LETTRE
DU PAPE FRANÇOIS
AUX PRÊTRES
À L’OCCASION DES 160 ANS DE LA MORT
DE SAINT JEAN-MARIE VIANNEY, LE CURÉ D’ARS
AUX PRÊTRES
À L’OCCASION DES 160 ANS DE LA MORT
DE SAINT JEAN-MARIE VIANNEY, LE CURÉ D’ARS
A mes frères prêtres.
Chers frères,
Nous fêtons les 160 ans de la mort du Saint Curé
d’Ars que Pie
XI a présenté comme patron de tous les curés
du monde[1].
Je veux vous écrire cette lettre en sa fête, non seulement aux
curés, mais aussi à vous tous, frères prêtres qui, sans faire de
bruit, “quittez” tout pour vous engager dans la vie quotidienne
de vos communautés. A vous qui, comme le Curé d’Ars, travaillez
dans la “tranchée”, portez sur vos épaules le poids du jour et
de la chaleur (cf. Mt 20, 12) et, exposés à d’innombrables
situations, “y prenez des risques” quotidiennement et sans vous
donner trop d’importance, afin de prendre soin du Peuple de Dieu et
de l’accompagner. Je m’adresse à chacun de vous qui, si souvent,
de manière inaperçue et sacrifiée, dans la lassitude ou la
fatigue, la maladie ou la solitude, assumez la mission au service de
Dieu et de son peuple et, même avec toutes les difficultés du
chemin, écrivez les pages les plus belles de la vie sacerdotale.
Il y a quelque temps je manifestais aux évêques
italiens ma préoccupation que nos prêtres, en de nombreuses
régions, se sentent ridiculisés et “culpabilisés” en raison de
crimes qu’ils n’ont pas commis. Et je leur disais qu’il fallait
qu’ils trouvent en leur évêque la figure du frère aîné et du
père qui les encourage en ces temps difficiles, les stimule et les
soutient en chemin[2].
Comme frère aîné et comme père, je désire moi
aussi être proche, en premier lieu pour vous remercier au nom
du saint Peuple fidèle de Dieu de tout ce qu’il reçoit de vous
et, en retour, vous encourager à renouveler ces paroles que
le Seigneur a prononcées avec tellement de tendresse le jour de
notre ordination et qui constituent la source de notre joie : « Je
ne vous appelle plus serviteurs… je vous appelle mes amis » (Jn
15, 15)[3].
SOUFFRANCE
« J’ai vu la misère de mon
peuple » (Ex 3, 7)
Ces derniers temps nous avons pu entendre avec
davantage de clarté le cri, souvent silencieux et réduit au
silence, de nos frères victimes d’abus de pouvoir, d’abus de
conscience et d’abus sexuel de la part de ministres ordonnés. Sans
aucun doute, c’est un temps de souffrance dans la vie des victimes
qui ont subi différentes formes d’abus ; c’est également
le cas pour leurs familles et pour tout le peuple de Dieu.
Comme vous le savez, nous sommes fermement engagés
dans la mise en application des réformes nécessaires pour stimuler,
dès la racine, une culture basée sur la sollicitude pastorale, de
manière à ce que la culture de l’abus ne trouve pas d’espace
pour se développer et encore moins, se perpétuer. Ce n’est pas
une tâche facile et à court terme, elle demande l’engagement de
tous. Si, par le passé, l’omission a pu se transformer en une
forme de réponse, nous voulons aujourd’hui que la conversion, la
transparence, la sincérité et la solidarité avec les victimes
deviennent notre manière de faire l’histoire et nous aide à être
plus attentifs à toute souffrance humaine[4].
Cette souffrance n’est pas non plus indifférente
aux prêtres. J’ai pu le constater lors des différentes visites
pastorales tant dans mon diocèse que dans d’autres où j’ai eu
l’occasion d’avoir des rencontres et des discussions personnelles
avec des prêtres. Beaucoup d’entre eux m’ont manifesté leur
indignation pour ce qui est arrivé, et aussi une certaine
impuissance puisqu’« en plus de l’effort du dévouement, ils ont
vécu la souffrance qu’engendrent la suspicion et la remise en
cause, ayant pu provoquer chez quelques-uns ou beaucoup le doute, la
peur et le manque de confiance »[5].
Nombreuses sont les lettres de prêtres qui partagent cette
sensation. D’autre part, il est réconfortant de rencontrer des
pasteurs qui, en constatant et en prenant connaissance de la
souffrance des victimes et du Peuple de Dieu, se mobilisent,
cherchent des mots et des chemins d’espérance.
