauro Cappellari, de l’Ordre des Camaldules,
entra au même moment. Mgr Natali l’apercevant, poussa du coude Anne-Marie
qui se leva pour céder le prie-dieu à Son Eminence. La femme ne s’aperçut
de rien. Le cardinal fit signe à Mgr Natali de ne pas s’en préoccuper. Il
s’approcha de la balustrade et s’agenouilla. Quand Anne-Marie se réveilla
de son sommeil extatique, elle fixa son regard sur le cardinal.
Sur le chemin du retour, c’est Mgr Natali qui,
maintenant, raconte textuellement : " Je l’interrogeai sur
le regard fixé pendant quelque temps sur le cardinal. Comme par obéissance,
elle devait porter tout à ma connaissance. Elle me dit simplement :
" c’est le futur pape ".
Quelques mois s’écoulèrent avant que le pape Pie VIII
mourut. Le 14 décembre 1830, s’ouvrit le conclave qui s’annonçait houleux.
Deux autres mois et plus s’écoulèrent avant que survienne un accord dans
l’élection du nouveau pape, une élection qui prit fin le 2 février 1831. Le
nouveau pape fut bel et bien le camaldule Mauro Cappellari. Il s’apprêtait
à prendre en mains les destinées de l’Eglise, au cours d’une période
vraiment dramatique. Il choisit de s’appeler Grégoire XVI.
Ce fut l’époque où deux sociétés secrètes déployèrent
toutes leurs forces, comme s’il y avait eu émulation entre elles, pour
nuire le plus possible à l’autorité du pape, essence même de l’église
catholique.
La première et la plus ancienne de ces sociétés,
lit-on, dans une page d’histoire, était formée de plusieurs autres sociétés
subalternes, lesquelles, sous le voile des Francs-Maçons, s’occupaient plus
ou moins directement de religion, de politique, de morale, s’attaquaient
aux croyances sociales. L’autre, formait, sous le nom de
" carbonari ", la milice armée, prête à combattre
l’autorité publique à la moindre occasion. Préoccupée de morale, elle
s’employait à troubler les esprits ; des moyens matériels étaient
prévus dans le but de renverser les institutions. Dans les orgies secrètes
de l’une, les adeptes d’une certaine philosophie prononçaient des oracles
et promettaient la régénération des peuples. Les rencontres de l’autre
étaient l’occasion d’orchestrer, d’aiguiser le poignard des conjurés
rassemblés, dans le but d’assurer une action la plus efficace possible dans
l’oeuvre de destruction.
En quelques années, l’incendie de la révolution se
répandit de plus en plus, dans les différentes contrées de l’Etat romain,
même si Rome en fut toujours épargnée. Il n’est pas certain, feuilletant
les pages de notre histoire ou d’autres écrits historiques, que nous
trouverions l’explication d’un fait si singulier. Il faudrait peut-être,
pour connaître toute la vérité, fouiller le grand livre des desseins de
Dieu.
Toutefois, certains témoignages nous permettent
d’entrevoir un peu de lumière à travers les ténèbres, et cette lumière
provient d’Anne-Marie Taïgi.
" Armée de l’esprit de foi, écrivit Mgr
Natali, elle n’hésita pas à s’offrir comme victime à son Seigneur, pour la
tranquillité et la paix de l’église, à ce sujet, le Seigneur lui dit que,
si elle s’offrait en satisfaction de sa divine justice, il libérerait Rome
de la turbulence et des pièges des sectaires. Elle accepta bien volontiers
la dite condition par laquelle Rome demeurerait toujours libre, de son
vivant, des embûches et des révolutions des ennemis.
Le Père Philippe, carme, ajoute :
" Elle fit tant et tant, elle pria tellement, accomplit si
fidèlement ses promesses à l’égard de son céleste époux, que dans Rome, les
plans sanguinaires et cruels des impies ne pouvaient s’enraciner ; elle
en obtenait la confirmation renouvelée et répétée. Elle ne devait pas
s’épouvanter à la vue des complots machinés dont elle était témoin. Les
plans des susdits scélérats mis au point, ils verraient tous les fils de
leurs complots tranchés d’un seul coup, comme il en a toujours été pour
cette ville. Voilà pourquoi, je dis ailleurs, jusqu’à quel point Rome est
redevable à la servante de Dieu ".
Jusqu’à la fin de sa vie, c’est un fait, si les
intrigues des révolutionnaires en venaient à exploser, à introduire la
confusion dans Rome, elles étaient immédiatement et régulièrement
maîtrisées. L’histoire ne nous dit pas le pourquoi ; mais derrière
l’histoire, on trouve la calvaire d’une frêle femme du peuple qui prit sur
ses faibles épaules, les peines, les désolations, les croix. Cette humble
femme s’offrit en victime à Dieu, pour la paix de Rome. Et Dieu sauva Rome
du fléau des révoltes.
La voix sortit de dessous un lugubre capuchon :
" Voici mon ange ". C’était une voix joyeuse, remplie
d’espérance, comme elle s’était fait entendre, dans cette salle de douleurs
et de honte, tant d’autres dimanches.
La femme était étendue sur un petit lit immonde, à
l’hôpital Saint-Jacques-des-Incurables, de Rome. Le capuchon noir en
cachait la laideur du visage ; un visage complètement ravagé,
méconnaissable. Tout était rongé, défait, déchiré par la maladie. La bouche
seule se dessinait encore, si bouche il y avait. Quel trou ébréché dans
lequel on introduisait de temps en temps, quelque breuvage !
On n’osait plus, depuis longtemps, s’approcher de
Santa, la contagieuse ; elle occupait ce coin de l’hôpital, réservé
aux malades réduits à l’état le plus répugnant. Personne, sauf une petite
dame du peuple, venait à son chevet, certains dimanches, accompagnée d’une
fillette.
Chaque fois, Santa entendait la voix de loin, et
chaque fois, son coeur tressaillait dans sa poitrine, en des battements de
joie qui lui donnaient l’impression d’être en paradis. " Voici
mon ange ", disait-elle, et l’ange s’assoyait tout prés du lit.
Il lui demandait avec douceur, comment elle se portait. Et si elle avait
besoin de quelque chose, de n’importe quoi, elle le lui procurait ;
elle était là pour cela, pour l’aider de toute manière et en toute
nécessité. Mais Santa, la contagieuse, répondait toujours par un non,
qu’elle n’avait maintenant plus besoin de rien. Tout ce qu’elle désirait,
elle l’avait déjà reçu au moment où elle, son ange, avait franchi le seuil
de sa chambre, pour lui livrer une parole d’amour.
Le dimanche, Anne-Marie Taïgi accompagnait une de ses filles,
ou Sophia ou Mariuccia ; elles se rendaient à l’hôpital de
Saint-Jean-de-Latran ou à celui de la Trinité-des-Pèlerins, ou justement à
celui de Saint-Jacques-des-Incurables, pour y exercer des oeuvres de
miséricorde.
Un jour, près de Santa, il parut que Sophia allait
s’évanouir en raison de la puanteur que la malade exhalait. Quand la mère
et la fille furent à l’extérieur, cette dernière s’en plaignit.
" Ma fille, lui répondit la mère, si tu pouvais sentir l’odeur de
son âme ! Il est certain que cette dernière passera immédiatement du
lit au paradis ".
S’il est vrai que l’amour d’une épouse, d’une mère,
doit d’abord se déverser sur l’homme que la Providence lui a donné comme
compagnon de vie, et sur les créatures qui sont nées de cette union, il est
autrement vrai que son affection et sa tendresse ne doivent s’épuiser,
comme cela arrive trop souvent, entre les quatre murs de la demeure
familiale, se transformer en froideur et en égoïsme pour les gens de
l’extérieur.
Si une leçon jaillit vraiment de la vie d’Anne-Marie
Taïgi, pour toutes les épouses et pour toutes les mères, c’est bien
celle-ci : ne rien enlever, absolument rien, à la chaleur du foyer
domestique, et projeter la flamme d’amour pour ses frères et soeurs de
l’entourage, connus ou inconnus, afin qu’ils puissent être tous et toutes,
de vrais enfants de Dieu. Anne-Marie Taïgi, épouse dévote et mère très
aimante, ne manqua jamais à ses vieux parents : on garda à la maison
maman Santa jusqu’à sa mort, on soigna le vieux papa jusqu’à la dernière minute,
alors qu’il était horriblement atteint de la lèpre.
En plus du mari, des fils, des gendres, l’amour
d’Anne-Marie se répandit dans un vaste rayon ; il atteignit les
sentiers les plus profonds et les plus obscurs de la pauvre société qui
vivait alentour. Elle éprouva, plus d’une fois, L’amère saveur de la
misère. La souffrance des autres fut à chaque instant, sa propre
souffrance. Sa compassion pour les besogneux, sa peine pour les souffrants,
dépassaient toujours le sentiment naturel de pitié, de commisération, que
chaque être éprouve pour les malheureux du monde. Pour tout et pour tous,
sa charité fut patiente, tendre, douce, empressée, toujours prête ;
une charité, en d’autres termes, exercée à un degré héroïque, dans des
situations souvent impossibles.
Quand, avec les troupes d’invasion du général Miollis,
une épouvantable famine s’appesantit sur Rome, elle qui, avec son mari, ne
savait pas comment nourrir leur famille y parvint et réussit même à en
secourir bien d’autres qui étaient encore plus tourmentées. Nombreuses
furent les familles qui survécurent, en ces années, grâce à son aide, le
" miracle " de leur survivance.
Quand elle n’avait plus un sou en poche, ni de pain à
offrir, à qui lui en demandait, elle laissait de côté toute considération,
et allait personnellement, frapper aux portes de ceux qui en avaient
encore. Ce qu’elle obtenait, elle le distribuait avec justice, selon les
besoins les plus pressants.
