esquisses soumises au débat
et aux témoignages & propositions
LE Collège
et (ou) dans la vie d’un
garçon des années 50
réminiscences peu ordonnées
p. 2
essai d’évaluation p.
17
projections p.
26
sur et pour une éducation
jésuite . l’expérience vécue d’une pédagogie reçue
« premier jet »
d’un témoignage – pour en susciter d’autres
Bertrand Fessard de
Foucault, promotion
1960
de l’école Saint-Louis-de-Gonzague, 12 rue Franklin à Paris
XVI
16-23 Juin 2011
A.M.D.G.
Ecrire sans aller à l’autobiographie,
communiquer sur un passé révolu autant avec des contemporains de l’expérience
vécue qu’avec des cadets en train de clore une expérience de même cadre et de
même intitulé, cinquante ans plus tard… je m’y essaye sans chercher, a priori,
une comparaison puisque je ne sais rien de l’actualité et que le souvenir est
criblé par le temps.
Peut-être les lignes qui suivent,
susciteront-elles des témoignages venant des deux époques, l’actuelle :
2011, et l’ancienne : les années 1950. Et des appréciations concordantes
ou critiques.
I
réminiscences
Famille ni notoire ni dépourvue de
repères, situation paternelle très aisée mais sans patrimoine ni résidence
secondaire, habitat dans l’ouest parisien : à quelques minutes du collège,
du Ranelagh et de la Muette
par la rue de Passy avec ses trois horloges de magasins à l’époque très divers
(plusieurs librairies, trois cinémas, divers commerces alimentaires dits
aujourd’hui de proximité) que nous prenions à deux¸ parfois trois ou quatre de
la même division, en ayant donc nos étapes réglées de cinq minutes en cinq
minutes par les horloges. La plupart d’entre nous habitait entre l’Etoile et le
Bois… J’avais commencé la vie scolaire chez les « sœurs anglaises » à
Neuilly, où mes parents, après une quinzaine d’années vécues en Egypte de
l’avant-guerre (la profession de mon père) s’étaient d’abord établis, à ma
naissance – 1943 – et mon frère, aîné de dix ans, fut toute sa scolarité à
Sainte-Croix, sauf les terminales au lycée Janson de Sailly, quand nous eûmes
déménagé pour le boulevard de Beauséjour, le long du « petit train »
(S.N.C.F., dit de ceinture – Julein Green raconte dans le premier tome de son journal
la Muette et
Passy au temps des tramways en 1919, en 1950-1960, au même rond-point c’était
le 32 en autobus à plate-forme extérieur et chaîne à poignée de bois pour
signaler le re-départ au conducteur, isolé de tout, le contrôleur avec sa boîte
métallique à manivelle soutenue cuir sur cuir par une grosse ceinture faisant
militaire). Au déménagement, j’entrais à Saint-Jean-de-Passy, rue Raynouard
avant la descente vers le stade d’alors qui fut cédé pour que s’édifie la
« maison de la radio », malgré une vive campagne de l’A.P.E.L. Ce
collège-là, tenu par le clergé diocésain et dirigé par Mgr. Dusoulier – que
nous appelions le « supin ». La onzième avec Sœur Noël – je savais
déjà lire et écrire en y entrant, car pendant une année, au haut de l’avenue Mac
Mahon, quand nous habitions encore Neuilly, rue Parmentier, à la limite de
Levallois, j’avais fréquenté le cours Hattemer avec Mme Poulet : une
matinée par semaine, ma mère derrière ma chaise, une douzaine de condisciples à
une grande table, B A BA et l’âne Coco avec René. Livre très illustré. Le
boulier aussi. La onzième et la dixième (avec Mlle Pobble) furent sans
encombre, une cour intérieure entre les bâtiments de la rue et d’autres nous
séparant d’un territoire plus vaste avec un préau au sol sablé pour le sport
enseigné par un professeur, le premier homme, assez âgé me semblait-il, et
coiffé en toute saison d’une casquette qu’on dirait aujourd’hui tr-s
« franchouillarde ». Un seul ami à cette époque dont je n’ai revu que
bien plus tard le visage tout changé, la grande salle d’appartement du cours
Hattemer, les deux cours, intérieure et extérieure de Saint-Jean-de-Passy, une
chapelle qui n’e était pas une à l’origine, espace en longueur, bas de plafond
où les petites classes – les miennes – étaient en derniers rangs, de très loin
l’élévation, et le murmure qui m’avait été enseigné et que je m’étais approprié
sans discussion : mon Seigneur et mon Dieu ! Du plus loin que
remontent mes souvenirs d’enfance, la prière du soir se disait en famille, mes
parents et mon aîné debout derrière moi, agenouillé devant mon lit.
Précisément, mon entrée à
« Franklin » eut un motif religieux. Ma mère crut comprendre que
j’avais « fait » ma première confession sans le savoir, et donc sans
y avoir été préparé. Inadmissible pour un collège religieux. Pas d’examen
d’entrée en neuvième, 12 rue Louis-David, mais une conversation à laquelle je
fus en tiers, entre ma mère et le Père Longuet, préfet du Petit Collège. Maman
confessait : « il a un trou un
calcul », cela n’empêcha rien. Dix années commencèrent ainsi. La question
de la confession se reposa. « Connu comme le loup blanc », le Père
Lamande était le père spirituel de presque tout le Petit Collège, sauf des
huitièmes, confiés au Père Coutant, qui arrivait de Shangaï, ou qui –
archi-préparé pour la Chine
dont il avait presque le physique, surtout le visage – venait d’être empêché
d’y entrer et de sy établir. Octobre 1949, Mao maître du pays. Septembre 1950,
j’entre chez les Jésuites. Pour donner de la chalandise au Père Coutant,
débutant dans un ministère qui fut celui de toute sa vie – c’est avec lui que
la promotion 60 renouvela les promesses du baptême en Mai 1954 (Dien Bien Phu),
on était en sixième, au Moyen-Collège – nous étions poussés à le choisir comme
confesseur. Mes parents, pour la fois suivante, non seulement préparèrent la
liste de mes fautes mais m’enjoignirent de ne plus me tromper : le Père
Lamande.
Le Petit Collège en 1950 était à la fois
sur le modèle de l’ensemble de l’école Saint-Louis-de-Gonzague (appellation qui
nous faisait « drôle ») et il s’en distinguait.
Le modèle avait sa force dans le sens du
rituel. La forme de tout et en tout nous est – en pleine enfance – devenu
naturel. Le rite n’était pas principalement spirituel. Il résidait, me
semble-t-il aujourd’hui, dans un très fort encadrement et dans un rythme très
répétitif – mais ni pesants ni monotones, parce que chaque « module »
dirait-on aujourd’hui, passionnait par son contenu et par la manière de le
livrer : nous noius sentions privilégiés par ce que nous recevions,
privilégiés par le don mais pas par l’origine. C’était très vécu, quoique nous
n’ayons tous que six-huit ans.
L’encadrement était triple. Chaque classe
avait un professeur, unique au Petit Collège, sauf pour la gymnastique, le dessin,
les langues à partir de la septième, l’instruction religieuse. Ainsi, j’eus –
avec vingt-cinq ou trente autres garçons, nous étions tous en culottes courtes
et chandail – Mme Morand en neuvième, Mlle Bienaimé en huitième, Mr. Le
Callennec en septième. Gymnastique, Mr. Van Der Meulen, par ailleurs mime
talentueux que nous retrouvâmes en troisième ou en quatrième au Grand et au
Moyen Collège. La salle, petite, était en sous-sol, sous la chapelle.
Instruction religieuse par un Père. Deux Pères spirituels à l’époque,
donc : le Père Lamande et le Père Coutant. Autre personnage, la concierge,
Mme Charretier, peut-être un peu infirmière – mais l’infirmerie en tant que
telle, tenue par les Sœurs du Saint-Esprit, grand habit blanc, voile, front
dissimulé, très belle et ample jupe ivoire, était rue Franklin. Enfin, le
surveillant-général, seul de son espèce au Petit Collège. Au Moyen et au Grand,
12 rue Franklin, régnait, régna longtemps un des lieutenants de Baden-Powell,
anglicisant comme il se doit, et à qui avait été concédé les classes d’anglais
au Grand Collège : Mr. Boullé, maintenant l’ordre dans un ensemble de
bâtiments et de population moins imposants que lui, moustache grise,
impeccable, talons souvent joints, complet-veston en général marron, lunettes,
regard bleu, sifflet à roulette. Mr. Cramard au Petit Collège portait aussi des
lunettes, pour son malheur, puisque recevant une balle pendant une récréation,
il perdit un œil. L’ensemble était dirigé par le Père Préfet. Un par collège,
donc trois. Avec au sommet, mystérieux, solennel, vénérable, le Révérend Père
Recteur. La promotion 60 en connut trois : Durand-Viel, Goussault,
Desombre. Rarement de vue, encore moins en dialogue, mais disant la messe de
collège une ou deux fois par trimestre, et – aux côtés d’un invité d’honneur –
présidant la distribution des prix. Il avait peu à voir avec notre vie d’élève,
il n’était que suprême. Le Père Préfet était l’autorité sanctionnant conduite
et travail dont la mesure était donnée par une notation en quatre lettres,
hebdomadaire, figurant sur un carnet à rapporter signé le lundi, et dont les
motifs étaient donnés devant toute la classe dans la journée du samedi. Le Père
Préfet entrait, sans prévenir, nous nous levions à l’unisson du professeur,
cédant la place à l’estrade qui n’était pas haute, au bureau qui était une
table simple avec des panneaux verticaux, devant un tableau à craie, chiffon et
éponge, pas toujours d’odeurs agréables. Par ordre alphabétique, étaient
données les quatre lettres ou groupes de lettres, un mot bref de félicitation
ou quelques phrases de réprimande, le ton du Père Préfet variait suivant
l’excellence ou les contre-performances de l’élève appelé qui se levait, pour
tenter de faire face mais sans prise de parole contradictoire : le talent d’acteur
était évident et le rite impressionnant. Les choses redoublaient d’apparat à
chaque fin de trimestre pour la lecture des résultats d’examens, mettant au
concours les trois ou quatre classes d’une même division, les professeurs
rivalisaient à avoir leurs élèves parmi les premiers d’un classement sur
quelques quatre-vint dix ou cent. Le rite se poursuivit, notation hebdomadaire,
et examens trimestriels par division, pendant tout le Moyen-Collège. Les
compositions, par matière et dans chaque classe, une par semaine à partir de la
sixième, sujets donnés en début du temps dit d’étude à la fin de l’après-midi,
et copies ramassées au bout de deux heures. La conduite et la composition
étaient sanctionnés non seulement par les relevés sur le carnet de notes et par
des classements publiés et commentés, mais aussi par la croix au ruban bleu
blanc bleu pour la « diligence », rouge noir rouge pour la
« composition », avec une totalisation en fin de trimestre donnant
l’ « excellence » avec la croix vert blanc vert. La ou les
croix, le ruban simple si l’on n’était que second, étaient portés jusqu’à
l’exercice suivant, donc l’excellence pendant trois mois, la diligence et la
composition pendant une semaine, quinze jours au maximum. Porter les trois à la
fois était la gloire. Ces classements, ces notations, ces commentaires publics
ne blessaient et ne minoraient personne. C’était la règle du jeu, accessible à
chacun, et la relation avec le professeur, une femme en neuvième et en
huitième, un homme en septième, était plus que chaleureuse, affectueuse. Nous
étions tutoyés par les Pères et les professeurs, mais nous vouvoyions.