Sans nier ni rejeter le dommage causé par
quelques-uns de nos frères, il serait injuste de ne pas être
reconnaissant pour tant de prêtres qui, de manière constante et
honnête, donnent tout ce qu’ils sont et ce qu’ils possèdent
pour le bien des autres (cf. 2 Co 12, 15) et développent une
paternité spirituelle capable de pleurer avec ceux qui pleurent. Ils
sont innombrables les prêtres qui font de leur vie une œuvre de
miséricorde, dans des régions ou dans des situations si souvent
inhospitalières, éloignées ou abandonnées, même au risque de
leur propre vie. Je salue et j’apprécie votre courageux et
constant exemple qui, dans des moments de trouble, de honte et de
souffrance, nous montre que vous continuez à prendre des risques
avec joie pour l’Evangile[6].
Je suis convaincu que, dans la mesure où nous
sommes fidèles à la volonté de Dieu, les temps de purification de
l’Eglise que nous vivons nous rendront plus heureux et plus
simples, et seront, dans un avenir proche, très féconds. « Ne
nous décourageons pas ! Le Seigneur est en train de purifier
son Epouse et il nous convertit tous à Lui. Il nous fait faire
l’expérience de l’épreuve, afin que nous comprenions que sans
Lui nous sommes poussière. Il est en train de nous sauver de
l’hypocrisie et de la spiritualité des apparences. Il souffle son
Esprit pour redonner la beauté à son Epouse, surprise en flagrant
délit d’adultère. Cela nous fera du bien de lire aujourd’hui le
chapitre 16 d’Ezéchiel. C’est l’histoire de l’Eglise. C’est
mon histoire, peut dire chacun de nous. Et à la fin, mais à travers
ta honte, tu continueras à être le pasteur. Notre humble repentir,
qui reste silencieux, dans les larmes, face à la monstruosité du
péché et à l’insondable grandeur du pardon de Dieu, cet humble
repentir est le début de notre sainteté »[7].
GRATITUDE
« Je ne cesse pas de rendre
grâce, quand je fais mémoire de vous » (Ep 1, 16)
Plus qu’un choix de notre part, la vocation est
la réponse à un appel gratuit du Seigneur. Il est bon de revenir
inlassablement sur ces passages de l’Évangile où nous voyons
Jésus prier, choisir et appeler des disciples pour être « avec
lui et pour les envoyer proclamer la Bonne Nouvelle » (Mc
3, 14).
Je voudrais ici faire mémoire d’un grand maître
de la vie sacerdotale dans mon pays natal, le père Lucio Gera, qui,
parlant à un groupe de prêtres à une époque de diverses épreuves
en Amérique Latine, leur disait : ‘‘ Toujours, mais
surtout dans les moments d’épreuves, nous devons retourner à ces
moments lumineux où nous faisons l’expérience de l’appel du
Seigneur à consacrer toute notre vie à son service’’. C’est
ce que j’aime appeler ‘‘la mémoire deutéronomique de la
vocation’’ qui nous permet de revenir « à ce point
incandescent où la grâce de Dieu m’a touché au début du chemin.
C’est à cette étincelle que jepeuxallumer le feu pour
aujourd’hui, pour chaque jour, et porter chaleur et lumière à mes
frères et à mes sœurs. À cette étincelle s’allume une joie
humble, une joie qui n’offense pas la douleur et le désespoir, une
joie bonne et douce »[8].
Un jour, nous avons prononcé un ‘‘oui’’
qui est né et a grandi au sein d’une communauté chrétienne grâce
à ces saints « de la porte d’à côté »[9]
qui nous ont montré avec une foi simple qu’il valait la peine de
tout donner pour le Seigneur et pour son Royaume. Un ‘‘oui’’
dont la portée a eu et aura une importance si inconcevable que bien
souvent nous n’arriverons pas à imaginer tout le bien qu’il fut
et qu’il est capable de générer. Que c’est beau, quand un
prêtre âgé se voit entouré et visité par ces petits – déjà
adultes – qu’il a baptisés enfants et qui, avec gratitude,
viennent lui présenter leur famille ! Nous découvrons là que
nous avons été oints pour oindre et que l’onction de Dieu ne
déçoit jamais, ce qui me fait dire avec l’Apôtre : « Je ne
cesse pas de rendre grâce, quand je fais mémoire de vous » (Ep
1, 16) et de tout le bien que vous faites.