Un épisode parmi mille autres : une fois, une
femme déguenillée et tout ébouriffée, les traces de la faim gravées dans le
visage, serrant dans ses bras un entortillement de chiffons, une petite
créature se présenta à sa porte. Anne-Marie jeta un regard aux alentours.
Il n’y avait rien à manger, dans la maison. La garde-robe était aussi demeurée
vide. Que faire ? Elle enleva son propre vêtement et le fit endosser à
l’instant par cette pauvrette. Puis, elle la pria ainsi :
" Je vous prie de revenir tous les vendredis à la même
heure ". Pour elle et son enfant, il y aura bien toujours quelque
chose.
Parmi les misérables, elle préférait les enfants
pauvres. Jeanne Cams, sa domestique, raconte qu’un matin très froid
d’hiver, sortant avec Anne-Marie de l’église de
Saint-Barthélemy-des-Bergamasques, " un pauvre petit garçon
passa. Il était pieds nus, déguenillé, à demi vêtu. Il tremblait de froid,
dévoré par la privation de la faim. Il était, de plus, malpropre,
éclaboussé de boue, et personne n’avait le goût de l’approcher. Le jeune
bambin s’approcha d’Anne-Marie Taïgi et sollicita une légère aumône. C’était,
pour Anne, une précieuse rencontre ; elle l’amena au foyer familial,
le réchauffa, le restaura. Toute empressée, elle lui donna ensuite des
vêtements ; tant bien que mal, elle lui fit mettre des bas, chausser
une paire de chaussures qui appartenait à son fils. Elle veilla sur lui,
l’assista avec tant de charité qu’on eut cru qu’il était le fils d’un grand
seigneur. Après lui avoir enseigné les principes de la religion, lui avoir
assuré le réconfort auquel fait appel une si pénible situation, elle lui
donna une aumône en argent, selon ses moyens, et le laissa aller au nom de
Dieu ".
De ces enfants malheureux, rencontrés dans la rue et
amenés à la maison pour les nourrir et les vêtir, l’histoire d’Anne-Marie
Taïgi en est remplie. Elle continuera d’agir ainsi, malgré le fait
regrettable que le bambin qu’elle avait assisté, rassasié, mis à neuf, ait
couru droit au ghetto, vendre l’habit à peine reçu, pour se remettre
demi-nu et être de nouveau en quête d’aumônes.
La friponnerie d’un seul petit voyou ne pouvait
suffire pour figer ou geler la grande affection d’Anne-Marie pour les
enfants les plus malheureux et les plus tristes ; ils étaient les
préférés de Jésus.
Anne-Marie aima aussi les malades ; nous le
savons déjà. Une de ses pires dénigreuses tomba malade, un jour. Il
s’agissait d’une commère maligne et incurable qui avait contribué, de façon
obstinée, par ses médisances et ses insinuations malveillantes, à créer une
atmosphère de soupçons et de troubles autour de la demeure des Taïgi. Quand
Anne-Marie sut qu’elle était malade, elle oublia tout, courut à la maison
de sa persécutrice, pour lui rendre les offices de la charité, tant au plan
moral que physique, raconta sa fille Sophia. Elle lui fut toujours
attentive, toujours disponible ; dans les visites qu’elle lui faisait,
elle l’exhortait à la patience, lui apportait quelque biscuits, quelques
carafes de bon vin qu’elle réservait pour les malades, quand on lui en
faisait cadeau. Elle l’exhortait à la foi en Dieu ; elle y voyait un
moyen excellent de supporter une maladie lente et pénible. Elle l’invitait
souvent à la patience, l’invitait à la prière, à l’oraison, convaincue que
le Seigneur la consolerait. De fait, la malade guérit.
À l’amour des pauvres et des malades, Anne-Marie
ajouta l’amour des pécheurs, des gens qui souffrent de la pire des
maladies. Elle les aima à un point tel, qu’elle leur dédia la plus grande
part de ses prières les plus ardentes, ses plus dures mortifications, ses
plus exténuantes pénitences, ses pèlerinages nocturnes qui s’échelonnaient
sur une durée de quarante nuits consécutives, qui la conduisaient à la
porte des églises où elle se prosternait et demandait à Dieu la conversion
des âmes qui lui étaient chères et même de celles qu’elle ne connaissait
pas, mais qui lui avaient été recommandées.
" Combien d’hommes, écrivit avec autorité le
cardinal Pedicini, liés à de vieilles et scandaleuses pratiques, parvinrent
à une véritable contrition et bénéficièrent des miséricordes divines, par
le renoncement immédiat à leurs péchés, aux pratiques infernales d’amitiés
malhonnêtes ".
Que de souffrances morales, que de souffrances
physiques, n’a-t-elle pas appelées sur elle-même, de la part du Seigneur
qui répondait à ses désirs en chargeant ses épaules de croix nombreuses qui
procuraient le salut aux âmes en détresse, à ceux qui étaient condamnés à
l’échafaud, qu’Anne-Marie considérait être les plus malheureux parmi les
malheureux. De leur terrible sort, elle ne pouvait s’apaiser, compte tenu
des nombreux délits qu’ils avaient commis. Pour leur conversion, elle
mobilisait aussi Mgr Natali qui avait accès aux prisons, pouvait se rendre
utile aux disgraciés, jusqu’au dernier moment de leur vie.
C’est dans cette lumière de vertus héroïques,
qu’étaient attirés les très chers malheureux ; une lumière qui venait
d’en haut. Toutes les biographies qui racontent la vie d’Anne-Marie Taïgi,
soulignent son charisme prophétique. Il est certain que parmi les multiples
dons qu’elle a reçus, le don de prédiction de l’avenir a joué un grand
rôle. Ainsi, le Père éternel récompensait sa créature qui lui appartenait
totalement. Du reste, les témoignages qui se rapportent à la vie de
nombreux saints, en constituent une confirmation richement documentée. Il
est certain qu’Anne-Marie fut une de ces saintes créatures que Dieu
gratifia largement de ce don.
Quand Pie VIII était encore pape, Anne-Marie fit une
prophétie d’un caractère dramatique formidable, qui garde aujourd’hui
encore son intérêt tout à fait exceptionnel. Il s’agit d’une prophétie qui
produisit alors, chez ceux qui la recueillirent, un trouble profond, un
émoi intense qui continue, jusqu’à maintenant, à éveiller, en qui la
redécouvre parmi les vieux documents, la même commotion et un trouble
identique, parce qu’elle implique le futur de l’humanité, inséparable de
l’avenir de l’Eglise, le plaçant parmi les tourments de cette lutte de
l’homme qui tend, depuis son origine, à assurer le triomphe du bien sur le
mal.
Riche en particularités, d’une clarté des plus
évidentes, elle nous est parvenue par une déposition juridique assermentée
de Monseigneur Raphaël Natalie.
Un jour de 1818, parlant des prochains fléaux de la
terre, des futurs fléaux du ciel, elle précisa qu’ils pourraient, les uns
et les autres, être atténués par les prières des âmes pieuses. Anne-Marie
prédit que des millions d’hommes sont appelés à mourir par une main de fer,
qu’un grand nombre mourront à l’occasion de guerres, de litiges, par
traîtrise, et d’autre millions, par des morts imprévues. Des nations
entières arriveraient ensuite à l’unité de l’Église catholique. Plusieurs
turcs, païens et juifs, se convertiront, en demeurant tout confus devant
les chrétiens, admirant leur ferveur et l’exactitude de leur vie. Elle me
dit plusieurs fois que le Seigneur lui fit voir dans le mystérieux soleil,
le triomphe et la joie universelle de la nouvelle Eglise, si grands et si
surprenants, qu’elle ne pouvait pas l’expliquer.
En 1922, le lendemain de la première guerre mondiale,
on publiait, selon notre jugement personnel, la plus sérieuse biographie
d’Anne-Marie, conforme en tout à l’histoire, selon la critique qui en a été
faite. L’auteur, le cardinal Salotti, rapporte largement cette prophétie
qu’évitaient de mentionner la plupart des biographes. S’arrêtant sur la
prédiction des carnages en masse, il annonce la conversion de peuples
entiers, le triomphe de l’Eglise. L’auteur ajoutait : " Si
on pense à la guerre mondiale qui s’est déchaînée en 1914, pour la première
fois, dans l’histoire, périrent simultanément, sur divers champs de bataille,
des millions et des millions d’hommes. Si on pense aux centaines de
milliers tués par trahison, dans la même période. Si on pense aux tueries
de la révolution bolchevique, en Russie, une révolution qui éclata sur les
ruines de la même guerre. Si on pense aux luttes intestines dont les haines
de partis se répandirent furieusement, souillant de sang les rues de la
ville. Si on pense aux milliers et milliers de victimes emportées par les
tremblements de terre de Sicile, de Calabre, de Marsica. Si on pense,
enfin, à cette peste qui intervint en 1919, à la fin de la guerre
cruelle ; dans l’espace de quelques mois, dans différentes parties du
monde, se produisit cette hécatombe épouvantable de millions et de millions
de morts, une contagion qui ne s’était jamais vue dans les siècles
passés. " Si on pense, ajoutons-nous, énumérant seulement
quelques autres fléaux de la terre qui suivirent l’année 1922, quand le
cardinal Salotti écrivit ces lignes, il songeait aux guerres d’Afrique, à
la guerre d’Espagne, au second conflit mondial, rendu plus apocalyptique
par les génocides hitlériens, par les exterminations atomiques de
Hieroshima et de Nagasaki, au calvaire de l’Europe de l’Est, à la
révolution de Chine, à la guerre de Corée, à la guerre de l’Indo-Chine, à
l’insurrection et à la répression de la Hongrie, au martyre de plusieurs
peuples coloniaux, à la grande famine qui continue de ravager l’Inde et
d’autres pays, aux massacres d’Algérie, jusqu’aux derniers tremblements de
terre. " Si on réfléchit, dis-je, à tout cet ensemble de morts,
par les guerres, les trahisons, les tremblements de terre, les contagions,
concluait le cardinal Charles Safotti, on a l’impression d’être en présence
de fléaux prédits par notre Bienheureuse ".