Le programme hebdomadaire et annuel était
distribué, en un imprimé à trois volets, détaillé presque jour par jour, avec
mention du saint : on disait le « règlement ». Ce document
trismestriel fut la loi pendant ces dix années de collège. La dominante
religieuse se manifestait par des traits bien soulignés. Evidemment, la
présence de nombreux Jésuites, trois ou quatre au Petit-Collège, un Père surveillant
(jeune Jésuite en cours d’études et pas encore ordonné) et un Père spirituel
par division, parfois un Père professeur de lettres (le Père Dutronc en
seconde, le Père Aubin en première, le Père Blanchard en grec en première) et
un Préfet par collège – le Petit (onzième à septième), le Moyen (sixième à
quatrième), le Grand (troisième, Humanités, Rhétoriques et les
terminales : Philosophie ou Mathématiques élémentaires). Le Recteur en
sus, et quelques mentors comme le Père Arlot, encore vivant, en fauteuil
roulant, chenu et respecté, traitant des anciens comme il se devait, et le Père
Bidard, respirant la sainteté, paraissant très vieux, alors qu’il mourut à
peine sexagénaire. Préfet du Moyen Collège, Jacques Blanchard, helléniste
spécialiste reconnu de Thucydide (le volume de traduction bilingue chez Budé),
et du Grand, Emmanuel Lesage. Le premier déplumé, laid selon les canons d’une
beauté que nous ne savions pas, timide, apprîmes-nous plus tard, déambulant
silencieusement dans les couloirs, le menton rentré ; serrrurier et
donnant une des « activités dirigées » ainsi qu’imprimeur.
Surnommé « cul-plat », les
soutanes ne faisant pas grâce. Le second, dit « souriceau » ou « puceau »,
très jeune, avec des tics de présentation sur les conséquences sociales de nos
actes. Nous ne l’eûmes qu’à partir de la seconde, le Père Maucorps faisant sa
dernière annéee tandis que nous étions en troisième : son prestige
d’anglicisant et de boxeur, la sanction éventuelle étant une reprise avec lui,
je ne connus pas cette épreuve... Celui du Petit Collège prêtait moins au
détail et au surnom, ce n’était d’ailleurs pas de nos âges. Chacun des Jésuites
était à la fois intimidant et proche. Tous donnaient plus une image de force,
d’équilibre que celle du prêtre et du dévôt. Ils l’étaient pourtant. Gens de
prière assurément. Epoque des actions de grâces, visage dans les mains, regard
seulement intérieur. C’était la structure sociale, le collège était le monde,
la famille la récréation et l’intimité. Mais les deux communiquaient : « concertations »,
classes données une fois par an devant les parents et commentées à mesure par
le Père Préfet, et nombreuses réunions de parents.
Les messes étaient nombreuses et
obligatoires dès le Petit Collège, messe de classe et messe de collège, soit
deux par semaines. Au Moyen et au Grand, jusqu’à trois par semaines, division,
collège et ensemble, la « grande chapelle » le permettant. La piété
était de rigueur mais elle était aisée, nous étions très à l’unisson,
répétitions de chants, liturgie en latin mais tout doublé en français,
chasubles, aubes, ornementations complètes sans les rigidités plastiques ou
rituelles de ce qui s’appela, bien après la sortie de la promotion 60, les
« intégristes ». Au Petit Collège, ces messes comme la préparation à
la « première communion privée » furent des chefs d’œuvre. Le cadre
était donné par l’instruction religieuse principalement dispensée par le Père
Lamande. Trois talents exceptionnels, celui de conteur (le plus souvent à
partir de faits de grande actualité : naufrage du Champollion, héroisme du
guide Payot et parfois des allusions à la Résistance, à la « bataille du rail » –
le Père avant d’entrer dans la
Compagnie, avait été cheminot), celui de dessinateur (de
véritables peintures à la craie, sur le tableau noir, tandis que nous étions
priés de garder le visage dans nos bras sur la table, les yeux fermés jusqu’au
signal de les rouvrir : émerveillement, les vitraux de la cathédrale de
Chartres, une madonne…), celui enfin d’animateur (l’imitation au microphone, à
chaque kermesse annuelle, des trafics ferroviaires en grande gare de voyageurs
ou en triage). Le catéchisme était solide, questions-réponses par cœur selon un
manuel chaque année, parallèle constant et imagé entre l’Ancien et le Nouveau
Testament, grandes prières et dévotion mariale très commentée avec en acmée la
messe pour la fête des mères, en plein air, célébrée par le Père Recteur sur le
« perron » dominant la cour de récréation. Chaque messe était une
retraite fermée à elle seule, la chapelle était une salle du rez-de-chaussée du
petit hôtel particulier, à colonnades corinthiennes qui faisait le bâtiment
principal du Petit Collège. Elle était ornée splendidement par d’immenses
panneaux peints à la façon des faiseurs d’icônes orthodoxes, anges hiératiques,
vêtements merveilleux. Un Christ, presque grandeur nature, très réaliste, des
éclairages indirects, un commentaire murmuré de chacun des gestes du célébrant
achevaient de donner à cette petite heure – à l’époque vécue à jeun pour
pouvoir communier – une puissance d’initiation, impressionnante dans l’instant,
inoubliable aussitôt jusqu’aujourd’hui. Un harmonium mais surtout des disques,
ce qui avait été communiqué défavorablement par le Cardinal Feltin, visitant
nos lieux. Tous les mouvements se faisaient en silence et en rang,
particulièrement ceux d’entrée dans la chapelle après un rassemblement sur le
perron depuis la cour de récération, le Père Lamande sortant d’une poche à
hauteur de poitrine une petite trompette en bois sombre, taille de la
main : petit signal, disait-il, nous obtempérions tous. L’observation des
règles était naturelle. Aucun chahut généralisé au Petit Collège, rarement dans
« la cour du haut » en classe de sixième ou ensuite, le Père
Barberet, régent, se prêtant, je ne sais pourquoi, aux acclamations et aux
mises en boîte collective, sans doute parce qu’il « marchait » et
rougissait ; l’apparition et le sifflet à roulette de Mr. Boullé
interrompaient net le processus, Deus ex machina.
La composition d’instruction religieuse,
écrite en étude, comptait double pour le classement trimestriel. Il y en eut
jusqu’en terminales. La confession, puisque cela avait été le motif de mes
parents pour que je change de collège, était doublement rituelle : on
était appelé à n’importe quelle heure, quelle que soit la classe, petite ou
déjà proche des grandes épreuves : un billet à notre nom, signé du
confesseur souhaité, de couleur crème était passé, nous étions par le fait-même
autorisé à nous éclipser. Jamais le confessionnal au Moyen ou au Grand Collège,
mais le bureau du Père spirituel, et pour le Petit, le sous-sol occupé par le
Père Lamande avec une grande salle de jeux : le train électrique, de plus
en plus perfectionné, et une salle d’attente avec la pile des Tintin.
Tête-à-tête qui n’était qu’avec Dieu dont il nous était assuré, quel que soit
le confesseur et notre âge biologique ou spirituel, que nous en étions
totalement et bien aimé. La religion au collège n’était ni inquiétante, ni
ennuyeuse, les mystères et la beauté n’étaient pas dans le dogme ou les
questions-réponses, ils étaient dans la liturgie, plus encore dans les lieux et
fondamentalement l’ensemble produisait une chaleureuse aisance pour prier et
ressentir la présence sacrée et familière. Pour ma part, ce début de confiante
relation n’a jamais été démenti et tout a continué, jusqu’à l’instant où
j’écris-médite ce témoignage, dans le même sens : un approfondissement
assuré.
L’émulation était partout mais surtout
pour les matières enseignées, puisque la conduite et la discipline allaient de
soi. Quelques-uns de nous – dont moi – avaient leur originalité et leur
exubérance ; elles étaient tranquillement sanctionnées au Petit Collège. Un
billet de couleur orange était à solliciter du Préfet – admittatur – si l’on
était mis à la porte. Le reçu était donné moyenenant admonestation, ou heures
de colle. Le système ne vaira pas de la rue Louis David à la rue Franklin, où
cependant le choix existait entre le surveillant général, administrant en
général un coup de laatte sur la paume des deux mains tendues : pas très
agréable, et le Père Préfet, ce qui provoquait une colle, distribuée en même
temps que les carnets de notes : message bleu ciel, clos avec pointillé
pour ouvrir. Des collections – gigantesques – se firent de ces admittatur. Les
heures de colle pouvaient se racheter par des « témoignages » :
sorte de signets aux armes de saint Louis de Gonzague, rouge pour l’optime, et noir pour le bene, qui énuméraient les prix reçus et
solennellement listés. Un « témoignage » au nom de celui qui voulait
se racheter valait deux heures ou quatre heures, un témoignage généreusement
donné par un camarade valait deux fois moins. Il n’y avait pas de trafic. Les
classes – dites : sections et numérotées, comme les divisions – étaient organisées
pour que chacun ait un vis-à-vis auquel se substituer si les réponses ou les
performances étaient insuffisantes. Mr. Le Callenec, en septième, avait imaginé
deux petits pantins, genre découpages médiévaux de Nuremberg, montant et
descendant le long d’une ficelle selon les victoires ou défaites de chacune des
équipes subissant ou goûtant le jeu de son champion d’une minute. Le goût de
satisfaire la maîtresse ou le maître faisait le reste. Trois heures
d’enseignement le matin, deux l’après-midi et après une récréation moins
courte, une étude. Je ne me souviens plus des horaires du Petit Collège, je
crois bien que nous sortions dès quatre heures et demi, le congé hebdomadaire
n’était que le jeudi après-midi (la semaine des quatre jeudi…), donc pas
d’étude, mais pas non plus de devoirs à faire à la maison. Aux Moyen et Grand
Collège, les classes proprement dites : les cours, étaient précédés – nous
rentrions à huit heures le matin, une demi-heure plus tôt pour les punis qui
assis dans l’atrium regardaient, faute d’autre chose à contempler, le
surveillant général, M. Boullé, marcher de long en large avec un rosaire dans
le dos, aux perles énormes et noires – par la messe ou par un partage de temps
entre une lecture spirituelle et une petite étude. Celle de la fin d’après-midi
était consacrée aux devoirs sur table, et le mercredi soir était la composition
de la semaine. Les études avaient lieu
dans la salle de division, où nous étions donc à quelques soixante ou
quatre-vingt, même cent en sixième, ce qui fit poser un panneau mobile,
n’ouvrant que pour le cérémonial du samedi soir, lecture des notes
hebdomadaires par le Père Préfet : nous avions donc chacun deux
emplacements de travail, l’un en classe, l’autre en salle de division, avecde
quoi ranger quelques livres et cahiers, seulement en salle de division.
