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EXHORTATION APOSTOLIQUE
EVANGELII GAUDIUM
DU PAPE
FRANÇOIS
AUX ÉVÊQUES
AUX PRÊTRES ET AUX DIACRES
AUX PERSONNES CONSACRÉES
ET À TOUS LES FIDÈLES LAÏCS
SUR L'ANNONCE DE L'ÉVANGILE
DANS LE MONDE D'AUJOURD'HUI
TABLE
DES MATIÈRES
1.
Une joie qui se renouvelle et se communique [2-8]
2. La douce et réconfortante joie d’évangéliser [9-13]
Une éternelle nouveauté [11-13]
3. La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi [14-18]
Propositions et limites de cette Exhortation [16-18]
2. La douce et réconfortante joie d’évangéliser [9-13]
Une éternelle nouveauté [11-13]
3. La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi [14-18]
Propositions et limites de cette Exhortation [16-18]
1.
Une Église « en sortie » / « en partance » [20-24]
Prendre l’initiative, s’impliquer, accompagner, porter du fruit et fêter [24]
2. Pastorale en conversion [25-33]
Un renouveau ecclésial qu’on ne peut différer [27-33]
3. À partir du cœur de l’Évangile [34-39]
4. La mission qui s’incarne dans les limites humaines [40-45]
5. Une mère au cœur ouvert [46-49]
Prendre l’initiative, s’impliquer, accompagner, porter du fruit et fêter [24]
2. Pastorale en conversion [25-33]
Un renouveau ecclésial qu’on ne peut différer [27-33]
3. À partir du cœur de l’Évangile [34-39]
4. La mission qui s’incarne dans les limites humaines [40-45]
5. Une mère au cœur ouvert [46-49]
1.
Quelques défis du monde actuel [52-75]
Non à une économie de l’exclusion [53-54]
Non à la nouvelle idolâtrie de l’argent [55-56]
Non à l’argent qui gouverne au lieu de servir [57-58]
Non à la disparité sociale qui engendre la violence [59-60]
Quelques défis culturels [61-67]
Défis de l’inculturation de la foi [68-70]
Défis des cultures urbaines [71-75]
Non à une économie de l’exclusion [53-54]
Non à la nouvelle idolâtrie de l’argent [55-56]
Non à l’argent qui gouverne au lieu de servir [57-58]
Non à la disparité sociale qui engendre la violence [59-60]
Quelques défis culturels [61-67]
Défis de l’inculturation de la foi [68-70]
Défis des cultures urbaines [71-75]
2.
Tentations des agents pastoraux [76-109]
Oui au défi d’une spiritualité missionnaire [78-80]
Non à l’acédie égoïste [81-83]
Non au pessimisme stérile [84-86]
Oui aux relations nouvelles engendrées par Jésus Christ [87-92]
Non à la mondanité spirituelle [93-97]
Non à la guerre entre nous [98-101]
Autres défis ecclésiaux [102-109]
Oui au défi d’une spiritualité missionnaire [78-80]
Non à l’acédie égoïste [81-83]
Non au pessimisme stérile [84-86]
Oui aux relations nouvelles engendrées par Jésus Christ [87-92]
Non à la mondanité spirituelle [93-97]
Non à la guerre entre nous [98-101]
Autres défis ecclésiaux [102-109]
1. Tout le Peuple de Dieu annonce l’Évangile [111-134]
Un peuple pour tous [112-114]
Un peuple aux multiples visages [115-118]
Nous sommes tous des disciples missionnaires [119-121]
La force évangélisatrice de la piété populaire [122-126]
De personne à personne [127-129]
Les charismes au service de la communion évangélisatrice [130-131]
Culture, pensée et éducation [132-134]
2.
L’homélie [135-144]
Le contexte liturgique [137-138]
La conversation d’une mère [139-141]
Des paroles qui font brûler les cœurs [142-144]
Le contexte liturgique [137-138]
La conversation d’une mère [139-141]
Des paroles qui font brûler les cœurs [142-144]
3. La préparation de la prédication [145-159]
Le culte de la vérité [146-148]
La personnalisation de la Parole [149-151]
La lecture spirituelle [152-153]
À l’écoute du peuple [154-155]
Instruments pédagogiques [156-159]
4.
Une évangélisation pour l’approfondissement du kerygme [160-175]
Une catéchèse kérygmatique et mystagogique [163-168]
L’accompagnement personnel des processus de croissance [169-173]
Au sujet de la Parole de Dieu [174-175]
Une catéchèse kérygmatique et mystagogique [163-168]
L’accompagnement personnel des processus de croissance [169-173]
Au sujet de la Parole de Dieu [174-175]
1.
Les répercussions communautaires et sociales du kerygme [177-185]
Confession de la foi et engagement social [178-179]
Le Royaume qui nous appelle [180-181]
L’enseignement de l’Église sur les questions sociales [182-185]
Confession de la foi et engagement social [178-179]
Le Royaume qui nous appelle [180-181]
L’enseignement de l’Église sur les questions sociales [182-185]
2.
L’intégration sociale des pauvres [186-216]
Unis à Dieu nous écoutons un cri [18 7-192]
Fidélité à l’Évangile pour ne pas courir en vain [193-196]
La place privilégiée des pauvres dans le peuple de Dieu [197-201]
Économie et distribution des revenus [202-208]
Avoir soin de la fragilité [209-216]
Unis à Dieu nous écoutons un cri [18 7-192]
Fidélité à l’Évangile pour ne pas courir en vain [193-196]
La place privilégiée des pauvres dans le peuple de Dieu [197-201]
Économie et distribution des revenus [202-208]
Avoir soin de la fragilité [209-216]
3.
Le bien commun et la paix sociale [217-237]
Le temps est supérieur à l’espace [222-225]
L’unité prévaut sur le conflit [226-230]
La réalité est plus importante que l’idée [231-233]
Le tout est supérieur à la partie [234-237]
Le temps est supérieur à l’espace [222-225]
L’unité prévaut sur le conflit [226-230]
La réalité est plus importante que l’idée [231-233]
Le tout est supérieur à la partie [234-237]
4.
Le dialogue social comme contribution à la paix [238-258]
Le dialogue entre la foi, la raison et les sciences [242-243]
Le dialogue œcuménique [244-246]
Les relations avec le judaïsme [247-249]
Le dialogue interreligieux [250-254]
Le dialogue social dans un contexte de liberté religieuse [255-258]
Le dialogue entre la foi, la raison et les sciences [242-243]
Le dialogue œcuménique [244-246]
Les relations avec le judaïsme [247-249]
Le dialogue interreligieux [250-254]
Le dialogue social dans un contexte de liberté religieuse [255-258]
1.
Motivations pour une impulsion missionnaire renouvelée [262-288]
La rencontre personnelle avec l’amour de Jésus qui nous sauve [264-267]
Le plaisir spirituel d’être un peuple [268-274]
L’action mystérieuse du Ressuscité et de son Esprit [275-280]
La force missionnaire de l’intercession [281-283]
La rencontre personnelle avec l’amour de Jésus qui nous sauve [264-267]
Le plaisir spirituel d’être un peuple [268-274]
L’action mystérieuse du Ressuscité et de son Esprit [275-280]
La force missionnaire de l’intercession [281-283]
2.
Marie, Mère de l’évangélisation [284-288]
Le don de Jésus à son peuple [285-286]
L’Étoile de la nouvelle évangélisation [287-288]
Le don de Jésus à son peuple [285-286]
L’Étoile de la nouvelle évangélisation [287-288]
1.
La joie de l’Évangile remplit le cœur et
toute la vie de ceux qui rencontrent Jésus. Ceux qui se laissent sauver par lui
sont libérés du péché, de la tristesse, du vide intérieur, de l’isolement. Avec
Jésus Christ la joie naît et renaît toujours. Dans cette Exhortation je désire
m’adresser aux fidèles chrétiens, pour les inviter à une nouvelle étape
évangélisatrice marquée par cette joie et indiquer des voies pour la marche de
l’Église dans les prochaines années.
2.
Le grand risque du monde d’aujourd’hui, avec son offre de consommation multiple
et écrasante, est une tristesse individualiste qui vient du cœur bien installé
et avare, de la recherche malade de plaisirs superficiels, de la conscience
isolée. Quand la vie intérieure se ferme sur ses propres intérêts, il n’y a
plus de place pour les autres, les pauvres n’entrent plus, on n’écoute plus la
voix de Dieu, on ne jouit plus de la douce joie de son amour, l’enthousiasme de
faire le bien ne palpite plus. Même les croyants courent ce risque, certain et
permanent. Beaucoup y succombent et se transforment en
personnes vexées, mécontentes, sans vie. Ce n’est pas le choix d’une vie digne
et pleine, ce n’est pas le désir de Dieu pour nous, ce n’est pas la vie dans
l’Esprit qui jaillit du cœur du Christ ressuscité.
3.
J’invite chaque chrétien, en quelque lieu et situation où il se trouve, à
renouveler aujourd’hui même sa rencontre personnelle avec Jésus Christ ou, au
moins, à prendre la décision de se laisser rencontrer par lui, de le chercher
chaque jour sans cesse. Il n’y a pas de motif pour lequel quelqu’un puisse
penser que cette invitation n’est pas pour lui, parce que « personne n’est
exclus de la joie que nous apporte le Seigneur ».[1] Celui qui
risque, le Seigneur ne le déçoit pas, et quand quelqu’un fait un petit pas vers
Jésus, il découvre que celui-ci attendait déjà sa venue à bras ouverts. C’est
le moment pour dire à Jésus Christ : « Seigneur, je me suis laissé tromper, de
mille manières j’ai fui ton amour, cependant je suis ici une fois encore pour
renouveler mon alliance avec toi. J’ai besoin de toi. Rachète-moi de nouveau
Seigneur, accepte-moi encore une fois entre tes bras rédempteurs ». Cela nous
fait tant de bien de revenir à lui quand nous nous sommes perdus ! J’insiste
encore une fois : Dieu ne se fatigue jamais de pardonner, c’est nous qui nous
fatiguons de demander sa miséricorde. Celui qui nous a invités à pardonner «
soixante-dix fois sept fois » (Mt 18, 22) nous donne l’exemple : il
pardonne soixante-dix fois sept fois. Il revient nous charger sur ses épaules
une fois après l’autre. Personne ne pourra nous enlever la dignité que nous
confère cet amour infini et inébranlable. Il nous permet de relever la tête et
de recommencer, avec une tendresse qui ne nous déçoit jamais et qui peut
toujours nous rendre la joie.
Ne fuyons pas la résurrection de Jésus, ne nous donnons
jamais pour vaincus, advienne que pourra. Rien ne peut davantage que sa vie qui
nous pousse en avant !
4.
Les livres de l’Ancien Testament avaient annoncé la joie du salut, qui serait
devenue surabondante dans les temps messianiques. Le prophète Isaïe s’adresse
au Messie attendu en le saluant avec joie : « Tu as multiplié la nation, tu as
fait croître sa joie » (9, 2). Et il encourage les habitants de
Sion à l’accueillir parmi les chants : « Pousse des cris de joie, des clameurs
» (12, 6). Qui l’a déjà vu à l’horizon, le prophète l’invite à se convertir en messager
pour les autres : « Monte sur une haute montagne, messagère de Sion ; élève et
force la voix, messagère de Jérusalem » (40, 9). Toute la
création participe à cette joie du salut : « Cieux criez de joie, terre,
exulte, que les montagnes poussent des cris, car le Seigneur a consolé son
peuple, il prend en pitié ses affligés » (49, 13).
Voyant
le jour du Seigneur, Zacharie invite à acclamer le Roi qui arrive, « humble,
monté sur un âne » : « Exulte avec force, fille de Sion ! Crie de joie, fille
de Jérusalem ! Voici que ton roi vient à toi : il est juste et victorieux » (Za
9, 9). Cependant, l’invitation la plus contagieuse est peut-être celle du
prophète Sophonie, qui nous montre Dieu lui-même comme un centre lumineux de
fête et de joie qui veut communiquer à son peuple ce cri salvifique. Relire ce
texte me remplit de vie : « Le Seigneur ton Dieu est au milieu de toi, héros
sauveur ! Il exultera pour toi de joie, il tressaillera dans son amour ; il
dansera pour toi avec des cris de joie » (3, 17).
C’est
la joie qui se vit dans les petites choses de l’existence quotidienne, comme
réponse à l’invitation affectueuse de Dieu notre Père : « Mon fils, dans la
mesure où tu le peux, traite-toi bien […] Ne te prive pas du bonheur d’un jour
» (Si 14, 11.14). Que de tendresse paternelle s’entrevoit derrière ces
paroles !
5.
L’Évangile, où resplendit glorieuse la Croix du Christ,
invite avec insistance à la
joie. Quelques exemples suffisent : « Réjouis-toi » est le
salut de l’ange à Marie (Lc 1, 28). La visite de Marie à Élisabeth fait
en sorte que Jean tressaille de joie dans le sein de sa mère (cf. Lc 1,
41). Dans son cantique, Marie proclame : « Mon esprit tressaille de joie en
Dieu mon Sauveur » (Lc 1, 47). Quand Jésus commence son ministère, Jean
s’exclame : « Telle est ma joie, et elle est complète » (Jn 3, 29).
Jésus lui-même « tressaillit de joie sous l’action de l’Esprit-Saint » (Lc
10, 21). Son message est source de joie : « Je vous dis cela pour que ma joie
soit en vous et que votre joie soit complète » (Jn 15, 11). Notre joie
chrétienne jaillit de la source de son cœur débordant. Il promet aux disciples
: « Vous serez tristes, mais votre tristesse se changera en joie » (Jn
16, 20). Et il insiste : « Je vous verrai de nouveau et votre cœur sera dans la
joie, et votre joie, nul ne vous l’enlèvera (Jn 16, 22). Par la suite,
les disciples, le voyant ressuscité « furent remplis de joie » (Jn 20,
20). Le Livre des Actes des Apôtres raconte que dans la première communauté ils
prenaient « leur nourriture avec allégresse » (Ac 2, 46). Là où les
disciples passaient « la joie fut vive » (8, 8), et eux, dans les persécutions
« étaient remplis de joie » (13, 52). Un eunuque, qui venait d’être baptisé,
poursuivit son chemin tout joyeux » (8, 39), et le gardien de prison « se
réjouit avec tous les siens d’avoir cru en Dieu » (16, 34). Pourquoi ne pas
entrer nous aussi dans ce fleuve de joie ?
6.
Il y a des chrétiens qui semblent avoir un air de Carême sans Pâques. Cependant,
je reconnais que la joie ne se vit pas de la même façon à toutes les étapes et
dans toutes les circonstances de la vie, parfois très dure. Elle s’adapte et se
transforme, et elle demeure toujours au moins comme un rayon de lumière qui
naît de la certitude personnelle d’être infiniment aimé, au-delà de tout. Je
comprends les personnes qui deviennent tristes à cause des graves difficultés
qu’elles doivent supporter, cependant peu à peu, il faut permettre à la joie de
la foi de commencer à s’éveiller, comme une confiance secrète mais ferme, même
au milieu des pires soucis : « Mon âme est exclue de la paix, j’ai oublié le
bonheur ! […] Voici ce qu’à mon cœur je rappellerai pour reprendre espoir : les
faveurs du Seigneur ne sont pas finies, ni ses compassions épuisées ; elles se
renouvellent chaque matin, grande est sa fidélité ! […] Il est bon d’attendre
en silence le salut du Seigneur » (Lm 3, 17.21-23.26).
7.
La tentation apparaît fréquemment sous forme d’excuses et de récriminations,
comme s’il devrait y avoir d’innombrables conditions pour que la joie soit
possible. Ceci arrive parce que « la société technique a pu multiplier les
occasions de plaisir, mais elle a bien du mal à secréter la joie ».[2] Je peux dire
que les joies les plus belles et les plus spontanées que j’ai vues au cours de
ma vie sont celles de personnes très pauvres qui ont peu de choses auxquelles
s’accrocher. Je me souviens aussi de la joie authentique de ceux qui, même dans
de grands engagements professionnels, ont su garder un cœur croyant, généreux
et simple. De diverses manières, ces joies puisent à la source de l’amour
toujours plus grand de Dieu qui s’est manifesté en Jésus Christ. Je ne me
lasserai jamais de répéter ces paroles de Benoît XVI
qui nous conduisent au cœur de l’Évangile : « À l’origine du fait d’être
chrétien il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la
rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel
horizon et par là son orientation décisive ».[3]
8.
C’est seulement grâce à cette rencontre – ou nouvelle rencontre – avec l’amour
de Dieu, qui se convertit
en heureuse amitié, que nous sommes délivrés de notre
conscience isolée et de l’auto-référence. Nous parvenons à être pleinement
humains quand nous sommes plus qu’humains, quand nous permettons à Dieu de nous
conduire au-delà de nous-mêmes pour que nous parvenions à notre être le plus
vrai. Là se trouve la source de l’action évangélisatrice. Parce que, si
quelqu’un a accueilli cet amour qui lui redonne le sens de la vie, comment
peut-il retenir le désir de le communiquer aux autres ?
9.
Le bien tend toujours à se communiquer. Chaque expérience authentique de vérité
et de beauté cherche par elle-même son expansion, et chaque personne qui vit
une profonde libération acquiert une plus grande sensibilité devant les besoins
des autres. Lorsqu’on le communique, le bien s’enracine et se développe. C’est
pourquoi, celui qui désire vivre avec dignité et plénitude n’a pas d’autre voie
que de reconnaître l’autre et chercher son bien. Certaines expressions de saint
Paul ne devraient pas alors nous étonner : « L’amour du Christ nous presse » (2
Co 5, 14) ; « Malheur à moi si je n’annonçais pas l’Évangile ! » (1 Co 9,
16).
10.
Il nous est proposé de vivre à un niveau supérieur, et pas pour autant avec une
intensité moindre : « La vie augmente quand elle est donnée et elle s’affaiblit
dans l’isolement et l’aisance. De fait, ceux qui tirent le plus de profit de la
vie sont ceux qui mettent la sécurité de côté et se passionnent pour la mission
de communiquer la vie aux autres ».[4] Quand l’Église
appelle à l’engagement évangélisateur, elle ne fait rien d’autre que d’indiquer
aux chrétiens le vrai dynamisme de la réalisation personnelle : « Nous
découvrons ainsi une autre loi profonde de la réalité : que la vie s’obtient et
se mûrit dans la mesure où elle est livrée pour donner la vie aux autres. C’est
cela finalement la mission ».[5] Par
conséquent, un évangélisateur ne devrait pas avoir constamment une tête
d’enterrement. Retrouvons et augmentons la ferveur, « la douce et réconfortante
joie d’évangéliser, même lorsque c’est dans les larmes qu’il faut semer […] Que
le monde de notre temps qui cherche, tantôt dans l’angoisse, tantôt dans
l’espérance, puisse recevoir la Bonne Nouvelle, non d’évangélisateurs tristes et
découragés, impatients ou anxieux, mais de ministres de l’Évangile dont la vie
rayonne de ferveur, qui ont les premiers reçu en eux la joie du Christ ».[6]
11.
Une annonce renouvelée donne aux croyants, même à ceux qui sont tièdes ou qui
ne pratiquent pas, une nouvelle joie dans la foi et une fécondité
évangélisatrice. En réalité, son centre ainsi que son essence, sont toujours
les mêmes : le Dieu qui a manifesté son amour immense dans le Christ mort et
ressuscité. Il rend ses fidèles toujours nouveaux, bien qu’ils soient anciens :
« Ils renouvellent leur force, ils déploient leurs ailes comme des aigles, ils
courent sans s’épuiser, ils marchent sans se fatiguer » (Is 40, 31). Le
Christ est « la Bonne
Nouvelle éternelle » (Ap 14, 6), et il est « le même
hier et aujourd’hui et pour les siècles » (He 13, 8), mais sa richesse
et sa beauté sont inépuisables. Il est toujours jeune et source constante de
nouveauté. L’Église ne cesse pas de s’émerveiller de « l’abîme de la richesse,
de la sagesse et de la science de Dieu ! » (Rm 11, 33). Saint Jean de la
Croix disait : « Cette épaisseur de sagesse et de science de Dieu est si
profonde et immense que, bien que l’âme en connaisse quelque chose, elle peut
pénétrer toujours plus en elle ».[7] Ou encore,
comme l’affirmait saint Irénée : « Dans sa venue, [le Christ] a porté avec lui
toute nouveauté ».[8] Il peut
toujours, avec sa nouveauté, renouveler notre vie et notre communauté, et même
si la proposition chrétienne traverse des époques d’obscurité et de faiblesse
ecclésiales, elle ne vieillit jamais. Jésus Christ peut aussi rompre les
schémas ennuyeux dans lesquels nous prétendons l’enfermer et il nous surprend
avec sa constante créativité divine. Chaque fois que nous cherchons à revenir à
la source pour récupérer la fraîcheur originale de l’Évangile, surgissent de
nouvelles voies, des méthodes créatives, d’autres formes d’expression, des
signes plus éloquents, des paroles chargées de sens renouvelé pour le monde
d’aujourd’hui. En réalité, toute action évangélisatrice authentique est
toujours « nouvelle ».
12.
Bien que cette mission nous demande un engagement généreux, ce serait une
erreur de la comprendre comme une tâche personnelle héroïque, puisque l’œuvre
est avant tout la sienne, au-delà de ce que nous pouvons découvrir et
comprendre. Jésus est « le tout premier et le plus grand évangélisateur ».[9] Dans toute
forme d’évangélisation, la primauté revient toujours à Dieu, qui a voulu nous
appeler à collaborer avec lui et nous stimuler avec la force de son Esprit. La
véritable nouveauté est celle que Dieu lui-même veut produire de façon
mystérieuse, celle qu’il inspire, celle qu’il provoque, celle qu’il oriente et
accompagne de mille manières. Dans toute la vie de l’Église, on doit toujours
manifester que l’initiative vient de Dieu, que c’est « lui qui nous a aimés le
premier » (1 Jn 4, 19) et que « c’est Dieu seul qui donne la croissance
» (1 Co 3, 7). Cette conviction nous permet de conserver la joie devant
une mission aussi exigeante qui est un défi prenant notre vie dans sa totalité.
Elle nous demande tout, mais en même temps elle nous offre tout.
13.
Nous ne devrions pas non plus comprendre la nouveauté de cette mission comme un
déracinement, comme un oubli de l’histoire vivante qui nous accueille et nous
pousse en avant. La mémoire est une dimension de notre foi que nous pourrions
appeler « deutéronomique », par analogie avec la mémoire d’Israël. Jésus nous
laisse l’Eucharistie comme mémoire quotidienne de l’Église, qui nous introduit
toujours plus dans la Pâque (cf. Lc 22, 19). La joie évangélisatrice
brille toujours sur le fond de la mémoire reconnaissante : c’est une grâce que
nous avons besoin de demander. Les Apôtres n’ont jamais oublié le moment où
Jésus toucha leur cœur : « C’était environ la dixième heure » (Jn 1,
39). Avec Jésus, la mémoire nous montre une véritable « multitude de témoins »
(He 12, 1). Parmi eux, on distingue quelques personnes qui ont pesé de
façon spéciale pour faire germer notre joie croyante : « Souvenez-vous de vos
chefs, eux qui vous ont fait entendre la parole de Dieu » (He 13, 7).