Personne ne nous en voudra d’ajouter d’autres faits,
d’autres événements, si on considère la grande espérance que tout le monde
met dans les conclusions du concile Vatican II, l’espérance qu’on met aussi
dans la perspective du retour à l’unité de l’église, un retour qui apparaît
lointain, qui n’est pas pour autant, une utopie.
Pour raconter toutes les prophéties faites et
réalisées par notre protagoniste, nous aurions besoin de beaucoup plus
d’espace que celui réservé à ce travail, à cette rapide narration. Elles
eurent, en effet, pour objets, de nombreuses personnes de haute autorité,
beaucoup de gens du peuple absolument inconnus.
Un jour de 1827, disons-nous dans le but de faire
ressortir certains épisodes, Mgr Louis Lambruschini, partant dans la
direction de Paris, comme nonce apostolique à la cour de France, fit
demander à Anne-Marie Taïgi de le recommander vivement à Dieu, dans sa
mission. Anne-Marie regarda dans son soleil céleste et lui fit
savoir : " que son voyage serait heureux, son séjour à
Paris, angoissant, qu’il vivrait un long et pénible martyre de
l’esprit ". Et peu de temps après, se succédèrent un tant soit
peu d’événements qui dominèrent dans la suite, durant la révolution
imprévue de juillet 1830, et le nonce dut revenir à Rome.
Un autre jour, Anne-Marie rencontra le cardinal
Mazzarini, sur la rue. Élevé depuis peu à la pourpre sacrée, il se rendait
à Saint-Pierre, dans toute la splendeur de sa dignité nouvelle.
" En ce jour, dans la pompe, murmura la voyante à celui qui était
à ses côtés, dans un mois, la tombe ". À la fin du mois, elle
assistait aux funérailles du cardinal.
Une autre fois, elle allait visiter une femme du
peuple, qui avait donné naissance à une jolie petite créature. Elle la
trouva très bien, mais appela toutefois, en aparté, quelques personnes
présentes, et leur dit : " Vite, faites-lui donner les
sacrements, la pauvre va mourir ! " Tous demeurèrent surpris
et incrédules. Mais comment ! Tout allait pour le mieux ; la mère
et l’enfant jouissaient d’une parfaite santé. Ils en parlèrent avec le
confesseur et ce dernier fit gorge chaude sur cette prophétie. Dans la
suite, " on ne sait jamais ", cette voyante les
devinera toutes. On finit par lui faire apporter les derniers sacrements.
Cela arriva juste à temps ; dès qu’elle les eut reçus, la jeune maman
expira.
Mais la vie d’Anne-Marie Taïgi fut une suite
d’épisodes semblables. Nous nous limiterons à rappeler une de ses dernières
prédictions ; elle fut d’un grand intérêt pour l’histoire. Elle en fit
mention, un jour, dans la maison, alors que le dialogue avait cessé. Elle
avait trait aux désordres qui commençaient à exploser, un peu partout, dans
les Etats romains. En cette occasion, Anne-Marie Taïgi fit remarquer que ce
qui est arrivé, n’était rien en comparaison avec ce qui allait arriver,
dans quelque temps. Elle ajouta que le successeur du pontife régnant,
Grégoire XVI, aurait un pontificat plus violent, au milieu de tourments
continuels. Elle ajouta, toutefois, que le futur pape vivrait plus
longtemps et qu’à la fin, il mourrait paisiblement, à Rome, dans son lit,
après un long pontificat.
Nous devons maintenant, nous rendre compte que, à
l’époque où Anne-Marie prononça ces paroles, Grégoire XVI occupait depuis
peu, le siège de Pierre. Quelques années plus tard, en 1837, Anne-Marie
Taïgi mourrait et Grégoire XVI continua à régner jusqu’en 1846. Pie IX
seul, serait appelé à lui succéder.
Tel que prédit par Anne-Marie longtemps auparavant, le
règne de Pie IX se terminera en 1878, après 31 ans, 7 mois, 23 jours
d’exercice de la papauté.
Anne sera, dans la suite, encore plus précise. Elle
indique, en une autre occasion, au chanoine Raymond Pigliacelli, que des
temps difficiles s’annoncent pour l’Eglise. A la question du prélat qui
porte sur l’identité du pape qui régnera en cette période de mésaventures,
Anne répond : " Le pontife qui régnera, en sera un qui n’est
même pas cardinal. De plus, il ne demeure pas à Rome ".
Elle confirma, quelque temps après, ses propos, à Mgr
IMatali, à qui elle avait indiqué la façon de faire face à la persécution
que subirait l’église de Rome, à l’intérieur de laquelle l’iniquité serait
triomphante. Dieu exigera un pontife saint, choisi selon son coeur, et à
qui il communiquerait des lumières tout à fait spéciales ; que
celui-ci serait élu d’une manière extraordinaire, qu’il serait assisté et
protégé par Dieu, d’une façon particulière, que son nom répandu dans tout
l’univers, serait applaudi par les peuples et craint par les rois. Le Turc
lui-même le vénérera, demandera à le féliciter. Il fera des réformes. Il
instruira le peuple, recevra des secours de toutes parts. Les impies seront
écrasés et humiliés, beaucoup d’hérétiques, sous son pontificat,
retourneront à l’unité de la Sainte église Catholique Romaine. Elle
souligna, de nouveau, à la fin, que le futur pape était dans le moment, un
simple prêtre et se trouvait dans un pays assez lointain.
C’est un fait, à l’époque où Anne-Marie annonçait à
l’avance, ces événements, Dom Giovanni Mastaï Ferretti, le futur Pie IX,
était au Chili, à titre d’auditeur du délégué pontifical, Mgr Giovanni
Muzzi.
Les prédictions devinrent, dans la suite, plus
circonstanciées. Elle déclara, conversant un jour avec le comte Broglio,
secrétaire de la Légation de la Sardaigne, que " le prochain
pontife effectuerait des réformes dans le but de se décharger de tant
d’affaires temporelles de l’état ; il appellerait au pouvoir des
séculiers qui rempliraient des charges pour que lui puisse s’occuper plus
longuement des affaires spirituelles de l’Église ". Elle fit
aussi savoir, par la suite, au cardinal Racanati, que le successeur de
Grégoire XVI ne devait pas se déconcerter, qu’il aurait confiance en Dieu
et recevrait assistance, qu’il serait aidé de l’extérieur, même en argent,
de ceux en qui il ne porte pas foi, confesse le cardinal, et qu’à la fin,
le pontife opérerait des miracles ".
Plusieurs années après, l’histoire devait, d’une
manière ponctuelle et avec exactitude, confirmer la prédiction d’Anne-Marie
Taïgi, sur la longueur exceptionnelle du pontificat de Pie IX, sur les
tourments qui devaient l’agiter. Il suffit de feuilleter certains textes de
l’histoire pour en trouver la documentation : rappelons l’assassinat
de Pellegrino Rossi, ministre de Pie IX, jusqu’à sa fuite à Gaète ;
les orgies sacrilèges des athées, les spoliations des églises et des
couvents ; les meurtres des prêtres et des religieux du Transtévère,
la lutte anticléricale conduite au parlement et sur la place, dans les
écoles et dans la presse, jusqu’au massacre d’une troupe de canailles qui
tentèrent de s’emparer de la dépouille mortelle du même Pontife, dans la nuit
du 12 au 13 juillet 1881, durant sa translation au Campo Verano.
Les réformes que fit Pie IX, par la suite, pour se
libérer des affaires temporelles consistaient en ceci : céder le
conseil municipal à la ville de Rome, le conseil des députés à l’Etat. La vénération
profonde que, d’un pôle du monde à l’autre, les peuples ont voulu
manifester, était de nature à consoler le pontife, à lui faire oublier les
nombreux outrages, les persécutions qui pleuvaient contre lui. Ils lui
signifiaient, en même temps, leur approbation. Les Turcs appuyaient aussi
son attitude ferme. Les rois de l’Europe firent preuve de respect mais
exprimèrent de la crainte, une crainte qu’ils ne réussissaient pas à
dissimuler ; ils dépouillèrent le pape de son pouvoir, l’église, de ses
biens.
L’aide matérielle qui lui parvint de toute part, quand
il fut réduit à la pauvreté, témoignait de l’affection qu’on avait pour
lui. La Belgique, à elle seule, lui fit parvenir un montant de 285,000
francs, en l’espace de deux ans. En 1877, lors de la célébration de son
jubilé d’or sacerdotal, lui parvinrent de partout des dons pour une valeur
de 10 millions de lires. Le denier de Saint-Pierre atteint, cette année-là,
un montant supérieur à 16 millions de francs. De la sainteté et des
miracles de Pie IX, il reste la documentation rigoureuse des procès
informatifs qui ont été confiés à la Sacrée Congrégation des Rites, pour la
promotion de sa cause de béatification. Après 1878, le pontife est entré
dans l’histoire pour de longues années et il demeure des traces de son
passage. Sa prédiction tout à fait à point, ne pouvait qu’être confirmée
par la suite. Une explication ne peut être profitable que si on s’y arrête,
que si on la fait sienne. Anne-Marie Taïgi, cette humble femme du peuple, a
donné la preuve que le don extraordinaire qu’elle possédait, correspondait
à de prodigieuses lumières divines, venues d’en haut.
Le fait, avant même d’être significatif, fut pour le
moins curieux. Dans l’intention de parler des rapports spirituels qui
intervinrent, durant une longue période, entre deux êtres exceptionnels qui
vécurent à Rome, à la même époque, totalement voués, bien que dans des
champs divers, à la gloire de Dieu, des rapports entre saint Vincent
Pallotti et Anne-Marie Taïgi.