Pupitres à deux places avec banc commun dans les petites classes, tables plus
allongées mais toujours pentues plus tard, chaise et table individuelle dans
les grandes. Estrade avec escalier de quatre ou cinq degrés en salle de
division, plate-forme de bois aussi longue que le tableau noir mural pour
porter le bureau plein du professeur et la montée au tableau de quelque
interrogé.
Le passage du Petit au Moyen Collège a été
marquant. Changement d’adresse et de lieu, demi-pension possible dans des
sous-sols de catacombes, chapelle dite grande chapelle puisqu’il y a en
plusieurs rue Franklin (elle donne, vitraux visibles du dehors, sur la rue
Camoëns), cour du haut et cour du bas, plus des cours au dernier niveau et
faisant toit pour l’ « ancien » et le « nouveau »
bâtiment. Celui-ci, dit parfois Clemenceau, se construisit tandis que j’étais
au Petit Collège. Je n’ai qu’un souvenir vague de ce qui l’avait précédé, une
salle de gymnastique, sablée comme à Saint-Jean-de-Passy. Les deux bâtiments,
quoique de date très espacées l’une de l’autre, procédaient du même plan, une
division par étage, les classe côté des cours, lesquelles donnaient – comme
c’est encore aujourd’hui – en surplomb sur le boulevard Delessert, et les
salles de division côté rues. Bureau du Père spirituel à l’étage de la divison
dont il avait la charge. Bureau du Père Préfet pour le Moyen Collège au
troisième étage de l’ « ancien » bâtiment, la grande chapelle
occupant les deux premiers, dont l’étage de la division des 4èmes, celui du
Grand Collège ne m’est pas en mémoire. Le premier étage du
« nouveau » bâtiment complétant les accès à la salle des sports qui
était sur trois niveaux dont le sous-sol, était celui du Père Recteur, du
Préfet des Sports. Le surveillant-général était dans le « nouveau »
bâtiment. La plus grande symétrie, le goût de l’uniformité, la rangée des
vestiaires en bois sombre avec petite porte verticale, chacun ayant le sien,
mais sans attribution particulière. Le long de ces boisements, deux tapis
parallèles en linoléum, comme également côté mur et côté rampe dans les
escaliers, c’est sur ces tapis que s’opéraient les piétinements des montées et
descentes en silence et bras croisés, surveillant laïc coadjuteur du Père
surveillant, et celui-ci pouvant arpenter, monter et descendre dans la partie
médiane ainsi matérialisée. Ce n’était pourtant pas une prison, même si l’accès
au dehors n’était qu’à la « porterie », deux concierges s’y
relayaient, dont je n’ai pas retenu le nom quoiqu’ils en avaient un
naturellement, l’un grave et généralement vêtu de gris, l’autre bossu, souriant
et vêtu de brun. J’ai déjà évoqué l’infirmerie et les attirantes maternelles
Sœurs du Saint-Esprit. Il y a aussi Maurice, le garçon des cuisines et des
réfectoires, celui des Jésuites et des professeurs qui veulent prendre leur
déjeuner sur place, est à peine plus avenant que celui des élèves, avec deux
services et des chahuts – naturellement. Important enfin, le Père Ministre.
L’un d’eux, dans la chronologie, Jacques Langlois fut l’aumônier de la troupe
scoute dite du collège, tandis que j’en étais le chef : la 119ème-121ème
Paris, longtemps sous la férule du Père André, l’inamovible Préfet des Sports.
Le changement réside dans la distinction –
forte – des divisions, donc des montées progressivement vers les grandes
classes, dans la multiplicité des enseignants qui, sauf pour le dessin et la
physique-chimie, viennent dans la salle attribuée à la classe qu’ils traitent.
Le professeur titulaire est celui des lettres. En terminale, le professeur de
philosophie et celui de mathématiques exercent cette fonction : plus que
d’une préséance sur leurs collègues donnant les autres matières, c’est celui
avec lequel nous vivons le plus d’heures d’enseignement par semaine, de six à
huit heures. Eugène Detape pour la philsophie et Mr. Ponzévéra pour les
mathématiques élémentaires, homme d’un certain âge donnant aussi la
cosmographie et la trigonométrie à ma classe de philo. étaient nos ultimes
enseignants. J’ai peu connu le second, sauf une bousculade dans l’autobus que
je provoquai et qui ne l’empêcha pas de me trouver ensuite d’une éducation
parfaite. Il logeait à l’année dans une chambre au-dessus du bureau de tabac au
début de la rue Franklin, de même que la famille Loloum, le professeur d’anglais
d’une partie de nos classes, que je n’eus pas, et Mr. Le Calennec vivaient rue
Raynouard dans ce qui aujourd’hui accueille une des communautés jésuites de
Paris. En revanche, Eugène Detape, enthousiaste, exubérant, mimant les
arguments des principales discussions philosophiques antiques ou
contemporaines, me marqua et m’avança vers l’enseignement supérieur : le
fond, le raisonnement personnel importeraient moins que la forme, sa vivacité
et un tour paradoxal. Jouer sur les mots, s’approprier les sujets et les
textes, et appeler presque n’importe quelle question à entrer dans les cadres
de notre culture personnelle à nos dix-sept ans était un secret à ne pas
écrire, mais à pratiquer. Mentions très bien et bien au bac, avec des dix-neuf
en philosophie n’étaient pas rares ces années-là.
En sixième, commence le latin, et en
cinquième le grec. En cinquième, ma classe eut un homme orchestre assurant
aussi mathématiques et histoire-géographie, nous imposant la tenue d’un
« catalogue » pêle-mêle de ce que nous retenons d’un enseignement
foisonnant, que chaque anniversaire ou fête met en suspens pour une lecture
pendant une heure d’une série de romans de guerre : Biggles et Ginger,
traduit de l’anglais capitaine Cook. Rablé et ventru, mais excellente raquette au
tennis – championnat annuel des professeurs – il avait parié une cartouche de
cigarettes à lui offrir, s’il parvenait à faire le trépied sur son bureau, ce
qu’il fit, moyennant effondrement du meuble, mais cela se passa avant notre
année : Aristophane (prénom de guerre) Georges Cassaigne. En quatrième, un
trio étonnant et augmentant l’émulation entre classes : Mr. Chandivert,
calme, souriant, lisse, Mr. Talbourdet, dit Totoche, caricatural avec des
bajoues mais d’une bonté même pour les inconnus dont j’étais puisque ne faisant
partie de sa classe, et enfin Marius Jamault, agrégé de langues vivantes, mais
donnant le français-latin-grec avec majesté, tics et mimiques, jeux de règle
aussi, souliers en daim, fut mon professeur. En sixième, j’avais eu avec Mr.
Davoigneau, « tous les prix » mais Mr. Cassaigne ou quelque début
d’une puberté précoce – quoique les vraies somnolences m’aient atteintes qu’en
Humanités (la seconde) – m’avaient viré au cancre. Mr. Jamault, Xénophon et
l’histoire romaine de Léon Homo me remirent à flots ; la lecture des
symbolistes aussi. En troisième, Marcel Demonque, à l’élocution accentuée et
précieuse, très jeune premier, que l’on disait avoir renoncé à la succession
des Ciments Lafarge pour nous enseigner, nous. Il a ensuite dirigé Fénelon. En
seconde (Humanités), M. Rolin, patricien athénien, gestuelle d’avocat, nous
enseigna surtout la lecture latine aperto libro et la Renaissance, cours
donné d’abondance, le maître de long en large dans la classe. La rédaction d’Entre-Nous lui incombait. Comme Mr. Le
Strat en cinquième, il avait un « petit cours » privé de cinq ou six
élèves, n’appartenant pas au Collège proprement dit, enseignement donné tandis
que la division était en études. Le Père Dutronc, père spirituel des 2ème,
était également titulaire en lettres de l’une des classes. En Rhétorique
(première), même sytsème, le Père Aubin, titulaire et Père spirituel.
Le Père spirituel, en dehors de ces deux
exceptions, n’était que le Père spirituel, sans que cela pèse sur le choix de
chacun de son confesseur ou « directeur ». En sixième, le Père
Coutant, promu du Petit au Moyen Collège en même temps que ma promotion, nous
préparait au renouvellement des vœux du baptême (profession de foi) et à
recevoir le sacrement de confirmation. En cinquième, le Père de Prunières,
diocésain ou d’une autre congrégation, semblait en stage probatoire au seuil de
la Compagnie,
ne sachant pas chanter, il adaptait les messes mais explosait de façon
définitive les mouvements de la liturgie. En quatrième, le Père Meifred-Devals,
enseignant la physique dans d’autres divisions. En troisième, le Père Bonnet,
lisant son cours (interminablement des vues prudentes et moralisantes sur
l’amitié, à l’âge que nous commencions d’avoir). En seconde, le Père Dutronc
donc, de grande culture, se distinguant de l’ensemble des autres Pères par sa
prononciation du latin façon XIXème, alors qu’il était exigé de nous de
prononcer le –um comme –oum et non comme –om et le c comme un k. Il portait
aussi manchettes pour des chemises blanches et un col celluloïd très apparent.
En première, le Père Aubin, physionomie de cancre, auquel je servais la messe
aux petites heures avant celle de la rentrée de huit heures, nous introduisit –
comme instruction religieuse – au mouvement social et aux grandes législations
économiques en France depuis la Révolution.
En maths-philo. François Boyer-Chammard commentait le journal
Le Monde à notre génération, vouée à
l’Algérie française et ne pouvant admettre qu’il y ait torture
outre-Méditerranée : le Jésuite de son côté refusait que nous mettions en
cause ce journal. Les discussions – c’était aussi le temps de Francis Jeanson
et de Jean-Paul Sartre, de l’invasion du Tibet par la Chine – se poursuivaient
dans son bureau, exigu. Nous étions plus tassés que dans le métro aux heures de
pointe. Il commentait aussi saint Paul sur la résurrection de la chair.
Professeur de mathématiques commun à la
division en 6ème, Mr. Boinet (dont la femme enseigne au Petit Collège en
titulaire) qui donne aussi l’allemand. Un tiers de la division jusques dans les
grandes classes a opté pour l’allemand. Mr. Pétel, en mathématiques, pour la
suite, physique cambré et tête énergique à la Pierre Fresnay,
doigtier de cuir pour tenir les craies : nous tenions qu’il s’enivrait au
coca-cola, il se maria à notre surprise pendant notre scolarité. En première,
Mr. Charron, également en maths-spé à Sainte-Geneviève : ses prouesses en
calcul mental épataient, un soudain et presqu’immédiat « c’est
juste » quand le meilleur de nous venait ahanner au tableau. On sentait –
du moins qui étais nul – que cette discipline était d’abord celle d’un regard
ou d’une intuition d’ensemble, trouver ou ne pas trouver, aucun juste milieu.
Physique qui aurait pu l’apparenter à Chabrol mais la classe n’était pas comique :
pas fameux était l’introduction au rendu des copies. Histoire et géographie, un
par division : Mr. Sérol en sixième par ailleurs titulaire d’une des
classes, il y avait quatre sixièmes ; Mr. Charpentier en quatrième, Mr.