Parfois, il s’agit de personnes simples et proches qui nous ont initiés à la
vie de la foi : « J’évoque le souvenir de la foi sans détours qui est en toi,
foi qui, d’abord, résida dans le cœur de ta grand-mère Loïs et de ta mère
Eunice » (2 Tm 1, 5). Le croyant est fondamentalement « quelqu’un qui
fait mémoire ».
14.
À l’écoute de l’Esprit, qui nous aide à reconnaître, communautairement, les
signes des temps, du 7 au 28 octobre 2012, a été célébrée la XIIIème
Assemblée générale ordinaire du Synode des Évêques sur le thème La
nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne. On y a
rappelé que la nouvelle évangélisation appelle chacun et se réalise
fondamentalement dans trois domaines.[10]
En premier lieu, mentionnons le domaine de la pastorale ordinaire, «
animée par le feu de l’Esprit, pour embraser les cœurs des fidèles qui
fréquentent régulièrement la Communauté et qui se rassemblent le jour du Seigneur
pour se nourrir de sa Parole et du Pain de la vie éternelle ».[11]
Il faut aussi inclure dans ce domaine les fidèles qui conservent une foi
catholique intense et sincère, en l’exprimant de diverses manières, bien
qu’ils ne participent pas fréquemment au culte. Cette pastorale s’oriente vers
la croissance des croyants, de telle sorte qu’ils répondent toujours mieux et
par toute leur vie à l’amour de Dieu. En second lieu, rappelons le domaine des
« personnes baptisées qui pourtant ne vivent pas les exigences du baptême
»,[12]
qui n’ont pas une appartenance du cœur à l’Église et ne font plus l’expérience
de la consolation de la foi. L’Église,
en mère toujours attentive, s’engage pour qu’elles vivent une conversion qui
leur restitue la joie de la foi et le désir de s’engager avec l’Évangile.
Enfin,
remarquons que l’évangélisation est essentiellement liée à la proclamation de
l’Évangile à ceux qui ne connaissent pas Jésus Christ ou l’ont toujours
refusé. Beaucoup d’entre eux cherchent Dieu secrètement, poussés par la
nostalgie de son visage, même dans les pays d’ancienne tradition chrétienne.
Tous ont le droit de recevoir l’Évangile. Les chrétiens ont le devoir de
l’annoncer sans exclure personne, non pas comme quelqu’un qui impose un nouveau
devoir, mais bien comme quelqu’un qui partage une joie, qui indique un bel
horizon, qui offre un banquet désirable. L’Église ne grandit pas par
prosélytisme mais « par attraction ».[13]
15.
Jean-Paul
II nous a invité à reconnaître qu’il « est nécessaire de rester tendus vers
l’annonce » à ceux qui sont éloignés du Christ, « car telle est la tâche
première de l’Église ».[14]
L’activité missionnaire « représente, aujourd’hui encore, le plus grand des
défis pour l’Église »[15]
et « la cause missionnaire doit avoir la première place ».[16]
Que se passerait-il si nous prenions réellement au sérieux ces paroles ? Nous
reconnaîtrions simplement que l’action missionnaire est le paradigme de
toute tâche de l’Église. Dans cette ligne, les évêques latino-américains
ont affirmé que « nous ne pouvons plus rester impassibles, dans une attente
passive, à l’intérieur de nos églises »,[17]
et qu’il est nécessaire de passer « d’une pastorale de simple conservation à
une pastorale vraiment missionnaire ».[18]
Cette tâche continue d’être la source des plus grandes joies pour l’Église : «
Il y aura plus de joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent que pour
quatre-vingt-dix-neuf justes, qui n’ont pas besoin de repentir » (Lc 15,
7).
16.
J’ai accepté avec plaisir l’invitation des Pères synodaux à rédiger la présente
Exhortation.[19]
En le faisant, je recueille la richesse des travaux du Synode. J’ai aussi consulté
différentes personnes, et je compte en outre exprimer les préoccupations qui
m’habitent en ce moment concret de l’œuvre évangélisatrice de l’Église. Les
thèmes liés à l’évangélisation dans le monde actuel qui pourraient être
développés ici sont innombrables. Mais j’ai renoncé à traiter de façon
détaillée ces multiples questions qui doivent être l’objet d’étude et
d’approfondissement attentif. Je ne crois pas non plus qu’on doive attendre du
magistère papal une parole définitive ou complète sur toutes les questions qui
concernent l’Église et le monde. Il n’est pas opportun que le Pape remplace les
Épiscopats locaux dans le discernement de toutes les problématiques qui se
présentent sur leurs territoires. En ce sens, je sens la nécessité de
progresser dans une “décentralisation” salutaire.
17.
Ici, j’ai choisi de proposer quelques lignes qui puissent encourager et
orienter dans toute l’Église une nouvelle étape évangélisatrice, pleine de
ferveur et de dynamisme. Dans ce cadre, et selon la doctrine de la Constitution
dogmatique Lumen
gentium, j’ai décidé, entre autres thèmes, de m’arrêter amplement sur
les questions suivantes :
a)
La réforme de l’Église en ‘sortie’ missionnaire.
b)
Les tentations des agents pastoraux.
c)
L’Église comprise comme la totalité du peuple de Dieu qui évangélise.
d)
L’homélie et sa préparation.
e)
L’insertion sociale des pauvres.
f)
La paix et le dialogue social.
g)
Les motivations spirituelles pour la tâche missionnaire.
18.
Je me suis étendu sur ces thèmes avec un développement qui pourra peut-être
paraître excessif. Je ne l’ai pas fait dans l’intention d’offrir un traité,
mais seulement pour montrer l’importante incidence pratique de ces thèmes sur
la mission actuelle de l’Église. Tous en effet aident à tracer les contours
d’un style évangélisateur déterminé que j’invite à assumer dans
l’accomplissement de toute activité. Et ainsi, de cette façon, nous pouvons
accueillir, dans notre travail quotidien, l’exhortation de la Parole de Dieu :
« Réjouissez-vous sans cesse dans le Seigneur, je le dis encore,
réjouissez-vous » (Ph 4, 4).
19.
L’évangélisation obéit au mandat missionnaire de Jésus : « Allez donc ! De
toutes les nations faites des disciples, les baptisant au nom du Père, et du
Fils et du Saint Esprit, leur apprenant à observer tout ce que je vous ai
prescrit » (Mt 28, 19-20a). Dans ces versets, on présente le moment où
le Ressuscité envoie les siens prêcher l’Évangile en tout temps et en tout
lieu, pour que la foi en lui se
répande en tout point de la terre.
20.
Dans la Parole de Dieu apparaît constamment ce dynamisme de “la sortie” que
Dieu veut provoquer chez les croyants. Abraham accepta l’appel à partir vers
une terre nouvelle (cf. Gn 12,1-3). Moïse écouta l’appel de Dieu : « Va,
je t’envoie » (Ex 3,10) et fit sortir le peuple vers la terre promise
(cf. Ex 3, 17). À Jérémie il dit : « Vers tous ceux à qui je t’enverrai,
tu iras » (Jr 1, 7). Aujourd’hui, dans cet “ allez ” de Jésus, sont
présents les scénarios et les défis toujours nouveaux de la mission
évangélisatrice de l’Église, et nous sommes tous appelés à cette nouvelle
“sortie” missionnaire. Tout chrétien et toute communauté discernera quel est le
chemin que le Seigneur demande, mais nous sommes tous invités à accepter cet
appel : sortir de son propre confort et avoir le courage de rejoindre toutes
les périphéries qui ont besoin de la lumière de l’Évangile.
21.
La joie de l’Évangile qui remplit la vie de la communauté des disciples est une
joie missionnaire. Les soixante-dix disciples en font l’expérience, eux qui
reviennent de la mission pleins de joie (cf. Lc 10, 17). Jésus la vit,
lui qui exulte de joie dans l’Esprit Saint et loue le Père parce que sa
révélation rejoint les pauvres et les plus petits (cf. Lc 10, 21). Les
premiers qui se convertissent la ressentent, remplis d’admiration, en écoutant
la prédication des Apôtres « chacun dans sa propre langue » (Ac 2, 6) à la Pentecôte. Cette
joie est un signe que l’Évangile a été annoncé et donne du fruit. Mais elle a
toujours la dynamique de l’exode et du don, du fait de sortir de soi, de marcher
et de semer toujours de nouveau, toujours plus loin. Le Seigneur dit : « Allons
ailleurs, dans les bourgs voisins, afin que j’y prêche aussi, car c’est pour
cela que je suis sorti » (Mc 1, 38). Quand la semence a été semée en un
lieu, il ne s’attarde pas là pour expliquer davantage ou pour faire d’autres
signes, au contraire l’Esprit le conduit à partir vers d’autres villages.
22.
La parole a en soi un potentiel que nous ne pouvons pas prévoir. L’Évangile
parle d’une semence qui, une fois semée, croît d’elle-même, y compris quand
l’agriculteur dort (cf. Mc 4, 26-29). L’Église doit accepter cette
liberté insaisissable de la Parole, qui est efficace à sa manière, et sous des
formes très diverses, telles qu’en nous échappant elle dépasse souvent nos prévisions
et bouleverse nos schémas.
23.
L’intimité de l’Église avec Jésus est une intimité itinérante, et la communion
« se présente essentiellement comme communion missionnaire ».[20]
Fidèle au modèle du maître, il est vital qu’aujourd’hui l’Église sorte pour
annoncer l’Évangile à tous, en tous lieux, en toutes occasions, sans hésitation,
sans répulsion et sans peur. La joie de l’Évangile est pour tout le peuple,
personne ne peut en être exclu. C’est ainsi que l’ange l’annonce aux pasteurs
de Bethléem : « Soyez sans crainte, car voici que je vous annonce une grande
joie qui sera celle de tout le peuple » (Lc 2, 10).
L’Apocalypse parle d’« une Bonne Nouvelle éternelle à annoncer à ceux qui
demeurent sur la terre, à toute nation, race, langue et peuple » (Ap 14,
6).
24.
L’Église « en sortie » est la communauté des disciples missionnaires qui
prennent l’initiative, qui s’impliquent, qui accompagnent, qui fructifient et
qui fêtent. « Primerear – prendre l’initiative » : veuillez m’excuser
pour ce néologisme. La communauté évangélisatrice expérimente que le Seigneur a
pris l’initiative, il l’a précédée dans l’amour (cf. 1Jn 4, 10), et en
raison de cela, elle sait aller de l’avant, elle sait prendre l’initiative sans
crainte, aller à la rencontre, chercher ceux qui sont loin et arriver aux
croisées des chemins pour inviter les exclus. Pour avoir expérimenté la
miséricorde du Père et sa force de diffusion,elle vit un désir inépuisable
d’offrir la
miséricorde. Osons un peu plus prendre l’initiative ! En
conséquence, l’Église sait “s’impliquer”. Jésus a lavé les pieds de ses
disciples. Le Seigneur s’implique et implique les siens, en se mettant à genoux
devant les autres pour les laver. Mais tout de suite après il dit à ses
disciples : « Heureux êtes-vous, si vous le faites » (Jn 13, 17). La
communauté évangélisatrice, par ses œuvres et ses gestes, se met dans la vie
quotidienne des autres,elle raccourcit les distances, elle s’abaisse jusqu’à
l’humiliation si c’est nécessaire, et assume la vie humaine, touchant la chair
souffrante du Christ dans le peuple.Les évangélisateurs ont ainsi “l’odeur des
brebis” et celles-ci écoutent leur voix. Ensuite, la communauté évangélisatrice
se dispose à “accompagner”. Elle accompagne l’humanité en tous ses processus,
aussi durs et prolongés qu’ils puissent être. Elle connaît les longues attentes
et la patience apostolique. L’évangélisation a beaucoup de patience, et elle
évite de ne pas tenir compte des limites. Fidèle au don du Seigneur, elle sait
aussi “fructifier”. La communauté évangélisatrice est toujours attentive aux
fruits, parce que le Seigneur la veut féconde. Il prend soin du grain et ne
perd pas la paix à cause de l’ivraie. Le semeur, quand il voit poindre l’ivraie
parmi le grain n’a pas de réactions plaintives ni alarmistes. Il trouve le
moyen pour faire en sorte que la Parole s’incarne dans une situation concrète
et donne des fruits de vie nouvelle, bien qu’apparemment ceux-ci soient
imparfaits et inachevés. Le disciple sait offrir sa vie entière et la jouer
jusqu’au martyre comme témoignage de Jésus-Christ ; son rêve n’est pas d’avoir
beaucoup d’ennemis, mais plutôt que la Parole soit accueillie et manifeste sa
puissance libératrice et rénovatrice. Enfin, la communauté évangélisatrice,
joyeuse, sait toujours “fêter”. Elle célèbre et fête chaque petite victoire,
chaque pas en avant dans l’évangélisation. L’évangélisation joyeuse se fait
beauté dans la liturgie, dans l’exigence quotidienne de faire progresser le
bien. L’Église évangélise et s’évangélise elle-même par la beauté de la liturgie,
laquelle est aussi célébration de l’activité évangélisatrice et source d’une
impulsion renouvelée à se donner.
25.
Je n’ignore pas qu’aujourd’hui les documents ne provoquent pas le même intérêt
qu’à d’autres époques, et qu’ils sont vite oubliés. Cependant, je souligne que
ce que je veux exprimer ici a une signification programmatique et des
conséquences importantes. J’espère que toutes les communautés feront en sorte
de mettre en œuvre les moyens nécessaires pour avancer sur le chemin d’une
conversion pastorale et missionnaire, qui ne peut laisser les choses comme
elles sont. Ce n’est pas d’une « simple administration »[21]
dont nous avons besoin. Constituons-nous dans toutes les régions de la terre en
un « état permanent de mission ».[22]
26.
Paul VI a
invité à élargir l’appel au renouveau, pour exprimer avec force qu’il ne
s’adressait pas seulement aux individus, mais à l’Église entière.
Rappelons-nous ce texte mémorable qui n’a pas perdu sa force interpellante : «
L’heure sonne pour l’Église d’approfondir la conscience qu’elle a d’elle-même,
de méditer sur le mystère qui est le sien […] De cette conscience éclairée et
agissante dérive un désir spontané de confronter à l’image idéale de l’Église,
telle que le Christ la vit, la voulut et l’aima, comme son Épouse sainte et
immaculée (cf. Ep 5,27), le visage réel que l’Église présente
aujourd’hui. […] De là naît un désir généreux et comme impatient de
renouvellement, c'est-à-dire de correction des défauts que cette conscience en
s’examinant à la lumière du modèle que le Christ nous en a laissé, dénonce et
rejette ».[23]
Le
Concile
Vatican II a présenté la conversion ecclésiale comme l’ouverture à une
réforme permanente de soi par fidélité à Jésus-Christ : « Toute rénovation de
l’Église consiste essentiellement dans une fidélité plus grande à sa vocation
[…] L’Église au cours de son pèlerinage, est appelée par le Christ à cette
réforme permanente dont elle a perpétuellement besoin en tant qu’institution
humaine et terrestre ».[24]
Il
y a des structures ecclésiales qui peuvent arriver à favoriser un dynamisme
évangélisateur ; également, les bonnes structures sont utiles quand une vie les
anime, les soutient et les guide. Sans une vie nouvelle et un authentique
esprit évangélique, sans “fidélité de l’Église à sa propre vocation”, toute
nouvelle structure se
corrompt en peu de temps.
27.
J’imagine un choix missionnaire capable de transformer toute chose, afin que
les habitudes, les styles, les horaires, le langage et toute structure
ecclésiale devienne un canal adéquat pour l’évangélisation du monde actuel,
plus que pour l’auto-préservation. La réforme des structures, qui exige la
conversion pastorale, ne peut se comprendre qu’en ce sens : faire en sorte
qu’elles deviennent toutes plus missionnaires, que la pastorale ordinaire en
toutes ses instances soit plus expansive et ouverte, qu’elle mette les agents
pastoraux en constante attitude de “sortie” et favorise ainsi la réponse
positive de tous ceux auxquels Jésus offre son amitié. Comme le disait Jean-Paul II
aux évêques de l’Océanie, « tout renouvellement dans l’Église doit avoir pour
but la mission, afin de ne pas tomber dans le risque d’une Église centrée sur
elle-même ».[25]
28.
La paroisse n’est pas une structure caduque ; précisément parce qu’elle a une
grande plasticité, elle peut prendre des formes très diverses qui demandent la
docilité et la créativité missionnaire du pasteur et de la communauté. Même
si, certainement, elle n’est pas l’unique institution évangélisatrice, si elle
est capable de se réformer et de s’adapter constamment, elle continuera à être
« l’Église elle-même qui vit au milieu des maisons de ses fils et de ses filles
».[26]
Cela suppose que réellement elle soit en contact avec les familles et avec la
vie du peuple et ne devienne pas une structure prolixe séparée des gens, ou un
groupe d’élus qui se regardent eux-mêmes. La paroisse est présence ecclésiale
sur le territoire, lieu de l’écoute de la Parole, de la croissance de la vie
chrétienne, du dialogue, de l’annonce, de la charité généreuse, de l’adoration
et de la célébration.[27]
À travers toutes ses activités, la paroisse encourage et forme ses membres pour
qu’ils soient des agents de l’évangélisation.[28]
Elle est communauté de communautés, sanctuaire où les assoiffés viennent boire
pour continuer à marcher, et centre d’un constant envoi missionnaire. Mais nous
devons reconnaître que l’appel à la révision et au renouveau des paroisses n’a
pas encore donné de fruits suffisants pour qu’elles soient encore plus proches
des gens, qu’elles soient des lieux de communion vivante et de participation,
et qu’elles s’orientent complètement vers la mission.
29.
Les autres institutions ecclésiales, communautés de base et petites
communautés, mouvements et autres formes d’associations, sont une richesse de
l’Église que l’Esprit suscite pour évangéliser tous les milieux et secteurs.
Souvent elles apportent une nouvelle ferveur évangélisatrice et une capacité de
dialogue avec le monde qui rénovent l’Église. Mais il est très salutaire
qu’elles ne perdent pas le contact avec cette réalité si riche de la paroisse
du lieu, et qu’elles s’intègrent volontiers dans la pastorale organique de
l’Église particulière.[29]
Cette intégration évitera qu’elles demeurent seulement avec une partie de
l’Évangile et de l’Église, ou qu’elles se transforment en
nomades sans racines.
30.
Chaque Église particulière, portion de l’Église Catholique sous la conduite de
son Évêque, est elle aussi appelée à la conversion missionnaire. Elle est le
sujet premier de l’évangélisation,[30]
en tant qu’elle est la manifestation concrète de l’unique Église en un lieu du
monde, et qu’en elle « est vraiment présente et agissante l’Église du Christ,
une, sainte, catholique et apostolique ».[31]
Elle est l’Église incarnée en un espace déterminé, dotée de tous les moyens de
salut donnés par le Christ, mais avec un visage local. Sa joie de communiquer
Jésus Christ s’exprime tant dans sa préoccupation de l’annoncer en d’autres
lieux qui en ont plus besoin, qu’en une constante sortie vers les périphéries
de son propre territoire ou vers de nouveaux milieux sociaux-culturels.[32]
Elle s’emploie à être toujours là où manquent le plus la lumière et la vie du
Ressuscité.[33]
Pour que cette impulsion missionnaire soit toujours plus intense, généreuse et
féconde, j’exhorte aussi chaque Église particulière à entrer dans un processus
résolu de discernement, de purification et de réforme.
31.
L’évêque doit toujours favoriser la communion missionnaire dans son Église
diocésaine en poursuivant l’idéal des premières communautés chrétiennes, dans
lesquelles les croyants avaient un seul cœur et une seule âme (cf. Ac 4,
32). Par conséquent, parfois il se mettra devant pour indiquer la route et
soutenir l’espérance du peuple, d’autres fois il sera simplement au milieu de
tous dans une proximité simple et miséricordieuse, et en certaines
circonstances il devra marcher derrière le peuple, pour aider ceux qui sont
restés en arrière et – surtout – parce que le troupeau lui-même possède un
odorat pour trouver de nouveaux chemins. Dans sa mission de favoriser une
communion dynamique, ouverte et missionnaire, il devra stimuler et rechercher
la maturation des organismes de participation proposés par le Code de droit Canonique
[34]
et d’autres formes de dialogue pastoral, avec le désir d’écouter tout le monde,
et non pas seulement quelques-uns, toujours prompts à lui faire des
compliments. Mais l’objectif de ces processus participatifs ne sera pas
principalement l’organisation ecclésiale, mais le rêve missionnaire d’arriver à
tous.
32.
Du moment que je suis appelé à vivre ce que je demande aux autres, je dois
aussi penser à une conversion de la papauté. Il me revient, comme Évêque de Rome, de
rester ouvert aux suggestions orientées vers un exercice de mon ministère qui
le rende plus fidèle à la signification que Jésus-Christ entend lui donner, et
aux nécessités actuelles de l’évangélisation. Le Pape Jean-Paul II
demanda d’être aidé pour trouver une « forme d’exercice de la primauté ouverte
à une situation nouvelle, mais sans renoncement aucun à l’essentiel de sa
mission ».[35]
Nous avons peu avancé en ce sens. La papauté aussi, et les structures centrales
de l’Église universelle, ont besoin d’écouter l’appel à une conversion
pastorale. Le Concile
Vatican II a affirmé que, d’une manière analogue aux antiques Églises
patriarcales, les conférences épiscopales peuvent « contribuer de façons
multiples et fécondes à ce que le sentiment collégial se réalise concrètement
».[36]
Mais ce souhait ne s’est pas pleinement réalisé, parce que n’a pas encore été
suffisamment explicité un statut des conférences épiscopales qui les conçoive
comme sujet d’attributions concrètes, y compris une certaine autorité
doctrinale authentique.[37]
Une excessive centralisation, au lieu d’aider, complique la vie de l’Église et
sa dynamique missionnaire.
33.
La pastorale en terme missionnaire exige d’abandonner le confortable critère
pastoral du “on a toujours fait ainsi”. J’invite chacun à être audacieux et
créatif dans ce devoir de repenser les objectifs, les structures, le style et
les méthodes évangélisatrices de leurs propres communautés. Une identification
des fins sans une adéquate recherche communautaire des moyens pour les
atteindre est condamnée à se
traduire en pure imagination. J’exhorte chacun à appliquer
avec générosité et courage les orientations de ce document, sans interdictions
ni peurs. L’important est de ne pas marcher seul, mais de toujours compter sur
les frères et spécialement sur la conduite des évêques, dans un sage et
réaliste discernement pastoral.
34.