Dans les moments de tribulation, de fragilité,
comme dans les moments de faiblesse et de manifestation de nos
limites, quand la pire de toutes les tentations, est de rester à
ruminer le désespoir[10]
en fractionnant le regard, le jugement et le cœur, en ces moment-là,
il est important – j’irais même jusqu’à dire crucial – non
seulement de ne pas perdre la mémoire reconnaissante du passage du
Seigneur dans notre vie, la mémoire de son regard miséricordieux
qui nous a invités à miser sur lui et sur son peuple, mais aussi à
avoir le courage de la faire passer dans nos actes et avec le
psalmiste à pouvoir entonner notre propre chant de louange, car
« éternelle est sa miséricorde » (Ps 135).
La reconnaissance est toujours une ‘‘arme
puissante’’. Ce n’est qu’en étant à même de contempler et
d’apprécier concrètement tous les gestes d’amour, de
générosité, de solidarité et de confiance, ainsi que de pardon,
de patience, d’endurance et de compassion avec lesquels nous avons
été traités que nous laisserons l’Esprit nous offrir cet air
frais capable de renouveler (et non de rapiécer) notre vie et notre
mission. Comme chez Pierre le matin de la ‘‘pêche miraculeuse’’,
que la conscience de tant de bien reçu fasse jaillir en nous la
capacité d’émerveillement et de gratitude qui nous porte à
déclarer : « Éloigne-toi de moi, Seigneur, car je suis un
homme pécheur » (Lc 5, 8). Et écoutons une fois de
plus de la bouche du Seigneur son appel : « Sois sans
crainte, désormais ce sont des hommes que tu prendras » (Lc
5, 10), car « éternelle est sa miséricorde » (Ps
135).
Chers frères, merci pour votre fidélité aux
engagements pris. Il est significatif que, dans une société et dans
une culture qui a transformé ‘‘le superficiel’’ en valeur,
il existe des personnes qui risquent et cherchent à assumer des
engagements réclamant toute la vie. Nous disons en substance que
nous continuons de croire en Dieu qui n’a jamais rompu son
alliance, alors même que nous l’avons rompue un nombre
incalculable de fois. Cela nous invite à célébrer la fidélité de
Dieu qui ne cesse pas de faire confiance, de croire et de prendre des
risques, malgré nos limites et nos péchés, et nous invite à faire
de même. Conscients de porter un trésor dans des vases d’argile
(cf. 2 Co 4, 7), nous savons que le Seigneur triomphe dans la
faiblesse (cf. 2 Co 12, 9), qu’il ne cesse pas de nous
soutenir et de nous appeler, en nous donnant cent pour un (cf. Mc
10, 29-30), car « éternelle est sa miséricorde ».
Merci pour la joie avec laquelle vous avez su
donner vos vies, révélant un cœur qui au cours des années, a
lutté et lutte pour ne pas se rétrécir et s’aigrir mais pour
être, au contraire, chaque jour élargi par l’amour de Dieu et de
son peuple, un cœur que le temps n’a pas rendu aigre mais a
bonifié toujours davantage, comme le bon vin, car « éternelle
est sa miséricorde ».
Merci de vous efforcer de renforcer les liens de
fraternité et d’amitié dans le presbyterium et avec votre évêque,
en vous soutenant mutuellement, en prenant soin de celui qui est
malade, en allant à la recherche de celui qui s’est isolé, en
appréciant et en apprenant la sagesse de l’ancien, en partageant
les biens, en sachant rire et pleurer ensemble. Combien sont
nécessaires ces espaces ! Et même en étant constants et
persévérants quand vous avez dû affronter une mission difficile ou
encourager un frère à assumer ses responsabilités, car « éternelle
est sa miséricorde ».
Merci pour le témoignage de persévérance et
d’‘‘endurance’’ (hypomoné) dans l’engagement
pastoral qui bien des fois, nous conduit, poussés par la parresía
du pasteur[11],
à lutter avec le Seigneur dans la prière, comme Moïse dans cette
intercession courageuse et risquée pour le peuple (cf. Nb 14,
13-19 ; Ex 32, 30-32 ; Dt 9, 18-21), car
« éternelle est sa miséricorde ».
Merci de célébrer chaque jour l’Eucharistie et
de faire paître avec miséricorde dans le sacrement de la
réconciliation, sans rigorisme, ni laxisme, en prenant en charge les
personnes et en les accompagnant sur le chemin de conversion vers la
vie nouvelle que le Seigneur nous offre à tous. Nous savons que,
grâce aux marches de la miséricorde, nous pouvons descendre
jusqu’aux profondeurs de notre condition humaine – fragilité et
péchés inclus – et, en même temps, toucher le sommet de la
perfection divine : « Soyez miséricordieux […] comme
votre Père est miséricordieux »[12].
Et nous pouvons ainsi être « capables de réchauffer le cœur
des personnes, de marcher avec elles dans la nuit, de savoir
dialoguer et même de descendre dans leur nuit et dans leur obscurité
sans se perdre »[13],
car « éternelle est sa miséricorde ».
