Saint Benoît
Patron de l’Europe
La Documentation Catholique
46e année — T. LXI — Numéro 1436. — 15 novembre 1964 — Col. 1441 — 1448.
Traduction, d'après le texte italien publié par l'Osservatore Romano du 25
octobre, et sous-titres de la D. C.
Allocution prononcée par S. S. Paul VI au Mont Cassin
Voici l'allocution que le Saint-Père a prononcée à
Montecassino le 24 octobre, après avoir consacré la basilique de la célèbre
abbaye qui avait été détruite le 15 février 1944 par les bombardements alliés
(1) :
Messieurs les Cardinaux,
vénérés confrères Archevêques et Evêques, Révérend Abbé de ce célèbre monastère,
illustres Messieurs revêtus de l'autorité civile et militaire, prêtres, moines
et religieux ici présents, étudiants hôtes de cette maison, fidèles et pèlerins
venus à cette rencontre, quel salut vous adresserons-Nous, sinon celui qui
semble avoir son expression la plus vraie et la plus familière dans ces paroles
usuelles de la piété chrétienne : « Paix à cette maison et à tous ceux qui
l'habitent.
LA PAIX BÉNÉDICTINE
La paix, nous la trouvons ici comme un trésor jalousement gardé, et Nous
l'apportons comme le meilleur don de Notre ministère apostolique. En dispensant
les mystères divins, celui-ci offre en effet avec une prodigalité aimante cette
effusion de vie qu'est la grâce, source première de paix et de joie. La paix,
nous la célébrons ici comme une lumière resplendissant de nouveau après la
guerre qui avait éteint sa flamme sainte et bienfaisante.
Paix à vous, Fils de saint
Benoît, qui avez fait de ce mot si noble et si doux l'emblème de vos monastères.
Vous l'écrivez sur les murs de vos cellules et de vos cloîtres, mais, mieux
encore, vous l'imprimez dans vos coeurs comme une loi douce et forte, et vous le
laissez transparaître comme un sublime style spirituel dans l'élégante gravité
de vos gestes et de vos personnes.
Paix à vous, élèves de cette
école du service de Dieu et de la science sincère. La paix, vous la respirez ici
comme une atmosphère tonifiante pour toutes les bonnes pensées, toutes les
bonnes volontés ; et vous faites l'expérience, en laquelle se résume toute
pédagogie, que la paix du Christ est principe et terme de toute plénitude
humaine, étant le reflet de la pensée de Dieu sur les choses humaines.
Paix à vous, hommes de la cité
terrestre qui avez eu l'intelligence et le courage (toutes qualités nécessaires
pour monter ici) de venir chercher en ce lieu, comme en une source fraîche et
secrète, la force spirituelle qui semble étrangère à vos activités temporelles,
mais ne leur en est que plus nécessaire : la force morale, l'espérance qui les
élève et les rachète de leur tragique vanité, la bonté en laquelle devrait se
résoudre tout effort humain et dont la suprême synthèse se trouve dans la
conversation psalmodiée avec Dieu.
Paix à vous, enfin, Frères de
la sainte Eglise, qui êtes venus avec Nous sur cette sainte montagne. Vos âmes
évoquent ici des souvenirs anciens, des traditions séculaires, des monuments de
la culture et de l'art, des figures de pasteurs, d'Abbés, de moines et de
saints. Comme devant un torrent s'apaisant en un fleuve majestueux, vous
entendez la voix enchanteresse et mystérieuse de l'histoire qui passe, de la
civilisation qui naît et se précise, de la chrétienté qui peine et s'affirme.
Ici, vous sentez battre le coeur de l'Eglise catholique. Peut-être votre mémoire
évoque-t-elle ces paroles que Bossuet adressait à Mabillon, un grand bénédictin
: . Je trouve dans l'histoire de votre saint ordre ce qu'il y a de plus beau
dans celle de l'Eglise. (OEuvres, XI, 107.)