Si nous entendons tout mettre en terme missionnaire, cela vaut aussi pour la
façon de communiquer le message. Dans le monde d’aujourd’hui, avec la rapidité
des communications et la sélection selon l’intérêt des contenus opérés par les
médias, le message que nous annonçons court plus que jamais le risque
d’apparaître mutilé et réduit à quelques-uns de ses aspects secondaires. Il en
ressort que certaines questions qui font partie de l’enseignement moral de
l’Église demeurent en dehors du contexte qui leur donne sens. Le problème le
plus grand se vérifie quand le message que nous annonçons semble alors
identifié avec ces aspects secondaires qui, étant pourtant importants, ne
manifestent pas en eux seuls le cœur du message de Jésus Christ. Donc, il
convient d’être réalistes et de ne pas donner pour acquis que nos
interlocuteurs connaissent le fond complet de ce que nous disons ou qu’ils
peuvent relier notre discours au cœur essentiel de l’Évangile qui lui confère
sens, beauté et attrait.
35.
Une pastorale en terme missionnaire n’est pas obsédée par la transmission
désarticulée d’une multitude de doctrines qu’on essaie d’imposer à force
d’insister. Quand on assume un objectif pastoral et un style missionnaire, qui
réellement arrivent à tous sans exceptions ni exclusions, l’annonce se
concentre sur l’essentiel, sur ce qui est plus beau, plus grand, plus attirant
et en même temps plus nécessaire. La proposition se simplifie, sans perdre pour
cela profondeur et vérité, et devient ainsi plus convaincante et plus
lumineuse.
36.
Toutes les vérités révélées procèdent de la même source divine et sont crues
avec la même foi, mais certaines d’entre elles sont plus importantes pour
exprimer plus directement le cœur de l’Évangile. Dans ce cœur fondamental
resplendit la beauté de l’amour salvifique de Dieu manifesté en Jésus Christ
mort et ressuscité. En ce sens, le Concile
Vatican II a affirmé qu’ « il existe un ordre ou une ‘hiérarchie’ des
vérités de la doctrine catholique, en raison de leur rapport différent avec le
fondement de la foi chrétienne ».[38]
Ceci vaut autant pour les dogmes de foi que pour l’ensemble des enseignements
de l’Église, y compris l’enseignement moral.
37.
Saint Thomas d’Aquin enseignait que même dans le message moral de l’Église il y
a une hiérarchie, dans les vertus et dans les actes qui en procèdent.[39]
Ici, ce qui compte c’est avant tout « la foi opérant par la charité » (Ga
5, 6). Les œuvres d’amour envers le prochain sont la manifestation extérieure
la plus parfaite de la grâce intérieure de l’Esprit : « L’élément principal de
la loi nouvelle c’est la grâce de l’Esprit Saint, grâce qui s’exprime dans la
foi agissant par la charité ».[40]
Par là il affirme que, quant à l’agir extérieur, la miséricorde est la plus
grande de toutes les vertus : « En elle-même la miséricorde est la plus grande
des vertus, car il lui appartient de donner aux autres, et, qui plus est, de
soulager leur indigence ; ce qui est éminemment le fait d’un être supérieur.
Ainsi se montrer miséricordieux est-il regardé comme le propre de Dieu, et
c’est par là surtout que se manifeste sa toute-puissance ».[41]
38.
Il est important de tirer les conséquences pastorales de l’enseignement
conciliaire, qui recueille une ancienne conviction de l’Église. D’abord il faut
dire que, dans l’annonce de l’Évangile, il est nécessaire de garder des
proportions convenables. Ceci se reconnaît dans la fréquence avec laquelle sont
mentionnés certains thèmes et dans les accents mis dans la prédication. Par
exemple, si un curé durant une année liturgique parle dix fois sur la
tempérance et seulement deux ou trois fois sur la charité ou sur la justice, il
se produit une disproportion, par laquelle ces vertus, qui devraient être plus
présentes dans la prédication et dans la catéchèse, sont précisément
obscurcies. La même chose se passe quand on parle plus de la loi que de la
grâce, plus de l’Église que de Jésus Christ, plus du Pape que de la Parole de
Dieu.
39.
Ainsi, commele caractère organique entre les vertus empêche d’exclure l’une
d’elles de l’idéal chrétien, aucune vérité n’est niée. Il ne faut pas mutiler
l’intégralité du message de l’Évangile. En outre, chaque vérité se comprend
mieux si on la met en relation avec la totalité harmonieuse du message
chrétien, et dans ce contexte toutes les vérités ont leur importance et
s’éclairent réciproquement. Quand la prédication est fidèle à l’Évangile, la
centralité de certaines vérités se manifeste clairement et il en ressort avec
clarté que la prédication morale chrétienne n’est pas une éthique stoïcienne,
elle est plus qu’une ascèse, elle n’est pas une simple philosophie pratique ni
un catalogue de péchés et d’erreurs. L’Évangile invite avant tout à répondre au
Dieu qui nous aime et qui nous sauve, le reconnaissant dans les autres et
sortant de nous-mêmes pour chercher le bien de tous. Cette invitation n’est
obscurcie en aucune circonstance ! Toutes les vertus sont au service de cette
réponse d’amour. Si cette invitation ne resplendit pas avec force et attrait,
l’édifice moral de l’Église court le risque de devenir un château de cartes, et
là se trouve notre pire danger. Car alors ce ne sera pas vraiment l’Évangile
qu’on annonce, mais quelques accents doctrinaux ou moraux qui procèdent
d’options idéologiques déterminées. Le message courra le risque de perdre sa
fraîcheur et de ne plus avoir “le parfum de l’Évangile”.
40.
L’Église qui est disciple-missionnaire, a besoin de croître dans son
interprétation de la Parole révélée et dans sa compréhension de la vérité. La tâche des
exégètes et des théologiens aide à « mûrir le jugement de l’Église ».[42]
D’une autre façon les autres sciences le font aussi. Se référant aux sciences
sociales, par exemple, Jean-Paul II
a dit que l’Église prête attention à leurs contributions « pour tirer des
indications concrètes qui l’aident à remplir sa mission de Magistère ».[43]
En outre, au sein de l’Église, il y a d’innombrables questions autour
desquelles on recherche et on réfléchit avec une grande liberté. Les diverses
lignes de pensée philosophique, théologique et pastorale, si elles se laissent
harmoniser par l’Esprit dans le respect et dans l’amour, peuvent faire croître
l’Église, en ce qu’elles aident à mieux expliciter le très riche trésor de la
Parole. À ceux qui rêvent une doctrine monolithique défendue par tous sans
nuances, cela peut sembler une dispersion imparfaite. Mais la réalité est que
cette variété aide à manifester et à mieux développer les divers aspects de la
richesse inépuisable de l’Évangile.[44]
41.
En même temps, les énormes et rapides changements culturels demandent que nous
prêtions une constante attention pour chercher à exprimer la vérité de toujours
dans un langage qui permette de reconnaître sa permanente nouveauté. Car, dans
le dépôt de la doctrine chrétienne « une chose est la substance […] et une
autre la manière de formuler son expression ».[45]
Parfois, en écoutant un langage complètement orthodoxe, celui que les fidèles
reçoivent, à cause du langage qu’ils utilisent et comprennent, c’est quelque
chose qui ne correspond pas au véritable Évangile de Jésus Christ. Avec la
sainte intention de leur communiquer la vérité sur Dieu et sur l’être humain,
en certaines occasions, nous leur donnons un faux dieu ou un idéal humain qui
n’est pas vraiment chrétien. De cette façon, nous sommes fidèles à une
formulation mais nous ne transmettons pas la substance. C’est le
risque le plus grave. Rappelons-nous que « l’expression de la vérité peut avoir
des formes multiples, et la rénovation des formes d’expression devient
nécessaire pour transmettre à l’homme d’aujourd’hui le message évangélique dans
son sens immuable ».[46]
42.
Ceci a une grande importance dans l’annonce de l’Évangile, si nous avons
vraiment à cœur de faire mieux percevoir sa beauté et de la faire accueillir
par tous. De toute façon, nous ne pourrons jamais rendre les enseignements de
l’Église comme quelque chose de facilement compréhensible et d’heureusement
apprécié par tous. La foi conserve toujours un aspect de croix, elle conserve
quelque obscurité qui n’enlève pas la fermeté à son adhésion. Il y a des choses
qui se comprennent et s’apprécient seulement à partir de cette adhésion qui est
sœur de l’amour, au-delà de la clarté avec laquelle on peut en saisir les
raisons et les arguments. C’est pourquoi il faut rappeler que tout enseignement
de la doctrine doit se situer dans l’attitude évangélisatrice qui éveille
l’adhésion du cœur avec la proximité, l’amour et le témoignage.
43.
Dans son constant discernement, l’Église peut aussi arriver à reconnaître des
usages propres qui ne sont pas directement liés au cœur de l’Évangile.
Aujourd’hui, certains usages, très enracinés dans le cours de l’histoire, ne
sont plus désormais interprétés de la même façon et leur message n’est pas
habituellement perçu convenablement. Ils peuvent être beaux, cependant
maintenant ils ne rendent pas le même service pour la transmission de
l’Évangile. N’ayons pas peur de les revoir. De la même façon, il y a des normes
ou des préceptes ecclésiaux qui peuvent avoir été très efficaces à d’autres
époques, mais qui n’ont plus la même force éducative comme canaux de vie. Saint
Thomas d’Aquin soulignait que les préceptes donnés par le Christ et par les
Apôtres au Peuple de Dieu « sont très peu nombreux ».[47]
Citant saint Augustin, il notait qu’on doit exiger avec modération les
préceptes ajoutés par l’Église postérieurement « pour ne pas alourdir la vie
aux fidèles » et transformer notre religion en un esclavage, quand « la
miséricorde de Dieu a voulu qu’elle fût libre ».[48]
Cet avertissement, fait il y a plusieurs siècles, a une terrible actualité. Il
devrait être un des critères à considérer au moment de penser une réforme de
l’Église et de sa prédication qui permette réellement de parvenir à tous.
44.
D’autre part, tant les pasteurs que tous les fidèles qui accompagnent leurs
frères dans la foi ou sur un chemin d’ouverture à Dieu, ne peuvent pas oublier
ce qu’enseigne le Catéchisme
de l’Église Catholique avec beaucoup de clarté : « L’imputabilité et la
responsabilité d’une action peuvent être diminuées voire supprimées par
l’ignorance, l’inadvertance, la violence, la crainte, les habitudes, les
affections immodérées et d’autres facteurs psychiques ou sociaux ».[49]
Par
conséquent, sans diminuer la valeur de l’idéal évangélique, il faut accompagner
avec miséricorde et patience les étapes possibles de croissance des personnes
qui se construisent jour après jour.[50]
Aux prêtres je rappelle que le confessionnal ne doit pas être une salle de
torture mais le lieu de la miséricorde du Seigneur qui nous stimule à faire le
bien qui est possible. Un petit pas, au milieu de grandes limites humaines,
peut être plus apprécié de Dieu que la vie extérieurement correcte de celui qui
passe ses jours sans avoir à affronter d’importantes difficultés. La
consolation et l’aiguillon de l’amour salvifique de Dieu, qui œuvre
mystérieusement en toute personne, au-delà de ses défauts et de ses chutes,
doivent rejoindre chacun.
45.
Nous voyons ainsi que l’engagement évangélisateur se situe dans les limites du
langage et des circonstances. Il cherche toujours à mieux communiquer la vérité
de l’Évangile dans un contexte déterminé, sans renoncer à la vérité, au bien et
à la lumière qu’il peut apporter quand la perfection n’est pas possible. Un
cœur missionnaire est conscient de ces limites et se fait « faible avec les
faibles […] tout à tous » (1Co 9, 22). Jamais il ne se ferme, jamais il
ne se replie sur ses propres sécurités, jamais il n’opte pour la rigidité
auto-défensive. Il sait que lui-même doit croître dans la compréhension de
l’Évangile et dans le discernement des sentiers de l’Esprit, et alors, il ne
renonce pas au bien possible, même s’il court le risque de se salir avec la
boue de la route.
46.
L’Église “en sortie” est une Église aux portes ouvertes. Sortir vers les autres
pour aller aux périphéries humaines ne veut pas dire courir vers le monde sans
direction et dans n’importe quel sens. Souvent il vaut mieux ralentir le pas,
mettre de côté l’appréhension pour regarder dans les yeux et écouter, ou
renoncer aux urgences pour accompagner celui qui est resté sur le bord de la route. Parfois
c’est être comme le père du fils prodigue, qui laisse les portes ouvertes pour
qu’il puisse entrer sans difficultés quand il reviendra.
47.
L’Église est appelée à être toujours la maison ouverte du Père. Un des signes
concrets de cette ouverture est d’avoir partout des églises avec les portes
ouvertes. De sorte que, si quelqu’un veut suivre une motion de l’Esprit et
s’approcher pour chercher Dieu, il ne rencontre pas la froideur d’une porte
close. Mais il y a d’autres portes qui ne doivent pas non plus se fermer. Tous
peuvent participer de quelque manière à la vie ecclésiale, tous peuvent faire
partie de la communauté, et même les portes des sacrements ne devraient pas se
fermer pour n’importe quelle raison. Ceci vaut surtout pour ce sacrement qui
est “ la porte”, le Baptême. L’Eucharistie, même si elle constitue la plénitude
de la vie sacramentelle, n’est pas un prix destiné aux parfaits, mais un
généreux remède et un aliment pour les faibles.[51]
Ces convictions ont aussi des conséquences pastorales que nous sommes appelés à
considérer avec prudence et audace. Nous nous comportons fréquemment comme des
contrôleurs de la grâce et non comme des facilitateurs. Mais l’Église n’est pas
une douane, elle est la maison paternelle où il y a de la place pour chacun
avec sa vie difficile.
48.
Si l’Église entière assume ce dynamisme missionnaire, elle doit parvenir à
tous, sans exception. Mais qui devrait-elle privilégier ? Quand quelqu’un lit
l’Évangile, il trouve une orientation très claire : pas tant les amis et
voisins riches, mais surtout les pauvres et les infirmes, ceux qui sont souvent
méprisés et oubliés, « ceux qui n’ont pas de quoi te le rendre » (Lc 14,
14). Aucun doute ni aucune explication, qui affaiblissent ce message si clair,
ne doivent subsister. Aujourd’hui et toujours, « les pauvres sont les
destinataires privilégiés de l’Évangile »,[52]
et l’évangélisation, adressée gratuitement à eux, est le signe du Royaume que
Jésus est venu apporter. Il faut affirmer sans détour qu’il existe un lien
inséparable entre notre foi et les pauvres. Ne les laissons jamais seuls.
49.
Sortons, sortons pour offrir à tous la vie de Jésus-Christ. Je répète ici pour
toute l’Église ce que j’ai dit de nombreuses fois aux prêtres et laïcs de
Buenos Aires : je préfère une Église accidentée, blessée et sale pour être
sortie par les chemins, plutôt qu’une Église malade de la fermeture et du
confort de s’accrocher à ses propres sécurités. Je ne veux pas une Église
préoccupée d’être le centre et qui finit renfermée dans un enchevêtrement de
fixations et de procédures. Si quelque chose doit saintement nous préoccuper et
inquiéter notre conscience, c’est que tant de nos frères vivent sans la force,
la lumière et la consolation de l’amitié de Jésus-Christ, sans une communauté
de foi qui les accueille, sans un horizon de sens et de vie. Plus que la peur
de se tromper j’espère que nous anime la peur de nous renfermer dans les
structures qui nous donnent une fausse protection, dans les normes qui nous
transforment en juges implacables, dans les habitudes où nous nous sentons
tranquilles, alors que, dehors, il y a une multitude affamée, et Jésus qui nous
répète sans arrêt : « Donnez-leur vous-mêmes à manger » (Mc 6, 37).
50.
Avant de parler de certaines questions fondamentales relatives à l’action
évangélisatrice, il convient de rappeler brièvement quel est le contexte dans
lequel nous devons vivre et agir. Aujourd’hui, on a l’habitude de parler d’un
“excès de diagnostic” qui n’est pas toujours accompagné de propositions qui
apportent des solutions et qui soient réellement applicables. D’autre part, un
regard purement sociologique, qui ait la prétention d’embrasser toute la
réalité avec sa méthodologie d’une façon seulement hypothétiquement neutre et
aseptisée ne nous servirait pas non plus. Ce que j’entends offrir va plutôt
dans la ligne d’un discernement évangélique. C’est le regard du disciple
missionnaire qui « est éclairé et affermi par l’Esprit Saint ».[53]
51.
Ce n’est pas la tâche du Pape de présenter une analyse détaillée et complète de
la réalité contemporaine, mais j’exhorte toutes les communautés à avoir «
l’attention constamment éveillée aux signes des temps ».[54]
Il s’agit d’une responsabilité grave, puisque certaines réalités du temps
présent, si elles ne trouvent pas de bonnes solutions, peuvent déclencher des
processus de déshumanisation sur lesquels il est ensuite difficile de revenir.
Il est opportun de clarifier ce qui peut être un fruit du Royaume et aussi ce
qui nuit au projet de Dieu. Cela implique non seulement de reconnaître et
d’interpréter les motions de l’esprit bon et de l’esprit mauvais, mais – et là
se situe la chose décisive – de choisir celles de l’esprit bon et de repousser
celles de l’esprit mauvais. Je donne pour supposées les différentes analyses
qu’ont offertes les autres documents du Magistère universel, ainsi que celles
proposées par les Épiscopats régionaux et nationaux. Dans cette Exhortation,
j’entends seulement m’arrêter brièvement, avec un regard pastoral, sur certains
aspects de la réalité qui peuvent arrêter ou affaiblir les dynamiques du
renouveau missionnaire de l’Église, soit parce qu’elles concernent la vie et la
dignité du peuple de Dieu, soit parce qu’elles ont aussi une influence sur les
sujets qui de façon plus directe font partie des institutions ecclésiales et
remplissent des tâches d’évangélisation.
52.
L’humanité vit en ce moment un tournant historique que nous pouvons voir dans
les progrès qui se produisent dans différents domaines. On doit louer les
succès qui contribuent au bien-être des personnes, par exemple dans le cadre de
la santé, de l’éducation et de la communication. Nous
ne pouvons cependant pas oublier que la plus grande partie des hommes et des
femmes de notre temps vivent une précarité quotidienne, aux conséquences
funestes. Certaines pathologies augmentent. La crainte et la désespérance
s’emparent du cœur de nombreuses personnes, jusque dans les pays dits riches.
Fréquemment, la joie de vivre s’éteint, le manque de respect et la violence
augmentent, la disparité sociale devient toujours plus évidente. Il faut lutter
pour vivre et, souvent, pour vivre avec peu de dignité. Ce changement d’époque
a été causé par des bonds énormes qui, en qualité, quantité, rapidité et
accumulation, se vérifient dans le progrès scientifique, dans les innovations
technologiques et dans leurs rapides applications aux divers domaines de la
nature et de la vie. Nous
sommes à l’ère de la connaissance et de l’information, sources de nouvelles
formes d’un pouvoir très souvent anonyme.
53.
De même que le commandement de “ne pas tuer” pose une limite claire pour
assurer la valeur de la vie humaine, aujourd’hui, nous devons dire “non à une
économie de l’exclusion et de la disparité sociale”. Une telle économie tue. Il
n’est pas possible que le fait qu’une personne âgée réduite à vivre dans la
rue, meure de froid ne soit pas une nouvelle, tandis que la baisse de deux
points en bourse en soit une. Voilà l’exclusion. On ne peut plus tolérer le
fait que la nourriture se jette, quand il y a des personnes qui souffrent de la faim. C’est la disparité
sociale. Aujourd’hui, tout entre dans le jeu de la compétitivité et de la loi
du plus fort, où le puissant mange le plus faible. Comme conséquence de cette
situation, de grandes masses de population se voient exclues et marginalisées :
sans travail, sans perspectives, sans voies de sortie. On considère l’être
humain en lui-même comme un bien de consommation, qu’on peut utiliser et
ensuite jeter. Nous avons mis en route la culture du “déchet” qui est même
promue. Il ne s’agit plus simplement du phénomène de l’exploitation et de
l’oppression, mais de quelque chose de nouveau : avec l’exclusion reste
touchée, dans sa racine même, l’appartenance à la société dans laquelle on vit,
du moment qu’en elle on ne se situe plus dans les bas-fonds, dans la périphérie,
ou sans pouvoir, mais on est dehors. Les exclus ne sont pas des ‘exploités’,
mais des déchets, ‘des restes’.
54.
Dans ce contexte, certains défendent encore les théories de la “rechute
favorable”, qui supposent que chaque croissance économique, favorisée
par le libre marché, réussit à produire en soi une plus grande équité et
inclusion sociale dans le monde. Cette opinion, qui n’a jamais été confirmée
par les faits, exprime une confiance grossière et naïve dans la bonté de ceux
qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes sacralisés du
système économique dominant. En même temps, les exclus continuent à attendre.
Pour pouvoir soutenir un style de vie qui exclut les autres, ou pour pouvoir
s’enthousiasmer avec cet idéal égoïste, on a développé une mondialisation de
l’indifférence. Presque sans nous en apercevoir, nous devenons incapables
d’éprouver de la compassion devant le cri de douleur des autres, nous ne
pleurons plus devant le drame des autres, leur prêter attention ne nous intéresse
pas, comme si tout nous était une responsabilité étrangère qui n’est pas de
notre ressort. La culture du bien-être nous anesthésie et nous perdons notre
calme si le marché offre quelque chose que nous n’avons pas encore acheté,
tandis que toutes ces vies brisées par manque de possibilités nous semblent un
simple spectacle qui ne nous trouble en aucune façon.
55.
Une des causes de cette situation se trouve dans la relation que nous avons
établie avec l’argent, puisque nous acceptons paisiblement sa prédominance sur
nous et sur nos sociétés. La crise financière que nous traversons nous fait
oublier qu’elle a à son origine une crise anthropologique profonde : la
négation du primat de l’être humain ! Nous avons créé de nouvelles idoles.
L’adoration de l’antique veau d’or (cf. Ex 32, 1-35) a trouvé une
nouvelle et impitoyable version dans le fétichisme de l’argent et dans la
dictature de l’économie sans visage et sans un but véritablement humain. La
crise mondiale qui investit la finance et l’économie manifeste ses propres
déséquilibres et, par-dessus tout, l’absence grave d’une orientation
anthropologique qui réduit l’être humain à un seul de ses besoins : la
consommation.
56.
Alors que les gains d’un petit nombre s’accroissent exponentiellement, ceux de
la majorité se situent d’une façon toujours plus éloignée du bien-être de cette
heureuse minorité. Ce déséquilibre procède d’idéologies qui défendent
l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière. Par conséquent,
ils nient le droit de contrôle des États chargés de veiller à la préservation
du bien commun. Une nouvelle tyrannie invisible s’instaure, parfois virtuelle,
qui impose ses lois et ses règles, de façon unilatérale et implacable. De plus,
la dette et ses intérêts éloignent les pays des possibilités praticables par
leur économie et les citoyens de leur pouvoir d’achat réel. S’ajoutent à tout
cela une corruption ramifiée et une évasion fiscale égoïste qui ont atteint des
dimensions mondiales. L’appétit du pouvoir et de l’avoir ne connaît pas de
limites. Dans ce système, qui tend à tout phagocyter dans le but d’accroître
les bénéfices, tout ce qui est fragile, comme l’environnement, reste sans
défense par rapport aux intérêts du marché divinisé, transformés en règle
absolue.