Merci d’oindre et d’annoncer à tous, avec
enthousiasme, ‘‘à temps et à contretemps’’ (cf. 2Tm
4, 2) l’Évangile de Jésus Christ, en sondant le cœur de vos
communautés respectives « pour chercher où est vivant et
ardent le désir de Dieu, et aussi où ce dialogue, qui était
amoureux, a été étouffé ou n’a pas pu donner de fruit »[14],
car « éternelle est sa miséricorde ».
Merci pour toutes les fois où, en vous laissant
émouvoir jusqu’aux entrailles, vous avez accueilli les personnes
tombées, soigné leurs blessures en donnant de la chaleur à leurs
cœurs, en manifestant tendresse et compassion comme le samaritain de
la parabole (cf. Lc 10, 25-37). Rien n’est plus urgent que
ceci : proximité, être-avec, nous faire proches de la chair du
frère souffrant. Que cela fait du bien l’exemple d’un prêtre
qui se fait proche et qui ne fuit pas les blessures de ses
frères ![15]
C’est le reflet du cœur du pasteur qui a appris la saveur
spirituelle de se sentir un avec son peuple[16],
qui n’oublie pas qu’il vient de ce peuple et que ce n’est qu’à
son service qu’il trouvera et pourra déployer sa plus authentique
et pleine identité qui lui fait adopter un style de vie austère et
simple, sans accepter des privilèges qui n’ont pas la saveur de
l’Évangile, car « éternelle est sa miséricorde ».
Rendons grâce également pour la sainteté du
Peuple fidèle de Dieu que nous sommes invités à faire paître, et
à travers lequel le Seigneur nous fait paître nous aussi et
préserve le don de pouvoir contempler ce peuple dans ces « parents
qui éduquent avec tant d’amour leurs enfants, chez ces hommes et
ces femmes qui travaillent pour apporter le pain à la maison, chez
les malades, chez les religieuses âgées qui continuent de sourire.
Dans cette constance à aller de l’avant chaque jour, je vois la
sainteté de l’Église militante »[17].
Rendons grâce pour chacun d’entre eux et laissons-les nous aider
et nous encourager par leur témoignage, car « éternelle est
sa miséricorde ».
COURAGE
« Je combats pour que leurs
cœurs soient remplis de courage » (Col 2,2)
Mon deuxième grand désir, en me faisant l’écho
des paroles de saint Paul, est de vous conduire à renouveler notre
courage sacerdotal, fruit avant tout de l’action de l’Esprit
Saint dans nos vies. Face à des expériences douloureuses, nous
avons tous besoin de réconfort et d’encouragement. La mission à
laquelle nous avons été appelés ne nous entraine pas à être
immunisés contre la souffrance, la douleur et même
l’incompréhension[18] ;
au contraire, elle nous pousse à les regarder en face et à les
assumer pour laisser le Seigneur les transformer et nous configurer
toujours plus à Lui. « Au fond, l’absence de la
reconnaissance sincère, douloureuse et priante de nos limites est ce
qui empêche la grâce de mieux agir en nous, puisqu’on ne lui
laisse pas de place pour réaliser ce bien possible qui s’insère
dans un cheminement sincère et réel de croissance »[19].
Un bon ‘‘test’’ pour connaitre comment est
notre cœur de pasteur est de nous demander comment nous réagissons
face à la douleur. Souvent on peut agir comme le lévite ou le
prêtre de la parabole qui font un détour et ignorent l’homme
tombé (Lc 10,31). D’autres s’en approchent mal, ils
l’intellectualisent en se réfugiant en des lieux communs :
‘‘la vie est ainsi’’, ‘‘on ne peut rien faire’’,
donnant lieu au fatalisme et au désespoir ; ou ils s’en
approchent avec un regard sélectif qui ne génère qu’isolement et
exclusion. « Comme le prophète Jonas, nous avons en nous la
tentation latente de fuir vers un endroit sûr qui peut avoir
beaucoup de noms : individualisme, spiritualisme, repli dans de
petits cercles, … »[20]
lesquels, loin de faire que nos entrailles soient touchées,
finissent par nous détourner de nos propres blessures, de celles des
autres, et par conséquent, des plaies de Jésus[21].
Dans cette même ligne, j’aimerais signaler une
autre attitude subtile et dangereuse qui, comme aimait le dire
Bernanos, est « le plus apprécié des élixirs du démon »[22]
et la plus nocive pour ceux d’entre nous qui veulent servir le
Seigneur, parce qu’elle sème le découragement, le sentiment
d’abandon et conduit au désespoir[23].