UNE FAUSSE IDÉE DE LA PAIX
Mais parmi toutes les
impressions que suscite en ce moment dans nos coeurs cette maison de paix, il en
est une qui semble dominer les autres : la vertu génératrice de la paix. Il
arrive souvent que l'idée de paix soit associée à celle de tranquillité, de
cessation et de solution des conflits dans l'ordre et l'harmonie. Nous avons
facilement tendance à voir la paix comme l'inertie, le repos, le sommeil, la
mort. Il y a toute une psychologie, exprimée dans une certaine littérature, qui
accuse la vie pacifique d'immobilisme, de paresse, d'incapacité et d'égoïsme, et
qui, par contre, vante la lutte, l'agitation, le désordre et même le péché comme
source d'activité, d'énergie, de progrès.
L'ÉPILOGUE DE LA GUERRE
Mais ici, la paix nous apparaît
aussi vraie que vivante, active et féconde ; elle montre combien elle est
capable de reconstruire, de renaître, de régénérer.
Ces murs nous le disent : c'est
la paix qui les a relevés. Aujourd'hui encore, il nous semble impensable que la
guerre se soit acharnée contre cette abbaye, que cet incomparable monument de
religion, de culture, d'art, de civilisation ait été victime d'un des gestes les
plus féroces et les plus aveugles de sa fureur. Et aujourd'hui nous n'osons en
croire nos yeux en voyant reconstruit ce majestueux édifice, comme si rien
n'était arrivé, comme si sa destruction n'avait été qu'un songe, comme si nous
avions oublié la tragédie qui en avait fait un amas de ruines. Frères,
laissez-Nous pleurer d'émotion et de gratitude. En raison de la charge que Nous
occupions auprès du Pape Pie XII, de vénérée mémoire, Nous avons été un témoin
bien informé de tout ce que le Saint-Siège a fait pour épargner à cette
forteresse, non des armes, mais de l'esprit, le grave outrage que fut sa
destruction. Cette voix suppliante et souveraine, voix désarmée de la foi et de
la civilisation, ne fut pas écoutée. Montecassino fut bombardé et démoli, et ce
fut là un des épisodes les plus tristes de la guerre. Nous ne voulons pas,
aujourd'hui, nous faire juges de ceux qui en furent la cause. Mais nous ne
pouvons pas ne pas déplorer encore une fois que des hommes civilisés aient osé
exercer une violence barbare contre la tombe de saint Benoît. Cependant, Nous ne
pouvons pas contenir Notre joie en voyant qu'aujourd'hui les ruines ont disparu,
que les saints murs de cette basilique sont relevés, que l'austère grandeur de
l'ancien monastère se retrouve dans le nouveau. Bénissons le Seigneur.
C'est la paix qui a accompli ce
prodige. Ce sont les hommes de paix qui en ont été les agents magnifiques et
actifs. Us sont dignes d'être appelés fils de Dieu, comme dans la béatitude :
« Bienheureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu. » (Matth.,
5, 9.)
Bienheureux les artisans de
paix. Nous voulons louer tous ceux à qui revient le mérite de cette gigantesque
oeuvre de reconstruction : l'Abbé de ce monastère, ses collaborateurs, les
bienfaiteurs, les techniciens, les artisans, les ouvriers. Une reconnaissance
particulière est due aux autorités italiennes qui ont tout fait pour qu'ici
l'oeuvre de la paix triomphe sur celle de la guerre. Montecassino est ainsi
devenu le symbole de toute la peine fournie par le peuple italien pour la
reconstruction de ce cher pays terriblement lacéré d'un bout à l'autre de son
territoire, et qui, grâce à Dieu et au courage de ses fils, s'est redressé tout
de suite, plus beau et plus jeune.
Nous célébrons donc la paix.
Nous voulons, ici, marquer symboliquement l'épilogue de la guerre. Dieu veuille
que ce soit celui de toutes les guerres ! Ici, nous voulons « forger les épées
en socs et les lances en faux. » (Is., 2, 4) ; que les immenses énergies
employées par les armes à tuer et à détruire servent à vivifier et à construire.
Et pour qu'il en soit ainsi, nous voulons ici régénérer dans le pardon la
fraternité des hommes. Renonçant à la mentalité qui prépare la guerre dans la
haine, l'orgueil et l'envie, nous voulons lui substituer la résolution et
l'espérance de la concorde et de la collaboration. Nous voulons ici préparer les
esprits à la paix chrétienne, à la liberté et à I'amour. Que Montecassino soit
toujours un phare de sainteté et de fraternité.