57.
Derrière ce comportement se cachent le refus de l’éthique et le refus de Dieu.
Habituellement, on regarde l’éthique avec un certain mépris narquois. On la
considère contreproductive, trop humaine, parce qu’elle relativise l’argent et
le pouvoir. On la perçoit comme une menace, puisqu’elle condamne la
manipulation et la dégradation de la personne. En définitive, l’éthique renvoie à un
Dieu qui attend une réponse exigeante, qui se situe hors des catégories du
marché. Pour celles-ci, si elles sont absolutisées, Dieu est incontrôlable,
non-manipulable, voire dangereux, parce qu’il appelle l’être humain à sa pleine
réalisation et à l’indépendance de toute sorte d’esclavage. L’éthique – une éthique
non idéologisée – permet de créer un équilibre et un ordre social plus humain.
En ce sens, j’exhorte les experts financiers et les gouvernants des différents
pays à considérer les paroles d’un sage de l’antiquité : « Ne pas faire
participer les pauvres à ses propres biens, c’est les voler et leur enlever la vie. Ce ne sont pas nos
biens que nous détenons, mais les leurs ».[55]
58.
Une réforme financière qui n’ignore pas l’éthique demanderait un changement
vigoureux d’attitude de la part des dirigeants politiques, que j’exhorte à
affronter ce défi avec détermination et avec clairvoyance, sans ignorer,
naturellement, la spécificité de chaque contexte. L’argent doit servir et non
pas gouverner ! Le Pape aime tout le monde, riches et pauvres, mais il a le
devoir, au nom du Christ, de rappeler que les riches doivent aider les pauvres,
les respecter et les promouvoir. Je vous exhorte à la solidarité désintéressée
et à un retour de l’économie et de la finance à une éthique en faveur de l’être
humain.
59.
De nos jours, de toutes parts on demande une plus grande sécurité. Mais, tant
que ne s’éliminent pas l’exclusion sociale et la disparité sociale, dans la
société et entre les divers peuples, il sera impossible d’éradiquer la violence. On accuse
les pauvres et les populations les plus pauvres de la violence, mais, sans
égalité de chances, les différentes formes d’agression et de guerre trouveront
un terrain fertile qui tôt ou tard provoquera l’explosion. Quand la société –
locale, nationale ou mondiale – abandonne dans la périphérie une partie
d’elle-même, il n’y a ni programmes politiques, ni forces de l’ordre ou d’intelligence
qui puissent assurer sans fin la tranquillité. Cela n’arrive pas seulement parce
que la disparité sociale provoque la réaction violente de ceux qui sont exclus
du système, mais parce que le système social et économique est injuste à sa
racine. De même que le bien tend à se communiquer, de même le mal auquel on
consent, c’est-à-dire l’injustice, tend à répandre sa force nuisible et à
démolir silencieusement les bases de tout système politique et social, quelle
que soit sa solidité. Si toute action a des conséquences, un mal niché dans les
structures d’une société comporte toujours un potentiel de dissolution et de
mort. C’est le mal cristallisé dans les structures sociales injustes, dont on
ne peut pas attendre un avenir meilleur. Nous sommes loin de ce qu’on appelle
la “fin de l’histoire”, puisque les conditions d’un développement durable et
pacifique ne sont pas encore adéquatement implantées et réalisées.
60.
Les mécanismes de l’économie actuelle promeuvent une exagération de la
consommation, mais il résulte que l’esprit de consommation effréné, uni à la
disparité sociale, dégrade doublement le tissu social. De cette manière, la
disparité sociale engendre tôt ou tard une violence que la course aux armements
ne résout ni résoudra jamais. Elle sert seulement à chercher à tromper ceux qui
réclament une plus grande sécurité, comme si aujourd’hui nous ne savions pas
que les armes et la répression violente, au lieu d’apporter des solutions,
créent des conflits nouveaux et pires. Certains se satisfont simplement en
accusant les pauvres et les pays pauvres de leurs maux, avec des
généralisations indues, et prétendent trouver la solution dans une “éducation”
qui les rassure et les transforme en êtres apprivoisés et inoffensifs. Cela
devient encore plus irritant si ceux qui sont exclus voient croître ce cancer
social qui est la corruption profondément enracinée dans de nombreux pays –
dans les gouvernements, dans l’entreprise et dans les institutions – quelle que
soit l’idéologie politique des gouvernants.
61.
Nous évangélisons aussi quand nous cherchons à affronter les différents défis
qui peuvent se présenter.[56]
Parfois, ils se manifestent dans des attaques authentiques contre la liberté
religieuse ou dans de nouvelles situations de persécutions des chrétiens qui,
dans certains pays, ont atteint des niveaux alarmants de haine et de violence.
Dans de nombreux endroits, il s’agit plutôt d’une indifférence relativiste
diffuse, liée à la déception et à la crise des idéologies se présentant comme
une réaction contre tout ce qui apparaît totalitaire. Cela ne porte pas
préjudice seulement à l’Église, mais aussi à la vie sociale en général. Nous
reconnaissons qu’une culture, où chacun veut être porteur de sa propre vérité
subjective, rend difficile aux citoyens d’avoir l’envie de participer à un
projet commun qui aille au-delà des intérêts et des désirs personnels.
62.
Dans la culture dominante, la première place est occupée par ce qui est
extérieur, immédiat, visible, rapide, superficiel, provisoire. Le réel laisse
la place à l’apparence. En de nombreux pays, la mondialisation a provoqué une
détérioration accélérée des racines culturelles, avec l’invasion de tendances
appartenant à d’autres cultures, économiquement développées mais éthiquement
affaiblies. C’est ainsi que se sont exprimés les Synodes des Évêques de
différents continents. Les évêques africains, par exemple, reprenant
l’Encyclique Sollicitudo
rei socialis, il y a quelques années, ont signalé que, souvent, on veut
transformer les pays d’Afrique en simples « pièces d’un mécanisme, en parties
d’un engrenage gigantesque. Cela se vérifie souvent aussi dans le domaine des
moyens de communication sociale qui, étant la plupart du temps gérés par des
centres situés dans la
partie Nord du monde, ne tiennent pas toujours un juste
compte des priorités et des problèmes propres de ces pays et ne respectent pas
leur physionomie culturelle ».[57]
De la même manière, les évêques d’Asie ont souligné « les influences
extérieures qui pèsent sur les cultures asiatiques. De nouveaux modes de
comportement apparaissent par suite d’une exposition excessive aux médias […]
Il en résulte que les aspects négatifs des médias et des industries du
spectacle menacent les valeurs traditionnelles ».[58]
63.
La foi catholique de nombreux peuples se trouve aujourd’hui devant le défi de
la prolifération de nouveaux mouvements religieux, quelques-uns tendant au
fondamentalisme et d’autres qui semblent proposer une spiritualité sans Dieu.
Ceci, d’une part est le résultat d’une réaction humaine devant la société de
consommation, matérialiste, individualiste, et, d’autre part, est le fait de
profiter des carences de la population qui vit dans les périphéries et les
zones appauvries, qui survit au milieu de grandes souffrances humaines, et qui
cherche des solutions immédiates à ses propres besoins. Ces mouvements
religieux, qui se caractérisent par leur subtile pénétration, viennent remplir,
dans l’individualisme dominant, un vide laissé par le rationalisme qui
sécularise. De plus, il faut reconnaître que, si une partie des personnes
baptisées ne fait pas l’expérience de sa propre appartenance à l’Église, cela
est peut-être dû aussi à certaines structures et à un climat peu accueillant
dans quelques-unes de nos paroisses et communautés, ou à une attitude bureaucratique
pour répondre aux problèmes, simples ou complexes, de la vie de nos peuples. En
beaucoup d’endroits il y a une prédominance de l’aspect administratif sur
l’aspect pastoral, comme aussi une sacramentalisation sans autres formes
d’évangélisation.
64.
Le processus de sécularisation tend à réduire la foi et l’Église au domaine
privé et intime. De plus, avec la négation de toute transcendance, il a produit
une déformation éthique croissante, un affaiblissement du sens du péché
personnel et social, et une augmentation progressive du relativisme, qui
donnent lieu à une désorientation généralisée, spécialement dans la phase de
l’adolescence et de la jeunesse, très vulnérable aux changements. Comme
l’observent bien les Évêques des États-Unis d’Amérique, alors que l’Église
insiste sur l’existence de normes morales objectives, valables pour tous, « il
y en a qui présentent cet enseignement comme injuste, voire opposé aux droits
humains de base. Ces argumentations proviennent en général d’une forme de
relativisme moral, qui s’unit, non sans raison, à une confiance dans les droits
absolus des individus. Dans cette optique, on perçoit l’Église comme si elle
portait un préjudice particulier, et comme si elle interférait avec la liberté
individuelle ».[59]
Nous vivons dans une société de l’information qui nous sature sans discernement
de données, toutes au même niveau, et qui finit par nous conduire à une
terrible superficialité au moment d’aborder les questions morales. En
conséquence, une éducation qui enseigne à penser de manière critique et qui
offre un parcours de maturation dans les valeurs, est devenue nécessaire.
65.
Malgré tout le courant séculariste qui envahit la société, en de nombreux pays,
– même là où le christianisme est minoritaire – l’Église Catholique est une
institution crédible devant l’opinion publique, fiable en tout ce qui concerne
le domaine de la solidarité et de la préoccupation pour les plus nécessiteux.
En bien des occasions, elle a servi de médiatrice pour favoriser la solution de
problèmes qui concernent la paix, la concorde, l’environnement, la défense de
la vie, les droits humains et civils, etc. Et combien est grande la
contribution des écoles et des universités catholiques dans le monde entier !
Qu’il en soit ainsi est très positif. Mais quand nous mettons sur le tapis
d’autres questions qui suscitent un moindre accueil public, il nous coûte de
montrer que nous le faisons par fidélité aux mêmes convictions sur la dignité
de la personne humaine et sur le bien commun.
66.
La famille traverse une crise culturelle profonde, comme toutes les communautés
et les liens sociaux. Dans le cas de la famille, la fragilité des liens devient
particulièrement grave parce qu’il s’agit de la cellule fondamentale de la
société, du lieu où l’on apprend à vivre ensemble dans la différence et à
appartenir aux autres et où les parents transmettent la foi aux enfants. Le
mariage tend à être vu comme une simple forme de gratification affective qui
peut se constituer de n’importe quelle façon et se modifier selon la
sensibilité de chacun. Mais la contribution indispensable du mariage à la société
dépasse le niveau de l’émotivité et des nécessités contingentes du couple.
Comme l’enseignent les Évêques français, elle ne naît pas « du sentiment
amoureux, par définition éphémère, mais de la profondeur de l’engagement pris
par les époux qui acceptent d’entrer dans une union de vie totale ».[60]
67.
L’individualisme post-moderne et mondialisé favorise un style de vie qui
affaiblit le développement et la stabilité des liens entre les personnes, et
qui dénature les liens familiaux. L’action pastorale doit montrer encore mieux
que la relation avec notre Père exige et encourage une communion qui guérit,
promeut et renforce les liens interpersonnels. Tandis que dans le monde,
spécialement dans certains pays, réapparaissent diverses formes de guerre et de
conflits, nous, les chrétiens, nous insistons sur la proposition de reconnaître
l’autre, de soigner les blessures, de construire des ponts, de resserrer les
relations et de nous aider « à porter les fardeaux les uns des autres » (Ga 6,2).
D’autre part, aujourd’hui, naissent de nombreuses formes d’associations pour
défendre des droits et pour atteindre de nobles objectifs. De cette façon, se
manifeste une soif de participation de nombreux citoyens qui veulent être
artisans du progrès social et culturel.
68.
Le substrat chrétien de certains peuples – surtout occidentaux – est une
réalité vivante. Nous trouvons là, surtout chez les personnes qui sont dans le
besoin, une réserve morale qui garde les valeurs d’un authentique humanisme
chrétien. Un regard de foi sur la réalité ne peut oublier de reconnaître ce que
sème l’Esprit Saint. Cela signifierait ne pas avoir confiance dans son action
libre et généreuse, penser qu’il n’y a pas d’authentiques valeurs chrétiennes
là où une grande partie de la population a reçu le Baptême et exprime sa foi et
sa solidarité fraternelle de multiples manières. Il faut reconnaître là
beaucoup plus que des « semences du Verbe », étant donné qu’il s’agit d’une foi
catholique authentique avec des modalités propres d’expressions et
d’appartenance à l’Église. Il n’est pas bien d’ignorer l’importance décisive
que revêt une culture marquée par la foi, parce que cette culture évangélisée,
au-delà de ses limites, a beaucoup plus de ressources qu’une simple somme de
croyants placés devant les attaques du sécularisme actuel. Une culture populaire
évangélisée contient des valeurs de foi et de solidarité qui peuvent provoquer
le développement d’une société plus juste et croyante, et possède une sagesse
propre qu’il faut savoir reconnaître avec un regard plein de reconnaissance.
69.
Le besoin d’évangéliser les cultures pour inculturer l’Évangile est impérieux.
Dans les pays de tradition catholique, il s’agira d’accompagner, de prendre
soin et de renforcer la richesse qui existe déjà, et dans les pays d’autres
traditions religieuses ou profondément sécularisés, il s’agira de favoriser de
nouveaux processus d’évangélisation de la culture, bien qu’ils supposent des
projets à très long terme. Nous ne pouvons pas ignorer, toutefois, qu’il y a
toujours un appel à la
croissance. Chaque culture et chaque groupe social a besoin
de purification et de maturation. Dans le cas de culture populaire de
populations catholiques, nous pouvons reconnaître certaines faiblesses qui
doivent encore être guéries par l’Évangile : le machisme, l’alcoolisme, la
violence domestique, une faible participation à l’Eucharistie, les croyances
fatalistes ou superstitieuses qui font recourir à la sorcellerie, etc. Mais
c’est vraiment la piété populaire qui est le meilleur point de départ pour les
guérir et les libérer.
70.
Il est aussi vrai que parfois, plus que sur l’impulsion de la piété chrétienne,
l’accent est mis sur les formes extérieures de traditions de certains groupes,
ou d’hypothétiques révélations privées considérées comme indiscutables. Il
existe un certain christianisme fait de dévotions, précisément d’une manière
individuelle et sentimentale de vivre la foi, qui ne correspond pas en réalité
à une authentique “piété populaire”. Certains encouragent ces expressions sans
se préoccuper de la promotion sociale et de la formation des fidèles, et en
certains cas, ils le font pour obtenir des bénéfices économiques ou quelque
pouvoir sur les autres. Nous ne pouvons pas non plus ignorer que, au cours des
dernières décennies, une rupture s’est produite dans la transmission de la foi
chrétienne entre les générations dans le peuple catholique. Il est
incontestable que beaucoup se sentent déçus et cessent de s’identifier avec la
tradition catholique, que le nombre des parents qui ne baptisent pas leurs
enfants et ne leur apprennent pas à prier augmente, et qu’il y a un certain
exode vers d’autres communautés de foi. Certaines causes de cette rupture sont
: le manque d’espaces de dialogue en famille, l’influence des moyens de
communication, le subjectivisme relativiste, l’esprit de consommation effréné
que stimule le marché, le manque d’accompagnement pastoral des plus pauvres,
l’absence d’un accueil cordial dans nos institutions et notre difficulté à
recréer l’adhésion mystique de la foi dans un scenario religieux pluriel.
71.
La nouvelle
Jérusalem, la Cité sainte (Ap 21, 2-4) est le but vers
lequel l’humanité tout entière est en marche. Il est intéressant que la
révélation nous dise que la plénitude de l’humanité et de l’histoire se réalise
dans une ville. Nous avons besoin de reconnaître la ville à partir d’un regard
contemplatif, c’est-à-dire un regard de foi qui découvre ce Dieu qui habite
dans ses maisons, dans ses rues, sur ses places. La présence de Dieu accompagne
la recherche sincère que des personnes et des groupes accomplissent pour
trouver appui et sens à leur vie. Dieu vit parmi les citadins qui promeuvent la
solidarité, la fraternité, le désir du bien, de vérité, de justice. Cette
présence ne doit pas être fabriquée, mais découverte, dévoilée. Dieu ne se cache
pas à ceux qui le cherchent d’un cœur sincère, bien qu’ils le fassent à tâtons,
de manière imprécise et diffuse.
72.
Dans la ville, l’aspect religieux trouve une médiation à travers différents
styles de vie, des coutumes associées à un sens du temps, du territoire et des
relations qui diffère du style des populations rurales. Dans la vie
quotidienne, les citadins luttent très souvent pour survivre et, dans cette
lutte, se cache un sens profond de l’existence qui implique habituellement
aussi un profond sens religieux. Nous devons le considérer pour obtenir un
dialogue comme celui que le Seigneur réalisa avec la Samaritaine, près du
puits, où elle cherchait à étancher sa soif (cf. Jn 4, 7-26).
73.
De nouvelles cultures continuent à naître dans ces énormes géographies humaines
où le chrétien n’a plus l’habitude d’être promoteur ou générateur de sens, mais
reçoit d’elles d’autres langages, symboles, messages et paradigmes qui offrent
de nouvelles orientations de vie, souvent en opposition avec l’Évangile de
Jésus. Une culture inédite palpite et se projette dans la ville. Le Synode
a constaté qu’aujourd’hui, les transformations de ces grandes aires et la
culture qu’elles expriment sont un lieu privilégié de la nouvelle
évangélisation.[61]
Cela demande d’imaginer des espaces de prière et de communion avec des
caractéristiques innovantes, plus attirantes et significatives pour les
populations urbaines. Les milieux ruraux, à cause de l’influence des moyens de
communications de masse, ne sont pas étrangers à ces transformations
culturelles qui opèrent aussi des mutations significatives dans leurs manières
de vivre.
74.
Une évangélisation qui éclaire les nouvelles manières de se mettre en relation avec
Dieu, avec les autres et avec l’environnement, et qui suscite les valeurs
fondamentales devient nécessaire. Il est indispensable d’arriver là où se
forment les nouveaux récits et paradigmes, d’atteindre avec la Parole de Jésus
les éléments centraux les plus profonds de l’âme de la ville. Il ne faut pas
oublier que la ville est un milieu multiculturel. Dans les grandes villes, on
peut observer un tissu conjonctif où des groupes de personnes partagent les
mêmes modalités d’imaginer la vie et des imaginaires semblables, et se constituent en
nouveaux secteurs humains, en territoires culturels, en villes invisibles. Des
formes culturelles variées cohabitent de fait, mais exercent souvent des
pratiques de ségrégation et de violence. L’Église est appelée à se mettre au
service d’un dialogue difficile. D’autre part, il y a des citadins qui
obtiennent des moyens adéquats pour le développement de leur vie personnelle et
familiale, mais il y a un très grand nombre de “non citadins”, des “citadins à
moitié” ou des “restes urbains”. La ville produit une sorte d’ambivalence
permanente, parce que, tandis qu’elle offre à ses citadins d’infinies
possibilités, de nombreuses difficultés apparaissent pour le plein
développement de la vie de beaucoup. Ces contradictions provoquent des
souffrances déchirantes. Dans de nombreuses parties du monde, les villes sont
des scènes de protestation de masse où des milliers d’habitants réclament
liberté, participation, justice et différentes revendications qui, si elles ne
sont pas convenablement interprétées, ne peuvent être réduites au silence par
la force.
75.
Nous ne pouvons ignorer que dans les villes le trafic de drogue et de personnes,
l’abus et l’exploitation de mineurs, l’abandon des personnes âgées et malades,
diverses formes de corruption et de criminalité augmentent facilement. En même
temps, ce qui pourrait être un précieux espace de rencontre et de solidarité,
se transforme souvent en lieu de fuite et de méfiance réciproque. Les maisons
et les quartiers se construisent davantage pour isoler et protéger que pour
relier et intégrer. La proclamation de l’Évangile sera une base pour rétablir
la dignité de la vie humaine dans ces contextes, parce que Jésus veut répandre
dans les villes la vie en abondance (cf. Jn 10, 10). Le sens unitaire et
complet de la vie humaine que l’Évangile propose est le meilleur remède aux
maux de la ville, bien que nous devions considérer qu’un programme et un style
uniforme et rigide d’évangélisation ne sont pas adaptés à cette réalité. Mais
vivre jusqu’au bout ce qui est humain et s’introduire au cœur des défis comme
ferment de témoignage, dans n’importe quelle culture, dans n’importe quelle
ville, perfectionne le chrétien et féconde la ville.
76.
J’éprouve une immense gratitude pour l’engagement de toutes les personnes qui
travaillent dans l’Église. Je ne veux pas m’arrêter maintenant à exposer les
activités des différents agents pastoraux, des évêques jusqu’au plus humble et
caché des services ecclésiaux. Je préfèrerais plutôt réfléchir sur les défis
que, tous, ils doivent affronter actuellement dans le contexte de la culture
mondialisée. Cependant, je dois dire en premier lieu et en toute justice, que
l’apport de l’Église dans le monde actuel est immense. Notre douleur et notre
honte pour les péchés de certains des membres de l’Église, et aussi pour les
nôtres, ne doivent pas faire oublier tous les chrétiens qui donnent leur vie
par amour : ils aident beaucoup de personnes à se soigner ou à mourir en paix
dans des hôpitaux précaires, accompagnent les personnes devenues esclaves de
différentes dépendances dans les lieux les plus pauvres de la terre, se
dépensent dans l’éducation des enfants et des jeunes, prennent soin des
personnes âgées abandonnées de tous, cherchent à communiquer des valeurs dans
des milieux hostiles, se dévouent autrement de différentes manières qui
montrent l’amour immense pour l’humanité que le Dieu fait homme nous inspire.
Je rends grâce pour le bel exemple que me donnent beaucoup de chrétiens qui
offrent leur vie et leur temps avec joie. Ce témoignage me fait beaucoup de
bien et me soutient dans mon aspiration personnelle à dépasser l’égoïsme pour
me donner davantage.
77.
Malgré cela, comme enfants de cette époque, nous sommes tous de quelque façon
sous l’influence de la culture actuelle mondialisée qui, même en nous
présentant des valeurs et de nouvelles possibilités, peut aussi nous limiter,
nous conditionner et jusqu’à nous rendre malades. Je reconnais que nous avons
besoin de créer des espaces adaptés pour motiver et régénérer les agents
pastoraux, « des lieux où ressourcer sa foi en Jésus crucifié et ressuscité, où
partager ses questions les plus profondes et les préoccupations quotidiennes,
où faire en profondeur et avec des critères évangéliques le discernement sur sa
propre existence et expérience, afin d’orienter vers le bien et le beau ses
choix individuels et sociaux ».[62]
En même temps, je désire attirer l’attention sur certaines tentations qui
aujourd’hui atteignent spécialement les agents pastoraux.
78.
Aujourd’hui, on peut rencontrer chez beaucoup d’agents pastoraux, y compris des
personnes consacrées, une préoccupation exagérée pour les espaces personnels
d’autonomie et de détente, qui les conduit à vivre leurs tâches comme un simple
appendice de la vie, comme si elles ne faisaient pas partie de leur identité.