Déçus par la réalité, par l’Eglise et par nous-mêmes, nous
pouvons vivre la tentation de nous attacher à une douce
tristesse, que les pères de l’Orient appelaient acédie. Le
cardinal Tomáš Špidlίk disait : « Si la tristesse nous
assaille à cause de la vie comme elle est, de la compagnie des
autres, parce que nous sommes seuls, alors il y a toujours quelque
manque de foi en la Providence de Dieu et en son œuvre. La tristesse
paralyse le courage à poursuivre le travail et la prière, nous rend
antipathiques pour ceux qui vivent à côté de nous. Les auteurs
monastiques qui consacrent une longue description à ce vice
l’appellent le pire ennemi de la vie spirituelle »[24].
Nous connaissons cette tristesse qui porte à
l’accoutumance et conduit peu à peu à la naturalisation du mal et
de l’injustice avec le faible murmure du ‘‘on a toujours fait
ainsi’’. Tristesse qui rend stérile toute tentative de
transformation et de conversion en propageant ressentiment et
animosité. « Ce n’est pas le choix d’une vie digne et pleine,
ce n’est pas le désir de Dieu pour nous, ce n’est pas la vie
dans l’Esprit qui jaillit du cœur du Christ ressuscité » et
pour laquelle nous avons été appelés[25].
Frères, quand cette douce tristesse menace de prendre prise
sur nos vies ou sur nos communautés, demandons et faisons demander à
l’Esprit qu’il « vienne nous réveiller, nous secouer dans
notre sommeil, nous libérer de l’inertie. Affrontons
l’accoutumance, ouvrons bien les yeux et les oreilles, et surtout
le cœur, pour nous laisser émouvoir par ce qui se passe autour de
nous et par le cri de la Parole vivante et efficace du Ressuscité
»[26].
Permettez-moi de le répéter, nous avons tous
besoin de la consolation et de la force de Dieu et de nos frères
dans les temps difficiles. A nous tous sont utiles ces paroles de
saint Paul à ses communautés : « Aussi, je vous demande
de ne pas vous décourager devant les épreuves » (Ep 3,13) ;
« Je combats pour que leurs cœurs soient remplis de courage »
(Col 2,2), et ainsi être en mesure d’accomplir la mission
que chaque matin le Seigneur nous offre : transmettre « une
bonne nouvelle, une joie pour tout le peuple » (Lc
2,10). Mais, ceci, non comme une théorie ou une connaissance
intellectuelle ou morale de ce qui devrait être, mais comme des
hommes qui au milieu de la douleur ont été transformés et
transfigurés par le Seigneur, et comme Job, parviennent à
s’exclamer : « C’est par ouï-dire que je te
connaissais, mais maintenant mes yeux t’ont vu » (Jb
42,5). Sans cette expérience fondatrice, tous nos efforts nous
conduisent au chemin de la frustration et du désenchantement.
Au long de notre vie, nous avons pu contempler
comment « avec Jésus Christ la joie naît et renaît
toujours »[27].
Bien qu'il y ait différentes étapes dans cette expérience, nous
savons qu’au-delà de nos fragilités et de nos péchés, Dieu
toujours « nous permet de relever la tête et de recommencer,
avec une tendresse qui ne nous déçoit jamais et qui peut toujours
nous rendre la joie »[28].
Cette joie ne naît pas de nos efforts volontaristes ou intellectuels
mais de la confiance de savoir que les paroles de Jésus à Pierre
sont encore actuelles: dans les moments où vous êtes secoués,
n’oubliez pas que « j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne
défaille pas » (Lc 22,32). Le Seigneur est le premier à
prier et à combattre pour vous et pour moi. Et il nous invite à
entrer pleinement dans sa prière. Il peut même y avoir des moments
où nous devons nous plonger dans « la prière de Gethsémani,
la plus humaine et la plus dramatique des prières de Jésus (…).
Il y a supplique, tristesse, angoisse, presque une désorientation
(Mc 14, 33ss) »[29].
Nous savons qu’il n’est pas facile de demeurer
devant le Seigneur et de le laisser scruter nos vies, guérir notre
cœur blessé et laver nos pieds imprégnés de la mondanité qui y a
adhéré en chemin et qui nous empêche de marcher. Dans la prière
nous faisons l’expérience de notre bienheureuse pauvreté qui nous
rappelle que nous sommes des disciples nécessiteux de l’aide du
Seigneur et qui nous libère de cette tendance « prométhéenne
de ceux qui, en définitive, font confiance uniquement à leurs
propres forces et se sentent supérieurs aux autres parce qu’ils
observent des normes déterminées»[30].
