Il
fut l’évêque rebelle de l’Eglise de France, et il l’a payé
cher. En 1995, Mgr Jacques Gaillot fut écarté par Rome de « son »
diocèse d’Evreux qu’il dirigeait depuis 13 ans parce qu’il
intervenait tous azimuts dans les médias, d’une parole libre, et
que sa hiérarchie s’en offusquait. Il ne fut pas démis de ses
fonctions mais « transféré » comme évêque de
Partenia, un diocèse fantôme sans églises ni catholiques depuis
des siècles, sur les hauts plateaux près de Sétif, en Algérie. Le
prélat, aujourd’hui âgé de 84 ans, a été « réhabilité »
par le pape François, qui l’a reçu longuement en tête-à-tête à
Rome en 2015, et conserve sa liberté de parole, mais il n’accorde
plus d’interviews, ou très peu. Mgr Gaillot vit – depuis vingt
ans – dans un couvent tenu par des religieux spiritains,
congrégation fondée au XVIIIe siècle, derrière le Panthéon à
Paris, et continue, discrètement, à mener les combats auxquels il a
dédié sa vie. Il préside toujours l’association Droits devant !,
qu’il avait fondée avec Albert Jacquard et Léon Schwartzenberg,
et d’aider des familles de migrants hébergées, grâce à
l’association Droit au logement, dans un gymnase du VIIIe
arrondissement, derrière l’Eglise Saint-Augustin, « et pas
loin de l’Elysée », dit-il de son œil bleu malicieux. Mgr
Gaillot visite aussi des prisonniers, dont Yvan Colonna (NDLR :
indépendantiste corse condamné pour l’assassinat du préfet
Erignac), depuis quinze ans, dans sa prison d’Arles, ou aussi
Georges Ibrahim Abdallah (NDLR : chef de la Fraction armée
révolutionnaire libanaise (FARL), condamné à perpétuité pour
complicité d’assassinat en 1987), à Lannemezan, au pied des
Pyrénées. Et, « algérien dans l’âme », il suit, au
jour le jour, l’actuelle révolte de « ce peuple admirable,
jeune dynamique ». Nous avons proposé à Mgr Gaillot de sortir
un instant de son silence médiatique pour commenter les évènements
qui secouent l’Eglise catholique. Comme vous le verrez, l’homme
n’a rien perdu de sa liberté de parole, ni de sa capacité à
appréhender le présent et l’avenir avec espoir. « Je suis
un homme d’espérance, lance Jacques Gaillot, c’est ce qui me
vient de la foi. L’Evangile n’est pas enfermé dans une
institution. Partout dans le monde, on trouve trace de la vitalité
de l’Eglise ; ils sont nombreux les hommes et les femmes à
tracer leur sillon et à faire vivre leurs convictions chrétiennes ».
Comme lui-même, Jacques Gaillot, évêque de Partenia. Entretien
avec un iconoclaste
Le
Point : Vous qui avez toujours eu une grande capacité
d’indignation, êtes-vous révolté, et de quelle manière,
par ce
que vous entendez sur l’Eglise aujourd’hui ?
Jacques
Gaillot : Mon
regard ne se porte pas habituellement sur l’Eglise, mais
sur le monde de l’exclusion : les
sans-abris jetés à la rue, abandonnés. C’est inacceptable !
Quand
ils débarquent à Paris, ces hommes, ces femmes, ces enfants n’ont
plus qu’un seul bien : leur dignité. Ils s’entassent
au bord du périphérique ou sous les ponts. C’est une honte !
Personne,
à travers le monde, ne veut des minorités qui sont à la recherche
d’une terre et d’un avenir. Voilà ce qui m’indigne, avant
tout, aujourd’hui.
Pour répondre à votre question, ce que j’entends dire sur
l’Eglise ne me révolte pas. J’ai
toujours préféré le sort des individus à celui des
institutions,
et en ce moment,
je suis du côté des victimes d’abus sexuels. Leurs paroles
me touchent profondément. Leurs blessures deviennent les
miennes.
Le
film de François Ozon sur l’affaire Preynat, un
documentaire d’Arte sur des abus sexuels commis par des
prêtres sur les religieuses… L’Eglise est fortement interpellée
par la société, en France en particulier. Avez-vous vu ces films ?
Comment réagissez-vous ?
J’ai aimé
le film de François Ozon qui est respectueux et plein
d’émotions. Comme il est difficile pour la vérité de
sortir de l’ombre et venir au jour ! Le secret est
tellement enfoui et protégé ! C’est un lourd
couvercle à soulever. Les familles concernées se
divisent et sont ébranlées. Personne n’en
sortira indemne. Mais « La
vérité vous rendra libre »
dit Jésus.
Le
documentaire sur les religieuses abusées sexuellement par
des prêtres a été un choc.
Je me
suis senti humilié et indigné devant l’injustice faite à
ces religieuses. Comme le disait Victor Hugo : « On
fait la charité quand on n’a pas su imposer la justice. » La
charité suppose la justice. On l’avait oublié.
Ressentez-vous
une « cathophobie » actuellement en France ?
Je
ne l’ai pas constaté. Il
y a surtout une suspicion sur les prêtres, qui leur
cause une grande douleur, même quand ils ne l’expriment pas.
J’en souffre avec eux.
L’Eglise
de France est-elle de plus en plus réactionnaire comme le montre
l’historien et sociologue Yann Raison du Cleuziou dans
son dernier livre « Une contre-révolution catholique »
(Seuil) ?
- Il
y a toujours eu une frange conservatrice dans l’Eglise de
France. Elle est influente et se fait entendre
aujourd’hui. Le discours identitaire a le vent en poupe. Affirmons
notre foi. Faisons part de nos convictions. On ne peut pas tout
accepter. Si l’on
fait comme tout le monde, on n’a plus rien à dire.
Ce discours
identitaire peut être rassurant mais il ne va pas au cœur de
l’Evangile, à savoir la solidarité avec ceux que la société
délaisse. « J’étais
un étranger et vous m’avez accueilli. » Si
l’on vibre à de telles paroles, on peut être sûr de ne pas
être comme tout le monde !
La
condamnation du cardinal Barbarin marque-t-elle un tournant pour
l’Eglise de France ? Remet-elle en cause son système de
gouvernement ?
La
condamnation et la démission du cardinal sont des actes
forts qui parlent plus que tous les discours. C’est une
victoire pour les victimes, présentes et à venir. Une page est
enfin tournée. La culture du secret appartient au passé. La
transparence est appelée à s’exercer à tous les niveaux
de l’Eglise. Les abus sexuels doivent être dénoncés et
portés à la connaissance de la justice. La tolérance
zéro devient la règle. Nous sommes tous des citoyens soumis à
la justice des hommes. L’Etat laïc s’est imposé. Cela
fait beaucoup de changements !
Les
mentalités ont besoin de temps pour évoluer. Ces nouvelles
pratiques prendront du temps. Il faudra une génération.
La
société française est-elle entrée dans une « ère
post-chrétienne » comme le souligne le directeur
de l’Ifop Jérôme Fourquet dans son dernier livre,
« L’archipel français » (Seuil) ?
Je
le crois. Nous avons basculé dans un monde nouveau. Il
y a une nouvelle façon pour l’individu d’habiter l’espace et
le temps et de vivre sa foi s’il est croyant. L’Eglise
catholique en France est devenue minoritaire, avec un effacement de
ses structures et de sa culture. Elle n’est plus une
référence. On se passe d’elle.
Mais
l’Evangile est toujours jeune. Il n’est pas cantonné
dans l’institution de l’Eglise. Il continue
sa course, tourné vers l’avenir, hors frontières et
hors de tout cadre religieux. Il est vécu en pleine
modernité, porté par des femmes et des hommes libres,
solidaires des plus démunis.
Le
pape François prend-t-il les bonnes décisions pour lutter
contre les abus sexuels, notamment depuis le sommet de Rome ?
Ce
sommet réunissant les présidents des conférences épiscopales
du monde entier est une première.
Il
a permis aux évêques d’entendre ensemble les
témoignages des victimes, qui étaient forts. On a vu même certains
remués par ces récits. Ainsi, beaucoup ont pu comprendre que
la pédophilie n’était pas réservée à certaines régions du
monde. Elle est partout, y compris dans leur propre Eglise.
Mais
le discours final du pape m’a déçu : j’attendais des
actes forts qui ouvrent l’avenir. Par exemple,
revenir sur le statut du prêtre. Il aurait été intéressant que le
pape mette sur la table la question du célibat des prêtres. C’est
une interrogation chez beaucoup de gens chrétiens ou pas.
Le
pape vous avait reçu en tête-à-tête en 2015. Continuez-vous de le
soutenir ?
Je
suis à fond avec le pape François qui porte le printemps
de l’Evangile. Cela
ne m’empêche pas de le critiquer quand il a des
paroles que je trouve regrettables : ainsi à propos
de son soutien à des évêques pendant son voyage au Chili, de
son appréciation sur le « genre », de sa
réflexion sur les homosexuels…
En
quoi ce pape restera-t-il dans l’histoire ?
Il
restera pour moi le pape de l’ouverture, franchissant
les frontières en donnant la main aux migrants.
Y
a-t-il des moments où il vous déçoit ?
Hélas
oui ! En ce moment je suis déçu de voir que les
réformes de fond se font toujours attendre. Le
droit de l’Eglise reste inchangé. La réforme de la
Curie romaine n’est toujours pas faite.
Comprenez-vous
qu’il déçoive ?
Je
m’y résous ! Il est pris sans doute par
ces problèmes de pédophilie qui n’en finissent pas ! Il a
le souci de l’unité et ne veut pas provoquer de schisme,
il est prudent. Mais il en est dans sa sixième année de son
pontificat. C’est maintenant ou jamais qu’il faut agir.
Est-il
entravé dans son action par un pouvoir gay omniprésent au Vatican
comme le soutient le journaliste et chercheur Frédéric Martel dans
son livre « Sodoma » ?
Je
n’ai pas lu ce livre mais je me souviens du titre d’un autre,
« François
au milieu des loups ». Le
pape a des ennemis. Des cardinaux expriment leurs désaccords avec
lui. Que
François puisse rester un homme libre au
Vatican, relève de l’exploit !
Mais
l’existence d’un « pouvoir gay omniprésent » au
Vatican me surprend et me laisse perplexe.
Les
réactionnaires sont-ils en train de gagner au sommet de l’Eglise ?
Je
ne l’espère pas. J’attends de la part de François des
initiatives qui surprendront. François d’Assise, dont il a pris le
nom, fut un réformateur radical de l’Evangile.
L’existence
même de l’Eglise catholique est-elle menacée par la crise
actuelle ?
L’Eglise catholique n’est pas
appelée à disparaître mais à renaître. Les bouleversements
qu’elle connaît préparent cette difficile naissance. Les
braises du Ressuscité ne sont pas éteintes. La sève de
l’Esprit Saint continue d’irriguer le peuple de Dieu. Je suis
heureux de vivre cette époque qui prépare un printemps à
l’Eglise
Pourquoi
n’y-a-t-il plus de voix forte qui porte la parole de l’Eglise, en
France notamment ?
Nous traversons une zone
de turbulences. En
France particulièrement. La parole est absente.
Quand
les gilets jaunes ont commencé à descendre dans
la rue, en novembre dernier, j’aurais aimé
qu’une voix de l’Eglise se fasse entendre, pour faire
briller la justice, étant donné l’injustice sociale dont nous
souffrons tous et les inégalités qui ne cessent de se creuser.
Avez-vous
toujours du ressentiment vis-à-vis de cette Eglise romaine qui vous
a écarté ?
Je n’ai
jamais eu de ressentiment contre l’Eglise romaine. Heureusement !
On vit mal quand on a du ressentiment dans son cœur. J’ai
souffert d’une blessure d’injustice. Mais l’Eglise a su
m’ouvrir un chemin qui m’était inconnu pour
l’Evangile. Je lui en suis reconnaissant.
S’il
y avait une décision importante à prendre pour changer l’Eglise,
laquelle serait-elle de votre point de vue ?
J’ai
conscience qu’une décision, si importante soit-elle, ne
pourrait pas changer l’Eglise. Il en faudrait beaucoup…
Je
me risque cependant à en proposer une. Dans des pays qui
en ressentent la nécessité, nous devrions pouvoir appeler des
femmes et des hommes d’expérience, mariés ou pas, ayant un
travail, pour exercer un ministère dans l’Eglise. Je
n’ai jamais été hostile à des prêtres mariés. Mais
pourquoi ne pas commencer par ouvrir cet accès aux femmes ?
Ces changements significatifs devraient se faire avec l’accord des
communautés et de l’évêque, et pour un temps donné. Il ne
s’agirait plus d’attendre des candidats qui se présentent, mais
de prendre l’initiative de l’appel en fonction des besoins de
l’Eglise.
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