Aldebert en troisième, Mr. Désert en première. M. Arnollé en
seconde ? pour les deux matières et
chahuté comme Mr. Désert. En terminales, Etienne Célier pour l’histoire (avec
deux nièces dont l’une compta dans ma vie ensuite et dont l’autre a eu du
succès sur les planches – il fut mon élève, pour des « travaux
dirigés », huit ou dix ans plus tard en faculté de droit où il avait
entrepris de passer une licence de sciences économiques pour en assurer
l’enseignement au collège puisque de nouveaux programmes avaient introduit
cette matière) et M. Laforgue pour la géographie, arrivant en blouse, chargé de
bacs à craie et d’éponge, dessinant d’excellents croquis mais ganté.
Autres personnages transversaux : le
maître de la chorale – celle-ci donnant dans un énième étage de la grand chappelle,
vertigineusement placée sous le plafond que parcourait une immense croix
suspendue – Mr. Prudhomme, pachydermique, chaleureux, fraternel même pour ceux
qui chantaient faux, il passait dans nos rangs, en classe de musique, l’oreille
à la bouche des sujets qu’il savait bien être inférieurs. Les enseignants
d’éducation physique, après Mr. Van Der Meulen, MMrs. Dubois et srtout Géneau.
Ce dernier avec un fils dans nos rangs, bel homme, large, un peu voûté, presque
blond, au profil grec, avait certainement quelque succès auprès des
adolescentes de Sainte-Marie qui fréquentaient sous sa férule la
salle-des-sports du collège. Il était seul à les voir et à les enseigner. Sans
doute, quelque chaperon suivait. Je ne fis aucun progrès ni en chant ni en
sports, pendant mes dix ans de vie chez les Jésuites.
La tonalité de l’ensemble était d’une
grande richesse. Nous imaginions des titres et une notoriété à nos professeurs
que la plupart n’avait pas. Je n’ai su qu’en 1996 que M. Lerond – aux jambes
appareillées, et plus jeune agrégé de France en lettres, dans sa génération,
faisant donc passer le bas à pas vingt ans, ce qu’il nous avait renconté avec
joie – a été un spécialiste nationalement reconnu en grammaire. Il est mort
très jeune. Nous ne vivions aucun clivage de fortune ou de classes sociales. Le
système des contrats – la loi Barangé – n’intervint que dans notre dernière
année d’études. Hors un seul d’entre nous, fils d’un grand parfumeur. quand
nous étions en cinquième –, nous ne nous distinguions pas non plus par le
vêtement : chandails et chaussettes reprisés, chaussures ressemellées. En
homélie, le Père Bidard pouvait tonner selon Pascal ou des penseurs plus
contemporains, contre l’argent, nous n’étions pas concernés. Il y avait des
boursiers ou des fils de professeurs au collège, certainement une péréquation
opérée discrètement. La rentrée de Septembre donnait lieu à
« admittatur » contre remise du chèque sous enveloppe des parents.
Les exceptions pour retard du paiement ou une autre cause, se voyaient mais ne
se commentaient pas : elles étaient rares. S’il y avait – non pas
hiérarchie entre nous – mais admiration mutuelle, c’était bien plus selon
chacun : les performances physiques en sport (j’étais nul, le saut en
hauteur ou la corde lisse me désespéraient d’avance et donc m’alourdissaient
encore au possible), le bagoût (j’en
avais), la beauté (nous ne savions pas la dire et personne dans l’encadrement
jésuite ou laïc ne nous l’aurait fait remarquer). Il y avait les champions du
jeu de paume, il y avait les cancres qui disparaissaient parfois des effectifs
mais une classe ratée ne décidait pas l’exclusion : je fus ainsi
« racheté par la note de valeur ». Apparemment, tout était structuré,
en réalité tout était souple, très concerté, très observé. Nous étions dans
l’ensemble en avance d’une classe sur la norme d’aujourd’hui, les Jésuites et
les professeurs étaient eux-mêmes très jeunes, pas plus de quarante ans. Nous
avions quinze ans au retour du général de Gaulle au pouvoir et, très humiliés
par le fiasco diplomatique après l’expédition inopinée à Suez, nous étions
fervents de ce nouveau pouvoir. Les treize tours pour élire René Coty, Dien
Bien Phu aussi nous avaient fait mal. L’Eglise du silence, l’auréole de grand
mystique qu’entourait Pie XII achevaient de cadrer notre culture patriotique et
de politique contemporaine. Un professeur, manquant cependant l’agrégation, en
quatrième sut très bien nous enseigner ce passage d’une France avec empire
colonial à une France pionnière du Marché Commun.
Ces années étaient donc particulièrement
structurantes mais sans qu’apparaissent quotidiennement un modèle à suivre.
Rien ne s’imposait puisque tout allait de soi, d’une vision du monde nous
chargeant de beaucoup de responsabilité et de témoignage, mais sans que cela écrase,
providence divine apprise au collège et valeur personnelle engrangée en même
temps et dans les mêmes institutions, à une acceptation chaleureuse de la vie
telle que nous la vivions et la reproduirions ensuite. Sans doute, nos familles
avaient-elles des différences y compris de mœurs, de force du couple parental,
nous ne les percevions pas et n’en parlions pas ou guère. Pas beaucoup
d’invitations mutuelles, chez les uns ou les autres, mais quand il y en a eu,
elles ont été marquantes. Quelques activités sportives, le scoutisme aussi, les
camps dits de formation organisés par le Père Lamande pour les neuf-dix ans en
forêt de Compiègne, ceux de natation et de plongée sous-marine par le Père
André à Saint-Jacut de la Mer
étaient hors champ, la découverte de la Grèce des colonnes classiques sous la férule du
Père Blanchard (que j’ai malheureusement négligés, ou plutôt mes parents)
étaient hors champ du collège et relevaient de projets pédagogiques
particuliers. Nous étions chacun nous-mêmes mais très solidaires les uns des
autres. Pas d’amitiés particulières, pas non plus de relations scabreuses avec
un Père ou avec un enseignant. En tout cas : pas à ma connaissance. Rien
de conflictuel ni entre nous ni entre ce que nous percevions du monde et ce qui
nous était enseigné en études comme en instruction religieuse. Le vocabulaire
des Jésuites, les systèmes de notation, une subtile sélection par redoublement
ou par conseil d’aller ailleurs donné aux parents pour le bien de leur enfant,
ne nous paraîtraient élitistes qu’a posteriori. La symbiose entre l’affectif et
le discernement objectif – à la saint-Ignace, ce qui n’était pas étiqueté mais
pratiqué – produisait une harmonie de tous les instants et dans toutes les
étapes de la vie collective.
Les grands unissons étaient
religieux : retraites diverses, toujours très structurées. Celle de
préparation à la profession de foi, en sixième, donc à nos dix ans, à Yerres,
avec le Père de Langlade, celle dite de fin d’études à Champrosay avec le Père
Letellier avaient ce trait particulier – voulu ? – que nous vivions encore
davantage ensemble et qu’entre élèves, nous échangions beaucoup sur la vie, sur
nous-mêmes, ambitions, tristesses, rêveries, horizons. Des affinités se
trouvaient alors. La grande cérémonie de la rénovation des vœux du baptême, la
distribution annuelle des prix se marquaient par la foule, foule que nous
étions, foule des parents. La kermesse était aussi un grand mélange de visages
connus et d’autres inconnus, puisque c’étaient les familles entières qui venaient.
Ma promotion a vécu trois baccalauréats, ceux de la fin de première, en toutes
matières, puis ceux de terminales avec une partie en Février permettant
d’accumuler des points d’avance et une redite en Juin. L’occasion – le livret
scolaire – était alors donnée d’un chef d’œuvre, la manière de pousser chaque
élève par les appréciations et commentaires de rigueur, rédigées par chacun des
professeurs et synthétisées par le Préfet du Grand Collège. Aussi vifs et
justes que les apostrophes hebdomadaires introduisant au carnet de notes que
viseraient les parents, ces portraits montrent autant de discernement que de
chaleur chez un Emmanuel Lesage, décédé tragiquement et prématurément à la tête
du beau collège de Yaoundé.
L’exclusivement profane était rare. Il y
eut quelques présentations au concours général – réussies – mais je n’en fis
pas partie. Les compétitions sportives en tant que collège n’existaient pas
vraiment : un peu de compétition en natation, selon des sélections eu
brillantes, du foot-ball ai-je su il y a quelques années seulement. Des rallyes
dans Paris, assez ingénieux, au Moyen-Collège. Le cross au Bois de Boulogne,
annuel, que dominait la voltige de Jacques Blanchard à moto.
La vie au collège, la vie en famille
autant que nous pouvions le savoir les uns pour les autres – les parents
entrevus à la kermesse, à la distribution des prix, ou parfois à la sortie rue
Franklin, plus régulièrement rue Louis David, mais c’était perdu de mémoire –
et la vie nationale étaient en continuité : patriotisme non dit, stabilité
des couples parentaux, longueur des vacances d’été, trois mois à une semaine
près déterminaient quand même des éléments de cloisons étanches, mais nous
avions peu d’histoires extraordinaires à nous raconter à la rentrée des classes,
alors même que les deux-trois jours de retraite spirituelle préliminaire se
prêtaient aux aparte. Nous vivions tous de la même façon, même Spirou ou Tintin – hebdomadaires et héros à l’époque antagonistes – ne nous
séparaient pas, d’ailleurs notre sixième fut l’année de la marque jaune donc de
beaucoup de graffitis. Il n’y eut pendant dix ans rien de tragique, sinon la
chute du camp retranché de Dien Bien Phu, ni d’extraordinaire, rien non plus de
monotone.
Nos maîtres et les Pères étaient – je
crois – dans la même ambiance de respect mutuel et de partage de valeurs et de
hiérarchies, non dites mais naturelles au collège, les mêmes que celles qui
nous étaient inculquées. La
Compagnie nous faisait vivre ses propres institutions et
grands moments, les projets missionnaires autant que les étapes de la vie
religieuse deux des Pères qui avaient à prononcer leurs vœux définitifs. Voir
son Préfet des Etudes s’agenouiller devant le Provincial pour la formule
consécratoire n’était pas anodin. Une des rencontres fortes avec la pédagogie
ignatienne était l’addiction au théâtre – amateur. Le grime était le Père
Meifred-Devals, le metteur en scène le plus souvent Mr. Van Der Meulen,
professeur d’éducation physique au Petit Collège. Comment se décidait la
distrbution ? surtout s’il s’agissait d’éduquer encore ? je ne le
sais pas encore et pour quoi je fus gratifié d’un rôle dans chacune des pièces
montées ces années-là ; ce n’était qu’en division, à l’occasion de la
kermesse, on ne jouait que deux fois.
Anecdotes, portraits – pas forcément
intimistes – pourraient ici surgir. Aideraient-ils au partage et à l’écho que
je souhaite provoquer.
Quelques nota bene s’imposent cependant.
Mon expérience de ces dix ans est celle
d’un garçon heureux – même si l’enfance ne sait pas se dire ainsi – et
rétrospectivement elle l’est plus encore. Je me suis senti, constamment – sauf
peut-être en cinquième où j’étais relativement « en échec scolaire »
– à l’aise. Tout me convenait des professeurs, des matières enseignées – sauf
les mathématiques et en « gymnastique » où j’étais nul –, de la piété
et des récréations, du prestige des Pères et des professeurs à notre
égalitarisme ambiant entre garçons. J’étais « bien vu » de
l’encadrement et de mes camarades. Je n’ai pas été viré. Je n’ai pas subi de
déceptions. Je n’ai été mis dans aucune impossibilité de faire ou d’être. J’ai
adhéré. Sans avoir à fournir d’efforts conscients ou particuliers. Bon élève,
charmant, doué… mais est-ce si rare ? Le propre du collège est que ce
n’était pas rare. Mais j’ai su – surtout après – que des camarades avaient
souffert et n’étaient pas allés jusqu’au bout du périple des petites aux
grandes classes.
La présence des Jésuites – encadrant,
enseignant pas seulement en religion, surveillant, suivant et animant – tous en
soutane, caractérisait le collège et notre vie quotidienne, sans que nous en
ressentions l’exceptionnalité et la précarité. Ce n’était pas le décor, c’était
l’âme.
Les filles n’étaient pas même un mystère,
jusqu’en terminales comprises, pour la plupart d’entre nous, elles n’existaient
que « sous la forme » de nos sœurs ou des sœurs de camarades qui,
nous étant plus proches, échangeaient des invitations avec nous. Il y avait
quelques maturités plus affirmées, il y avait en bibliothèque des grandes classes
trois genres de livres, en sus des romans de grands auteurs : une
typologie des vocations et des ordres religieux, des brochures d’orientation
dans l’enseignement supérieur, des livrets d’initiation sexuelle avec des
dessins mais pas de photos. Je ne savais rien et n’avais envie de rien de
précis, l’amour que j’éprouvais sans l’avouer pour la sœur d’un de mes
camarades était d’image, de soliloque intérieur, d’incapacité… Le collège
n’était donc pas mixte ni en recrutement des élèves, ni en thématiques
d’ouverture au monde (et à la réalité). Sans que je puisse le dire pour toute
notre promotion, je crois que cela ne nous manquait pas et que, même
rétrospectivement, nous ne le regrettons pas.
Les deux changements qui frappent pour
celui qui revient au collège sont bien l’absence des Jésuites, la présence à
parité des filles. Mais le bien-être apparent de l’ensemble de la
population : élèves et professeurs –, demeure.
II
évaluations
Alors que nous vivions – dans ces années
50 d’un collège jésuite, fortement animé et structuré par une communauté d’une
trentaine de Pères – en régime d’évaluation constante, il n’était demandé ni
aux élèves ni à leurs parents d’apprécier cette vie, cette animation, cette
structure. Nous étions demandeurs plus encore que consommateurs. Le dessein
ignatien – pourtant, dès ces années-là – évoluait au mode interrogatif, puisque
beaucoup de collèges « fermaient », notamment celui de Poitiers, qui
donna lieu à travers toute la
France à des pétitions, dont nous entendions la rumeur et
sentions la passion. Ce sens, l’évaluation par les usagers que sont – d’un
système d’enseignement – les parents et leurs enfants « mis au
collège » – était éloquemment positive.
N’étant ni sociologue, ni professionnel de
l’éducation au niveau primaire et au niveau secondaire, je ne cherche pas à
établir des critères d’appréciation et dans le même rythme des associations
d’idées qui m’a fait écrire – sans trop me relire – les réminiscences et
ambiances ci-dessus, j’essaie de dire maintenant ce que je crois avoir reçu et
ce que je constate qu’ont gardé ou développé mes camarades de cette promotion
60 – dont la vraie liste s’établirait au revers de l’image-mémoire de notre
profession de foi en Mai 1954 (le miracle de l’empilement d’une centaine d’aubes,
à revêtir à la queue-leur, alors qu’elles n’étaient pas interchangeables, qu’on
se trompe d’une seule et le décalage f… tout en l’air tandis qu’au-dehors des
sacristies et du défilé affairé, la procession avait commencé de la
« fosse » à l’autel, que chants et cierges proclamaient, dans
l’inconscience d’une liturgie très minutieusement mise au point avec
répétitions, que tout allait bien…
Je commence par eux, les camarades…
Quelques-uns d’entre nous ont maintenu le contact dès la séparation de l’été de
1960. Pas nombreux. Deux à deux ou en très petit groupe. Des repas nous
réunissent depuis trois ans, entre quarante et vingt, quelques épouses
viennent. Presque tous, nous sommes retraités. Nous n’avons donc pas, en
très grande généralité, partagé notre vie professionnelle, nos fondations ou
nos tâtons conjugaux. Il n’y a donc pas eu d’expression de solidarité, nous
n’avons pas fait corps dans l’aventure. Peut-être le ferons-nous dans le
bilan ? ce n’est pas sûr, chacun a un regard sur sa vie, et plus particulièrement
sur son enfance, les récits professionnels (en exploits ou en humilité) sont
banaux et se répètent, il n’y a eu parmi nous aucune gloire reconnue et les
talents exceptionnels sont restés discrets et de l’ordre des reconnaissances
tête-à-tête. Les retrouvailles sont cependant chaleureuses et très aisées. Des
affinités demeurent, d’autres ont totalement disparu, d’autres enfin naissent.
Physiquement, certains de nous n’ont – est-ce objectif – pas changé, et sont
reconnaissables de nous tous, d’autres méconnaissables. Il y a eu des morts,
peut-être la dizaine, des drames de santé, des orientations et des
têtes-à-queue pas trop racontés ni partageables. Une bonne part de la promotion
n’a pas vécu les dix ans d’affilée mais a rejoint ceux qui venaient du Petit
Collège. Nous avons un langage commun, un imagier commun. Jusqu’à présent, nos
exercices – repas du soir, trois chez un premier camarade, et le quatrième chez
un autre, tous deux à Paris et avec la capacité de recevoir, fort bien – n’ont
pas abordé les thèmes de la composition qui comptait double : la foi, la
vie de prière, l’avancée vers la suite selon ce que nous avions, en classes et
divisions, en rangs, pratiqué apparemment ou sincèrement. Un Petit frère des
pauvres, un prêtre diocésain. Le P.H.S. (le plus haut service) et
l’interrogation latente qu’aucun de nous ne pouvait avoir totalement éludé
pendant une décennie, n’a pas débouché sur des vocations nombreuses,
sacerdotales, religieuses, jésuites. Pour ma part, j’en ai été travaillé, mais
sans conclusion, de nos années de Moyen Collège à la veille ou presque de mon
tardif mariage, il y a sept ans. Travail qui produit quelque chose de pas
programmé : l’expérience de Dieu, parce que Celui-ci résiste et ne nous
ressemble pas. Qu’Il est donc à chercher et qu’Il m’accompagne autrement que
souhaité, mais combien plus efficacement !
Fûmes-nous ainsi préparés à la vie ?
Ce que nous avons reçu, continue-t-il de
nous lester, de nous accompagner, de nous approfondir ?
J’essaie de répondre à ces deux questions,
que je crois évidentes mais que nous ne nous sommes certainement pas posées à
la « sortie du collège » dans notre hâte à commencer…
Tandis que nous vivions ces années de
collège, nous avions certainement conscience – et c’est une utile conscience
des étapes de la vie pour n’en anticiper ni en retarder aucune, même si je n’ai
pas suivi cette sage intuition, personnellement – certainement conscience que
nous étions en préparation de vie, ce qui impliquait une certaine retenue aussi
bien dans l’énoncé de projets, d’inclinations, que dans une réelle envie de
nous émanciper. Le concept de liberté n’était pas commenté. Celui de justice,
de responsabilité : beaucoup plus. Responsabilité partagée entre nous et
la société. Nous avions des chances reçues, nous devions les donner à autrui, à
la société, nous étions responsables pas tant de notre avenir propre, que de
celui de la société : la
France, l’Eglise pas nommément mais implicitement. La
société, en l’occurrence nos parents, les professeurs, les Pères, étaient tout
autant responsables. Nous devions travailler, ils devaient nous rétribuer en
considération et en indication de notre utilité sociale. La notion de bien
commun aurait pu être développée, elle ne l’était pas. Nous étions éduqués non
pour gérer – nous-mêmes, nos talents, notre bagage – mais pour vivre dans une
ambiance où nous aurions beaucoup à continuer et peu à contester :
responsables de l’existant, de son perfectionnement, de son épanouissement.
Malgré la confession fréquente, les notations publiques, le système des
« colles », non plus en punitions bénignes nouss privant un peu du
dimanche matin, mais en interrogatoires préparant des épreuves du baccalauréat,
nous n’étions pas du tout entrainés à l’examen de conscience, à l’évaluation de
nos capacités, à l’examen des causes de nos échecs et de nos succès. La
question était notre conformation, notre identité, et notre destination était
une mission chrétienne et sociale, allant d’elle-même, mais – au fond – assez
accessoire par rapport à une conduite de la vie, normale et apaisée. Nous
allions reproduire un modèle social et en cela parents et Jésuites
s’accordaient, même si je ne suis pas sûr que cette ambition s’écrivait et se
fondait de la même manière. Nous ne doutions pas, personne ne doutait ni des
ambiances, ni du modèle, ni des suites certainement heureuses de chacune de nos
existences. C’était aussi réconfortant que sécurisant. Notre envol a donc été
joyeux.
L’outil intellectuel – sur lequel hier
comme avant-hier et aujourd’hui, les éloges ont toujours été nombreux et
choisis – était moins classique et polyvalent qu’il n’y paraissait. Sans que
cela soit dit, mais c’était la réalité des classements et des passages de
division en division, nous éprouvions que l’originalité, l’accent posé sur
quelques-unes seulement des matières pourvu que nous les possédions,
« payaient » plus en goût de travailler et en résultats que de tout
faire. J’ai ainsi laissé libre cours à ma passion pour l’histoire et donc la
géographie, à ma prolixité d’écriture me classant en tête même quand je ne
rendais qu’un brouillon faute de temps. Le latin et le grec étant obligatoires
ensemble pendant plusieurs années, même si le grec s’entreprenait une année
plus tard et devenait facultatif assez vite, nous étions imprégnés de quelque
chose qu’on pourrait appeler – pompeusement – les racines de note civilisation
et de notre culture, mais qui a fait le terreau, sans doute, d’une certaine
distinction intellectuelle pour toute la suite de nos études et de notre vie
sociale. Lire et mémoriser étaient les deux mouvements constamment inculqués et
contrôlés. Une expression châtiée, une diction – pas seulement pour les rôles
au théâtre amateur – étaient avec la même vigilance réclamées et sanctionnées
au besoin. Aucun de nos professeurs, sauf peut-être le Père Dutronc, par
ailleurs viril et très équilibré, n’était précieux de langue et de gestes. On
nous apprenait posément à être posé. On nous a appris à apprendre et à
exprimer, exploiter ce que nous apprenions. Nous retenions, nous étions tenus
en haleine, la curiosité et un certain universalisme transcendaient – même pour
moi et ma nullité en mathématiques (l’absence d’intuition semblable à cette
incapacité dans la plupart des exercices sportifs) – le clivage habituel entre
littéraires et scentifiques. Là, sans doute : curiosité, universalité,
façon d’apprendre, de retenir, de laisser cheminer en soi – se trouve le legs
profane des Jésuites pour ma génération. Critère d’efficacité ? ou
d’adéquation ? Il s’est trouvé – pas seulement dans ma filière
Sciences-Po. E.N.A. – que pour beaucoup de nous, les études supérieures ne nous
faisaient pas changer ni de méthode ni de cadre pour les contenus nouveaux que
nous avions, désormais, à absorber par nous-mêmes. Il est vrai qu’à
Sciences-Po., l’ambiance – juste après la disparition d’André Siegfried était
avec Jacques Chapsal et Henry-Gréard – volontairement familiale : comme
rue Franklin, on disait rue Saint-Guillaume, « la maison »… vrai
aussi que les Jésuites « tenaient » alors l’aumônerie, ce qui
demeure, et enfin Sainte-Geneviève, à Versailles, prolongeait pour les
préparations scientifiques le schéma de saint-Louis-de-Gonzague : le
Préfet des études là-bas était le frère du nôtre au Grand Collège, un second
Boyer-Chammard, frère du nôtre, était le Père spirituel.
Nous n’avons pas été dépaysés dans les
grandes écoles ou à l’université, nous n’avons pas été dépaysés dans nos débuts
professionnels. L’époque, il est vrai – installation forte de la Cinquième République
en tant que notre régime le plus naturel depuis longtemps, sinon la Révolution…
construction européenne… croissance économique générale jusqu’au « premier
choc pétrolier – portait à l’optimisme et ainsi à une sorte de vie de
famille : les réalités sociales et politiques, les idéologies dominantes
étaient tranquillement ambiantes, optimistes, peu conflictuelles. Mai-68 a été un choc, mais – pour
ceux qui en furent contemporains à leurs vingt-vingt-cinq ans – nullement une
rupture et un commencement. Le collège nous avait initié à une continuité
positive. Même notre ignorance des filles, de la femme, du romanesque ou du
crû, ne semble pas avoir compliqué les amours et les mariages de mes camarades,
parmi lesquels il me semble qu’il y a très peu de divorces. Je ne parle pas –
ici – de moi. Si j’ai vécu errance et attente pendant une quarantaine d’années,
c’est davantage dû – je crois – à des circonstances familiales, quoique je
fasse exception parmi les neuf sœurs et frères que nous sommes encore, et
surtout à des interrogations religieuses dont le collège fut le cadre, le
témoin mais ni l’origine ni la médication.
Préparés à la vie ? Oui, en ce sens
qu’en y « entrant », nous n’en avions pas peur. Non, en ce sens que
nous ne savions pas, mais c’était aussi le fait familial pour la plupart
d’entre nous, que la vie est une lutte pas seulement pour conserver caps et
idéaux, intégrité morale mais pour parvenir. Nous n’étions en effet pas du tout
arrivistes, ni même ambitieux au sens tellement répandu aujourd’hui.
Solidaires ? non plus. Nous n’avions aucune raison d’être révoltés de quoi
que ce soit. Au mieux – en guise d’altruisme – compatissants. Nous pensions
tranquillement que tout nous arriverait à point, au mérite, et le mérite nous
en avions. Capacités acquises dont nous ne nous enorgueillissons pas, sachant
bien – cela nous était répété – que nous avions tout reçu. Mais si bien dotés,
comment aurions-nous pu ne pas réussir. Nous n’étions pas – tels quels –
préparés à l’échec ni dans la suite de nos études, ni dans les choix et la vie de
couple, ni dans la carrière professionnelle. Je ne suis pas au courant de
naufrage – sauf du mien – et je ne sais donc comment ceux de mes camarades qui
en ont subi un, ont survécu. Pour ma part, je sais que les structures
religieuses, le goût et la capacité d’écrire, enfin un choix conjjugal très
tardif mais heureux, m’ont sauvé. La psychothérapie aussi. Ces voies de salut,
ces étais en cas de tempête ne nous furent pas enseignés, peuvent-ils l’être au
monde éventuel ? Le goût de l’argent, de la réussite, de la notoriété ne
nous effleura pas, puisque tout devait nous venir naturellement et sans que
nous soyons étonnés. Nous n’avions pas beaucoup d’humour, mais nous n’étions
pas tristes. Nous étions – enfance – dans l’instant. La France et l’Europe se relevaient,
nous ne les avions pas vus abattus. Nous vivions le mouvement ascensionnel de
la résurrection. L’époque est aujourd’hui totalement différente, elle appelle
une réflexion sérieuse et documentée sur le monde, sur la société, sur les
remèdes à l’injustice, à l’immoralité, à l’impudicité à tous égards, à la
bêtise et à leur triomphe médiatique et en direction du pays et de beaucoup
d’entreprises. Nous n’apprîmes pas la critique parce que les temps étaient
autres. Beaucoup de camarades n’ont acquis ce regard que dans un segment
seulement lié soit à l’argent soit à la morale familiale. Le collège cependant
ne fabriquait pas des capitalistes ni des intégristes. Ma promotion a produit
du solide, une certaine diversité et une mobilité professionnelles, une stabilité
affective mais, à deux ou trois exceptions, aucune célébrité même seulement
dans un domaine professionnel. Nous n’avons pas eu à lutter comme les
générations précédentes et comme les actuelles l’éprouvent presque dès la sortie du collège. Quelques-uns de ma
promotion ou d’une devancière ou d’une suivante proche, ont suivi des filières
analogues à la mienne, ou la mienne : la haute fonction publique, certains
avec « pantouflage ». Nous ne nous sommes pas aidés mutuellement, en
tout cas, je n’ai pas été aidé, il est vrai que je n’ai pas appelé, au moins
dans cette direction. Pour les tiers, l’ancien élève des Jésuites est très
caractérisé, mais nous-mêmes nous ne saurions nous décrire, comme tel. Ce qui
induit la constatation que les « bons Pères » savaient s’y prendre
avec nous pour nous élever à tous égards sans que nous nous en rendions
littéralement compte. Ils savaient trouver en chacun le point d’accord avec
leur manière et leur projet, qui auraient pu s’appeler : liberté par
l’intelligence et par la foi. Nous ne découvrions peut-être pas le monde – sauf
les pays dits de mission – mais nous apprenions que nous pouvions faire quelque
chose et être quelqu’un, nous-mêmes. Ce serait certainement tout dévoyer que de
passer seulement un an ou deux, comme en préparation du baccalauréat, ou – mais
c’est une hypohèse pas vérifiée – le temps d’une préparation religieuse. Il
faut la durée. Intuition des « Trente jours », la durée prévue pour
les Exercices spirituels. Il faut
toujours les deux : l’équilibre, les disciplines intellectuelles, le sport,
pas beaucoup à notre époque, mais des propositions d’activités en dehors des
horaires scolaires, la piété. Nous constations qu’Ignace, homme de guerre ayant
discerné sa vocation à la fois par lecture spirituelle et par une longue
retraite bénédictine, avait fait de ses disciples des actifs contemplatifs ou
des contemplatifs actifs. Cela se vérifiait, souvent aux dépens de notre jeune
âge volontiers raisonneur et obstiné, dans l’art de la dialectique pratiqué par
tous les Pères, quelle que soit leur implication avec nous :
sujet-verbe-complément en langue française, causes et conséquences dans nos
comportements. Le spirituel est crédible, praticable en version adulte si
toutes les facultés humaines s’y retrouvent. Les Jésuites ont su nous le
donner, à nos débuts d’exercices intellectuels et d’introspection.
D’autres formations possibles ?
D’autres spritualités s’il faut vraiment distinguer ? A l’expérience des
rencontres où peut surgir le spirituel, et pas seulement des opinions d’Eglise,
il m’est apparu que les collèges tenus par des religieux ne produisent pas des
chrétiens plus ni mieux, en France, et à Paris, que l’enseignement public. Je
l’ai d’ailleurs publié – dans La Croix – au moment
des manifestations contre le projet de loi Savary, récupérées par une droite à
cours de thèmes puisque les nationalisations avaient été populaires. Beaucoup
de nous ont rencontré d’autres prêtres ou d’autres religieux, j’ai cheminé
depuis mes vingt ans jusqu’à ces jours-ci avec un Bénédictin, moine de Solesmes
et ermite en Mauritanie (Dom Jacques Meugniot), été consolé et assisté par un
Cistercien d’exception à la trappe de Bricquebec (Dom Amédée Hallier) mais j’ai
retrouvé le trésor de notre enfance et de notre adolescence en étant souvent de
1986 à 1999, l’un des exercitants puis retraitants de Jean Laplace. Une
retraite dite d’élection – donnée par Jean Gouvernaire – en Juin 1963, m’avait
marqué. Donc, le collège et sa mémoire offrent des ressources. Familières et
adaptées à la fois. Le conjugal était à mes époques de fiançailles classiques,
tenu par l’Abbé Henri Caffarel (L’anneau
d’or) et la spécialité n’avait pas encore intéressé la Compagnie. Les
revues, dont Etudes qui accueillit
souvent ma prose tant que j’étais également publié ailleurs, n’étaient pas
annoncées au collège. Je suis de moins en moins sûr que ce soit une forme
efficace du rayonnement de la Compagnie. L’amitié
avec un religieux ne nous est donc venue que plus tard, hors du collège. La
relation, par exemple, avec l’initiateur de mon enfance, aisément participante
et émerveillée, Gilbert Lamande, changea non avec mon âge, mais avec ma sortie
du collège : diagnostic sur ma vocation éventuelle à mon départ en service
national pour la Mauritanie
à l’automne de 1964, accompagnement du Père vieilli et mourant en 2000.
Maïeutique au collège, des monastères en post-adolescence parallèlement aux
initiations affectives puis sexuelles, compagnonnage offerts par la vieillesse
et la mort, voies vers Dieu et surtout vers l’amitié, une certaine égalité
devant l’existence et la disparition, et dans l’urgence et la profondeur
d’articuler, quel que soit le passé, quels que soient les vœux, la consécration
ou l’errance, l’acte de foi, celui de l’espérance. L’affection va alors de soi,
l’amour fraternel jaillit enfin. Au collège, tout est resté sobre, non dit. Franklin,
l’incubation.
Effet et adéquation d’une éducation dans
la durée ? Autrement écrit, la pédagogie ignatienne est-elle ou non une
formation ? dépassant de beaucoup une scolarité aux niveaux primaire et
secondaire, avec en fond ou en sus une catéchèse et un certain art de vivre.
Des lacunes, constatées – non pendant la
vie au collège – mais à l’expérience de la vie à tous âges hors du collège. Le
sport de compétition trop facultatif et hors horaires. L’éducation physique pas
assez couplée avec des formes de sophrologie. L’éducation artistique évidemment
pas contenue par les classes de dessin qui étaient vécues davantage comme un
apprentissage de soi que comme une lecture des œuvres et la compérehsnion de la
créativité humaine. Observation analogue pour la musique et le chant, pas de
culture en histoire de la musique ni en analyse des œuvres, même si un Père
surveillant de l’époque – Jean Labarrière, pas encore le phénoménologue et le
théologien qu’il fût – emmenait quelques-uns aux « Musigrains »
( ?), Honneger, Strasvinski. Pas vraiment la manière de lire et de se
constituer une bibliothèque. Pas de bibliothèque d’ailleurs ni pour l’ensemble
du collège avec un enseignant ou un religieux orientant les élèves, ni par
division. Sans doute, les programmes publics ne prévoyaient pas, à l’époque,
d’initiation sexuelle ou d’approches des politiques économiques et
sociales ; ils ont manqué très vite ensuite, nos apprentissages ont été
sur le tas… le civisme ou un certain regard sur la société étaient, selon le
Père spirituel dans les grandes classes, donnés et commentés par celui-là seul.
Paradoxalement, même la prière ne nous fut pas enseigné. Peut-être avons-nous
reçu beaucoup plus et beaucoup plus mieux : une familiarité avec Dieu,
telle que la prière ne nous est venue, en tant que telle, qu’à l’âge des
décisions et des orientations, Dieu comme recours, puiis à longueur de vie,
comme compagnon et comme horizon les plus intimes et les plus sûrs. Reste que
l’ « honnête homme » n’était pas tout à fait complet, que la Compagnie – peut-être –
gérait plus qu’elle ne pensait son legs et son avenir pédagogique. A parcourir
aujourd’hui les couloirs des deux bâtiments, des bibliothèques et des salles
d’informatique se laissent voir : les lacunes des années 50 demeurent
peut-être, celles qui aujourd’hui seraient criantes, n’apparaissent pas en
revanche et heureusement. Indiscutable, et dont je ne sais si elle a été
palliée, la faiblesse de l’enseignement des langues, sauf l’organisation – en
seconde – d’un trimestre de la section d’allemand séjournant dans le collège,
sans doute des Jésuites, à Graz.
Des éléments – concertés ? mis au
point ? – me paraissent décisifs, et valables pour une amélioration de la
société. Sauf les séances particulières de réprimandes et observations quand
nous allions – mis à la porte de la classe par l’un quelconque des professeurs
– demander l’admittatur au Père Préfet (le billet orange, pas plus grand qu’une
carte de visite, annoté : « vu pour sanction »), il n’y eut
jamais, en tout cas dans mon expérience, d’entretien récapitulatif ou
réformateur, avec un Père ou avec un surveillant ou avec un enseignant. Toutes
les actions de formation, tous les conseils, toutes les évaluations étaient
données en public, sans dialogue mais avec beaucoup de justesse, de regard, et
chacun à son tour y passait pour le difficile ou pour la félicitation. Il ne
pouvait y avoir de coup fourré, de favoritisme ni a fortiori quelque inclination
de l’enseignant ou de l’enseigné, qui se puisse exprimer. Je n’ai sollicité –
hors le rituel des confessions (le billet crème ou ivoire, même format que
l’admittatur).
De même, une des constantes de la
recommandation pour nos comportements était de ne pas nous faire remarquer.
Autant l’originalité, la personnalité, la liberté étaient manifestement prisées
des Pères et des professeurs en expression écrite et orale, en appropriation
des contenus enseignés, autant l’exubérance ou la vanité étaient étrillées. Je
l’ai souvent vécu des petites aux grandes classes, avec souvent – devant le
front des troupes – l’admonestation (le Père Longuet à qui j’avais
répliqué : je ne suis pas votre domestique, parce que j’écopais d’avoir à
gratter des inscriptions à la craie que je n’avais pas commises) ou la paire de
claques (le Père Maucorps, lors d’un des habituels et multiples défilés dans
les escaliers, en rang, côté mur et côté rampe, m’ayant attrapé pour je ne sais
plus quoi) ou le paradoxal reproche, vu ma piété, d’avoir bavardé à la
chapelle. La discipline, matrice de la maîtrise et de la conscience ce soi, se
fondait sur une surveillance et un regard que nous savions constants, sans que
cela induise une mentalité de méfiance ou d’emprisonnement. Tout était visible (le
carré de vitre non dépolie permettant au Préfet, depuis les couloirs, de
s’assurer que la classe se déroulait comme il convient) : notre conduite, nos
résultats, nos manques, la relation que nous avions avec les études, avec les
camarades, avec les professeurs. En ce sens, c’était une vie communautaire,
égalitaire, très réglée et pourtant absolument pas pesante. Ecole de
société ? La remarque de demeurer simple et sans excentricité ni étalage
valait aussi pour les enseignants, et naturellement pour les Pères ui y
veillaient : sans doute, chacun avait sa manière – on ne disait pas, avant
de Gaulle, équation personnelle – mais il était manifeste que même les
originalités, spécialisations et différences entre nos pédagogues avaient été
pesées et ajustées les unes par rapport aux autres, la sobriété de l’un
compensait dans les horaires la vivacité ou la pétulance de l’autre.
Il en reste une confiance confirmée en
nous-mêmes et en l’homme – moins par le catalogue personnel de nos réussites et
de nos échecs en tous genres, mais par l’intuition de ce qu’est une vie juste.
III
projections
Je m’avance maintenant – pour conclure –
avec une certitude, une lacune, une conviction.
La certitude est qu’il est d’un intérêt
criant pour l’éducation en France des enfants et des adolescents que se
réinstitue et se manifeste la pédagogie ignatienne. Elle ne peut pas l’être pas
délégation des Pères Jésuites eux-mêmes à des groupes ou cercles d’enseignants,
conviés avec plus ou moins d’arguments, à faire leurs la vue et le projet
jésuites. Elle doit l’être par une réinsertion des Pères – dans les trois
générations, de leurs études, de la maturité de leur vocation et de leur propre
formation, de leur vieil âge – physiquement dans chaque collège. A Franklin,
plus qu’un seul Jésuite, Père spirituel de l’ensemble. Il ne s’agit pas d’un
encadrement, ni d’une substitution aux enseignants, mais d’une présence à
définir et à dialoguer selon les modalités et les positions dans l’organigramme
qu’elle devrait prendre. Il s’agit de rétablir le lien entre un lieu et des
structures physiques et mentales d’enseignement et de formation des jeunes
d’une part, et la spiritualité ignatienne si dialectique, et donc si
entrainante à l’activité pour changer le monde et être soi.
La lacune est que je ne connais rien de
l’existant. Quelques passages au collège depuis cinquante, très espacés, et
n’ayant donné lieu – sauf une journée de colloque il y a quelques années,
précisément à propos d’une réinsertion des Jésuites dans la pédagogie du
primaire et du secondaire, à Franklin-même – à aucun échange avec les maîtres
actuels. Je souhaite prendre connaissance de ce qu’il se fait et existe depuis
une sinon deux générations maintenant, en dialoguer avec les enseignants,
savoir leur projet, leur manière de se concerter entre eux, d’être dirigés, et
le lien qu’ils conservent avec la Compagnie. Il est évident qu’il ne peut s’agir
d’un retour des uns, d’une minoration ou d’une rétrogradation des autres, et
que tout doit s’évaluer et se projeter en concertation. Une concertation qui
devrait se faire entre Jésuites, enseignants selon le modèle actuel mais en
présence de plusieurs générations des anciens élèves, et sans doute de quelques
délégués ou représentants des élèves en cours de scolarité. Les parents informés
mais sans doute moins parties prenantes à la préparation de ce nouveau cours,
puisqu’ils sont les plus précaires dans le temps et que l’important est
l’élève, bien davantage que les divers projets éducatifs des enseignants, des
Jésuites, des parents. L’élève est au cours de ce nouveau cours, sujet et
objet, mais l’art ignatien réside dans la proposition : celle-ci doit
connaître à qui s’adressera la proposition et même prévoir les ajustements
selon l’élève – concret autant qu’idéal – elle n’est pas une autogestion. Pas
plus que n’aurait dû l’être ou l’est peut-être devenue (je ne le sait pas du
tout) la prise en main du collège par les seuls laïcs.
La conviction est que l’insertion de ce
renouveau jésuite dans l’enseignement doit se faire selon les acquis de la
pédagogie nationale, en France, que ces acquis soient le fait du public ou du
privé, et qu’ils bénéficient ou pas des expériences étrangères. La France est en mal de
structures et de repères, la société se cloisonne en communautés sociales et mentales,
les identités se cherchent à la marge et non en collectivité nationale et en
esprit européen. Le renouveau jésuite – parce qu’il a un fondement structurant
et spirituel – peut être un môle et un guide pour plusieurs générations en
France, mais à condition d’écouter le dehors et de savoir s’y faire accueillir.
Ce « retour des Jésuites » ne
sera évidemment ni l’aveu d’une erreur stratégique il y a quarante ou cinquante
ans, ni le désaveu de ce que la relève laïque a produit, notamment à
Saint-Louis-de-Gonzague. Simplement, les exigences sont de plus en plus fortes
et les générations nouvelles exigent davantage que par le passé structures,
repères et discernement dans une époque et un monde – notamment en France – qui
en ont de moins en moins, ou qui en proposent des substituts de plus en plus
faux et desséchants.
Cette réinsertion est un service demandé à
la Compagnie,
elle n’est pas une demande de la
Compagnie en mal de récupération de quelque bien. Les
collèges sont bien commun.
Quelques conditions – à première réflexion
– apparaissent vite.
D’abord, la ressource humaine. La Compagnie avait déjà
moins d’effectifs dans les années 50 puisque les fermetures de collège
n’étaient pas uniquement un changement d’affectation des Pères adressés à
d’autres ministères, témoignages ou tâches. C’est certainement un type de
vocation, pas seulement religieuse et sacerdotale, que d’animer la jeunesse et
les moins de seize-dix-huit ans. Y a-t-il actuellement de jeunes Jésuites en
cours ou en fin d’études, et quelques-uns de leurs aînés, qui – en France –
veulent se dédier à cette mûe et à ce qu’elle réussisse : exaltant retour
aux sources, difficile imagination d’une actualisation adéquate. Je ne le sais
pas, mais ce que je sais c’est que moins les jeunes – les élèves – voient des
Jésuites à l’œuvre et à participer à leur vie, à la vie des collèges, moins il
y aura de vocations. De même que l’absence de prêtre résidant, la raréfaction
des messes en milieu rural, le non-accompagnement désormais jusqu’à la tombe
par un prêtre qu’on ait été fervent ou agnostique du moment que la famille du
défunt aurait souhaité cette présence, privent de tout exemple vécu
d’éventuelles disponibilités à s’engager. Je crois à un effet
d’auto-enytrainement. Plus il y aura de Jésuites dans les collèges, plus il y
aura de vocations jésuites. Naturellement, l’option de mixité – sur laquelle il
est impossible de revenir, et qui a certainement d’immenses avantage et peu
d’inconvénients, les uns à beaucoup développer et méditer, les autres sans doute
aisés à pallier – induira des vocations féminines, et donc à terme amènera la Compagnie à penser
beaucoup à sa composante féminine : je ne crois pas que les
« Xavières » la soient vraiment, ou si elles le sont – ce que
j’ignore – qu’elles développent vraiment la Jésuite. Probablement,
ce qu’a créé Mme Daniélou doit provoquer une concertation et des mises en
commun, pour ce renouveau, qui dépassent la considération mutuelle – état des
lieux et des affinités, dont je ne sais rien. Il est probable aussi que
l’interrogation d’autres ordres religieux ayant une forte expérience de la
pédagogie du primaire et du secondaire – les Bénédictins en Allemagne et en
Autriche – ou les Maristes dans le monde, serait fructueuse. Les tentatives
plus ou moins récentes – ainsi celles de Rose-Marie Miqueau – d’enseignement
privé à forte base chrétienne, éclairée par les avancées de la psychologie
moderne, sont également des ressources à consulter.
Ensuite, la réflexion sur l’étendue et la
nature du champ à re-cultiver, à reprendre. Compte tenu des semences
d’autrefois, et des exploitations de maintenant. Inventaire et bilan des unes
et des autres. Qu’est devenue ce qui s’appelait « l’école du Père
Faure » mysérieusement dans les années 50 quand le Petit Collège
s’agrandit d’une annexe vers la rue de la Tour : un hôtel particulier et son
jardin. Il existe en province des universités dites catholiques et
d’obédience interdiocésaine. Une université catholique à Paris ? des
enseignements qui ne seraient pas principalement religieux, mais une formation
à la société contemporaine, française et européenne, pour contribuer à son
avancée. Certainement, dans les collèges, dans le primaire et le secondaire,
cette dimension-là aussi, comprenant l’analyse économique, les religions et philosophies
comparées, la psychologie surtout de masse. En somme, de l’enfance à l’entrée
dans la vie professionnelle, les Jésuites, leurs enseignants laïcs, le vivier
d’expérience et de compétences des anciens élèves, toutes générations appelées
à opiner et si possible à concourir au projet, se réadonneraient à un autre
projet élitiste que celui des origines, mais de même ambition : l’école
des cadres, la pose des structures, la culture des repères, l’apprentissage du
discernement. Cette immense ambition dont la France et l’Europe éprouvent, sans pouvoir/savoir
la formuler, l’impérieuse nécessité, un système éducatif, une pédagogie
d’expérience et de fondement éprouvés et transcendants peuvent contribuer à
l’assouvir.
Il ne s’agira ni de modéliser, ni de se retrancher,
ni d’expérimenter pour expérimenter, mais simplement de se retrouver et
d’avancer.
A tâtons et sans rien connaître de ce
qu’il se passe ni à l’Education nationale ni dans les collèges, anciennement
jésuites, fort simplement d’une conscience de ce qu’il manque à notre pays et
de ce que les enfants – notre fille a six ans et demi, elle termine le cours
préparatoire à Saint-André de Surzur – et les adolescents sont capables de
donner et d’inventer, je souhaite, selon la formation que j’ai reçue, il y a
soixante et cinquante ans… je vois
1° des structures fortes qui soient autant
celles d’une vie et d’une formation, d’un apprentissage quotidien et
collectifs, que déjà la matrice des années venant ensuite. Une école
d’équilibre et d’adresse donnant le goût de la performance et le jugement des
situations ;
2°
une ouverture au monde, à la société telle qu’elle subit ou pratique
l’économie, la politique, le droit, la morale. Un regard sur les aînés, leurs
prouesses et leurs limites. Les causes et conséquences de ce qui empêche
l’idéal et le souhaitable de se réaliser ;
3° la maîtrise des outils d’intelligence
de la matière, de la nature, de l’époque, de l’homme. Les langues, les
civilisations et les religions comparées, la finesse des sciences exactes, l’art
de poétiser et créer en autant de registres que possible ;
4°
le va-et-vient intime entre le jardin secret (connaissance de soi, des
ressorts de l’âme et relations à Dieu, à ses saints, aux morts aimés) et le
dialogue, la curiosité de l’autre, son accompagnement et l’acceptation de son
accompagnement ;
5°
l’habitude et l’évaluation de l’échec, de sa relativité. La richesse
produite par toute dépression bien identifiée et dialoguée, par toute déception
intellectuelle ou amoureuse. Discernement du propice et du possible, non en
échappatoire ou en compensation, mais en perception de la dimension
verticale ;
6°
l’organisation de soi pour l’apprentissage, la mémorisation,
l’expression menant au témoignage, au service, à l’accomplissement. Utilisation
des médias actuels écrits, audio-visuels, virtuels : maîtrise pratique,
mode de lecture et d’exploitation, critique du reçu, technique des apports
personnels ;
7°
la connaissance et l’épreuve de ce que sont le plaisir et le bonheur.
L’ambition du beau et la capacité de le reconnaître autant que de le créer, en
tant qu’œuvre ou en tant que notre propre vie et notre personnalité. Le respect
du plaisir en soi qui ne se convoque pas mais se savoure quand il surgit de
l’effort : travail, amour, déblai de l’inconnu.
Tout cela est, en fait et en expérience,
courant et banal, pour chacun et en toute pédagogie non machinale. Ce n’est pas
un type d’homme et de femme qui se propose, c’est la découverte et la
confirmation chez l’enfant et chez l’adolescent que ce à quoi il aspire, est
réalisable. L’ensemble du projet jésuite serait de susciter et équiper l’élan
de chacun vers l’intégralité, souriante et dynamique, de ce qu’il peut être,
d’accompagner l’élève, voire l’étudiant jusqu’à ce moment et ce point où il continue,
s’étant tout approprié, s’étant inventorié, et vise alors le bonheur universel
en voulant fortement et légitimement y contribuer – par son action et par
l’authentique et solide beauté de sa propre existence.
Quelques moyens, à ces fins :
1°
approfondissement du legs des premiers siècles jésuites : la
pluridisciplinarité du profane et du spirituel ;
2°
actualisation d’un mode de concertation et d’évaluation qui, restant
collectif et général, ensemence et reprend les personnalités particulières, une
à une ;
3°
accentuation de ce qui est peut-être déjà pratiqué : les études de
cas, l’expérience in vitro dans toutes les matières enseignées, des lettres
anciennes ou des sciences exactes à l’apprentissage de ce que suscitent en nous
les grands sentiments d’amitié, d’amour, d’oblation. Chaque matière peut être
l’ouverture aux autres disciplines ou au moins une des paraboles en donnant le
goût et la familiarité ;
4°
faire de l’échange l’apprentissage de ce qui met en place l’enseigné.
Echange avec les anciens, échange avec l’étranger – géographique, social,
linguistique. Classes se dépaysant pour quelques semaines à l’étranger ou dans
d’autres environnements urbains ou ruraux. Table-rondes et témoignages croisés
d’élèves et d’anciens : thèmes des professions, thèmes des vocations,
thèmes de la recherche, du dévouement, de l’exploration. Beaucoup d’adolescents
le pratiquent, sans organisation collective ou ayant tenu à leur établissement
d’enseignement secondaire. Ce pourrait être multiplié et tenté plus tôt qu’au
moment du baccalauréat ;
5°
immersion de quelques jours selon une dimension ou un objectif,
apparemment unique, voire sectoriel, mais apportant des savoirs et une
expérience généralisable par analogie : vie monastique, préparation d’une
campagne électorale, connaissance d’une philosophie ou d’un auteur, faune et
flore d’un milieu autre qu’urbain, chantier, manufacture. Pas un cours ni une
visite-spectacle-commentaire, mais une insertion, préparée et ensuite analysée,
dans un site non scolaire ;
6°
apprentissage de ce qui fait source et de ce qui permet l’action
indépendante des modes, des préjugés : la prière, la pensée. Deux
activités de l’esprit et du cœur, que ne soupçonnent même plus la plupart des
dirigeants en France. Et qui s’apprennent, s’éprouvent, s’expérimentent.
D’échanges entre élèves, anciens, Pères et
parents sortiraient certainement un grand nombre d’autres moyens ou une
meilleure définition de ceux évoqués maintenant.
De la présence de Jésuites – en permanence
– dans diverses fonctions spirituelles, enseignantes, gestionnaires et de la
densité de cette présence, même s’il est actuellement peu probable qu’elle soit
analogue à celle des années 50, dans un collège comme Franklin, sortira –
mécaniquement – de l’imprévisible. Même le déjà vu ou fait, parce que les
circonstances extérieures au collège ont substantiellement changé, produira
autre chose que le passé. C’est cette présence physique autant que spirituelle
qui produira des synthèses et des inventions qui ne peuvent se formaliser par
avance. Le fait d’ailleurs que soit inversé le mouvement des années 50 et 60,
où c’étaient aux laïcs à pénétrer le collège et à se pénétrer des objectifs
ignatiens, alors qu’ajourd’hui et demain, ce sera aux Jésuites à se faire
admettre, apprécier, accueillir, et à trouver progressivement leur meilleure
insertion, induira – forcément – la concertation, le bilan du passé et du
présent, la discussion pour l’avenir.
Le retour des Jésuites dans leurs collèges
– s’il faut titrer ainsi l’événement souhaité par quelques-uns, laïcs ou
religieux – ne concerne pas exclusivement la Compagnie ou quelques
collèges. C’est la prise de conscience qu’il faut organiser autrement les
forces, les ressources, les vocations, qu’il faut convoquer bien davantage
d’expertises, de bonnes volontés et de moyens que n’avaient suscités les
Jésuites étant dans les collèges, puis, après leur désengagement, qu’ont pu
susciter et que continuent de susciter les laïcs leur ayant succédé en
animation et en direction. La même stratégie de prendre en charge une société,
selon l’époque et la culture du temps, selon les ambiances et les ambitions
propres à un pays impose – aujourd’hui – de mieux combiner des spécificités
anciennes et des expériences actuelles. Celles-ci dominent tandis que l’ancien
est méconnu dans ce qu’il a de plus utile : des axes pédagogiques et une
spiritualité des premiers âges de l’intelligence et de l’affectivité pouvant
structurer et donner cohérence aux adaptations et aux interrogations actuelles.
Education exceptionnelle, mais en
quoi ? Et le rayonnement des élèves ainsi formés, la contribution à ce
qu’apporte une nouvelle génération à l’œuvre commune d’une société, d’un peuple
ont-ils été, ces dernières décennies, autant exceptionnels ?
Le flou des réponses à la première
question, la dubitation en écho à la seconde… imposent de rebondir. Pratiquer
la pédagogie ignatienne sans une présence des Jésuites dans les collèges –
d’une tout autre nature qu’une représentation ou une concertation périodique et
brève – est-ce intellectuellement honnête ? est-ce la pleine exploitation
d’un legs et d’une expérience ? La réimplication de la Compagnie n’est-elle pas
le moyen le plus concret et le moins partiel, de faire mieux qu’autrefois et d’augmenter
à beaucoup d’égards ce qui semble se faire ces années-ci. En débattre permettra
sans doute de préciser ce qui est oublié et ce qui est pratiqué. Qui connaît
vraiment les deux ? d’expérience. Probablement plus personne, ce qui
confirme que l’avenir ne peut être qu’une novation.
à approfondir et à discuter
selon l’expérience de chacun
points de suspension
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