En même temps, la vie spirituelle se confond avec des moments religieux qui
offrent un certain soulagement, mais qui ne nourrissent pas la rencontre avec
les autres, l’engagement dans le monde, la passion pour l’évangélisation.
Ainsi, on peut trouver chez beaucoup d’agents de l’évangélisation, bien qu’ils
prient, une accentuation de l’individualisme, une crise d’identité et
une baisse de ferveur. Ce sont trois maux qui se nourrissent l’un
l’autre.
79.
La culture médiatique et quelques milieux intellectuels transmettent parfois
une défiance marquée par rapport au message de l’Église, et un certain
désenchantement. Comme conséquence, beaucoup d’agents pastoraux, même s’ils
prient, développent une sorte de complexe d’infériorité, qui les conduit à
relativiser ou à occulter leur identité chrétienne et leurs convictions. Un
cercle vicieux se forme alors, puisqu’ainsi ils ne sont pas heureux de ce
qu’ils sont et de ce qu’ils font, ils ne se sentent pas identifiés à la mission
évangélisatrice, et cela affaiblit l’engagement. Ils finissent par étouffer la
joie de la mission par une espèce d’obsession pour être comme tous les autres
et pour avoir ce que les autres possèdent. De cette façon, la tâche de
l’évangélisation devient forcée et ils lui consacrent peu d’efforts et un temps
très limité.
80.
Au-delà d’un style spirituel ou de la ligne particulière de pensée qu’ils
peuvent avoir, un relativisme encore plus dangereux que le relativisme
doctrinal se développe chez les agents pastoraux. Il a à voir avec les choix
plus profonds et sincères qui déterminent une forme de vie. Ce relativisme
pratique consiste à agir comme si Dieu n’existait pas, à décider comme si les
pauvres n’existaient pas, à rêver comme si les autres n’existaient pas, à
travailler comme si tous ceux qui n’avaient pas reçu l’annonce n’existaient
pas. Il faut souligner le fait que, même celui qui apparemment dispose de
solides convictions doctrinales et spirituelles, tombe souvent dans un style de
vie qui porte à s’attacher à des sécurités économiques, ou à des espaces de
pouvoir et de gloire humaine qu’il se procure de n’importe quelle manière, au
lieu de donner sa vie pour les autres dans la mission. Ne nous
laissons pas voler l’enthousiasme missionnaire !
81.
Quand nous avons davantage besoin d’un dynamisme missionnaire qui apporte sel
et lumière au monde, beaucoup de laïcs craignent que quelqu’un les invite à
réaliser une tâche apostolique, et cherchent à fuir tout engagement qui
pourrait leur ôter leur temps libre. Aujourd’hui, par exemple, il est devenu
très difficile de trouver des catéchistes formés pour les paroisses et qui
persévèrent dans leur tâche durant plusieurs années. Mais quelque chose de
semblable arrive avec les prêtres, qui se préoccupent avec obsession de leur
temps personnel. Fréquemment, cela est dû au fait que les personnes éprouvent
le besoin impérieux de préserver leurs espaces d’autonomie, comme si un
engagement d’évangélisation était un venin dangereux au lieu d’être une réponse
joyeuse à l’amour de Dieu qui nous convoque à la mission et nous rend complets
et féconds. Certaines personnes font de la résistance pour éprouver jusqu’au
bout le goût de la mission et restent enveloppées dans une acédie paralysante.
82.
Le problème n’est pas toujours l’excès d’activité, mais ce sont surtout les
activités mal vécues, sans les motivations appropriées, sans une spiritualité
qui imprègne l’action et la rende désirable. De là découle que les devoirs
fatiguent démesurément et parfois nous tombons malades. Il ne s’agit pas d’une
fatigue sereine, mais tendue, pénible, insatisfaite, et en définitive non
acceptée. Cette acédie pastorale peut avoir différentes origines. Certains y
tombent parce qu’ils conduisent des projets irréalisables et ne vivent pas
volontiers celui qu’ils pourraient faire tranquillement. D’autres, parce qu’ils
n’acceptent pas l’évolution difficile des processus et veulent que tout tombe
du ciel. D’autres, parce qu’ils s’attachent à certains projets et à des rêves
de succès cultivés par leur vanité. D’autres pour avoir perdu le contact réel
avec les gens, dans une dépersonnalisation de la pastorale qui porte à donner une
plus grande attention à l’organisation qu’aux personnes, si bien que le
“tableau de marche” les enthousiasme plus que la marche elle-même. D’autres
tombent dans l’acédie parce qu’ils ne savent pas attendre, ils veulent dominer
le rythme de la vie. L’impatience
d’aujourd’hui d’arriver à des résultats immédiats fait que les agents pastoraux
n’acceptent pas facilement le sens de certaines contradictions, un échec
apparent, une critique, une croix.
83.
Ainsi prend forme la plus grande menace, « c’est le triste pragmatisme de la
vie quotidienne de l’Église, dans lequel apparemment tout arrive normalement,
alors qu’en réalité, la foi s’affaiblit et dégénère dans la mesquinerie ».[63]
La psychologie de la tombe, qui transforme peu à peu les chrétiens en momies de
musée, se développe. Déçus par la réalité, par l’Église ou par eux-mêmes, ils
vivent la tentation constante de s’attacher à une tristesse douceâtre, sans
espérance, qui envahit leur cœur comme « le plus précieux des élixirs du démon
».[64]
Appelés à éclairer et à communiquer la vie, ils se laissent finalement séduire
par des choses qui engendrent seulement obscurité et lassitude intérieure, et
qui affaiblissent le dynamisme apostolique. Pour tout cela je me permets
d’insister : ne nous laissons pas voler la joie de l’évangélisation !
84.
La joie de l’Évangile est celle que rien et personne ne pourra jamais enlever
(cf. Jn 16, 22). Les maux de notre monde – et ceux de l’Église – ne
devraient pas être des excuses pour réduire notre engagement et notre ferveur.
Prenons-les comme des défis pour croître. En outre, le regard de foi est
capable de reconnaître la lumière que l’Esprit Saint répand toujours dans
l’obscurité, sans oublier que « là où le péché s’est multiplié, la grâce a
surabondé » (Rm 5, 20). Notre foi est appelée à voir que l’eau peut être
transformée en vin, et à découvrir le grain qui grandit au milieu de l’ivraie.
À cinquante ans du Concile
Vatican II, même si nous éprouvons de la douleur pour les misères de notre
époque et même si nous sommes loin des optimismes naïfs, le plus grand réalisme
ne doit signifier ni une confiance moindre en l’Esprit ni une moindre
générosité. En ce sens, nous pouvons écoutons de nouveau les paroles du
bienheureux Jean
XXIII, en ce jour mémorable du 11 octobre 1962 : « Il arrive souvent que
(…) nos oreilles soient offensées en apprenant ce que disent certains qui, bien
qu’enflammés de zèle religieux, manquent de justesse de jugement et de
pondération dans leur façon de voir les choses. Dans la situation actuelle de
la société, ils ne voient que ruines et calamités (…) Il nous semble nécessaire
de dire notre complet désaccord avec ces prophètes de malheur, qui annoncent
toujours des catastrophes, comme si le monde était près de sa fin. Dans le cours
actuel des événements, alors que la société humaine semble à un tournant, il
vaut mieux reconnaître les desseins mystérieux de la Providence divine qui, à
travers la succession des temps et les travaux des hommes, la plupart du temps
contre toute attente, atteignent leur fin et disposent tout avec sagesse pour
le bien de l’Église, même les événements contraires ».[65]
85.
Une des plus sérieuses tentations qui étouffent la ferveur et l’audace est le
sens de l’échec, qui nous transforment en pessimistes mécontents et déçus au
visage assombri. Personne ne peut engager une bataille si auparavant il
n’espère pas pleinement la
victoire. Celui qui commence sans confiance a perdu d’avance
la moitié de la bataille et enfouit ses talents. Même si c’est avec une
douloureuse prise de conscience de ses propres limites, il faut avancer sans se
tenir pour battu, et se rappeler ce qu’a dit le Seigneur à saint Paul : « Ma
grâce te suffit : car la puissance se déploie dans la faiblesse » (2 Co
12, 9). Le triomphe chrétien est toujours une croix, mais une croix qui en même
temps est un étendard de victoire, qu’on porte avec une tendresse combative
contre les assauts du mal. Le mauvais esprit de l’échec est frère de la
tentation de séparer prématurément le grain de l’ivraie, produit d’un manque de
confiance anxieux et égocentrique.
86.
Il est évident que s’est produite dans certaines régions une “désertification”
spirituelle, fruit du projet de sociétés qui veulent se construire sans Dieu ou
qui détruisent leurs racines chrétiennes. Là « le monde chrétien devient
stérile, et s’épuise comme une terre surexploitée, qui se transforme en sable
».[66]
Dans d’autres pays, la violente résistance au christianisme oblige les
chrétiens à vivre leur foi presqu’en cachette dans le pays qu’ils aiment. C’est
une autre forme très douloureuse de désert. Même sa propre famille ou son
propre milieu de travail peuvent être cet environnement aride où on doit conserver
la foi et chercher à la
répandre. Mais « c’est justement à partir de l’expérience de
ce désert, de ce vide, que nous pouvons découvrir de nouveau la joie de croire,
son importance vitale pour nous, les hommes et les femmes. Dans le désert, on
redécouvre la valeur de ce qui est essentiel pour vivre ; ainsi dans le monde
contemporain les signes de la soif de Dieu, du sens ultime de la vie, sont
innombrables bien que souvent exprimés de façon implicite ou négative. Et, dans
le désert, il faut surtout des personnes de foi qui, par l’exemple de leur vie,
montrent le chemin vers la Terre promise et ainsi tiennent en éveil l’espérance
».[67]
Dans tous les cas, en pareilles circonstances, nous sommes appelés à être des
personnes-amphores pour donner à boire aux autres. Parfois, l’amphore se transforme en une
lourde croix, mais c’est justement sur la Croix que le Seigneur, transpercé,
s’est donné à nous comme source d’eau vive. Ne nous laissons pas voler
l’espérance !
87.
De nos jours, alors que les réseaux et les instruments de la communication
humaine ont atteint un niveau de développement inédit, nous ressentons la
nécessité de découvrir et de transmettre la “mystique” de vivre ensemble, de se
mélanger, de se rencontrer, de se prendre dans les bras, de se soutenir, de
participer à cette marée un peu chaotique qui peut se transformer en une
véritable expérience de fraternité, en une caravane solidaire, en un saint
pèlerinage. Ainsi, les plus grandes possibilités de communication se transformeront en
plus grandes possibilités de rencontre et de solidarité entre tous. Si nous
pouvions suivre ce chemin, ce serait une très bonne chose, très régénératrice,
très libératrice, très génératrice d’espérance ! Sortir de soi-même pour s’unir
aux autres fait du bien. S’enfermer sur soi-même signifie goûter au venin amer
de l’immanence, et en tout choix égoïste que nous faisons, l’humanité aura le
dessous.
88.
L’idéal chrétien invitera toujours à dépasser le soupçon, le manque de
confiance permanent, la peur d’être envahi, les comportements défensifs que le
monde actuel nous impose. Beaucoup essaient de fuir les autres pour une vie
privée confortable, ou pour le cercle restreint des plus intimes, et renoncent
au réalisme de la dimension sociale de l’Évangile. Car, de même que certains
voudraient un Christ purement spirituel, sans chair ni croix, de même ils
visent des relations interpersonnelles seulement à travers des appareils
sophistiqués, des écrans et des systèmes qu’on peut mettre en marche et arrêter
sur commande. Pendant ce temps-là l’Évangile nous invite toujours à courir le
risque de la rencontre avec le visage de l’autre, avec sa présence physique qui
interpelle, avec sa souffrance et ses demandes, avec sa joie contagieuse dans
un constant corps à corps. La foi authentique dans le Fils de Dieu fait chair
est inséparable du don de soi, de l’appartenance à la communauté, du service,
de la réconciliation avec la chair des autres. Dans son incarnation, le Fils de
Dieu nous a invités à la révolution de la tendresse.
89.
L’isolement, qui est une forme de l’immanentisme, peut s’exprimer dans une
fausse autonomie qui exclut Dieu et qui pourtant peut aussi trouver dans le
religieux une forme d’esprit de consommation spirituelle à la portée de son
individualisme maladif. Le retour au sacré et la recherche spirituelle qui
caractérisent notre époque, sont des phénomènes ambigus. Mais plus que
l’athéisme, aujourd’hui nous sommes face au défi de répondre adéquatement à la
soif de Dieu de beaucoup de personnes, afin qu’elles ne cherchent pas à
l’assouvir avec des propositions aliénantes ou avec un Jésus Christ sans chair
et sans un engagement avec l’autre. Si elles ne trouvent pas dans l’Église une
spiritualité qui les guérisse, les libère, les comble de vie et de paix et les
appelle en même temps à la communion solidaire et à la fécondité missionnaire,
elles finiront par être trompées par des propositions qui n’humanisent pas ni
ne rendent gloire à Dieu.
90.
Les formes propres à la religiosité populaire sont incarnées, parce qu’elles
sont nées de l’incarnation de la foi chrétienne dans une culture populaire.
Pour cela même, elles incluent une relation personnelle, non pas avec des
énergies qui harmonisent mais avec Dieu, avec Jésus Christ, avec Marie, avec un
saint. Ils ont un corps, ils ont des visages. Les formes propres à la
religiosité populaire sont adaptées pour nourrir des potentialités
relationnelles et non pas tant des fuites individualistes. En d’autres secteurs
de nos sociétés grandit l’engouement pour diverses formes de “spiritualité du
bien-être” sans communauté, pour une “théologie de la prospérité” sans
engagements fraternels, ou pour des expériences subjectives sans visage, qui se
réduisent à une recherche intérieure immanentiste.
91.
Un défi important est de montrer que la solution ne consistera jamais dans la
fuite d’une relation personnelle et engagée avec Dieu, et qui nous engage en
même temps avec les autres. C’est ce qui se passe aujourd’hui quand les
croyants font en sorte de se cacher et de se soustraire au regard des autres,
et quand subtilement ils s’enfuient d’un lieu à l’autre ou d’une tâche à
l’autre, sans créer des liens profonds et stables : « Imaginatio locorum et
mutatio multos fefellit ».[68]
C’est un faux remède qui rend malade le cœur et parfois le corps. Il est
nécessaire d’aider à reconnaître que l’unique voie consiste dans le fait
d’apprendre à rencontrer les autres en adoptant le comportement juste, en les
appréciant et en les acceptant comme des compagnons de route, sans résistances
intérieures. Mieux encore, il s’agit d’apprendre à découvrir Jésus dans le
visage des autres, dans leur voix, dans leurs demandes. C’est aussi apprendre à
souffrir en embrassant Jésus crucifié quand nous subissons des agressions
injustes ou des ingratitudes, sans jamais nous lasser de choisir la fraternité.[69]
92.
Il y a là la vraie guérison, du moment que notre façon d’être en relation avec
les autres, en nous guérissant réellement au lieu de nous rendre malade, est
une fraternité mystique, contemplative, qui sait regarder la grandeur
sacrée du prochain, découvrir Dieu en chaque être humain, qui sait supporter
les désagréments du vivre ensemble en s’accrochant à l’amour de Dieu, qui sait
ouvrir le cœur à l’amour divin pour chercher le bonheur des autres comme le
fait leur Père qui est bon. En cette époque précisément, et aussi là où se
trouve un « petit troupeau » (Lc 12, 32), les disciples du Seigneur sont
appelés à vivre comme une communauté qui soit sel de la terre et lumière du
monde (cf. Mt 5, 13-16). Ils sont appelés à témoigner de leur
appartenance évangélisatrice de façon toujours nouvelle.[70]
Ne nous laissons pas voler la communauté !
93.
La mondanité spirituelle, qui se cache derrière des apparences de religiosité
et même d’amour de l’Église, consiste à rechercher, au lieu de la gloire du
Seigneur, la gloire humaine et le bien être personnel. C’est ce que le Seigneur
reprochait aux pharisiens : « Comment pouvez-vous croire, vous qui recevez la
gloire les uns des autres, et ne cherchez pas la gloire qui vient du Dieu
unique ? » (Jn 5, 44). Il s’agit d’une manière subtile de rechercher «
ses propres intérêts, non ceux de Jésus-Christ » (Ph 2, 21). Elle prend
de nombreuses formes, suivant le type de personne et la circonstance dans
laquelle elle s’insinue. Du moment qu’elle est liée à la recherche de
l’apparence, elle ne s’accompagne pas toujours de péchés publics, et,
extérieurement, tout semble correct. Mais si elle envahissait l’Église, « elle
serait infiniment plus désastreuse qu’une quelconque autre mondanité simplement
morale ».[71]
94.
Cette mondanité peut s’alimenter spécialement de deux manières profondément
liées entre elles. L’une est l’attrait du gnosticisme, une foi renfermée dans
le subjectivisme, où seule compte une expérience déterminée ou une série de
raisonnements et de connaissances que l’on considère comme pouvant réconforter et
éclairer, mais où le sujet reste en définitive fermé dans l’immanence de sa
propre raison ou de ses sentiments. L’autre est le néo-pélagianisme
autoréférentiel et prométhéen de ceux qui, en définitive, font confiance
uniquement à leurs propres forces et se sentent supérieurs aux autres parce
qu’ils observent des normes déterminées ou parce qu’ils sont inébranlablement
fidèles à un certain style catholique justement propre au passé. C’est une
présumée sécurité doctrinale ou disciplinaire qui donne lieu à un élitisme
narcissique et autoritaire, où, au lieu d’évangéliser, on analyse et classifie
les autres, et, au lieu de faciliter l’accès à la grâce, les énergies s’usent
dans le contrôle. Dans les deux cas, ni Jésus-Christ, ni les autres
n’intéressent vraiment. Ce sont les manifestations d’un immanentisme
anthropocentrique. Il n’est pas possible d’imaginer que de ces formes
réductrices de christianisme, puisse surgir un authentique dynamisme
évangélisateur.
95.
Cette obscure mondanité se manifeste par de nombreuses attitudes apparemment
opposées mais avec la même prétention de “dominer l’espace de l’Église”. Dans
certaines d’entre elles on note un soin ostentatoire de la liturgie, de la
doctrine ou du prestige de l’Église, mais sans que la réelle insertion de l’Évangile
dans le Peuple de Dieu et dans les besoins concrets de l’histoire ne les
préoccupe. De cette façon la vie de l’Église se transforme en une
pièce de musée, ou devient la propriété d’un petit nombre. Dans d’autres, la
même mondanité spirituelle se cache derrière la fascination de pouvoir montrer
des conquêtes sociales et politiques, ou dans une vaine gloire liée à la
gestion d’affaires pratiques, ou dans une attraction vers les dynamiques
d’auto-estime et de réalisation autoréférentielle. Elle peut aussi se traduire
par diverses manières de se montrer soi-même engagé dans une intense vie
sociale, remplie de voyages, de réunions, de dîners, de réceptions. Ou bien
elle s’exerce par un fonctionnalisme de manager, chargé de statistiques, de
planifications, d’évaluations, où le principal bénéficiaire n’est pas le Peuple
de Dieu mais plutôt l’Église en tant qu’organisation. Dans tous les cas, elle
est privée du sceau du Christ incarné, crucifié et ressuscité, elle se renferme en groupes
d’élites, elle ne va pas réellement à la recherche de ceux qui sont loin, ni
des immenses multitudes assoiffées du Christ. Il n’y a plus de ferveur
évangélique, mais la fausse jouissance d’une autosatisfaction égocentrique.
96.
Dans ce contexte, se nourrit la vaine gloire de ceux qui se contentent d’avoir
quelque pouvoir et qui préfèrent être des généraux d’armées défaites plutôt que
de simples soldats d’un escadron qui continue à combattre. Combien de fois
rêvons-nous de plans apostoliques, expansionnistes, méticuleux et bien
dessinés, typiques des généraux défaits ! Ainsi nous renions notre histoire
d’Église, qui est glorieuse en tant qu’elle est histoire de sacrifices,
d’espérance, de lutte quotidienne, de vie dépensée dans le service, de
constance dans le travail pénible, parce que tout travail est accompli à la
“sueur de notre front”. À l’inverse, nous nous attardons comme des vaniteux qui
disent ce “qu’on devrait faire” – le péché du “on devrait faire” – comme des
maîtres spirituels et des experts en pastorale qui donnent des instructions
tout en restant au dehors. Nous entretenonssans fin notre imagination et nous
perdons le contact avec la réalité douloureuse de notre peuple fidèle.
97.
Celui qui est tombé dans cette mondanité regarde de haut et de loin, il refuse
la prophétie des frères, il élimine celui qui lui fait une demande, il fait
ressortir continuellement les erreurs des autres et est obsédé par l’apparence.
Il a réduit la référence du cœur à l’horizon fermé de son immanence et de ses
intérêts et, en conséquence, il n’apprend rien de ses propres péchés et n’est
pas authentiquement ouvert au pardon. C’est une terrible corruption sous
l’apparence du bien. Il faut l’éviter en mettant l’Église en mouvement de
sortie de soi, de mission centrée en Jésus Christ, d’engagement envers les
pauvres. Que Dieu nous libère d’une Église mondaine sous des drapés spirituels
et pastoraux ! Cette mondanité asphyxiante se guérit en savourant
l’air pur du Saint Esprit, qui nous libère de rester centrés sur nous-mêmes,
cachés derrière une apparence religieuse vide de Dieu. Ne nous laissons pas
voler l’Évangile !
98.
À l’intérieur du Peuple de Dieu et dans les diverses communautés, que de
guerres ! Dans le quartier, sur le lieu de travail, que de guerres par envies
et jalousies, et aussi entre chrétiens ! La mondanité spirituelle porte
certains chrétiens à être en guerre contre d’autres chrétiens qui font obstacle
à leur recherche de pouvoir, de prestige, de plaisir ou de sécurité économique.
De plus, certains cessent de vivre une appartenance cordiale à l’Église, pour
nourrir un esprit de controverse. Plutôt que d’appartenir à l’Église entière,
avec sa riche variété, ils appartiennent à tel ou tel groupe qui se sent
différent ou spécial.
99.
Le monde est déchiré par les guerres et par la violence, ou blessé par un
individualisme diffus qui divise les êtres humains et les met l’un contre
l’autre dans la poursuite de leur propre bien-être. En plusieurs pays
ressurgissent des conflits et de vieilles divisions que l’on croyait en partie
dépassées. Je désire demander spécialement aux chrétiens de toutes les
communautés du monde un témoignage de communion fraternelle qui devienne
attrayant et lumineux. Que tous puissent admirer comment vous prenez soin les
uns des autres, comment vous vous encouragez mutuellement et comment vous vous
accompagnez : « À ceci tous reconnaîtront que vous êtes mes disciples : si vous
avez de l’amour les uns pour les autres » (Jn 13,35). C’est ce que Jésus
a demandé au Père dans une intense prière : « Qu’ils soient un en nous, afin
que le monde croie » (Jn 17,21). Attention à la tentation de l’envie !