Frères, Jésus plus que jamais connaît nos
efforts et nos réussites, ainsi que nos échecs et nos mésaventures.
Il est le premier à nous dire : « Venez à moi, vous tous
qui peinez sous le poids du fardeau, et moi, je vous procurerai le
repos. Prenez sur vous mon joug, devenez mes disciples, car je suis
doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos pour votre âme »
(Mt 11, 28-29).
Dans une prière comme celle-ci nous savons que
nous ne sommes jamais seuls. La prière du pasteur est une prière
habitée tant par l’Esprit « qui crie « Abba ! »,
c’est-à-dire : Père ! » (Ga 4,6) que par le
peuple qui lui a été confié. Notre mission et notre identité se
comprennent à partir de ce double lien.
La prière du pasteur se nourrit et s’incarne
dans le cœur du Peuple de Dieu. Elle porte les marques des blessures
et des joies du peuple qu’elle présente dans le silence au
Seigneur pour les oindre avec le don du Saint Esprit. C’est
l’espérance du pasteur qui fait confiance et se bat afin que le
Seigneur guérisse notre fragilité personnelle et celle de notre
peuple. Mais ne perdons pas de vue que c’est précisément dans la
prière du Peuple de Dieu que s’incarne et trouve place le cœur du
pasteur. Ceci nous libère tous de chercher ou de vouloir des
réponses faciles, rapides et préfabriquées, en permettant au
Seigneur que ce soit Lui (et non nos recettes et nos priorités) qui
montre un chemin d’espérance. Ne perdons pas de vue que dans les
moments les plus difficiles de la communauté primitive, tel que nous
le lisons dans le livre des Actes des Apôtres, la prière est
devenue le véritable protagoniste.
Frères, reconnaissons notre fragilité, oui, mais
laissons Jésus la transformer et nous pousser encore et encore à la
mission. Ne perdons pas la joie de nous sentir ‘‘brebis’’, de
savoir qu’il est notre Seigneur et notre Pasteur.
Pour maintenir courageux le cœur, il est
nécessaire de ne pas négliger ces deux liens constitutifs de notre
identité : le premier, avec Jésus. Chaque fois que nous nous
séparons de Jésus ou que nous négligeons la relation avec Lui, peu
à peu notre réserve s’assèche et notre lampe à court d’huile
n’est plus capable d’illuminer la vie (cf Mt 25, 1-13) :
« De même que le sarment ne peut pas porter de fruit par
lui-même s’il ne demeure pas sur la vigne, de même vous non plus,
si vous ne demeurez pas en moi. (…) en dehors de moi, vous ne
pouvez rien faire » (Jn 15, 4-5). En ce sens, je vous
encourage à ne pas négliger l’accompagnement spirituel, à avoir
un frère avec qui parler, confronter, discuter et discerner, en
pleine confiance et transparence, son propre chemin ; un frère
sage avec qui vivre l’expérience de se savoir disciple. Le
chercher, le trouver et profiter de la joie de vous laisser guider,
accompagner et conseiller. C’est une aide irremplaçable pour
pouvoir vivre le ministère en faisant la volonté du Père (Cf. Hb
10,9) et laisser le cœur battre avec « les dispositions qui
sont dans le Christ Jésus » (Ph 2,5). Qu’elles nous font
du bien les paroles de l’Ecclésiaste « Mieux vaut être deux
qu’un seul ... S’ils tombent, l’un relève l’autre.
Malheur à l’homme seul : s’il tombe, personne ne le
relève » (4,9-10).
L’autre lien constitutif : faire croître
et alimenter le lien avec votre peuple. Ne pas s’isoler des gens et
des prêtres ou des communautés. Encore moins se cloîtrer dans des
groupes fermés et élitistes. Ceci, dans le fond, asphyxie et
envenime l’âme. Un ministre aimé est un ministre toujours en
sortie ; et ‘‘être en sortie’’ nous conduit à marcher
« parfois devant, parfois au milieu, parfois derrière :
devant, pour guider la communauté, au milieu pour mieux la
comprendre, l’encourager et la soutenir ; derrière, pour la
maintenir unie et qu’elle n’aille jamais trop en arrière…et
parfois pour d’autres raisons : parce que le peuple ‘‘sent’’.
Il a un sens de l'odorat dans la recherche de nouveaux chemins pour
marcher, il a le ‘‘sensus fidei’’ (cf LG
12). Existe-t-il quelque chose de plus beau ? »[31].
Jésus même est le modèle de cette option évangélisatrice qui
nous introduit dans le cœur du peuple. Que cela nous fait du bien de
le voir au milieu de tous ! La passion de Jésus sur la croix
n’est rien de plus que l’aboutissement de ce style évangélisateur
qui caractérise toute son existence.