L'EGLISE ET LE MONDE ONT BESOIN DE LA VIE RELIGIEUSE
Mais est-ce seulement grâce à
sa reconstruction que Montecassino polarise ces voeux qui, Nous semble-t-il,
expriment le sens de notre histoire contemporaine et future? Non, certes. C'est
sa mission spirituelle qui trouve dans l'édifice matériel le siège et le symbole
lui permettant de s'exercer. C'est sa capacité d'attraction et de rayonnement
spirituel qui peuple sa solitude des énergies dont a besoin la paix du monde.
Et ici, frères et fils, Nous devrions faire l'apologie de
l'idéal bénédictin. Mais Nous pouvons bien penser que ceux qui Nous entourent
sont bien informés de la sagesse qui anime la vie bénédictine, que ceux qui la
professent en connaissent pleinement les intimes richesses et entretiennent en
eux ses sévères et aimables vertus. Nous en avons Nous-même fait l'objet de
longues réflexions. Mais il Nous semble superflu et présomptueux d'en parler
aujourd'hui. D'autres en parleront et révéleront les secrets enchanteurs de
cette vie qui ici se poursuit d'une façon florissante.
A Nous il revient de porter un
autre témoignage que celui concernant le caractère de la vie monastique, et
c'est celui-ci : aujourd'hui encore, l'Eglise a besoin de cette forme de vie
religieuse ; aujourd'hui encore, le monde en a besoin. Nous Nous dispenserons
d'en apporter la preuve que, du reste, chacun voit apparaître d'elle-même dans
Notre affirmation. Oui, l'Eglise et le monde, pour des raisons différentes mais
convergentes, ont besoin que saint Benoît sorte de la communauté ecclésiale et
sociale pour se retirer dans la solitude et le silence d'où nous parviennent les
accents enchanteurs de sa prière apaisée et profonde. De là, il nous attire et
nous appelle au seuil de son cloître pour nous offrir le cadre d'une communauté
assurant le « divin service » d'une petite société idéale où enfin règnent
l'amour, l'obéissance, l'innocence, la liberté des choses et l’art d'en bien
user, ta prédominance de l'esprit, en un mot : la paix, l'Evangile. Saint
Benoît, revenez pour nous aider à retrouver notre vie personnelle, cette vie
personnelle dont nous avons soif et que le développement de la vie moderne, qui
nous vaut le désir exaspéré d'être nous-mêmes, étouffe en même temps qu'il la
réveille, trompe, en même temps qu'il en fait prendre conscience.
LE BESOIN DE SE RETROUVER SOI-MÊME
Et c'est cette soif de vraie
vie personnelle qui conserve à l'idéal monastique toute son actualité. Puisse le
comprendre notre société, notre pays qui, en d'autres temps, fut si propice à la
formule bénédictine de la perfection humaine et religieuse, alors qu'aujourd'hui
il est peut-être moins fécond que d'autres en vocations monastiques. Dans les
siècles lointains, l'homme accourait vers le silence du cloître, à la suite de
saint Benoît de Nursie, pour se retrouver lui-même (a il habita avec lui-même
sous le regard du Spectateur d'en haut nous dit saint Grégoire le Grand,
biographe de saint Benoît). Mais alors, ce geste était motivé par la décadence
de la société, par la dépression morale et culturelle d'un monde qui n'offrait
plus à l'esprit de possibilités de conscience, de développement, de
conversation. Il fallait un refuge pour y retrouver la sécurité, le calme,
l'étude, la prière, le travail, l'amitié, la confiance.
Aujourd'hui, ce n'est plus la
carence de la vie sociale qui nous pousse vers ce refuge, mais son exubérance.
L'excitation, le bruit, l'agitation fébrile, l'extériorité, la foule menacent
l'intériorité de l'homme. Il lui manque le silence avec son authentique parole
intérieure, il lui manque l'ordre, la prière, la paix. Il lui manque lui-même.
Pour retrouver la maîtrise et la joie spirituelles de lui-même, il a besoin de
se remettre en face de lui-même dans le cloître bénédictin.
LA PRIÈRE LITURGIQUE
Dans la discipline monastique,
l'homme est regagné à lui-même et à l'Eglise. Le moine a une place de choix dans
le Corps mystique du Christ, une fonction on ne peut plus providentielle et
nécessaire. Nous vous le disons parce que Nous savons et Nous voulons avoir
toujours dans la noble et sainte famille bénédictine, la gardienne fidèle et
jalouse des trésors de la tradition catholique, un centre des études
ecclésiastiques les plus patientes et les plus sévères, un lieu où s'exercent
les vertus religieuses et, surtout, une école et un exemple de prière
liturgique. Cette prière liturgique, Nous savons que vous, les Bénédictins du
monde entier, vous la tenez toujours — et la tiendrez toujours, Nous l'espérons
— en très grand honneur, comme cela convient pour vous, dans ses formes les plus
pures, dans son chant sacré et authentique, et — pour votre office divin — dans
sa langue traditionnelle, le noble latin, spécialement dans son esprit lyrique
et mystique. La toute récente constitution conciliaire De sacra liturgia
attend de vous une adhésion parfaite et une apologie apostolique. Une grande et
magnifique tâche s'ouvre devant vous. L'Eglise, de nouveau, vous met sur le
candélabre pour que vous éclairiez toute « la maison de Dieu » avec la lumière
de la nouvelle pédagogie religieuse que cette constitution entend instaurer dans
le peuple chrétien. Fidèles aux vénérables et antiques traditions, et sensibles
aux besoins religieux de notre temps, vous aurez encore une fois le mérite
d'avoir fait passer dans la spiritualité de l'Eglise le courant vivifiant de
votre grand maître.
LIENS DE COMPLÉMENTARITÉ AVEC LE MONDE
Nous ne parlerons pas
aujourd'hui de la fonction que le moine, l'homme regagné à lui-même, peut avoir
non seulement envers l'Eglise — comme Nous le disions, — mais envers le monde,
envers ce monde qu'il a quitté et auquel il reste attaché par de nouveaux liens
créés par son éloignement même : contraste, étonnement, exemple, confidences
possibles et conversations secrètes, complémentarité fraternelle. Disons
seulement que cette complémentarité existe, qu'elle prend une importance
d'autant plus grande que le monde a davantage besoin des valeurs conservées dans
le monastère, et que ces valeurs il ne les considère pas comme lui ayant été
ravies, mais comme lui étant conservées, présentées, offertes.
SAINT BENOÎT ET L'UNITÉ SPIRITUELLE DE L'EUROPE
Vous, Bénédictins, vous le
savez, surtout par votre histoire, et le monde le sait aussi, surtout lorsqu'il
veut bien se rappeler ce qu'il vous doit et ce qu'il peut encore gagner grâce à
vous. C'est là une grande et importante réalité qui a une valeur vitale pour
notre vieille société, toujours vivante, mais qui, aujourd'hui, a tellement
besoin de puiser dans ses racines une vigueur et une splendeur nouvelles, dans
ses racines chrétiennes, dont elle est redevable en si grande partie à saint
Benoît qui les a alimentées de son esprit. Cette belle réalité mérite notre
souvenir, notre culte et notre confiance. Non pas que l'on doive penser à un
nouveau Moyen Age caractérisé par l'activité dominante de l'abbaye bénédictine
--- aujourd'hui un tout autre visage est donné à notre société par ses centres
culturels, industriels, sociaux et sportifs, — mais pour deux motifs qui font
toujours désirer l'austère et douce présence de saint Benoît parmi nous : la
foi, que lui et son ordre ont prêchée dans la famille des peuples, spécialement
dans la famille Europe, la foi chrétienne, la religion de notre civilisation,
celle de la sainte Eglise, mère et éducatrice des nations, et l'unité par
laquelle le grand moine solitaire et social nous a appris à être frères, et par
laquelle l'Europe fut la chrétienté. Foi et unité, que pourrions-nous souhaiter
de meilleur pour le monde entier, et spécialement pour cette portion de choix
qu'est l'Europe? Qu'y a-t-il de plus moderne et de plus urgent, de plus
difficile et de plus contrarié, de plus nécessaire et de plus utile pour la paix?
C'est pour que cet idéal de
l'unité spirituelle de l'Europe soit désormais sacré et intangible pour les
hommes d'aujourd'hui, ceux qui peuvent agir et ceux qui ne peuvent que désirer,
pour que ne leur manque pas l'aide d'en haut, pour mettre cet idéal en pratique
par d'heureuses décisions, que Nous avons voulu proclamer saint Benoît patron et
protecteur de l'Europe.
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