Nous sommes sur la même barque et nous allons vers le même port ! Demandons la
grâce de nous réjouir des fruits des autres, qui sont ceux de tous.
100.
À ceux qui sont blessés par d’anciennes divisions il semble difficile
d’accepter que nous les exhortions au pardon et à la réconciliation, parce
qu’ils pensent que nous ignorons leur souffrance ou que nous prétendons leur
faire perdre leur mémoire et leurs idéaux. Mais s’ils voient le témoignage de
communautés authentiquement fraternelles et réconciliées, cela est toujours une
lumière qui attire. Par conséquent, cela me fait très mal de voir comment, dans
certaines communautés chrétiennes, et même entre personnes consacrées, on donne
de la place à diverses formes de haine, de division, de calomnie, de
diffamation, de vengeance, de jalousie, de désir d’imposer ses propres idées à
n’importe quel prix, jusqu’à des persécutions qui ressemblent à une implacable
chasse aux sorcières. Qui voulons-nous évangéliser avec de tels comportements ?
101.
Demandons au Seigneur de nous faire comprendre la loi de l’amour. Qu’il est bon
de posséder cette loi ! Comme cela nous fait du bien de nous aimer les uns les
autres au-delà de tout ! Oui, au-delà de tout ! À chacun de nous est adressée
l’exhortation paulinienne : « Ne te laisse pas vaincre par le mal, sois
vainqueur du mal par le bien » (Rm 12, 21). Et aussi : « Ne nous lassons
pas de faire le bien » (Ga 6, 9). Nous avons tous des sympathies et des
antipathies, et peut-être justement en ce moment sommes-nous fâchés contre
quelqu’un. Disons au moins au Seigneur : “Seigneur, je suis fâché contre
celui-ci ou celle-là. Je te prie pour lui et pour elle”. Prier pour la personne
contre laquelle nous sommes irrités c’est un beau pas vers l’amour, et c’est un
acte d’évangélisation. Faisons-le aujourd’hui ! Ne nous laissons pas voler
l’idéal de l’amour fraternel !
102.
Les laïcs sont simplement l’immense majorité du peuple de Dieu. À leur service,
il y a une minorité : les ministres ordonnés. La conscience de l’identité et de
la mission du laïc dans l’Église s’est accrue. Nous disposons d’un laïcat
nombreux, bien qu’insuffisant, avec un sens communautaire bien enraciné et une
grande fidélité à l’engagement de la charité, de la catéchèse, de la
célébration de la foi. Mais
la prise de conscience de cette responsabilité de laïc qui naît du Baptême et
de la Confirmation ne se manifeste pas de la même façon chez tous. Dans
certains cas parce qu’ils ne sont pas formés pour assumer des responsabilités
importantes, dans d’autres cas pour n’avoir pas trouvé d’espaces dans leurs
Églises particulières afin de pouvoir s’exprimer et agir, à cause d’un
cléricalisme excessif qui les maintient en marge des décisions. Aussi, même si
on note une plus grande participation de beaucoup aux ministères laïcs, cet
engagement ne se reflète pas dans la pénétration des valeurs chrétiennes dans
le monde social, politique et économique. Il se limite bien des fois à des
tâches internes à l’Église sans un réel engagement pour la mise en œuvre de
l’Évangile en vue de la transformation de la société. La formation
des laïcs et l’évangélisation des catégories professionnelles et
intellectuelles représentent un défi pastoral important.
103.
L’Église reconnaît l’apport indispensable de la femme à la société, par sa
sensibilité, son intuition et certaines capacités propres qui appartiennent
habituellement plus aux femmes qu’aux hommes. Par exemple, l’attention féminine
particulière envers les autres, qui s’exprime de façon spéciale, bien que non
exclusive, dans la
maternité. Je vois avec joie combien de nombreuses femmes
partagent des responsabilités pastorales avec les prêtres, apportent leur contribution
à l’accompagnement des personnes, des familles ou des groupes et offrent de
nouveaux apports à la réflexion théologique. Mais il faut encore élargir les
espaces pour une présence féminine plus incisive dans l’Église. Parce que « le
génie féminin est nécessaire dans toutes les expressions de la vie sociale ;
par conséquent, la présence des femmes dans le secteur du travail aussi doit
être garantie »[72]
et dans les divers lieux où sont prises des décisions importantes, aussi bien
dans l’Église que dans les structures sociales.
104.
Les revendications des droits légitimes des femmes, à partir de la ferme
conviction que les hommes et les femmes ont la même dignité, posent à l’Église
des questions profondes qui la défient et que l’on ne peut éluder
superficiellement. Le sacerdoce réservé aux hommes, comme signe du Christ Époux
qui se livre dans l’Eucharistie, est une question qui ne se discute pas, mais
peut devenir un motif de conflit particulier si on identifie trop la puissance
sacramentelle avec le pouvoir. Il ne faut pas oublier que lorsque nous parlons
de pouvoir sacerdotal « nous sommes dans le concept de la fonction, non
de la dignité et de la sainteté ».[73]
Le sacerdoce ministériel est un des moyens que Jésus utilise au service de son
peuple, mais la grande dignité vient du Baptême, qui est accessible à tous. La
configuration du prêtre au Christ-Tête – c’est-à-dire comme source principale
de la grâce – n’entraîne pas une exaltation qui le place en haut de tout le
reste. Dans l’Église, les fonctions « ne justifient aucune supériorité des uns
sur les autres ».[74]
De fait, une femme, Marie, est plus importante que les évêques. Même quand on
considère la fonction du sacerdoce ministériel comme “hiérarchique”, il
convient de bien avoir présent qu’« elle est totalement ordonnée à la sainteté
des membres du Christ ».[75]
Sa clé et son point d’appui fondamental ne sont pas le pouvoir entendu comme
domination, mais la puissance d’administrer le sacrement de l’Eucharistie ; de
là dérive son autorité, qui est toujours un service du peuple. C’est un grand
défi qui se présente ici aux pasteurs et aux théologiens, qui pourraient aider
à mieux reconnaître ce que cela implique par rapport au rôle possible de la
femme là où se prennent des décisions importantes, dans les divers milieux de
l’Église.
105.
La pastorale de la jeunesse, telle que nous étions habitués à la développer, a
souffert du choc des changements sociaux. Dans les structures habituelles, les
jeunes ne trouvent pas souvent de réponses à leurs inquiétudes, à leurs
besoins, à leurs questions et à leurs blessures. Il nous coûte à nous, les
adultes, de les écouter avec patience, de comprendre leurs inquiétudes ou leurs
demandes, et d’apprendre à parler avec eux dans le langage qu’ils comprennent.
Pour cette même raison, les propositions éducatives ne produisent pas les
fruits espérés. La prolifération et la croissance des associations et
mouvements essentiellement de jeunes peuvent s’interpréter comme une action de
l’Esprit qui ouvre des voies nouvelles en syntonie avec leurs attentes et avec
la recherche d’une spiritualité profonde et d’un sens d’appartenance plus
concret. Il est nécessaire toutefois, de rendre plus stable la participation de
ces groupements à la pastorale d’ensemble de l’Église.[76]
106.
Même s’il n’est pas toujours facile d’approcher les jeunes, des progrès ont été
réalisés dans deux domaines : la conscience que toute la communauté les
évangélise et les éduque, et l’urgence qu’ils soient davantage des
protagonistes. Il faut reconnaître que, dans le contexte actuel de crise de
l’engagement et des liens communautaires, nombreux sont les jeunes qui offrent
leur aide solidaire face aux maux du monde et entreprennent différentes formes
de militance et de volontariat. Certains participent à la vie de l’Église,
donnent vie à des groupes de service et à diverses initiatives missionnaires
dans leurs diocèses ou en d’autres lieux. Qu’il est beau que des jeunes soient
“pèlerins de la foi”, heureux de porter Jésus dans chaque rue, sur chaque
place, dans chaque coin de la terre !
107.
En de nombreux endroits les vocations au sacerdoce et à la vie consacrée
deviennent rares. Souvent, dans les communautés cela est dû à l’absence d’une
ferveur apostolique contagieuse, et pour cette raison elles n’enthousiasment
pas et ne suscitent pas d’attirance. Là où il y a vie, ferveur, envie de porter
le Christ aux autres, surgissent des vocations authentiques. Même dans les paroisses
où les prêtres sont peu engagés et joyeux, c’est la vie fraternelle et fervente
de la communauté qui réveille le désir de se consacrer entièrement à Dieu et à
l’évangélisation, surtout si cette communauté vivante prie avec insistance pour
les vocations et a le courage de proposer à ses jeunes un chemin de
consécration spéciale. D’autre part, malgré la pénurie des vocations, nous
avons aujourd’hui une conscience plus claire de la nécessité d’une meilleure
sélection des candidats au sacerdoce. On ne peut remplir les séminaires sur la
base de n’importe quelles motivations, d’autant moins si celles-ci sont liées à
une insécurité affective, à une recherche de formes de pouvoir, de gloire
humaine ou de bien-être économique.
108.
Comme je l’ai déjà dit, je n’ai pas voulu offrir une analyse complète, mais
j’invite les communautés à compléter et à enrichir ces perspectives à partir de
la conscience des défis qui leur sont propres et de ceux qui leur sont proches.
Lorsqu’elles le feront, j’espère qu’elles tiendront compte que, chaque fois que
nous cherchons à lire les signes des temps dans la réalité actuelle, il est
opportun d’écouter les jeunes et les personnes âgées. Les deux sont l’espérance
des peuples. Les personnes âgées apportent la mémoire et la sagesse de
l’expérience, qui invite à ne pas répéter de façon stupide les mêmes erreurs
que dans le passé. Les jeunes nous appellent à réveiller et à faire grandir
l’espérance, parce qu’ils portent en eux les nouvelles tendances de l’humanité
et nous ouvrent à l’avenir, de sorte que nous ne restions pas ancrés dans la
nostalgie des structures et des habitudes qui ne sont plus porteuses de vie
dans le monde actuel.
109.
Les défis existent pour être relevés. Soyons réalistes, mais sans perdre la
joie, l’audace et le dévouement plein d’espérance ! Ne nous laissons pas voler
la force missionnaire !
110.
Après avoir pris en considération certains défis de la réalité actuelle, je
désire rappeler maintenant la tâche qui nous presse quelle que soit l’époque et
quel que soit le lieu, car « il ne peut y avoir de véritable évangélisation
sans annonce explicite que Jésus est le Seigneur », et sans qu’il
n’existe un « primat de l’annonce de Jésus Christ dans toute activité
d’évangélisation ».[77]
Recueillant les préoccupations des évêques de l’Asie, Jean-Paul II affirma que,
si l’Église « doit accomplir son destin providentiel, alors l’évangélisation,
comme une prédication joyeuse, patiente et progressive de la mort salvifique et
de la résurrection de Jésus-Christ, doit être une priorité absolue ».[78]
Cela vaut pour tous.
111.
L’évangélisation est la tâche de l’Église. Mais ce sujet de l’évangélisation
est bien plus qu’une institution organique et hiérarchique, car avant tout
c’est un peuple qui est en marche vers Dieu. Il s’agit certainement d’un mystère
qui plonge ses racines dans la Trinité, mais qui a son caractère concret
historique dans un peuple pèlerin et évangélisateur, qui transcende toujours
toute expression institutionnelle même nécessaire. Je propose de m’arrêter un
peu sur cette façon de comprendre l’Église, qui a son fondement ultime dans la
libre et gratuite initiative de Dieu.
112.
Le salut que Dieu nous offre est œuvre de sa miséricorde. Il n’y a pas d’action
humaine, aussi bonne soit-elle, qui nous fasse mériter un si grand don. Dieu,
par pure grâce, nous attire pour nous unir à lui.[79]
Il envoie son Esprit dans nos cœurs pour faire de nous ses fils, pour nous
transformer et pour nous rendre capables de répondre par notre vie à son amour.
L’Église est envoyée par Jésus Christ comme sacrement de salut offert par Dieu[80].
Par ses actions évangélisatrices, elle collabore comme instrument de la grâce
divine qui opère sans cesse au-delà de toute supervision possible. Benoît XVI
l’a bien exprimé en ouvrant les réflexions du Synode : « Il est (…) important
de toujours savoir que le premier mot, l’initiative véritable, l’activité
véritable vient de Dieu et c’est seulement en s’insérant dans cette initiative
divine, c’est seulement en implorant cette initiative divine, que nous pouvons
devenir nous aussi – avec Lui et en Lui – des évangélisateurs ».[81]
Le principe du primat de la grâce doit être un phare qui illumine
constamment nos réflexions sur l’évangélisation.
113.
Ce salut, que Dieu réalise et que l’Église annonce joyeusement, est destiné à
tous,[82]
et Dieu a donné naissance à un chemin pour s’unir chacun des êtres humains de
tous les temps. Il a choisi de les convoquer comme peuple et non pas comme des
êtres isolés.[83]
Personne ne se sauve tout seul, c’est-à-dire, ni comme individu isolé ni par
ses propres forces. Dieu nous attire en tenant compte de la trame complexe des
relations interpersonnelles que comporte la vie dans une communauté humaine. Ce
peuple que Dieu s’est choisi et a convoqué est l’Église. Jésus ne dit pas aux
Apôtres de former un groupe exclusif, un groupe d’élite. Jésus dit : «
Allez donc, de toutes les nations faites des disciples » (Mt 28, 19).
Saint Paul affirme qu’au sein du peuple de Dieu, dans l’Église, « il n’y a ni
Juif ni Grec […] car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus » (Ga 3,
28). Je voudrais dire à ceux qui se sentent loin de Dieu et de l’Église, à ceux
qui sont craintifs et indifférents : Le Seigneur t’appelle toi aussi à faire
partie de son peuple et il le fait avec grand respect et amour !
114.
Être Église c’est être peuple de Dieu, en accord avec le grand projet d’amour
du Père. Cela appelle à être le ferment de Dieu au sein de l’humanité. Cela
veut dire annoncer et porter le salut de Dieu dans notre monde, qui souvent se
perd, a besoin de réponses qui donnent courage et espérance, ainsi qu’une
nouvelle vigueur dans la
marche. L’Église doit être le lieu de la miséricorde
gratuite, où tout le monde peut se sentir accueilli, aimé, pardonné et encouragé
à vivre selon la bonne vie de l’Évangile.
115.
Ce peuple de Dieu s’incarne dans les peuples de la terre, chacun de ses membres
a sa propre culture. La notion de culture est un précieux outil pour comprendre
les diverses expressions de la vie chrétienne présentes dans le peuple de Dieu.
Il s’agit du style de vie d’une société précise, de la manière propre qu’ont
ses membres de tisser des relations entre eux, avec les autres créatures et
avec Dieu. Comprise ainsi, la culture embrasse la totalité de la vie d’un
peuple.[84]
Chaque peuple, dans son évolution historique, promeut sa propre culture avec
une autonomie légitime.[85]
On doit cela au fait que la personne humaine « de par sa nature même, a
absolument besoin d’une vie sociale »,[86]
et elle se réfère toujours à la société, où elle vit d’une façon concrète sa
relation avec la réalité. L’être
humain est toujours culturellement situé : « nature et culture sont liées de
façon aussi étroite que possible ».[87]
La grâce suppose la culture, et le don de Dieu s’incarne dans la culture de la
personne qui la reçoit.
116.
En ces deux millénaires de christianisme, d’innombrables peuples ont reçu la
grâce de la foi, l’ont fait fleurir dans leur vie quotidienne et l’ont
transmise selon leurs modalités culturelles propres. Quand une communauté
accueille l’annonce du salut, l’Esprit Saint féconde sa culture avec la force
transformante de l’Évangile. De sorte que, comme nous pouvons le voir dans
l’histoire de l’Église, le christianisme n’a pas un modèle culturel unique,
mais « tout en restant pleinement lui-même, dans l’absolue fidélité à l’annonce
évangélique et à la tradition ecclésiale, il revêtira aussi le visage des
innombrables cultures et des innombrables peuples où il est accueilli et
enraciné ».[88]
Chez les divers peuples, qui expérimentent le don de Dieu selon leur propre
culture, l’Église exprime sa catholicité authentique et montre « la beauté de
ce visage multiforme ».[89]
Dans les expressions chrétiennes d’un peuple évangélisé, l’Esprit Saint
embellit l’Église, en lui indiquant de nouveaux aspects de la Révélation et en
lui donnant un nouveau visage. Par l’inculturation, l’Église « introduit les
peuples avec leurs cultures dans sa propre communauté »,[90]
parce que « toute culture offre des valeurs et des modèles positifs qui
peuvent enrichir la manière dont l’Évangile est annoncé, compris et vécu ».[91]
Ainsi, « l’Église, accueillant les valeurs des différentes cultures, devient la
“sponsa ornata monilibus suis”, “l’épouse qui se pare de ses bijoux”
(cf. Is 61, 10) ».[92]
117.
Bien comprise, la diversité culturelle ne menace pas l’unité de l’Église. C’est
l’Esprit Saint, envoyé par le Père et le Fils, qui transforme nos cœurs et nous
rend capables d’entrer dans la communion parfaite de la Sainte Trinité où
tout trouve son unité. Il construit la communion et l’harmonie du peuple de
Dieu. L’Esprit Saint lui-même est l’harmonie, de même qu’il est le lien d’amour
entre le Père et le Fils.[93]
C’est lui qui suscite une grande richesse diversifiée de dons et en même temps
construit une unité qui n’est jamais uniformité mais une harmonie multiforme
qui attire. L’évangélisation reconnaît avec joie ces multiples richesses que
l’Esprit engendre dans l’Église. Ce n’est pas faire justice à la logique de
l’incarnation que de penser à un christianisme monoculturel et monocorde. S’il
est bien vrai que certaines cultures ont été étroitement liées à la prédication
de l’Évangile et au développement d’une pensée chrétienne, le message révélé ne
s’identifie à aucune d’entre elles et il a un contenu transculturel. C’est pourquoi,
en évangélisant de nouvelles cultures ou des cultures qui n’ont pas accueilli
la prédication chrétienne, il n’est pas indispensable d’imposer une forme
culturelle particulière, aussi belle et antique qu’elle soit, avec la
proposition de l’Évangile. Le message que nous annonçons a toujours un
revêtement culturel, mais parfois dans l’Église nous tombons dans une
sacralisation vaniteuse de la propre culture, avec laquelle nous pouvons
manifester plus de fanatisme qu’une authentique ferveur évangélisatrice.
118.
Les évêques de l’Océanie ont ainsi demandé que chez eux l’Église « fasse
comprendre et présente la vérité du Christ en s’inspirant des traditions et des
cultures de la région » et ils ont souhaité que « tous les missionnaires
travaillent en harmonie avec les chrétiens autochtones pour faire en sorte que
la foi et la vie de l’Église soient exprimées selon des formes légitimes
appropriées à chaque culture ».[94]
Nous ne pouvons pas prétendre que tous les peuples de tous les continents, en
exprimant la foi chrétienne, imitent les modalités adoptées par les peuples
européens à un moment précis de leur histoire, car la foi ne peut pas être
enfermée dans les limites de la compréhension et de l’expression d’une culture
particulière.[95]
Il est indiscutable qu’une seule culture n’épuise pas le mystère de la
rédemption du Christ.
119.
Dans tous les baptisés, du premier au dernier, agit la force sanctificatrice de
l’Esprit qui incite à évangéliser. Le Peuple de Dieu est saint à cause de cette
onction que le rend infaillible “in credendo”. Cela signifie que quand
il croit il ne se trompe pas, même s’il ne trouve pas les paroles pour exprimer
sa foi. L’Esprit le guide dans la vérité et le conduit au salut.[96]
Comme faisant partie de son mystère d’amour pour l’humanité, Dieu dote la
totalité des fidèles d’un instinct de la foi – le sensus fidei –
qui les aide à discerner ce qui vient réellement de Dieu. La présence de
l’Esprit donne aux chrétiens une certaine connaturalité avec les réalités
divines et une sagesse qui leur permet de les comprendre de manière intuitive,
même s’ils ne disposent pas des moyens appropriés pour les exprimer avec
précision.
120.
En vertu du Baptême reçu, chaque membre du Peuple de Dieu est devenu disciple
missionnaire (cf. Mt 28, 19). Chaque baptisé, quelle que soit sa
fonction dans l’Église et le niveau d’instruction de sa foi, est un sujet actif
de l’évangélisation, et il serait inadéquat de penser à un schéma
d’évangélisation utilisé pour des acteurs qualifiés, où le reste du peuple
fidèle serait seulement destiné à bénéficier de leursactions. La nouvelle
évangélisation doit impliquer que chaque baptisé soit protagoniste d’une façon
nouvelle. Cette conviction se
transforme en un appel adressé à chaque chrétien, pour que
personne ne renonce à son engagement pour l’évangélisation, car s’il a vraiment
fait l’expérience de l’amour de Dieu qui le sauve, il n’a pas besoin de
beaucoup de temps de préparation pour aller l’annoncer, il ne peut pas attendre
d’avoir reçu beaucoup de leçons ou de longues instructions. Tout chrétien est
missionnaire dans la mesure où il a rencontré l’amour de Dieu en Jésus Christ ;
nous ne disons plus que nous sommes « disciples » et « missionnaires », mais
toujours que nous sommes « disciples-missionnaires ». Si nous n’en sommes pas
convaincus, regardons les premiers disciples, qui immédiatement, après avoir
reconnu le regard de Jésus, allèrent proclamer pleins de joie : « Nous avons
trouvé le Messie » (Jn 1, 41). La samaritaine, à peine eut-elle fini son
dialogue avec Jésus, devint missionnaire, et beaucoup de samaritains crurent en
Jésus « à cause de la parole de la femme » (Jn 4, 39). Saint Paul aussi,
à partir de sa rencontre avec Jésus Christ, « aussitôt se mit à prêcher Jésus »
(Ac 9, 20 ). Et nous, qu’attendons-nous ?
121.
Assurément, nous sommes tous appelés à grandir comme évangélisateurs. En même
temps employons-nous à une meilleure formation, à un approfondissement de notre
amour et à un témoignage plus clair de l’Évangile. En ce sens, nous devons tous
accepter que les autres nous évangélisent constamment ; mais cela ne signifie
pas que nous devons renoncer à la mission d’évangélisation, mais plutôt que
nous devons trouver le mode de communiquer Jésus qui corresponde à la situation
dans laquelle nous nous trouvons. Dans tous les cas, nous sommes tous appelés à
offrir aux autres le témoignage explicite de l’amour salvifique du Seigneur,
qui, bien au-delà de nos imperfections, nous donne sa proximité, sa Parole, sa
force, et donne sens à notre vie. Ton cœur sait que la vie n’est pas la même
sans lui, alors ce que tu as découvert, ce qui t’aide à vivre et te donne une
espérance, c’est cela que tu dois communiquer aux autres. Notre imperfection ne
doit pas être une excuse ; au contraire, la mission est un stimulant constant
pour ne pas s’installer dans la médiocrité et pour continuer à grandir. Le
témoignage de foi que tout chrétien est appelé à donner, implique d’affirmer,
comme saint Paul : « Non que je sois déjà au but, ni déjà devenu parfait ; mais
je poursuis ma course […] et je cours vers le but » (Ph 3, 12-13).