Il faut poser, au préalable, que le saint fondateur
des Pallotins eut plus d’une fois recours aux conseils et à l’aide de la
protagoniste de notre histoire, la sachant généreusement dotée du ciel, de
dons très singuliers. En pratique, dans les moments difficiles de sa
splendide mission, chaque fois que le besoin d’une intervention de la
Providence divine s’imposait, devenait urgente, dom Vincenzo Pallotti qui
ne connaissait pas personnellement Anne-Marie Taïgi mais avait rencontré
une de ses amies et lui avait ouvert son âme. Il l’avait priée de raconter
ses peines à Anne-Marie et de la charger d’intercéder pour telle ou telle
grâce, en sa faveur, ou en faveur de son oeuvre.
Après chaque colloque, déclara par la suite Vincent
Pallotti, j’ai régulièrement et ponctuellement " vérifié les
effets salutaires " des prières de cette humble mère de famille.
Mais le fait curieux est celui-ci : Après la mort
d’Anne-Marie Taïgi, le saint prêtre se rendit compte du fait que, toutes
les fois qu’il s’est accordé une entrevue avec une amie d’Anne-Marie, il
avait, en réalité, rencontré Anne-Marie elle-même. " Par humilité
et vertu ", elle disait ne pas la connaître personnellement,
cachant son identité.
Dom Vincenzo Pallotti a cité cet épisode particulier,
pour mieux souligner la modestie de cette femme qui, parvenue à se trouver
au centre de la vénération de personnages de très haut rang, de personnages
de très grande popularité, cherchait, néanmoins, par tous les moyens, à
soustraire sa personne de la pression de l’admiration.
L’estime qui l’entourait pesait lourdement sur l’âme
d’Anne-Marie Taïgi, comme nous l’indiquent très bien les larmes qu’elle a
versées, dans les heures de tranquillité qu’elle s’assurait, en fuyant.
Elle se retirait dans sa chambrette, et là, à genoux, à travers les
sanglots, elle conversait avec son époux céleste, le blâmait presque,
confidentiellement, de ne pas lui vouloir plus de bien. S’il m’aimait de
fait, disait-elle, il m’aurait fait marcher dans les traces des infortunés,
dans la voie qu’a empruntée Jésus. Dans les moments où elle était encensée
par l’exaltation, elle comparait sa vie à celle du Sauveur cruellement
traîné dans l’abjection. Elle tremblait à la pensée que toutes ces louanges
n’étaient autres que l’oeuvre trompeuse du démon pour l’infatuer, la
séduire, la conduire à la pire des chutes. Ainsi, chaque fois qu’elle
sortait de sa chambrette, elle essuyait ses larmes et portait dans son
coeur le dessein le plus ardent, de s’éclipser du milieu des adulations, de
disparaître, de s’évanouir dans l’oubli.
Mais, comment faire ? Depuis des années,
désormais, sa maison était un véritable port de mer où arrivaient
continuellement, des reines et des princes, des cardinaux et des évêques,
des ambassadeurs, des généraux, des gens nobles, des gens du peuple. Tout
cela ne pouvait malheureusement être tenu secret, dans un voisinage aussi
bavard que médisant. Se bouchant les oreilles et se fermant les yeux, elle
ne pouvait connaître le nombre de ceux qui appréciaient ses vertus. Les
cardinaux Pedicini et Barberini, Cesari et Riganti, Fesch et Cristaldi, des
évêques, des prélats, tels Piervisari et Ercolani, Guerrieri et Basilici,
et bien d’autres, la disaient sainte, en toutes lettres, et ce, avec une
parfaite conviction. Plusieurs personnages de vie sans tache, ont été
proclamés bienheureux, vénérables, serviteurs de Dieu : Vincent
Strambi, Gaspard del Bufalo, Menocio, Bernard Clausi, frère Félix de Monte
Fiascona, frère Pétrone de Bologne, Elisabeth Canori-Mora, Vincent
Pallotti. Combien l’exaltèrent et la glorifièrent en toute occasion ?
Marie Louise de Bourbon et les dames de sa cour à Lucques, les nobles
Bandini et Gaétani, un groupe de prêtres, de religieux de tous Ordres.
Elle ne manquait jamais d’écrire à Turin, à la
comtesse Dandozeno, femme du gouverneur général de la Savoie, pour se
déclarer indigne, humble femme du peuple qu’elle était, d’accepter son
invitation à la cour, pour la conjurer de ne parler d’elle à personne, de
ne pas faire allusion, même vaguement, aux grâces obtenues du Seigneur, par
ses pauvres prières. Lorsqu’elle ne pouvait faire autrement, elle disait
que le Bon Dieu s’était servi de la " plus misérable
créature ", qu’elle ne voulait, d’aucune façon, être connue.
Jamais elle ne révélait le nom des personnages
illustres qui venaient la visiter ou qui l’appelaient pour des conseils.
" Si nous ne l’avions pas vue de nos yeux, dira sa fille Sophia,
ou si nous ne l’avions pas accompagnée dans plusieurs foyers, nous
n’aurions jamais rien su d’elle ".
Elle ne manquait pas de s’humilier en toute
circonstance, pour souligner qu’elle était, elle-même, comme toutes les
autres, une femme, et pas plus. Quand elle entendait parler de quelques
coquineries commises par quelqu’un, son opinion était invariablement que
" si le Seigneur ne nous protégeait pas, nous serions capables de
choses pires, encore ". Elle apportait tout de suite l’exemple de
Philippe Néri et répétait avec lui : " Seigneur, retiens-moi
fortement, sinon, je me ferai juif, aujourd’hui ". Et chaque instant
lui servait pour rappeler à tous que, " si nous tenons, c’est
grâce à Dieu, totalement ".
Chaque fois que quelqu’un la priait de le recommander
au Seigneur, elle lui répondait : " L’un pour l’autre ;
vous, faites-le pour moi, et moi, faiblement, je le ferai pour
vous ". Et si certains insistaient, disant qu’elle était la plus
écoutée du ciel, elle répondait : " Vous est-il déjà arrivé
de dire cette chose ? Et elle en était troublée. Je ne m’explique pas
le fait que le Seigneur me laisse sur terre, lorsque je songe à mes péchés.
Ne dites plus ces hérésies parce que Dieu seul est juste, Dieu seul est
saint ".
Puis, souvent, c’était quelqu’un que Sophia
rencontrait dans la rue et lui faisait cette remarque :
" Oh ! vous êtes une jeune fille tellement chanceuse, avec
une mère sainte comme la vôtre ". Et Sophia rapportait tout cela
à la maison. Anne-Marie lui répliquait : " Ma fille, n’y
prête pas attention parce que les saints ne sont pas de ce monde. Prions
Dieu pour qu’il permette que nous mourrions en saints ".
Et chaque fois que des personnalités de premier rang
de l’église lui manifestaient ouvertement la grande estime qu’elles lui
portaient, elle ne pouvait demeurer en paix, se répétait déconcertée !
" Je suis une pécheresse, une pauvre misérable, je ne sais pas
comment ceux-ci peuvent agir de la sorte, à mon égard ".
La renommée, les hommages, la célébrité, en somme,
l’ont suffoquée, inquiétée, pendant toute sa vie.
Il n’y a pas de doute que cela fut pour Anne-Marie la
croix la plus pénible parmi tant d’autres qui l’accablèrent ; l’unique
croix qu’elle ne réussit jamais à embrasser avec joie et amour, et dont
elle a tenté de se dégager, à maintes reprises.
Elle éprouvait une grande répugnance pour les
" hosanna " ; elle ne s’en trouvait pas digne.
Elle chercha de toutes manières, et en plus d’une occasion, à se soustraire
aux rencontres avec des admirateurs. Elle y parvint, quelquefois, avec Lord
Clifford, d’Angleterre, par exemple.
Mgr Raphaël Natali avait, un jour, révélé à ce grand
seigneur en visite, " certaines circonstances que lui confia
Anne-Marie Taïgi, circonstances, lui précisa-t-il, dont les diverses
épisodes ne pouvaient être connues que par des lumières venant de
Dieu ". Le lord était demeuré littéralement abasourdi de ces
révélations, et est devenu à ce point entiché à l’égard de l’humble
romaine, qu’il ne pouvait désirer autre chose que de la connaître
personnellement. Il ajouta que, s’il avait eu l’honneur de la rencontrer,
il lui aurait assigné ainsi qu’à toute sa famille, après sa mort, une
substantielle pension mensuelle, avec l’adjonction de quelque titre de
noblesse ".
" J’accomplis moi-même la mission, raconte
Mgr Natali, mais elle sourit et refuse toujours l’ostentation qui se
pavane ; elle préfère la vie cachée, dans le Seigneur ".
" Lord Clifford envoya chez moi, par la suite, une personne qui
désirait la rencontrer. Voyant la constance de son refus, elle ne la
dérangea pas ".
Lord Clifford ne fit pas seulement la lumière sur son
désintéressement total, pour ne pas dire son dédain, d’ailleurs avoué par
Anne-Marie elle-même, pour toute vie mondaine ; il confirma en
particulier et, une fois de plus, son détachement pour tout bien terrestre.
J’ai déjà signalé comment elle avait écarté
l’hospitalité offerte par l’ex-souveraine d’Etrurie qui voulait l’attirer,
l’avoir, la retenir près d’elle, avec son mari et ses enfants, à la cour de
Lucques. On sait aussi, comment elle refusa pareille invitation adressée
par l’entremise du cardinal Pedicini.
Des offrandes généreuses, elle en repoussa
plusieurs ; elle aurait pu accumuler beaucoup d’honneurs et d’argent
si, seulement, elle avait dit oui. Souvent, on voulait la
récompenser par des biens matériels, pour des avantages spirituels qu’on
avait reçus. Elle demeura, jusqu’au dernier jour, ferme dans le propos
explicite de préserver son honorable pauvreté de tout attentat relié à la
richesse. Elle maintint cette détermination, y fut fidèle, même dans les
années les plus sombres, quand sa pauvreté atteignait souvent le seuil de
l’affreuse misère.
