Oui, je suis Bartimée : aveugle. Cause
aussi : tous ces « pépins » d’informatique (les messages entrant
qui ne s’ouvrent plus après quelques jours…) , ces retards dans les corrections
de copie, dans les rangements, la honte de nos aîtres et lieux que nous avons
laissé dériver vers ce qu’ils sont. N’avoir pas retrouvé Fabrice hier en
fin d’après-midi.
Et comment tient-il ? nous ne savons ce qu’il vit ni comment, mais il y a
ses chiennes et il y a Arsène, la petite rate mûtilée, aimante, sauvée regrimpant vers le col de chemise et son gîte : sa maison, c'est moi... Et ce que je ne dois plus être : le désespoir de ma chère
femme, tel que je suis, gaspillé et gaspillant selon toutes apparences
et en vérité aussi.
Prier … descendu pour
du lait… Marguerite, depuis des mois ou années, je sais que je ne dois pas
défaillir ni mourir ni me tuer, ni la tuer. Il faut qu’elle vive et il faut que
la lumière et la vie dont elle est tellement dotée, soient aussi la suite et
toute la texture, la teneur, le mouvement de sa vie propre. Et dans cette
cuisine, qu’elle a tant habitée, ma belle-mère me donne la recette : aimer
et se donner… Marguerite et sa grand-mère, la mère de ma femme, ma belle-mère,
Huguette, figure merveilleuse du don de soi, me sauve en son lieu, la cuisine… A
nouveau, perdu du temps : plus d’une heure que je suis levé, l’hémorragie
du temps et de l’énergie, le jour quasi-levé. Prier… [1] la fine figure,
silhouette, et voix exceptionnellement prenante, le Père Bernard L. m’accompagne,
vient à moi, et maintenant le visage et la proximité si spirituelle et physique
hier, à la suite de la messe à Béthel, le Père E.. … eux aussi pourraient avoir ou ont
ce désespoir, en meule au cou, et pourtant il leur est donné de vivre, de
survivre, de prier. Frères et sœurs en humanité. Pensionnaires de mouroir,
martyrs des temps romains ou des lieux actuellement maudits… lumière d’un
regard et d’un visage avant-hier, place Kléber… travaux et discussions d’une
jeunesse qui me semble pure de tout narcissisme ou d’arrivisme, plus belle que
la nôtre, la mienne qui se prit tant au sérieux et puisa dans ce qu’elle n’avait
pas fait et n’a pas su transmettre. Me donner, me mettre vraiment retourné, de
l’intérieur, à l’écoute d’autrui et en prière pour elles, eux, pour autrui. Nos
chiens qui nous attendent à mille kilomètres d’ici, mes morts… Fils de
David, Jésus, prends pitié de moi ! … Appelez-le ! (l’Eglise, les circonstances, les autres,
mes aimées s’en chargent)… Confiance, lève-toi : il t’appelle…. Que veux-tu
que je fasse pour toi ? …. Maître, que je retrouve la vue ! … Va, ta
foi t’a sauvée. Pas de profession
explicite, un cri, une précision, celle de l’évidence. Aussitôt l’homme
retrouva la vue, et il suivait Jésus sur le chemin… chemin qui fut de croix, mais chemin avec Lui. Figure du grand-prêtre,
de prêtre que le Christ, le prêtre donc inséparable dans notre regard et dans
notre prière du Christ-même. Christ caractérisé par Paul… l’homme grand-prêtre,
car Dieu Lui-même n’est pas Son propre célébrant, Son propre prêtre. Le texte
est difficile. Le Christ ne s‘est pas donné à lui-même la gloire de devenir
grand-prêtre ; il l’a reçue de Dieu. Textes à
porter ce jour. L’évangile est aujourd’hui simple et scénique, la théologie
paulinienne est ici difficile. Jérémie nous ramène à l’œuvre de ce grand-prêtre.
Parmi eux, tous ensemble, l’aveugle et le boiteux, la femme enceinte et la
jeune accouchée : c’est une grande assemblée qui revient. Ils avancent
dans les pleurs et les supplications, je les mène, je les conduis vers les
cours d’eau par un droit chemin où ils ne trébucheront pas. Filiation du Christ Jésus, pastorale intime
et universelle du salut, du retour, de la Rédemption. Voici que je les fais
revenir du pays du nord, que je les rassemble des confins de la terre… Seigneur, prends-nous en pitié et
consacre-moi au bonheur des autres. Que je ne sois que semence puisque je ne
suis que pleur et désespoir, néant pris par le néant. Il s'en va, il s’en
va en pleurant, il jette la semence ; il s’en vient, il s’en vient dans la
joie, il rapporte les gerbes. Seigneur,
efface la souffrance, délivre-nous du mal et de la mort. Et accueille en
premier et maintenant celles et ceux qui souffrent, qui meurent, qui ont sombré
ou qui sombrent… mets-moi à leur service par la pensée, la prière, le regard et
les actes qui me sont possibles ou que tu me donneras d’accomplir. Ainsi, sans
doute, me guériras-tu de moi-même et me sortiras-tu du gouffre et du néant. Et
il suivait Jésus sur le chemin. Amen.
Et me voici, même à comprendre B... Le néant et le désoeuvrement,
certes, le bougonnement et l’irritation de tout, le noir et son pseudo-réalisme,
mais est-il égoiste ? n’est-il pas au contraire habité, ployé, surchargé
par sa pensée des quelques autres qu’il a dans son cœur et ressasse, vivants
(nous, sa sœur, sa nièce, son frère) ou morts (sa mère). Me viennent ces
immenses toiles de SOULAGES, que du noir, mais brossé en multiples sens selon
des carrés précis, symétriques, rangés… il y a près de vingt-cinq ans, cette bâtisse
plusieurs fois séculaire, le long de l’Ill et la cathédrale juste dressée, à côté,
rouge cuivre dans la nuit et selon nos artifices de lumière. Mais elle y
répond. A nos artifices, il y a réponse, il y a Dieu nous recevant tels que
nous sommes. Oui. Prier… et remercier. Et demander la grâce de n’être que moyen
– entre autres – du bonheur de qui m’aime et que j’aime. Ce sont les
moins aimables apparemment qui nous apprennent le plus sûrement l'acte
et le mouvement d'aimer (qui est notre délivrance et notre perfection à
venir, donc notre unité intime et notre vrai retour). Ainsi, puis-je
aussi comprendre la pédagogie du Christ : aimez vos ennemis. C'est effectivement salvifique. Non " pour faire mieux " que les païens ou autres, mais pour être et ne pas sombrer dans le déséquilibre, l'absolu du néant. J'arrête et me mets au travail. Ora et labora, ne pas devenir encore moins demeurer : hémorragique.
[1] - Jérémie XXXI 7 à 9 ; psaume
CXXVI ; lettre aux Hébreux V 1 à 6 ; évangile selon saint Marc X 46 à
52
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