122.
De la sorte, nous pouvons penser que les divers peuples, chez qui l’Évangile a
été inculturé, sont des sujets collectifs actifs, agents de l’évangélisation.
Ceci se vérifie parce que chaque peuple est le créateur de sa culture et le
protagoniste de son histoire. La culture est quelque chose de dynamique, qu’un
peuple recrée constamment, et chaque génération transmet à la suivante un
ensemble de comportements relatifs aux diverses situations existentielles,
qu’elle doit élaborer de nouveau face à ses propres défis. L’être humain « est
à la fois fils et père de la culture dans laquelle il est immergé ».[97]
Quand un peuple a inculturé l’Évangile, dans son processus de transmission
culturelle, il transmet aussi la foi de manières toujours nouvelles ; d’où
l’importance de l’évangélisation comprise comme inculturation. Chaque portion
du peuple de Dieu, en traduisant dans sa vie le don de Dieu selon son génie
propre, rend témoignage à la foi reçue et l’enrichit de nouvelles expressions
qui sont éloquentes. On peut dire que « le peuple s’évangélise continuellement
lui-même ».[98]
D’où l’importance particulière de la piété populaire, expression authentique de
l’action missionnaire spontanée du peuple de Dieu. Il s’agit d’une réalité en
développement permanent où l’Esprit Saint est l’agent premier.[99]
123.
Dans la piété populaire, on peut comprendre comment la foi reçue s’est incarnée
dans une culture et continue à se transmettre. Regardée avec méfiance pendant
un temps, elle a été l’objet d’une revalorisation dans les décennies
postérieures au Concile. Ce fut Paul VI, dans son Exhortation apostolique Evangelii
Nuntiandi qui donna une impulsion décisive en ce sens. Il y explique
que la piété populaire « traduit une soif de Dieu que seuls les simples et les
pauvres peuvent connaître »[100]
et qu’elle « rend capable de générosité et de sacrifice jusqu’à l’héroïsme
lorsqu’il s’agit de manifester la foi ».[101]
Plus près de nous, Benoît XVI, en Amérique latine, a signalé qu’il s’agit «
d’un précieux trésor de l’Église catholique » et qu’en elle « apparaît l’âme
des peuples latino-américains ».[102]
124.
Dans le Document d’Aparecida sont décrites les richesses que l’Esprit
Saint déploie dans la piété populaire avec ses initiatives gratuites. En ce
continent bien-aimé, où un grand nombre de chrétiens expriment leur foi à
travers la piété populaire, les évêques l’appellent aussi « spiritualité
populaire » ou « mystique populaire ».[103]
Il s’agit d’une véritable « spiritualité incarnée dans la culture des simples
».[104]
Elle n’est pas vide de contenus, mais elle les révèle et les exprime plus par
voie symbolique que par l’usage de la raison instrumentale, et, dans l’acte de
foi, elle accentue davantage le credere in Deum que le credere Deum.[105]
« C’est une manière légitime de vivre la foi, une façon de se sentir partie
prenante de l’Église, et une manière d’être missionnaire »[106]
; elle porte en elle la grâce de la mission, du sortir de soi et d’être
pèlerins : « le fait de marcher ensemble vers les sanctuaires, et de participer
à d’autres manifestations de la piété populaire, en amenant aussi les enfants
ou en invitant d’autres personnes, est en soi un acte d’évangélisation ».[107]
Ne contraignons pas et ne prétendons pas contrôler cette force missionnaire !
125.
Pour comprendre cette réalité il faut s’en approcher avec le regard du Bon
Pasteur, qui ne cherche pas à juger mais à aimer. C’est seulement à partir
d’une connaturalité affective que donne l’amour que nous pouvons apprécier la
vie théologale présente dans la piété des peuples chrétiens, spécialement dans
les pauvres. Je pense à la foi solide de ces mères au pied du lit de leur enfant
malade qui s’appliquent au Rosaire bien qu’elles ne sachent pas ébaucher les
phrases du Credo ; ou à tous ces actes chargés d’espérance manifestés par une
bougie que l’on allume dans un humble foyer pour demander l’aide de Marie, ou à
ces regards d’amour profond vers le Christ crucifié. Celui qui aime le saint
peuple fidèle de Dieu ne peut pas regarder ces actions seulement comme une
recherche naturelle de la
divinité. Ce sont les manifestations d’une vie théologale
animée par l’action de l’Esprit Saint qui a été répandu dans nos cœurs (cf. Rm
5, 5).
126.
Dans la piété populaire, puisqu’elle est fruit de l’Évangile inculturé, se
trouve une force activement évangélisatrice que nous ne pouvons pas
sous-estimer : ce serait comme méconnaître l’œuvre de l’Esprit Saint. Nous
sommes plutôt appelés à l’encourager et à la fortifier pour approfondir le
processus d’inculturation qui est une réalité jamais achevée. Les expressions
de la piété populaire ont beaucoup à nous apprendre, et, pour qui sait les
lire, elles sont un lieu théologique auquel nous devons prêter
attention, en particulier au moment où nous pensons à la nouvelle
évangélisation.
127.
Maintenant que l’Église veut vivre un profond renouveau missionnaire, il y a
une forme de prédication qui nous revient à tous comme tâche quotidienne. Il
s’agit de porter l’Évangile aux personnes avec lesquelles chacun a à faire,
tant les plus proches que celles qui sont inconnues. C’est la prédication
informelle que l’on peut réaliser dans une conversation, et c’est aussi celle
que fait un missionnaire quand il visite une maison. Être disciple c’est avoir
la disposition permanente de porter l’amour de Jésus aux autres, et cela se
fait spontanément en tout lieu : dans la rue, sur la place, au travail, en
chemin.
128.
Dans cette prédication, toujours respectueuse et aimable, le premier moment
consiste en un dialogue personnel, où l’autre personne s’exprime et partage ses
joies, ses espérances, ses préoccupations pour les personnes qui lui sont
chères, et beaucoup de choses qu’elle porte dans son cœur. C’est seulement
après cette conversation, qu’il est possible de présenter la Parole, que ce
soit par la lecture de quelque passage de l’Écriture ou de manière narrative,
mais toujours en rappelant l’annonce fondamentale : l’amour personnel de Dieu
qui s’est fait homme, s’est livré pour nous, et qui, vivant, offre son salut et
son amitié. C’est l’annonce qui se partage dans une attitude humble, de
témoignage, de celui qui toujours sait apprendre, avec la conscience que le
message est si riche et si profond qu’il nous dépasse toujours. Parfois il
s’exprime de manière plus directe, d’autres fois à travers un témoignage
personnel, un récit, un geste, ou la forme que l’Esprit Saint lui-même peut
susciter en une circonstance concrète. Si cela semble prudent et si les
conditions sont réunies, il est bon que cette rencontre fraternelle et
missionnaire se conclue par une brève prière qui rejoigne les préoccupations
que la personne a manifestées. Ainsi, elle percevra mieux qu’elle a été écoutée
et comprise, que sa situation a été remise entre les mains de Dieu, et elle
reconnaîtra que la Parole de Dieu parle réellement à sa propre existence.
129.
Il ne faut pas penser que l’annonce évangélique doive se transmettre toujours
par des formules déterminées et figées, ou avec des paroles précises qui
expriment un contenu absolument invariable. Elle se transmet sous des formes
très diverses qu’il serait impossible de décrire ou de cataloguer, dont le
peuple de Dieu, avec ses innombrables gestes et signes, est le sujet collectif.
Par conséquent, si l’Évangile s’est incarné dans une culture, il ne se
communique pas seulement par l’annonce de personne à personne. Cela doit nous
faire penser que, dans les pays où le christianisme est minoritaire, en plus
d’encourager chaque baptisé à annoncer l’Évangile, les Églises particulières
doivent développer activement des formes, au moins initiales, d’inculturation.
Ce à quoi on doit tendre, en définitive, c’est que la prédication de l’Évangile,
exprimée par des catégories propres à la culture où il est annoncé, provoque
une nouvelle synthèse avec cette culture. Bien que ces processus soient
toujours lents, parfois la crainte nous paralyse trop. Si nous laissons les
doutes et les peurs étouffer toute audace, il est possible qu’au lieu d’être
créatifs, nous restions simplement tranquilles sans provoquer aucune avancée
et, dans ce cas, nous ne serons pas participants aux processus historiques par
notre coopération, mais nous serons simplement spectateurs d’une stagnation
stérile de l’Église.
130.
L’Esprit Saint enrichit toute l’Église qui évangélise aussi par divers
charismes. Ce sont des dons pour renouveler et édifier l’Église.[108]
Ils ne sont pas un patrimoine fermé, livré à un groupe pour qu’il le garde ; il
s’agit plutôt de cadeaux de l’Esprit intégrés au corps ecclésial, attirés vers
le centre qui est le Christ, d’où ils partent en une impulsion évangélisatrice.
Un signe clair de l’authenticité d’un charisme est son ecclésialité, sa
capacité de s’intégrer harmonieusement dans la vie du peuple saint de Dieu,
pour le bien de tous. Une véritable nouveauté suscitée par l’Esprit n’a pas
besoin de porter ombrage aux autres spiritualités et dons pour s’affirmer
elle-même. Plus un charisme tournera son regard vers le cœur de l’Évangile plus
son exercice sera ecclésial. Même si cela coûte, c’est dans la communion qu’un
charisme se révèle authentiquement et mystérieusement fécond. Si elle vit ce
défi, l’Église peut être un modèle pour la paix dans le monde.
131.
Les différences entre les personnes et les communautés sont parfois
inconfortables, mais l’Esprit Saint, qui suscite cette diversité, peut tirer de
tout quelque chose de bon, et le transformer en un dynamisme évangélisateur qui
agit par attraction. La diversité doit toujours être réconciliée avec l’aide de
l’Esprit Saint ; lui seul peut susciter la diversité, la pluralité, la
multiplicité et, en même temps, réaliser l’unité. En revanche, quand c’est nous
qui prétendons être la diversité et que nous nous enfermons dans nos
particularismes, dans nos exclusivismes, nous provoquons la division ; d’autre
part, quand c’est nous qui voulons construire l’unité avec nos plans humains,
nous finissons par imposer l’uniformité, l’homologation. Ceci n’aide pas à la
mission de l’Église.
132.
L’annonce à la culture implique aussi une annonce aux cultures
professionnelles, scientifiques et académiques. Il s’agit de la rencontre entre
la foi, la raison et les sciences qui vise à développer un nouveau discours sur
la crédibilité, une apologétique originale[109]
qui aide à créer les dispositions pour que l’Évangile soit écouté par tous.
Quand certaines catégories de la raison et des sciences sont accueillies dans
l’annonce du message, ces catégories elles-mêmes deviennent des instruments
d’évangélisation ; c’est l’eau changée en vin. C’est ce qui une fois adopté,
n’est pas seulement racheté, mais devient instrument de l’Esprit pour éclairer
et rénover le monde.
133.
Du moment que la préoccupation de l’évangélisateur de rejoindre toute personne
ne suffit pas, et que l’Évangile doit aussi être annoncé aux cultures dans leur
ensemble,la théologie – et pas seulement la théologie pastorale – en dialogue
avec les autres sciences et expériences humaines revêt une grande importance
pour penser comment faire parvenir la proposition de l’Évangile à la diversité
des contextes culturels et des destinataires.[110]
Engagée dans l’évangélisation, l’Église apprécie et encourage le charisme des
théologiens et leur effort dans la recherche théologique qui promeut le
dialogue avec le monde de la culture et de la science. Je fais appel
aux théologiens afin qu’ils accomplissent ce service comme faisant partie de la
mission salvifique de l’Église. Mais il est nécessaire, qu’à cette fin, ils
aient à cœur la finalité évangélisatrice de l’Église et de la théologie
elle-même, et qu’ils ne se contentent pas d’une théologie de bureau.
134.
Les Universités sont un milieu privilégié pour penser et développer cet
engagement d’évangélisation de manière interdisciplinaire et intégrée. Les
écoles catholiques qui se proposent toujours de conjuguer la tâche éducative
avec l’annonce explicite de l’Évangile constituent un apport de valeur à
l’évangélisation de la culture, même dans les pays et les villes où une
situation défavorable nous encourage à faire preuve de créativité pour trouver
les chemins adéquats.[111]
135.
Considérons maintenant la prédication dans la liturgie, qui demande une
sérieuse évaluation de la part des pasteurs. Je m’attarderai en particulier, et
avec un certain soin, à l’homélie et à sa préparation, car les réclamations à
l’égard de ce grand ministère sont nombreuses, et nous ne pouvons pas faire la
sourde oreille. L’homélie est la pierre de touche pour évaluer la proximité et
la capacité de rencontre d’un pasteur avec son peuple. De fait, nous savons que
les fidèles lui donnent beaucoup d’importance ; et ceux-ci, comme les ministres
ordonnés eux-mêmes, souffrent souvent, les uns d’écouter, les autres de prêcher.
Il est triste qu’il en soit ainsi. L’homélie peut être vraiment une intense et
heureuse expérience de l’Esprit, une rencontre réconfortante avec la Parole,
une source constante de renouveau et de croissance.
136.
Renouvelons notre confiance dans la prédication, qui se fonde sur la conviction
que c’est Dieu qui veut rejoindre les autres à travers le prédicateur, et qu’il
déploie sa puissance à travers la parole humaine. Saint Paul parle avec force
de la nécessité de prêcher, parce que le Seigneur a aussi voulu rejoindre les
autres par notre parole (cf. Rm 10, 14-17). Par la parole, notre
Seigneur s’est conquis le cœur des gens. Ils venaient l’écouter de partout (cf.
Mc 1, 45). Ils restaient émerveillés, “buvant” ses enseignements (cf. Mc
6, 2). Ils sentaient qu’il leur parlait comme quelqu’un qui a autorité (cf. Mc
1, 27). Avec la parole, les Apôtres, qu’il a institués « pour être ses
compagnons et les envoyer prêcher » (Mc 3, 14), attiraient tous les
peuples dans le sein de l’Église (cf. Mc 16, 15.20).
137.
Il faut se rappeler maintenant que « la proclamation liturgique de la Parole de
Dieu, surtout dans le cadre de l’assemblée eucharistique, est moins un moment
de méditation et de catéchèse que le dialogue de Dieu avec son peuple, dialogue
où sont proclamées les merveilles du salut et continuellement proposées les
exigences de l’Alliance ».[112]
L’homélie a une valeur spéciale qui provient de son contexte eucharistique, qui
dépasse toutes les catéchèses parce qu’elle est le moment le plus élevé du
dialogue entre Dieu et son peuple, avant la communion sacramentelle. L’homélie
reprend ce dialogue qui est déjà engagé entre le Seigneur et son peuple. Celui
qui prêche doit discerner le cœur de sa communauté pour chercher où est vivant
et ardent le désir de Dieu, et aussi où ce dialogue, qui était amoureux, a été
étouffé ou n’a pas pu donner de fruit.
138.
L’homélie ne peut pas être un spectacle de divertissement, elle ne répond pas à
la logique des moyens médiatiques, mais elle doit donner ferveur et sens à la célébration. C’est
un genre particulier, puisqu’il s’agit d’une prédication dans le cadre d’une
célébration liturgique ; par conséquent elle doit être brève et éviter
de ressembler à une conférence ou à un cours. Le prédicateur peut être capable
de maintenir l’intérêt des gens durant une heure, mais alors sa parole devient
plus importante que la célébration de la foi. Si l’homélie se prolonge trop, elle nuit à
deux caractéristiques de la célébration liturgique : l’harmonie entre ses
parties et son rythme. Quand la prédication se réalise dans le contexte
liturgique, elle s’intègre comme une partie de l’offrande qui est remise au
Père et comme médiation de la grâce que le Christ répand dans la célébration. Ce
contexte même exige que la prédication oriente l’assemblée, et aussi le
prédicateur, vers une communion avec le Christ dans l’Eucharistie qui
transforme la vie. Ceci
demande que la parole du prédicateur ne prenne pas une place excessive, de
manière à ce que le Seigneur brille davantage que le ministre.
139.
Nous avons dit que le Peuple de Dieu, par l’action constante de l’Esprit en
lui, s’évangélise continuellement lui-même. Qu’implique cette conviction pour
le prédicateur ? Elle nous rappelle que l’Église est mère et qu’elle prêche au
peuple comme une mère parle à son enfant, sachant que l’enfant a confiance que
tout ce qu’elle lui enseigne sera pour son bien parce qu’il se sait aimé. De
plus, la mère sait reconnaître tout ce que Dieu a semé chez son enfant, elle
écoute ses préoccupations et apprend de lui. L’esprit d’amour qui règne dans une
famille guide autant la mère que l’enfant dans leur dialogue, où l’on enseigne
et apprend, où l’on se corrige et apprécie les bonnes choses. Il en est ainsi
également dans l’homélie. L’Esprit, qui a inspiré les Évangiles et qui agit
dans le peuple de Dieu, inspire aussi comment on doit écouter la foi du peuple,
et comment on doit prêcher à chaque Eucharistie. La prédication chrétienne, par
conséquent, trouve au cœur de la culture du peuple une source d’eau vive, tant
pour savoir ce qu’elle doit dire que pour trouver la manière appropriée de le
dire. De même qu’on aime que l’on nous parle dans notre langue maternelle, de
même aussi, dans la foi, nous aimons que l’on nous parle avec les termes de la
“culture maternelle”, avec les termes du dialecte maternel (cf. 2M,
21.27), et le cœur se dispose à mieux écouter. Cette langue est un ton qui
transmet courage, souffle, force et impulsion.
140.
On doit favoriser et cultiver ce milieu maternel et ecclésial dans lequel se
développe le dialogue du Seigneur avec son peuple, moyennant la proximité de
cœur du prédicateur, la chaleur de son ton de voix, la douceur du style de ses
phrases, la joie de ses gestes. Même dans les cas où l’homélie est un peu
ennuyeuse, si cet esprit maternel et ecclésial est perceptible, elle sera
toujours féconde, comme les conseils ennuyeux d’une mère donnent du fruit avec
le temps dans le cœur de ses enfants.
141.
On reste admiratif des moyens qu’emploie le Seigneur pour dialoguer avec son
peuple, pour révéler son mystère à tous, pour captiver les gens simples avec
des enseignements si élevés et si exigeants. Je crois que le secret se cache
dans ce regard de Jésus vers le peuple, au-delà de ses faiblesses et de ses
chutes : « Sois sans crainte petit troupeau, car votre Père s’est complu à vous
donner le Royaume » (Lc 12, 32) ; Jésus prêche dans cet esprit. Plein de
joie dans l’Esprit, il bénit le Père qui attire les petits : « Je te bénis
Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux
intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits » (Lc 10, 21). Le
Seigneur se complaît vraiment à dialoguer avec son peuple, et le prédicateur
doit faire sentir aux gens ce plaisir du Seigneur.
142.
Un dialogue est beaucoup plus que la communication d’une vérité. Il se réalise
par le goût de parler et par le bien concret qui se communique entre ceux qui
s’aiment au moyen des paroles. C’est un bien qui ne consiste pas en des choses,
mais dans les personnes elles-mêmes qui se donnent mutuellement dans le
dialogue. La prédication purement moraliste ou endoctrinante, comme aussi celle
qui se transforme en
un cours d’exégèse, réduit cette communication entre les cœurs qui se fait dans
l’homélie et qui doit avoir un caractère quasi sacramentel : « La foi naît de
ce qu’on entend dire et ce qu’on entend dire vient de la parole du Christ » (Rm
10, 17). Dans l’homélie, la vérité accompagne la beauté et le bien. Pour que la
beauté des images que le Seigneur utilise pour stimuler à la pratique du bien
se communique, il ne doit pas s’agir de vérités abstraites ou de froids
syllogismes. La mémoire du peuple fidèle, comme celle de Marie, doit rester
débordante des merveilles de Dieu. Son cœur, ouvert à l’espérance d’une
pratique joyeuse et possible de l’amour qui lui a été annoncé, sent que chaque
parole de l’Écriture est avant tout un don, avant d’être une exigence.
143.
Le défi d’une prédication inculturée consiste à transmettre la synthèse du
message évangélique, et non des idées ou des valeurs décousues. Là où se trouve
ta synthèse, là se trouve ton cœur. La différence entre faire la lumière sur la
synthèse et faire la lumière sur des idées décousues entre elles est la même
qu’il y a entre l’ennui et l’ardeur du cœur. Le prédicateur a la très belle et
difficile mission d’unir les cœurs qui s’aiment : celui du Seigneur et ceux de
son peuple. Le dialogue entre Dieu et son peuple renforce encore plus
l’Alliance qu’il y a entre eux et resserre le lien de la charité. Durant le
temps de l’homélie, les cœurs des croyants font silence et Le laissent leur
parler. Le Seigneur et son peuple se parlent de mille manières directement,
sans intermédiaires. Cependant, dans l’homélie ils veulent que quelqu’un serve
d’instrument et exprime leurs sentiments, de manière à ce qu’ensuite, chacun
puisse choisir comment continuer sa conversation. La parole est essentiellement
médiatrice et demande non seulement les deux qui dialoguent, mais aussi un
prédicateur qui la repropose comme telle, convaincu que « ce n’est pas nous que
nous proclamons, mais le Christ Jésus, Seigneur ; nous ne sommes, nous, que vos
serviteurs, à cause de Jésus » (2 Co 4, 5).
144.
Parler avec le cœur implique de le tenir, non seulement ardent, mais aussi
éclairé par l’intégrité de la Révélation et par le chemin que cette Parole a
parcouru dans le cœur de l’Église et de notre peuple fidèle au cours de
l’histoire. L’identité chrétienne, qui est l’étreinte baptismale que nous a
donnée le Père quand nous étions petits, nous fait aspirer ardemment, comme des
enfants prodigues – et préférés en Marie – à l’autre étreinte, celle du Père
miséricordieux qui nous attend dans la gloire. Faire en sorte que notre peuple se sente
comme entre ces deux étreintes est la tâche difficile mais belle de celui qui
prêche l’Évangile.
145.
La préparation de la prédication est une tâche si importante qu’il convient d’y
consacrer un temps prolongé d’étude, de prière, de réflexion et de créativité
pastorale. Avec beaucoup d’affection, je désire m’attarder à proposer un
itinéraire de préparation de l’homélie. Ce sont des indications qui pour
certains pourront paraître évidentes, mais je considère opportun de les
suggérer pour rappeler la nécessité de consacrer le temps nécessaire à ce
précieux ministère. Certains curés soutiennent souvent que cela n’est pas
possible en raison de la multitude des tâches qu’ils doivent remplir ;
cependant, j’ose demander que chaque semaine, un temps personnel et
communautaire suffisamment prolongé soit consacré à cette tâche, même s’il faut
donner moins de temps à d’autres engagements, même importants. La confiance en
l’Esprit Saint qui agit dans la prédication n’est pas purement passive, mais
active et créative. Elle implique de s’offrir comme instrument (cf. Rm
12, 1), avec toutes ses capacités, pour qu’elles puissent être utilisées par
Dieu. Un prédicateur qui ne se prépare pas n’est pas “spirituel”, il est
malhonnête et irresponsable envers les dons qu’il a reçus.
146.
Le premier pas, après avoir invoqué l’Esprit Saint, consiste à prêter toute
l’attention au texte biblique, qui doit être le fondement de la prédication. Quand
on s’attarde à chercher à comprendre quel est le message d’un texte, on exerce
le « culte de la vérité ».[113]
C’est l’humilité du cœur qui reconnaît que la Parole nous transcende toujours,
que nous n’en sommes « ni les maîtres, ni les propriétaires, mais les
dépositaires, les hérauts, les serviteurs».[114]
Cette attitude de vénération humble et émerveillée de la Parole s’exprime en
prenant du temps pour l’étudier avec la plus grande attention et avec une
sainte crainte de la
manipuler. Pour pouvoir interpréter un texte biblique, il
faut de la patience, abandonner toute inquiétude et y consacrer temps, intérêt
et dévouement gratuit. Il faut laisser de côté toute préoccupation qui
nous assaille pour entrer dans un autre domaine d’attention sereine. Ce n’est
pas la peine de se consacrer à lire un texte biblique si on veut obtenir des
résultats rapides, faciles ou immédiats. C’est pourquoi, la préparation de la
prédication demande de l’amour. On consacre un temps gratuit et sans hâte
uniquement aux choses et aux personnes qu’on aime ; et ici il s’agit d’aimer
Dieu qui a voulu nous parler. À partir de cet amour, on peut consacrer
tout le temps nécessaire, avec l’attitude du disciple : « Parle Seigneur, ton
serviteur écoute » (1S 3, 9).
147.
Avant tout il convient d’être sûr de comprendre convenablement la signification
des paroles que nous lisons. Je veux insister sur quelque chose qui
semble évident mais qui n’est pas toujours pris en compte : le texte biblique
que nous étudions a deux ou trois mille ans, son langage est très différent de
celui que nous utilisons aujourd’hui. Bien qu’il nous semble comprendre les
paroles qui sont traduites dans notre langue, cela ne signifie pas que nous
comprenions correctement ce qu’a voulu exprimer l’écrivain sacré. Les
différents moyens qu’offre l’analyse littéraire sont connus : prêter attention
aux mots qui sont répétés ou mis en relief, reconnaître la structure et le
dynamisme propre d’un texte, considérer la place qu’occupent les personnages,
etc. Mais le but n’est pas de comprendre tous les petits détails d’un texte, le
plus important est de découvrir quel est le message principal, celui qui
structure le texte et lui donne unité. Si le prédicateur ne fait pas cet
effort, il est possible que même sa prédication n’ait ni unité ni ordre ; son
discours sera seulement une somme d’idées variées sans lien les unes avec les
autres qui ne réussiront pas à mobiliser les auditeurs. Le message central est
celui que l’auteur a voulu transmettre en premier lieu, ce qui implique non
seulement de reconnaître une idée, mais aussi l’effet que cet auteur a voulu
produire. Si un texte a été écrit pour consoler, il ne devrait pas être utilisé
pour corriger des erreurs ; s’il a été écrit pour exhorter, il ne devrait pas
être utilisé pour instruire ; s’il a été écrit pour enseigner quelque chose sur
Dieu, il ne devrait pas être utilisé pour expliquer différentes idées
théologiques ; s’il a été écrit pour motiver la louange ou la tâche
missionnaire, ne l’utilisons pas pour informer des dernières nouvelles.
148.
Certainement, pour comprendre de façon adéquate le sens du message central d’un
texte, il est nécessaire de le mettre en connexion avec l’enseignement de toute
la Bible, transmise par l’Église. C’est là un principe important de
l’interprétation de la Bible, qui tient compte du fait que l’Esprit Saint n’a
pas inspiré seulement une partie, mais la Bible tout entière, et que pour
certaines questions, le peuple a grandi dans sa compréhension de la volonté de
Dieu à partir de l’expérience vécue. De cette façon, on évite les
interprétations fausses ou partielles, qui contredisent d’autres enseignements
de la même Écriture. Mais cela ne signifie pas affaiblir l’accent propre et
spécifique du texte sur lequel on doit prêcher. Un des défauts d’une
prédication lassante et inefficace est justement celui de ne pas être en mesure
de transmettre la force propre du texte proclamé.
149.
Le prédicateur « doit tout d’abord acquérir une grande familiarité personnelle
avec la Parole de Dieu. Il ne lui suffit pas d’en connaître l’aspect
linguistique ou exégétique, ce qui est cependant nécessaire. Il lui faut
accueillir la Parole avec un cœur docile et priant, pour qu’elle pénètre à fond
dans ses pensées et ses sentiments et engendre en lui un esprit nouveau »[115].
Cela nous fait du bien de renouveler chaque jour, chaque dimanche, notre
ferveur en préparant l’homélie, et en vérifiant si grandit en nous l’amour de
la Parole que nous prêchons. Il ne faut pas oublier qu’« en particulier, la
sainteté plus ou moins réelle du ministre a une véritable influence sur sa
façon d’annoncer la Parole ».[116]
Comme l’affirme saint Paul, « nous prêchons, cherchant à plaire non pas aux
hommes mais à Dieu qui éprouve nos cœurs » (1 Th 2, 4). Si nous avons
les premiers ce vif désir d’écouter la Parole que nous devons prêcher, elle se
transmettra d’une façon ou d’une autre au Peuple de Dieu : « C’est du
trop-plein du cœur que la bouche parle » (Mt 12, 34). Les lectures du
dimanche résonneront dans toute leur splendeur dans le cœur du peuple, si elles
ont ainsi résonné en premier lieu dans le cœur du pasteur.
150.
Jésus s’irritait devant ces supposés maîtres, très exigeants pour les autres,
qui enseignaient la Parole de Dieu, mais ne se laissaient pas éclairer par elle
: « Ils lient de pesants fardeaux et les imposent aux épaules des gens, mais
eux-mêmes se refusent à les remuer du doigt » (Mt 23, 4). L’Apôtre
Jacques exhortait : « Ne soyez pas nombreux, mes frères, à devenir docteurs.
Vous le savez, nous n’en recevrons qu’un jugement plus sévère » (Jc 3,
1). Quiconque veut prêcher, doit d’abord être disposé à se laisser toucher par
la Parole et à la faire devenir chair dans son existence concrète. De cette
façon, la prédication consistera dans cette activité si intense et féconde qui
est de « transmettre aux autres ce qu’on a contemplé »[117].
Pour tout cela, avant de préparer concrètement ce que l’on dira dans la
prédication, on doit accepter d’être blessé d’abord par cette Parole qui
blessera les autres, parce que c’est une Parole vivante et efficace, qui,
comme un glaive « pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de
l’esprit, des articulations et des moelles, et peut juger les sentiments et les
pensées du cœur » (He 4, 12). Cela revêt une importance pastorale. À
notre époque aussi, les gens préfèrent écouter les témoins : « ils ont soif
d’authenticité […] Le monde réclame des évangélisateurs qui lui parlent d’un
Dieu qu’ils connaissent et fréquentent comme s’ils voyaient l’invisible ».[118]
151.
Il ne nous est pas demandé d’être immaculés, mais plutôt que nous soyons
toujours en croissance, que nous vivions le désir profond de progresser sur la
voie de l’Évangile, et que nous ne baissions pas les bras. Il est indispensable
que le prédicateur ait la certitude que Dieu l’aime, que Jésus Christ l’a
sauvé, que son amour a toujours le dernier mot. Devant tant de beauté, il sentira
de nombreuses fois que sa vie ne lui rend pas pleinement gloire et il désirera
sincèrement mieux répondre à un amour si grand. Mais s’il ne s’arrête pas pour
écouter la Parole avec une ouverture sincère, s’il ne fait pas en sorte qu’elle
touche sa vie, qu’elle le remette en question, qu’elle l’exhorte, qu’elle le
secoue, s’il ne consacre pas du temps pour prier avec la Parole, alors, il sera
un faux prophète, un escroc ou un charlatan sans consistance. En tous cas, à
partir de la reconnaissance de sa pauvreté et avec le désir de s’engager
davantage, il pourra toujours donner Jésus Christ, disant comme Pierre : « De
l’argent ou de l’or, je n’en ai pas, mais ce que j’ai, je te le donne » (Ac 3,
6). Le Seigneur veut nous utiliser comme des êtres vivants, libres et
créatifs, qui se laissent pénétrer par sa Parole avant de la transmettre ; son
message doit passer vraiment à travers le prédicateur, non seulement à travers
la raison, mais en prenant possession de tout son être. L’Esprit Saint, qui a
inspiré la Parole, est celui qui « aujourd’hui comme aux débuts de l’Église,
agit en chaque évangélisateur qui se laisse posséder et conduire par lui, et
met dans sa bouche les mots que seul il ne pourrait trouver».[119]
152.
Il existe une modalité concrète pour écouter ce que le Seigneur veut nous dire
dans sa Parole et pour nous laisser transformer par son Esprit. Et c’est ce que
nous appelons ‘lectio divina’. Elle consiste dans la lecture de la
Parole de Dieu à l’intérieur d’un moment de prière pour lui permettre de nous
illuminer et de nous renouveler. Cette lecture orante de la Bible n’est pas
séparée de l’étude que le prédicateur accomplit pour identifier le message
central du texte ; au contraire, il doit partir de là, pour chercher à
découvrir ce que dit ce message lui-même à sa vie. La lecture
spirituelle d’un texte doit partir de sa signification littérale. Autrement, on
fera facilement dire au texte ce qui convient, ce qui sert pour confirmer ses
propres décisions, ce qui s’adapte à ses propres schémas mentaux. Cela serait,
en définitive, utiliser quelque chose de sacré à son propre avantage et
transférer cette confusion au peuple de Dieu. Il ne faut jamais oublier que
parfois, « Satan lui-même se déguise bien en ange de lumière » (2 Co 11,
14).
153.
En présence de Dieu, dans une lecture calme du texte, il est bien de se
demander par exemple : « Seigneur, qu’est-ce que ce texte me dit à moi ?
Qu’est-ce que tu veux changer dans ma vie avec ce message ? Qu’est-ce qui
m’ennuie dans ce texte ? Pourquoi cela ne m’intéresse-t-il pas ? » ou : «
Qu’est-ce qui me plaît, qu’est-ce qui me stimule dans cette Parole ? Qu’est-ce
qui m’attire ? Pourquoi est-ce que cela m’attire ? ». Quand on cherche à
écouter le Seigneur, il est normal d’avoir des tentations. Une d’elles est
simplement de se sentir gêné ou oppressé, et de se fermer sur soi-même ; une
autre tentation très commune est de commencer à penser à ce que le texte dit
aux autres, pour éviter de l’appliquer à sa propre vie. Il arrive aussi qu’on
commence à chercher des excuses qui permettent d’affaiblir le message
spécifique d’un texte. D’autres fois, on retient que Dieu exige de nous une
décision trop importante, que nous ne sommes pas encore en mesure de prendre.
Cela porte beaucoup de personnes à perdre la joie de la rencontre avec la
Parole, mais cela voudrait dire oublier que personne n’est plus patient que
Dieu le Père, que personne ne comprend et ne sait attendre comme lui. Il invite
toujours à faire un pas de plus, mais il n’exige pas une réponse complète si
nous n’avons pas encore parcouru le chemin qui la rend possible. Il désire
simplement que nous regardions avec sincérité notre existence et que nous la
présentions sans feinte à ses yeux, que nous soyons disposés à continuer de
grandir, et que nous lui demandions ce que nous ne réussissons pas encore à
obtenir.
154.
Le prédicateur doit aussi se mettre à l’écoute du peuple, pour découvrir
ce que les fidèles ont besoin de s’entendre dire. Un prédicateur est un
contemplatif de la Parole et aussi un contemplatif du peuple. De cette façon,
il découvre « les aspirations, les richesses et limites, les façons de prier,
d’aimer, de considérer la vie et le monde qui marquent tel ou tel ensemble
humain », prenant en considération « le peuple concret avec ses signes
et ses symboles et répondant aux questions qu’il pose ».[120]
Il s’agit de relier le message du texte biblique à une situation humaine, à
quelque chose qu’ils vivent, à une expérience qui a besoin de la lumière de la Parole. Cette
préoccupation ne répond pas à une attitude opportuniste ou diplomatique, mais
elle est profondément religieuse et pastorale. Au fond, il y a une « sensibilité
spirituelle pour lire dans les événements le message de Dieu »[121]
et cela est beaucoup plus que trouver quelque chose d’intéressant à dire. Ce
que l’on cherche à découvrir est « ce que le Seigneur a à dire dans
cette circonstance ».[122]
Donc la préparation de la prédication se transforme en un
exercice de discernement évangélique, dans lequel on cherche à
reconnaître – à la lumière de l’Esprit – « un appel que Dieu fait retentir dans
la situation historique elle-même ; aussi, en elle et par elle, Dieu appelle le
croyant ».[123]
155.
Dans cette recherche, il est possible de recourir simplement à certaines
expériences humaines fréquentes, comme la joie d’une rencontre nouvelle, les
déceptions, la peur de la solitude, la compassion pour la douleur d’autrui,
l’insécurité devant l’avenir, la préoccupation pour une personne chère, etc. ;
il faut cependant avoir une sensibilité plus grande pour reconnaître ce qui
intéresse réellement leur vie. Rappelons qu’on n’a jamais besoin de répondre
à des questions que personne ne se pose ; il n’est pas non plus opportun
d’offrir des chroniques de l’actualité pour susciter de l’intérêt : pour cela
il y a déjà les programmes télévisés. Il est quand même possible de partir d’un
fait pour que la Parole puisse résonner avec force dans son invitation à la
conversion, à l’adoration, à des attitudes concrètes de fraternité et de
service, etc., puisque certaines personnes aiment parfois entendre dans la
prédication des commentaires sur la réalité, mais sans pour cela se laisser
interpeller personnellement.
156.
Certains croient pouvoir être de bons prédicateurs parce qu’ils savent ce
qu’ils doivent dire, mais ils négligent le comment, la manière concrète
de développer une prédication. Ils se fâchent quand les autres ne les écoutent
pas ou ne les apprécient pas, mais peut-être ne se sont-ils pas occupés de
chercher la manière adéquate de présenter le message. Rappelons-nous que «
l’importance évidente du contenu de l’évangélisation ne doit pas cacher l’importance
des voies et des moyens ».[124]
La préoccupation pour les modalités de la prédication est elle aussi une
attitude profondément spirituelle. Elle signifie répondre à l’amour de Dieu, en
se dévouant avec toutes nos capacités et notre créativité à la mission qu’il
nous confie ; mais c’est aussi un exercice d’amour délicat pour le prochain,
parce que nous ne voulons pas offrir aux autres quelque chose de mauvaise
qualité. Dans la Bible, par exemple, nous trouvons la recommandation de
préparer la prédication pour lui assurer une mesure correcte : « Résume ton
discours. Dis beaucoup en peu de mots » (Si 32, 8).
157.
Seulement à titre d’exemples, rappelons quelques moyens pratiques qui peuvent
enrichir une prédication et la rendre plus attirante. Un des efforts les plus
nécessaires est d’apprendre à utiliser des images dans la prédication,
c’est-à-dire à parler avec des images. Parfois, on utilise des exemples pour
rendre plus compréhensible quelque chose qu’on souhaite expliquer, mais ces
exemples s’adressent souvent seulement au raisonnement ; les images, au
contraire, aident à apprécier et à accepter le message qu’on veut transmettre.
Une image attrayante fait que le message est ressenti comme quelque chose de
familier, de proche, de possible, en
lien avec sa propre vie. Une image adéquate peut porter à
goûter le message que l’on désire transmettre, réveille un désir et motive la
volonté dans la direction de l’Évangile. Une bonne homélie, comme me disait un
vieux maître, doit contenir “une idée, un sentiment, une image”.
158.
Paul VI
disait déjà que les fidèles « attendent beaucoup de cette prédication et de
fait en reçoivent beaucoup de fruits, pourvu qu’elle soit simple, claire,
directe, adaptée ».[125]
La simplicité a à voir avec le langage utilisé. Il doit être le langage que les
destinataires comprennent pour ne pas courir le risque de parler dans le vide.
Il arrive fréquemment que les prédicateurs se servent de paroles qu’ils ont
apprises durant leurs études et dans des milieux déterminés, mais qui ne font
pas partie du langage commun des personnes qui les écoutent. Ce sont des
paroles propres à la théologie ou à la catéchèse, dont la signification n’est
pas compréhensible pour la majorité des chrétiens. Le plus grand risque pour un
prédicateur est de s’habituer à son propre langage et de penser que tous les
autres l’utilisent et le comprennent spontanément. Si l’on veut s’adapter au
langage des autres pour pouvoir les atteindre avec la Parole, on doit écouter
beaucoup, il faut partager la vie des gens et y prêter volontiers attention. La
simplicité et la clarté sont deux choses différentes. Le langage peut être très
simple, mais la prédication peut être peu claire. Elle peut devenir
incompréhensible à cause de son désordre, par manque de logique, ou parce
qu’elle traite en même temps différents thèmes. Par conséquent une autre tâche
nécessaire est de faire en sorte que la prédication ait une unité thématique,
un ordre clair et des liens entre les phrases, pour que les personnes puissent
suivre facilement le prédicateur et recueillir la logique de ce qu’il dit.
159.
Une autre caractéristique est le langage positif. Il ne dit pas tant ce qu’il
ne faut pas faire, mais il propose plutôt ce que nous pouvons faire mieux. Dans
tous les cas, s’il indique quelque chose de négatif, il cherche toujours à
montrer aussi une valeur positive qui attire, pour ne pas s’arrêter à la
lamentation, à la critique ou au remords. En outre, une prédication positive
offre toujours l’espérance, oriente vers l’avenir, ne nous laisse pas
prisonniers de la
négativité. Quelle bonne chose que prêtres, diacres et laïcs
se réunissent périodiquement pour trouver ensemble les instruments qui rendent
la prédication plus attrayante !
160.
Le mandat missionnaire du Seigneur comprend l’appel à la croissance de la foi
quand il indique : « leur apprenant à observer tout ce que je vous ai
prescrit » (Mt 28, 20). Ainsi apparaît clairement que la première
annonce doit donner lieu aussi à un chemin de formation et de maturation.
L’évangélisation cherche aussi la croissance, ce qui implique de prendre très
au sérieux chaque personne et le projet que le Seigneur a sur elle. Chaque être
humain a toujours plus besoin du Christ, et l’évangélisation ne devrait pas
accepter que quelqu’un se contente de peu, mais qu’il puisse dire pleinement :
« Ce n’est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi » (Ga 2, 20).
161.
Il ne serait pas correct d’interpréter cet appel à la croissance exclusivement
ou prioritairement comme une formation doctrinale. Il s’agit d’« observer » ce
que le Seigneur nous a indiqué, comme réponse à son amour, d’où ressort, avec
toutes les vertus, ce commandement nouveau qui est le premier, le plus grand,
celui qui nous identifie le mieux comme disciples : « Voici quel est mon
commandement : vous aimer les uns les autres comme je vous ai aimés » (Jn 15,
12). Il est évident que, lorsque les auteurs du Nouveau Testament veulent
réduire à une dernière synthèse, au plus essentiel, le message moral chrétien,
ils nous présentent l’incontournable exigence de l’amour du prochain : « Celui
qui aime autrui a de ce fait accompli la loi… La charité est donc la loi
dans sa plénitude » (Rm 13, 8.10). Ainsi pour saint Paul, le précepte de
l’amour ne résume pas seulement la loi, mais il est le cœur et la raison de
l’être :« Une seule formule contient toute la Loi en sa plénitude : Tu
aimeras ton prochain comme toi-même » (Ga 5, 14). Et il présente à
ses communautés la vie chrétienne comme un chemin de croissance dans l’amour :
« Que le Seigneur vous fasse croître et abonder dans l’amour que vous avez les
uns envers les autres » (1 Th 3, 12). Aussi saint Jacques exhorte les
chrétiens à accomplir « la Loi royale suivant l’Écriture : Tu aimeras ton
prochain comme toi-même, alors vous faites bien » (2, 8), pour n’enfreindre
aucun précepte.
162.
D’autre part, ce chemin de réponse et de croissance est toujours précédé du
don, parce que cette autre demande du Seigneur le précède : « les baptisant au
nom… » (Mt 28,19). L’adoption en tant que fils que le Père offre
gratuitement et l’initiative du don de sa grâce (cf. Ep 2, 8-9 ; 1 Co
4, 7) sont la condition de la possibilité de cette sanctification
permanente qui plaît à Dieu et lui rend gloire. Il s’agit de se laisser
transformer dans le Christ par une vie progressive « selon l’Esprit » (Rm 8,
5).
163.
L’éducation et la catéchèse sont au service de cette croissance. Nous avons
déjà à notre disposition différents textes magistériels et matériaux sur la
catéchèse offerts par le Saint-Siège et par les différents Épiscopats. Je
rappelle l’Exhortation apostolique Catechesi
tradendae (1979), le Directoire
général pour la catéchèse (1997) et d’autres documents dont il n’est
pas nécessaire de répéter ici le contenu actuel. Je voudrais m’arrêter
seulement sur certaines considérations qu’il me semble opportun de souligner.
164.
Nous avons redécouvert que, dans la catéchèse aussi, la première annonce ou “kérygme”
a un rôle fondamental, qui doit être au centre de l’activité évangélisatrice et
de tout objectif de renouveau ecclésial. Le kérygme est trinitaire.
C’est le feu de l’Esprit qui se donne sous forme de langues et nous fait croire
en Jésus Christ, qui par sa mort et sa résurrection nous révèle et nous
communique l’infinie miséricorde du Père. Sur la bouche du catéchiste revient
toujours la première annonce : “Jésus Christ t’aime, il a donné sa vie pour te
sauver, et maintenant il est vivant à tes côtés chaque jour pour t’éclairer,
pour te fortifier, pour te libérer”. Quand nous disons que cette annonce est
“la première”, cela ne veut pas dire qu’elle se trouve au début et qu’après
elle est oubliée ou remplacée par d’autres contenus qui la dépassent. Elle
est première au sens qualitatif, parce qu’elle est l’annonce principale,
celle que l’on doit toujours écouter de nouveau de différentes façons et que
l’on doit toujours annoncer de nouveau durant la catéchèse sous une forme ou
une autre, à toutes ses étapes et ses moments.[126]
Pour cela aussi « le prêtre, comme l’Église, doit prendre de plus en plus conscience du
besoin permanent qu’il a d’être évangélisé ».[127]
165.
On ne doit pas penser que dans la catéchèse le kérygme soit abandonné en
faveur d’une formation qui prétendrait être plus “solide”. Il n’y a rien de
plus solide, de plus profond, de plus sûr, de plus consistant et de plus sage
que cette annonce. Toute la formation chrétienne est avant tout
l’approfondissement du kérygme qui se fait chair toujours plus et
toujours mieux, qui n’omet jamais d’éclairer l’engagement catéchétique, et qui
permet de comprendre convenablement la signification de n’importe quel thème
que l’on développe dans
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