On a cru qu’elle n’agissait ainsi que par pure
résignation. Certes, un autre motif s’ajoutait : un amour vrai, chaud,
passionné, pour " soeur pauvreté ", un amour basé sur
la confiance, une attitude d’abandon, entre les mains de Dieu.
Sa confiance en Dieu ne fut jamais trompée ; la
maison Taïgi ne fut jamais négligée par la Providence, pas même dans les
situations qui semblaient désespérées ; Anne-Marie l’avait
expérimenté. C’est tout dire.
Un jour, il ne restait pas même un petit morceau de
pain dans le garde-manger. Et je ne parle pas du fricot, pour restaurer le
mari et les enfants. Il ne se trouvait pas, non plus, dans toute la maison,
un petit objet qui put être échangé pour quelque chose à se mettre sous la
dent. Des sous, il était déjà étrange que quelqu’un, dans la famille, en
conservât le souvenir, depuis tant de temps qu’on n’en avait pas vus. Tous
semblaient consternés. Si l’ombre d’un trouble a envahi l’esprit
d’Anne-Marie, personne ne l’a su. En tout cas, elle ne le fit pas voir.
Elle s’enveloppa dans son seul manteau, salua ses
familiers, et, d’un pas régulier, se dirigea vers la basilique Saint-Paul.
Elle y entra, s’agenouilla au pied du crucifix, pria longuement, avec cette
ardeur qui la transformait ; elle pria jusqu’à ce qu’elle entendit une
voix, la voix bien connue de son époux céleste, qui lui dit :
" Retourne à la maison et tu trouveras la Providence ".
Obéissant alors, immédiatement, elle se releva et prit le chemin du retour.
Dans son coeur, régnait la tranquillité, certaine, que
cette fois encore, tout était résolu pour le mieux. À peine, avait-elle, en
effet, posé le pied sur le seuil de la porte, qu’elle se vit remettre, par
ses filles, une lettre du marquis Carlo Bandini. Cette lettre venait tout
juste d’arriver de Florence, lui dirent-elles. Avant de l’ouvrir,
Anne-Marie savait déjà, qu’avec le message, il y avait de l’argent en
quantité suffisante pour faire face à la crise.
Ces moments de crise devinrent encore plus fréquents
dans les derniers mois de la vie d’Anne-Marie. Quand les maladies se
succédaient, s’ajoutaient l’une à l’autre, les besoins se multipliaient.
Elle ne doutait alors pas même un instant de l’aide céleste. Et l’aide
céleste ne lui manqua jamais. En certaines circonstances dramatiques, elle
vit arriver à la maison les secours les plus inattendus, de la part de gens
éloignés qui ne l’avaient jamais connue, sinon par ouï-dire. Jusqu’à la
fin, cependant, prévalut la règle que, chaque fois que les offrandes
dépassaient les nécessités immédiates, elles se transformaient en dons
qu’elle distribuait à d’autres pauvres ou d’autres malades, également dans
le besoin.
J’ai démontré, rapidement, les multiples maladies qui
frappèrent notre protagoniste, peu de temps, avant sa mort. Si on devait
compléter, à la bonne franquette, un genre de fiche médicale, pour y
enregistrer tous les maux qui accompagnèrent l’entière période de ses
dernières années, du moment où elle se consacra au Seigneur, jusqu’au
dernier soupir, nous serions embarrassés. Non seulement parce qu’elle garda
ses souffrances secrètes, le plus possible, comme elle chercha toujours à
cacher ses vertus, à dissimuler les dons prodigieux qu’elle obtint du ciel,
mais surtout, parce que, comme l’écrivait le cardinal Carlo Salotti :
" Le caractère étrange des maladies sert à démontrer que, la
Bienheureuse ayant le désir de souffrir pour les âmes, d’être crucifiée
avec le Christ, fut exaucée dans son désir du martyre ".
Elle le fut de telle manière que " dans ses
états maladifs, il parut que tous ses membres portaient l’empreinte de la
Passion divine et qu’elle sembla percevoir dans ses sens, les effets ou
l’effet des douleurs du Calvaire ".
Entreprise ardue, dès lors, de tenter de définir la
nature exacte, les symptômes précis, l’intensité de ses souffrances, de
tant de maux. Si toutefois, je veux ici tenter de les énumérer, je
risquerais de les définir par une terminologie inexacte, dans l’intention
de les faire comprendre à tous ; il s’agirait d’un tableau
approximatif des incroyables douleurs que cette femme exceptionnelle
supporta, pendant tant d’années, avec une sérénité qui ne s’est jamais
démentie, puisqu’elle les avait demandées à son divin époux, pour payer,
elle, infime créature, les nombreux méfaits de son temps.
Douleurs très fortes aux oreilles, qui
s’accompagnèrent de souffrances lancinantes, genre de névralgie qui se
répandait dans toute la tête, la contraignant à garder toujours un bandage
autour de la tête.
Des yeux, un s’était fermé bientôt, dans l’obscurité
d’une cécité presque totale. L’autre était réduit à entrevoir à peine la
lumière du jour, alors que les rayons éblouissants du mystérieux soleil
céleste l’aveuglaient continuellement, la transperçaient si
douloureusement, qu’elle aurait pu pleurer sans trêve.
Une inflammation profonde et fétide de la muqueuse
nasale, en plus de lui boucher le nez, la tourmentait sans répit ; une
senteur repoussante et nauséabonde se logeait dans son odorat. Un asthme
perpétuel nuisait terriblement à sa respiration. Ses dents lui causaient un
martyre ininterrompu.
Aucune articulation aux membres supérieurs et aux
membres inférieurs, comme à la colonne vertébrale, devenue très
douloureuse, parce que atteinte d’arthrite. Le faisceau musculaire fut
également atteint ; les pieds et les mains, surtout la main droite,
" la main qui guérissait ", disaient les gens, étaient
envahis et déformés, par les noeuds de la goutte.
Une grosse hernie ombilicale s’était rapidement
ulcérée et jamais, remède ne put soulager cette plaie.
Tout son corps, en somme, comme le confirme le
cardinal Pedicini, fut constamment tourmenté par de violentes douleurs. Une
couronne d’épines acérées, la faisait particulièrement souffrir, surtout le
vendredi. Et, plus d’une fois, elle a dû prendre le lit.
Quand elle faisait des conquêtes d’âmes, et ces
conquêtes étaient fréquentes, elle se sentait attaquée par de fortes
maladies qui, selon l’opinion de plusieurs, auraient pu, chaque fois, la
conduire à la mort.
Tout son corps, affirme le cardinal Pedicini, était à
tel point crucifié dans chacune de ses parties, que même le médecin, qu’on
fit venir à maintes reprises, en était étonné. Comment, aux prises avec des
malaises si sérieux, pouvait-elle continuer à vivre ?
Cette existence fut, jusqu’au bout, ce qui semble
incroyable, très active. Elle était totalement engagée, le jour et une
grande partie de la nuit, dans la gouverne habile de sa maison, dans
l’éducation patiente des enfants, des brus et de ses petits enfants, dans
l’attention affectueuse à l’égard de son mari, dans les pratiques intenses
de piété, à travers les pénitences les plus sévères, dans les attitudes
charitables envers les pauvres, dans les pieuses veilles, au chevet des
malades, dans les colloques avec les puissants et les miséreux, sans que
jamais, elle fit ostentation de ses propres souffrances.
Dans ses colloques à la chaîne, elle se tenait grave
et digne avec les illustres personnages, plaisante et bienveillante avec
les femmes du peuple qui frappaient à sa porte, seules ou accompagnées,
pour lui soumettre leurs petits problèmes quotidiens ou des problèmes
intimes. Elle ne s’inquiétait pas pour autant ; elle leur prodiguait
sa patience la plus évangélique, ses sollicitudes les plus affectueuses,
même si elle savait, par une longue expérience, qu’une fois sorties de là,
ces femmelettes l’appelleraient de nouveau, " sorcière "
ou " bigote ".
Mais le calvaire d’Anne-Marie devait connaître la
souffrance la plus aiguë dans les derniers moments de son existence. Elle
le savait, depuis quelque temps, depuis un an plus précisément ;
l’époux l’avait avertie du moment précis, des circonstances exactes de sa
mort.
Le jour où avait eu lieu cette dramatique révélation,
on l’avait vue plus joyeuse que de coutume ; elle souriait, heureuse,
comme une jeune fille qui se prépare à se rendre aux noces. L’Époux céleste
avait cependant joint à cette annonce, qu’elle, servante humble et fidèle,
vivrait, comme il les a vécues, lui-même, les trois heures d’abandon, sur
la croix. Il permettrait, qu’en ces moments extrêmes de l’agonie, elle fut
abandonnée de tous. Et il en advint ainsi ; nous le verrons bien.
Puisque j’ai parlé par incise, de " la main
qui guérissait ", je dois poser, au préalable, qu’à Anne-Marie,
furent attribués plusieurs miracles.
Lorsque se répandit la nouvelle d’une guérison
prodigieuse opérée par Anne-Marie, par le simple toucher de sa main,
l’invocation de la Très Sainte Trinité, des vagues de commotions, jointes,
par malheur, à une certaine exaltation à caractère fanatique, se
diffusèrent en plusieurs occasions, dans toute la ville de Rome et même au
delà. Il y eut des périodes où la Taïgi ne trouva pas un instant de paix.
Elle était sans trêve recherchée par des foules avides de miracles faciles,
traquée par des curieux plus ou moins aimables, traînée continuellement,
ici et là, au chevet des malades plus ou moins en danger, pendant que
l’annonce de nouvelles guérisons, vraies ou inventées, contribuèrent à
surexciter de plus en plus les gens.
Dans les situations comme celles-ci, il est
extrêmement difficile de distinguer la réalité de la fantaisie, la vérité
des inventions, la bonne de la mauvaise foi. Il n’appartient pas au
chroniqueur de démêler le tout, de censurer dans un sens comme dans
l’autre. Bien sûr, le fait demeure, d’après les témoignages les plus dignes
de foi, les documentations les plus sérieuses. Une autre preuve
indiscutable du surnaturel qui s’affirma chez Anne-Marie Taïgi :
l’opinion autorisée du cardinal Carlo Saletti, au sujet d’une série de
guérisons merveilleuses opérées par elle.
Je n’en rappellerai qu’une seule : Anne-Marie,
accompagnée d’une autre personne, faisait la visite des sept églises. Elle
fut surprise par un violent orage, une de ces averses imprévisibles et
soudaines, qui s’abattent sans merci sur Rome, au moment où on s’y attend
le moins. Elle s’arrêta à la première porte et frappa. On la fit entrer et
elle se trouva dans une salle où plusieurs personnes, en larmes,
entouraient un lit sur lequel gisait râlant, une pauvre moribonde.
Désormais, lui dit quelqu’un, il n’y a plus rien à
faire. Le médecin a quitté ; sa présence était devenue, à ce point,
inutile. On lui administrera les derniers sacrements.
Anne-Marie s’approcha alors du grabat et plaça sa
main, sur le front diaphane de la mourante, le signa au nom de la Trinité.
Puis, elle se retourna et dit de sa voix douce et coutumière :
" Ne craignez rien ; la grâce est déjà obtenue ".
Au dehors, la pluie s’était apaisée et elle poursuivit son pèlerinage de
pénitence.
À peine fut-elle sortie que la malade cessa ses
râlements de l’agonie et commença à parler. Elle demanda de la nourriture
et, face à la stupeur des personnes présentes, elle se souleva de façon à
s’asseoir. Elle était parfaitement guérie.
Elle mourut à l’aube du 9 juin 1837, au numéro 7 de la
rue " Santi Apostoli ", dans le palais Righetti, après trois
heures d’agonie, dans un total abandon. C’était vendredi. Elle avait 68 ans
et 20 jours.
Les maladies, les tribulations et les pénitences
avaient fini par réduire Anne-Marie à un tel état de prostration que, déjà,
en octobre de l’année précédente, ne pouvant plus se sentir, elle fut
forcée de prendre le lit. Elle ne put jamais, dés lors se relever.
Clouée à cette paillasse : des accès d’asthme, à
répétition, des douleurs arthritiques et névritiques, parfois très
intenses, des convulsions violentes, une perpétuelle effusion de sueurs.
Elle supporta ces souffrances avec beaucoup de résignation, dans le
silence, huit mois durant. Elle fit preuve d’une patience à toute
épreuve ; son calme était des plus paisibles. Maman exemplaire, elle
gardait, malgré tout, le gouvernail de la maison, continuait d’accueillir
les gens puissants et déshérités qui persistaient à recourir à elle, pour
une aide ou un conseil.
Sachant que tout était inutile pour le soulagement de
ses souffrances, elle se prêtait avec docilité et bienveillance aux soins
que lui procuraient ceux qui l’entouraient. Elle continuait de recevoir
chaque jour la sainte communion, durant la messe célébrée dans la chapelle
qu’elle avait obtenu d’aménager dans son appartement. C’était pour elle
l’unique source de paix intérieure, l’unique source de consolation pour son
âme.
Le 2 juin 1837, c’était encore un vendredi, une fièvre
soudaine annonçait sa fin prochaine. Le docteur Paglioli se souvenait de
bien d’autres fièvres qui avaient assailli sa déconcertante patiente ;
il n’y attacha pas d’importance excessive : " chose
insignifiante, avait-il dit, une légère fièvre passagère ".
Anne-Marie lui avait souri doucement, comme pour le rassurer de son
pronostic, elle laissa croire qu’elle serait apaisée. Elle était prête pour
le grand voyage.
Elle s’y prépara, en arrangeant aussitôt, pour le
mieux, les affaires de famille, pour se consacrer ensuite, aux choses d’en
haut.
Le soir du dimanche 4 juin, la fièvre reprit et cette
fois-ci, eIle était maligne. Après une nuit affreuse, le matin du 5, à peine
Anne-Marie avait-elle reçu la communion, qu’elle commença à entrer dans le
coma de l’agonie. Elle était, en réalité, entrée dans le mystère d’une
ineffable apparition céleste, quand à l’improviste, son mari et ses enfants
inquiets, autour de on lit, craignaient de recueillir d’un moment à
l’autre, l’instant fatal du dernier soupir. Elle se ranima, une lumière
d’incroyable béatitude dans ses pauvres yeux, demi-éteints.
" Appelez-moi immédiatement Mgr Natali ",
demande-t-elle.
Le bon prêtre accourut aussitôt et les personnes
entourant le lit durent se retirer. Anne-Marie lui confia le poids du
dernier secret que, depuis lors, elle gardait pour elle seule, dans le
silence de son coeur : le secret de la date de sa mort, elle le lui
confia comme elle lui avait confié tous les autres secrets du ciel, avec un
sourire radieux.
Le jour suivant, mardi le 6 juin, la fièvre grimpa
au-delà de toute mesure, et la souffrance d’Anne-Marie atteignit des degrés
élevés dans l’échelle de la douleur physique. Face à cette situation qui
menaçait d’empirer d’un moment à l’autre, le médecin voulut tenter ce qui
était encore possible, la prescription de médicaments plus violents, plus
pénibles à supporter ; la malade savait très bien que ces moyens
drastiques, comme tous les autres qui avaient été employés, s’avéraient
inutiles, parce que son état était déjà fixé dans le grand livre de Dieu.
Toutefois, pour ne pas entrer en contradiction avec le bon docteur, pour ne
pas laisser chez ses fils et ses filles, son mari, le regret de ne pas lui
avoir assuré tous les soins possibles, elle abandonna totalement son pauvre
corps crucifié par la souffrance, à la dernière torture de la science.
Le lendemain, mercredi le 7 juin, il apparut très
évident à tous qu’il valait mieux lui épargner ce martyre. Le mal, en
effet, plutôt que de s’apaiser, s’aggravait inexorablement, d’heure en
heure.
La maison Taïgi tint donc conseil et décida qu’il
était opportun, ce matin-là, de lui faire apporter le Viatique de l’église
Sainte-Marie " in-via-Lata ", plutôt que de la faire
communier privément, comme d’habitude. Il en fut ainsi.
Elle passa une autre journée et, l’après-midi du 8
juin, quelqu’un frappa à la porte avec discrétion. Sophie alla ouvrir et
elle se trouva face à face avec le cardinal Pedicini.
Que voulait Son éminence, de la pauvre
moribonde ? Lui parler encore, si c’était possible. Anne-Marie fit
avancer une chaise, la plus belle de la maison, tout prés de son lit. Le
colloque qui suivit, dura plus d’une heure. Ce fut la dernière conversation
de cette humble femme du peuple avec un prince de l’Église.
Le soir, les souffrances physiques s’accrurent encore,
de façon indicible ; l’angoisse de la fin atteignit le fond du calice
amer. Elle se tut jusqu’à ce que lui revienne la force d’esquisser un sourire
sur son visage. De crainte que cette force s’évanouisse, plus occupée des
autres que d’elle-même, elle voulut que les siens s’éloignent de sa chambre
afin que son état ne les afflige pas.
Monseigneur Natali s’entretint seul à seule avec elle,
pour un peu de temps. " Comment êtes-vous ? " lui
demanda-t-il. " Ce sont des peines de mort ", lui
répondit-elle, à demi-voix.
" Que ta volonté soit faite ", lui
chuchota le bon prêtre. " Sur la terre comme au ciel ",
ajouta-t-elle. Et ce fut sa dernière réponse.
Monseigneur Raphaël Natali rejoignit les autres dans
la cuisine, et, ensemble, ils prirent les dispositions nécessaires pour
qu’Anne-Marie fut assistée, réconfortée par beaucoup d’amour, beaucoup
d’attention, jusqu’à son dernier soupir. Des charges furent attribuées à
chacun, à chacune. L’un alla à la maison voisine de la
" Madelena ", chez les fils de saint Camille de Lellis,
des prêtres voués au service des malades. Un autre se rendit au couvent des
Carmes, pour appeler le Père Filippi uigi, dernier confesseur d’Anne-Marie.
Un troisième, par la rue " del Corso " entra à
" Santa-Maria-in-Via-Lata ", pour demander le vicaire
dom Luigi Antonini.
Mais l’homme propose et Dieu dispose. Ce dernier en
avait décidé autrement. On sait qu’il voulait que cette humble femme déjà
souffrante, franchisse les étapes de la passion de Jésus, de Gethsémani au
Calvaire, l’imite aussi dans les trois dernières heures d’abandon sur la
Croix.
Les Camilliens vinrent, de fait ; mais leurs
experts jugèrent qu’elle pourrait vivre encore quelque temps et s’en
retournèrent à leur couvent, convaincus que leur présence n’était pas
indispensable pour le moment. Son confesseur ne vint pas parce que, dit-on,
les règles carmélitaines ne permettaient pas d’aller hors du couvent,
durant la nuit.
Le vicaire de Sainte-Marie-in-Via-Lata vint, au
contraire, mais croyant qu’il valait mieux laisser la patiente tranquille,
il se retira dans une autre salle pour lire son bréviaire.
Le vieux Monseigneur Natali qui avait veillé sans
cesse, jour et nuit, les derniers temps, au chevet de la malade, et avait
dû pourvoir personnellement à tous les besoins de la maison au moment où
personne n’y pensait, parce qu’on était aux prises avec l’angoisse, fut
invité par les Taïgi à s’allonger quelque peu sur un lit, pour s’accorder
un moment de sommeil, s’il voulait pouvoir être sur pied, le lendemain.