Frères, la douleur de tant de victimes, la
douleur du Peuple de Dieu, comme la nôtre, ne peut pas être vaine.
C’est Jésus même qui prend tout ce poids sur sa croix et nous
invite à renouveler notre mission pour être proche de ceux qui
souffrent, pour être, sans honte, proches de la misère humaine et,
pourquoi pas, les vivre comme nôtres pour les faire eucharistie[32].
Notre temps, marqué par de vieilles et de nouvelles blessures
nécessite que nous soyons artisans de relation et de communion,
ouverts, confiants et attendant la nouveauté que le Royaume de Dieu
veut susciter aujourd’hui. Un Royaume de pécheurs pardonnés
invités à témoigner de la toujours plus vive et actuelle
compassion du Seigneur « parce qu’éternelle est sa
miséricorde ».
LOUANGE
« Mon âme exalte le
Seigneur » (Lc 1, 46).
Il est impossible de parler de gratitude et
d’encouragement sans contempler Marie. Elle, la femme au cœur
transpercé (cf. Lc 2, 35), nous enseigne la louange capable
d’ouvrir le regard à l’avenir et de rendre l’espérance au
présent. Toute sa vie est condensée dans son cantique de louange
(cf. Lc 1, 46-55) que nous sommes aussi invités à chanter
comme promesse de plénitude.
Chaque fois que je vais dans un Sanctuaire Marial,
j’aime “gagner du temps” en regardant et en me laissant
regarder par la Mère, en demandant la confiance de l’enfant, du
pauvre et du simple qui sait que là se trouve sa mère et qui est
capable de mendier une place dans ses bras. Et au moment où je la
regarde, entendre une fois de plus comme l’affirme l’indien Juan
Diego : « Qu’y-a-t-il mon fils le plus petit ?
Qu’est-ce qui rend triste ton cœur ? Peut-être ne suis-je
pas ici, moi qui ai l’honneur d’être ta mère ? »[33].
Regarder Marie, c’est « croire à nouveau
dans la force révolutionnaire de la tendresse et de l’affection.
En elle nous voyons que l’humilité et la tendresse ne sont pas des
vertus des faibles, mais des forts, qui ne nécessitent pas de
maltraiter les autres pour se sentir importants »[34].
Et si jamais le regard commence à s’endurcir,
ou si nous sentons que la force séductrice de l’apathie ou de la
désolation veut s’enraciner et s’emparer du cœur ; si le
désir de se sentir comme partie vivante et intégrante du Peuple de
Dieu commence à déranger et que nous nous sentons poussés vers une
attitude élitiste… n’ayons pas peur de contempler Marie et de
chanter son cantique de louange.
Et si parfois nous sommes tentés de nous isoler
et de nous renfermer en nous-mêmes et dans nos projets en nous
protégeant des chemins toujours poussiéreux de l’histoire, ou si
la lamentation, la plainte, la critique ou l’ironie s’emparent de
nos actions sans aucun désir de se battre, d’espérer et
d’aimer…regardons Marie pour qu’elle nettoie notre regard de
toute “poussière” qui peut nous empêcher d’être attentifs et
éveillés pour contempler et célébrer le Christ qui vit au milieu
de son Peuple. Et si nous voyons que nous ne parvenons pas à marcher
droit, que nous avons du mal à maintenir nos objectifs de
conversion, disons-le comme le demandait, presque avec complicité,
ce grand curé, poète aussi, de mon diocèse précédent : « Ce
soir, Mère, ma promesse est sincère. Mais au cas où, n’oublie
pas de laisser la clé dehors »[35].
« Elle est l’amie toujours attentive pour que le vin ne
manque pas dans notre vie. Elle est celle dont le cœur est
transpercé par la lance, qui comprend toutes les peines. Comme mère
de tous, elle est signe d’espérance pour les peuples qui souffrent
les douleurs de l’enfantement jusqu’à ce que naisse la justice…
Comme une vraie mère, elle marche avec nous, lutte avec nous, et
répand sans cesse la proximité de l’amour de Dieu »[36].
Frères, une fois de plus, « je ne cesse pas
de rendre grâce, quand je fais mémoire de vous » (Ep 1,
16) pour votre dévouement et votre mission avec la confiance que
« Dieu enlève les pierres les plus dures contre lesquelles
viennent s’écraser les espérances et les attentes : la mort,
le péché, la peur, la mondanité. L’histoire humaine ne finit pas
devant une pierre tombale, car elle découvre aujourd’hui la
“Pierre vivante” (cf. 1P 2, 4) : Jésus
ressuscité. Nous, comme Eglise, nous sommes fondés sur lui et, même
lorsque nous perdons courage, lorsque nous sommes tentés de tout
juger sur la base de nos échecs, il vient faire toutes choses
nouvelles »[37].