Les Taïgi, de leur part, fils et filles, neveux et
nièces, adoptèrent des attitudes différentes : les uns décidèrent
d’aller se reposer, les autres de veiller dans la cuisine, obéissant à la
maman qui les avait éloignés de sa chambre.
Ainsi, deux femmes seulement demeurèrent en service,
dans la chambre d’Anne-Marie. Mais les deux femmes avaient accepté
l’opinion des Pères Camilliens qui prétendaient que cette pauvrette ne mourrait
pas à l’instant ; elles la voyaient calme et tranquille ; elles
se placèrent dans un coin et se mirent à converser à voix basse, de leurs
faits et gestes, sans trop se préoccuper de la malade.
Mais voici que, " vers les quatre heures de
la nuit, racontera Monseigneur Natali, je me suis senti fortement poussé à
me lever en toute hâte, comme je le fis. Je courus à la chambre de la
malade qui était alors à l’extrémité. J’en avertis immédiatement le vicaire
et on commença aussitôt les prières de la recommandation de l’âme. Les
prières étaient à peine terminées, qu’au milieu d’une invocation au Sang
très précieux de Jésus, à l’égard duquel la moribonde avait toujours eu une
dévotion particulière, elle rendit son âme bienheureuse à Dieu ; il
était quatre heures et demie du matin, un vendredi, comme elle l’avait
prédit ".
" Ainsi, conclura l’excellent prêtre,
confident fidèle et discret d’Anne-Marie Taïgi, se vérifiera tout ce que la
servante de Dieu avait annoncé d’elle-même, plusieurs années auparavant, relativement
à sa mort. Elle me dit, en effet, les premières années au cours desquelles
j’ai pu faire sa connaissance, qu’à sa mort, elle serait abandonnée de
tous, comme le Seigneur le lui avait laissé entendre, plus d’une fois. En
d’autres occasions, elle m’assurait que je serais là, présent. Je ne pus
alors mettre en harmonie ces deux assertions contradictoires. Les
événements ayant eu lieu, j’en saisis très bien l’explication.
On dirait une règle, à lire l’histoire des saints,
celle de ceux qui suscitèrent à leur mort un mouvement impétueux de
commotion pour rassembler des foules imposantes de citadins venant de
partout, que souvent leurs funérailles se transformaient en de réels
triomphes, en apothéose irrésistible, comme si les villes où ils vécurent et
les terres qui les connurent, désiraient participer, elles aussi, ici-bas,
à l’allégresse céleste.
Anne-Marie échappa à cette règle ; il fut écrit
qu’elle devait roter son époux céleste jusque dans l’humilité de la
sépulture ; la nouvelle de sa mort traversa, en effet, le petit
portail du numéro 7 de la " via Santi Apostoli " pour
atteindre deux ou trois de ses nombreux admirateurs, un bon nombre de ses
favorisés.
Les vendredi et samedi, alors que la dépouille
mortelle, revêtue des habits mi-mondains, mi-religieux, un petit crucifix
de cuivre dans ses mains croisées sur la poitrine, demeura exposée dans la
chambrette où elle expira. Peu de gens apparurent à la porte de la maison
Taïgi, pour réciter un " requiem " ou pour donner, ne
fut-ce que de façon furtive, une parole de consolation, aux familiers
éprouvés par une telle perte.
Il faut savoir, pour se rendre compte du fait, que les
autorités de Rome et des environs, les gouvernants, avaient été amenés, en
raison de la crainte, de la peur, qui se répandaient dans la population, à
prendre des mesures très sévères contre toute menace de contagion, à
suggérer à la population d’agir avec beaucoup de précaution. On suggérait
de ne pas mettre les pieds dans une maison où quelqu’un était mort, sans
qu’elle ait d’abord été désinfectée. Cela, non seulement pour éviter toute
contagion, mais aussi pour échapper à la tristesse.
Il est indispensable, pensaient les médecins,
" de se distraire avec des idées plaisantes et
indifférentes ". Ce qui importait le plus, pour fuir l’épidémie,
c’était de lui opposer la barrière d’un moral très élevé.
Si c’étaient les dispositions du gouvernement et les
suggestions de la science de l’époque, les gens, de leur part, poussèrent
la prudence jusqu’à éviter, à fuir comme pestiférés tous ceux qui, en ces
jours, vivaient quelques décès au sein même de leur famille, quelle qu’en
ait été la cause.
Cette situation explique de façon très compréhensible
la raison pour laquelle la familleTaïgi s’appliqua à tenir cachée la mort
d’Anne-Marie ; " abandonnée par ses amis, terrée dans la
misère, raconte le cardinal Pedicini, elle préférait passer quelques jours
enfermée à l’intérieur de sa modeste demeure ".
Monseigneur Natali profita de ces deux jours pour
faire prendre, dans la cire, le masque, le haut du buste de la défunte. Le
soir du samedi 10 juin, la dépouille mortelle fut déposée dans un cercueil
de bois et une fausse tombe de fer blanc, contenant un court mémoire rédigé
par le prêtre ami lui-même. À la nuit tombante, elle fut transférée dans l’église
voisine de Santa-Maria-in-Via-Lata où elle demeura toute la journée du
dimanche, gardée en cachette par quelques parents, ignorée de plusieurs,
inconnue de presque tous.
Les dispositions des autorités exigeaient, de fait,
qu’aucun cadavre ne quitte la maison avant d’être enfermé dans une caisse
et ne doive pas être exposé. " Pour cette raison, raconte le
cardinal Pedicini, non seulement on ne pouvait pas voir la dépouille
mortelle, mais le peuple ne pouvait même pas savoir qui ce fut. On ne
devait risquer aucune curiosité, ni rechercher quoi que ce soit, par
crainte de la colère, de l’épouvante, qui étaient tellement grandes,
lorsqu’on rencontrait sur son chemin, un cadavre porté à l’église. Non
seulement, on ne cherchait pas à savoir qui il était, comme la chose est
arrivée, mais on cherchait tout de suite à quitter la rue, par crainte de
contacter le miasme, de quelque nature qu’il fut, de donner la moindre
prise à la peste tellement redoutée ".
Le soir de ce même dimanche 11 juin, les premières
ombres étant déjà répandues sur la ville, le cercueil de bois, fut
introduit dans un cercueil de plomb qu’un magistrat scella soigneusement.
Puis, un petit groupe de personnes, en ordre disparate, afin de n’être pas
remarquées, l’accompagna jusqu’au cimetière du Verano où par la volonté du
pontife Grégoire VI lui-même, un lieu de choix l’attendait.
En effet, la nouvelle de la mort d’Anne-Marie Taïgi à
peine connue, le cardinal Pedicini s’était empressé d’écrire au vicaire de
Sa Sainteté, le cardinal Odescalchi, une longue lettre dans laquelle il
disait, entre autres choses : " Ayant plu à Dieu de rappeler
à l’éternel repos l’âme d’Anne-Marie Taïgi, domiciliée au numéro 7 de la
" via Santi Apostoli " que le soussigné Cardinal, vice-chancelier,
a eu la chance de fréquenter et de connaître, d’admirer ses vertus autant
que ses dons extraordinaires de lumières singulières, qui lui sont venus de
la part de Dieu ; des dons qui l’ont abondamment enrichie, si on la
compare à d’autres grands saints. Des centaines de preuves existent, au
sujet de l’authenticité de ces dons qu’elle mettait au service des affaires
publiques de l’Église et du monde. Tout était indiqué avec une grande
précision, bien avant que se produisent les événements qui se réalisaient
conformément à ses prédictions, aux détails qui les accompagnaient. On ne
peut attribuer qu’à Dieu les dons extraordinaires qu’elle possédait. Le
cardinal qui vous écrit, croit qu’il est de son devoir de porter le fait à
la connaissance et à la piété religieuse de votre Eminence, pour que la
dépouille de cette âme remarquable qui fut sa compagne dans l’exercice de
tant de vertus, ait des égards particuliers qui se sont pratiqués dans des
cas semblables, des cas qui, de fait, ne sont pas fréquents ".
Le cardinal Odescalchi référa immédiatement, la chose
au pape qui donna, sans tarder, l’instruction que la dépouille d’Anne-Marie
serait placée le plus prés possible de la chapelle du cimetière, du côté de
l’Évangile, près de la marche de la porte.
Dans les jours qui suivirent, pendant que les fils
faisaient installer une plaque de marbre blanc, sur la tombe, une plaque
sur laquelle, sous la croix rouge et bleue des trinitaires, on avait
inscrit : " Anne-Marie Antonia Gésualda Taïgi, née
Giannetti, à Sienne, le 20 mai 1769, décédée à Rome, le 9 juin 1837,
tertiaire déchaussée de l’Ordre de la Sainte-Trinité ". Le
cardinal Pedicini apprit que les conditions financières de la famille Taïgi
étaient précaires. Toute la maisonnée devait survivre avec quatre écus, le
reste du mois, pendant que les dettes atteignaient 200 écus : pour le
médecin, les funérailles, le masque et le buste de cire, les deux
cercueils, l’acte notarié, la pierre tombale.
Le cardinal se faisait pourvoyeur ; il envoya sur
la " via Santi Apostoli ", son maître de chambre, avec
cinquante écus, " en mémoire de la disparue ". Il
envoya aussi, certaines personnes de Milan et de Turin, demeurées tout à
fait inconnues. Ces personnes faisaient parvenir des offrandes généreuses,
des offrandes qui permirent de solder les dettes.
La Providence ne manqua jamais de veiller sur la
pauvreté de la maison Taïgi. Elle veilla de façon particulière sur Sophie
qui se préoccupait, avant la mort de sa mère, de l’avenir de ses enfants.
Anne-Marie l’avait rassurée.
Dix-neuf ans après, le 31 mars 1856, le procès
informatif sur la renommée des vertus et la sainteté d’Anne-Marie eut lieu.
On procéda à l’exhumation de sa dépouille pour l’identification et la
translation, à l’intérieur des murs de la cité.
" La planche qui fermait le cercueil de bois
fut enlevée et, comme il est écrit dans l’acte légal de reconnaissance, le
cadavre tout entier, recouvert de ses vêtements, se montra à
tous ".
Puisque en ce temps, le corps d’Anne-Marie Taïgi,
tertiaire déchaussée de l’Ordre des trinitaires, était réclamé soit par les
trinitaires espagnols de Saint-Charles-aux-Quatre-Fontaines, soit par les
trinitaires italiens de la basilique Saint-Chrysogone au Transtévère, pour
ne pas léser les uns et les autres, la nuit du 11 juin 1856, elle fut
ensevelie dans l’église de Santa Maria della Pace ", dans un
sépulcre fermé par un marbre, portant l’inscription : " Ici
repose la servante de Dieu, Anne-Marie Taïgi ".
Huit ans après, le pape Pie IX l’honora du titre de
vénérable. C’était, selon la règle du temps, le premier pas sur la voie de
la glorification.
Entre-temps, l’autorité ecclésiastique reconnaissait
le droit incontestable des trinitaires italiens, parce qu’il revenait aux
Italiens de conserver la dépouille mortelle de l’Italienne Anne-Marie
Taïgi. Ainsi, au cours de la nuit du 10 juillet 1865, le corps était
définitivement transférée au delà du Transtévère, dans l’antique basilique
de Saint-Chrysogone.
Finalement, le 30 mai 1920, le jour même où l’église
célébrait la fête de la Sainte Trinité, l’humble femme du peuple, femme de
maison, mère de famille et tertiaire déchaussée, eut une grandiose
apothéose ; elle connut, dans sa ville d’adoption, le triomphe des
saints. Tout Rome qui, depuis quelque temps, parlait de ses miracles, parut
vouloir converger vers Saint-Pierre, pour assister à l’acte de sa
béatification.
" C’est une mère de famille, avait déjà dit
d’elle le pape Benoît XV, qui se présente, après avoir été l’ange
consolateur de ses parents, après avoir édifié ses compagnes d’études,
après avoir dépensé utilement ses années d’adolescence, en travaux et en
services propres à son état et à sa condition. Elle peut servir de modèle à
ceux qui n’ont pas encore quitté le foyer domestique. C’est une mère de
famille à qui n’a jamais souri une grande aisance ; sa jovialité calme
et paisible rendait alors inexcusables toutes ces mères qui disaient ne
pouvoir atteindre la piété, ne pouvoir s’abstenir de continuelles
lamentations, à cause de leur pauvreté et de leurs misères. Elle est une
mère de famille sur qui pesait lourdement l’assistance de ses vieux
parents, le soin d’un mari pas toujours aimable, l’éducation d’une
nombreuse progéniture. Oh ! Comme elle fut admirable, l’affabilité
avec laquelle Anne-Marie répondait aux exigences des vieux parents ;
elle vainc le mal par le bien, et gagne le coeur de son mari. Elle éduque
ses enfants en leur prodiguant beaucoup d’affection, évitant de leur
infliger des sentiments de peur ou de crainte. Elle est une mère de famille
qui ordonne bien sa maison, n’abandonne pas ses devoirs envers chacun,
trouve le temps et le moyen de visiter les pauvres, les malades, de se
faire toute à tous ".
C’est la page indubitablement la plus maigre de
l’allocution de Benoît XV, parmi les nombreuses que j’ai eu le loisir de
lire, à l’exaltation d’Anne-Marie Taïgi. C’est en même temps la page la
plus efficace qu’on peut écrire pour présenter notre protagoniste dans ses
traits les plus purs, dans son aspect le plus humain, dans sa valeur la
plus authentique, dans son essence la plus vraie : femme du peuple, épouse
et mère comme le sont des millions d’autres épouses et d’autres mères, et
toutefois lumineuse, d’une lumière du paradis, non pas tant par les dons
surnaturels par lesquels le ciel a voulu la récompenser abondamment, que
par cette sainteté acquise instant par instant, avec les minimes actions
journalières, imprégnées de respect affectueux envers les parents, d’amour
compréhensif à l’égard du compagnon de sa vie, de patience dans l’éducation
des fils et des filles, des petits-enfants, de modestie dans les
occupations domestiques avec le balai et au milieu des casseroles, de
charité sans bornes pour le prochain. Oui, la sainteté, en somme, à la
portée de toutes les mères de famille. Que toutes sachent, comme
Anne-Marie, se faire toutes à tous.
Accrochons-nous à cette essentielle présentation faite
par un pape, à la chrétienté entière, et nous goûterons les pages de Louis
Veuillot, brillant écrivain français qui, exilé de France, respira à Rome
les parfums enivrants d’Anne-Marie Taïgi.
JE VEUX MAINTENANT M’ÉLOIGNER DE QUELQUES PAS, PRENDRE
CONGÉ DE LA FAÇON LA PLUS DIGNE DE CEUX QUI AURONT CONDESCENDU À LIRE CETTE
COURTE ET MODESTE BIOGRAPHIE, EN AJOUTANT QUELQUES PAGES, QUELQUES
RÉFLEXIONS QUI ME SONT PLUS PERSONNELLES.
" Elle était une Thérèse, une contemplative,
une vraie amante. Rien de tellement plaisant, cependant, dans sa vie :
un mari à servir, un homme grossier bien qu’honnête, plusieurs enfants,
mille difficultés, des maladies fréquentes, des ennemis, des calomniateurs.
Elle avait beaucoup à faire, dans la gouverne de sa maison ; elle y
faisait non seulement régner l’ordre, mais la joie sainte. La pauvreté y
habitait à demeure, mais jamais la misère n’y pénétra. Elle convertissait
ses ennemis, pardonnait à ses détracteurs. Elle savait être toute, et toujours,
à Dieu ".
" Elle avait été belle et gracieuse. Elle
n’attendit pas que cette fleur se fanât ; dés qu’elle fut appelée,
elle se rendit. Dieu l’enveloppa promptement dans l’amour, la lumière, le
désir du sacrifice, la connaissance de la douleur, la contemplation de la
vérité. Il donnera satisfaction à sa charité, quand elle lui demandera de
guérir les malades. Il y joignait la science de la religion, à la
connaissance du passé, du présent et du futur, nourrissait cette charité
qu’elle ne cessait de lui demander, dans le souci qu’elle avait de la
conversion des pécheurs ".
" Les dons intellectuels lui furent
distribués comme par un miracle sans pareil. Peu de temps, avant qu’elle
fut entrée dans la vie de perfection, elle vit apparaître un globe d’or,
terne, qui devint un soleil incomparablement resplendissant, dans lequel
elle voyait toutes choses. Elle connaissait avec certitude le sort des
défunts. Son regard allait jusqu’aux extrémités du monde ; elle
reconnaissait des personnes qu’elle n’avait jamais vues, pénétrait l’âme
jusqu’au tréfond. Les choses accomplies, comme les choses futures, se
révélaient à sa vie, dans les circonstances les plus détaillées. Un simple
coup d’oeil lui suffisait. L’objet réclamé par sa pensée, se montrait et
elle le reconnaissait. Elle voyait le monde entier, comme nous apercevons
la façade d’un édifice. Les individus comme les nations, lui étaient
présents. Elle discernait les causes du mal, les remèdes qui pouvaient le
guérir. "
" Par ce miracle permanent et sans limites,
la pauvre compagne de Dominique Taïgi, devenait un théologien, un docteur,
un prophète. Jusqu’à sa mort, l’humble femme put lire dans le soleil
mystérieux. "
" Les pauvres, les grands du monde, les
princes de l’église venaient lui demander conseil et secours, la
surprenaient au milieu des humbles services de sa maison, alors que,
souvent, elle était malade. Elle ne refusait jamais son dernier morceau de
pain, ni l’or plus précieux encore, de son temps. Elle n’acceptait jamais
de dons, et à plus forte raison, des louanges. Les plus puissants
protecteurs ne purent jamais la décider à faire sortir les siens de la
condition dans laquelle ils étaient nés. Une reine, réfugiée à Rome,
l’invita à accepter de l’or. Madame, lui répondit-elle, comme vous êtes
naïve, je sers un Dieu qui est plus riche que vous ".
Elle touchait les malades et ceux-ci guérissaient par
la puissance qui lui venait de la prière. D’autres, avertis de leur mort
prochaine, mouraient saintement. Elle pratiquait de grandes austérités pour
les âmes du purgatoire, et ces mêmes âmes venaient la
remercier ".
" Elle souffrait dans son corps et dans son
âme ; attirée instamment vers le ciel, par la véhémence du désir. Elle
était ramenée et clouée sur la terre par les nombreux poids de la vie.
C’était un perpétuel martyre. Mais elle savait que Dieu le voulait ainsi.
Elle savait aussi, qu’elle expiait pour les autres, que Jésus l’associait à
son sacrifice, qu’elle était victime avec lui. Les douleurs d’amour sont
d’ineffables ivresses ".
" Pie VI mourait à Valence, Pie VII était
prisonnier à Fontainebleau ; sous Grégoire XVI, réapparaissait la
révolution. On disait que le règne des papes était terminé, que la loi du
Christ et le Christ lui-même se mouraient, que la science aurait vite
relégué parmi les chimères ce prétendu Fils de Dieu, déchiré ses maximes,
injurieuses à la raison humaine ".
" Durant ce temps, Dieu suscitait cette
femme qui guérissait les malades par le seul attouchement de sa main, les
sortait de leur lit par la seule force de la prière. Dieu lui donnait la
connaissance du passé, du présent et de l’avenir. Elle affirmait le retour
de Pie VII, annonçait l’élévation de Grégoire XVI, voyait déjà Pie IX lui
succéder ".
" Elle était la réponse de Dieu aux forts
vainqueurs de la politique, des champs de bataille, des
académies ".
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