Laissons la gratitude susciter la louange et nous
encourager une fois encore dans la mission de consacrer nos frères
dans l’espérance. Être des hommes qui témoignent par leur vie de
la compassion et de la miséricorde que Jésus seul peut nous offrir.
Que le Seigneur Jésus vous bénisse et que la
Sainte Vierge vous protège. Et, s’il vous plaît, je vous demande
de ne pas oublier de prier pour moi.
Fraternellement,
François
Donné à Rome, près de Saint Jean
de Latran, le 4 août 2019,
Mémoire liturgique du saint Curé d’Ars
Mémoire liturgique du saint Curé d’Ars
[1] Lett.
ap. Anno
Iubilari (23 avril 1929) : AAS
21 (1929) 313.
[2] Discours
à la Conférence Episcopale Italienne, (20 mai 2019). La
paternité spirituelle, qui pousse l’évêque à ne pas laisser
orphelins ses prêtres, peut se ‘toucher’ non seulement dans la
capacité à laisser leurs portes ouvertes à tous leurs prêtres,
mais aussi à aller les chercher pour prendre soin d’eux et les
accompagner.
[3] Cf.
Jean XXIII, Lett.
enc. Sacerdotii
nostri primordia,
à l’occasion du premier centenaire de la mort du saint Curé d’Ars
(1er août
1959) : AAS 51 (1959) 548.
[4]
Cf. Lettre
au Peuple de Dieu (20 aout 2018).
[5]
Rencontre
avec les prêtres, religieux, consacrés et séminaristes,
Santiago du Chili (16 janvier 2018).
[6]
Cf. Lettre au Peuple de Dieu qui est en chemin au Chili (31
mai 2018).
[7]
Rencontre
avec le clergé du diocèse de Rome (7 mars
2019).
[8]
Homélie
de la Veillée pascale (19 avril 2014).
[9]
Exhort. Apost. Gaudete
et exsultate, n. 7.
[10]
Cf. Jorge Mario Bergoglio, Las cartas de la tribulación
(Herder, 2019), 21.
[11]
Cf. Discours
aux prêtres du diocèse de Rome (6 mars
2014).
[12]
Retraite à l’occasion du Jubilée des prêtres, Première
méditation (2 juin 2016).
[13]
A. Spadaro, Interview au Pape François, ‘‘La Civiltà
Cattolica’’ 3918 (19 septembre 2013), 462.
[14]
Exhort. apost. Evangelii
gaudium, n. 137.
[15]
Cf. Discours
aux prêtres du diocèse de Rome (6
novembre 2014).
[16]
Cf. Exhort. apost. Evangelii
gaudium, n. 268.
[17]
Exhort. apost. Gaudete
et exsultate, n. 7.
[18]
Cf. Lett. apost. Misericordia
et Misera, n. 13.
[19]
Exhort. apost. Gaudete
et exsultate, n. 50.
[21]
Jorge Mario Bergoglio, Reflexiones en esperanza, (LEV 2013),
14.
[22]
Journal d’un curé de campagne, 135, cf. Exhort. apost.
Evangelii
Gaudium, n. 83.
[23]
Cf. Barsanufio, Epistolario, in V. Cutro – Michał Tadeusz
Szwemin, Bisogno di paternità, Varsovie, 2018, p. 124.
[24]
Cf. L’arte di purificare il cuore, Roma, 1999, p. 47.
[25]
Exhort. apost. Evangelii
Gaudium, n. 2.
[26]
Exhort. Apost. Gaudete
et exsultate, n. 137.
[27]
Exhort. apost. Evangelii
Gaudium, n. 1.
[29]
Jorge Mario Bergoglio, Reflexiones en esperanza, (LEV 2013),
26.
[30]
Exhort. apost. Evangelii
Gaudium, n. 94.
[31]
Rencontre
avec le clergé, les personnes de vie consacrée et les membres des
conseils pastoraux, Assise (4 octobre
2013).
[32]
Cf. Exhort. apost. Evangelii
Gaudium, nn. 268-270.
[33]
Cf. Nican Mopohua, 107.108, 119.
[34]
Exhort. apost. Evangelii
Gaudium, n. 288.
[35]
Cf. Amelio Luis Calori, Aula Fúlgida, Buenos Aires, 1946.
[36]
Exhort. apost. Evangelii
Gaudium, n. 286.
[37]
Homélie
de la Veillée pascale (19 avril 2019).
© Copyright
- Libreria Editrice Vaticana
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire